Je
revoyais, sur certains murs, ces gros troncs secs et blancs qui ont
l'air de branches mortes mais qui, dès le mois d'avril, se couvrent de
glycines violettes. Je me souvenais de leur légèreté de pois de
senteur, de la façon dont elles se décolorent, perdent leur couleur au
soleil, deviennent translucides comme un papier calque. Quand on était
sous les glycines, au mois de juin, à cause des guêpes, on pensait à
la vie dans ce qu'elle a de plus irrationnel.
Les
kangourous

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Au
milieu du jardin, un tulipier était en fleurs. Il n'y avait aucune
feuille. Les fleurs sortaient directement du tronc gris. En le voyant,
malgré mon chagrin, j'ai été envahie par cette idée irréversible et
merveilleuse du printemps.
Même la pluie avait l'air légère elle
lustrait |
doucement les branches, les fleurs pointues. Elle coulait alors
vers l'intérieur, vers le cœur des pétales. Je suis restée un moment
à regarder l'arbre en fleur au milieu de la pluie. J'avais la tête
pleine d'images. Je me souvenais des gants de ma première communion. Ils
étaient un peu fendus à la saignée du poignet. En écartant les bras
sur le prie-dieu, je voyais ma veine bleue, gonflée, celle qui doit
irriguer toute la main, dans l'encoche. Ces gants avaient le même blanc
que les fleurs, un blanc éblouissant, presque irréel. Les coutures du
bout des doigts agaçaient un peu l'ongle, mais c'était délicieux, et
chaque fois que je les regardais, j'en retirais une grande satisfaction.
Je voyais mes mains gantées devant moi sur la chaise où se trouvait un
autre de mes camarades ; je les mettais l'une contre l'autre, et c'était
dans cette position surtout qu'elles ressemblaient aux fleurs du tulipier.
Les
kangourous
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On
entendait des cris d'oiseaux et le ciel était d'un bleu vif, entièrement
nettoyé. Beaucoup d'arbres avaient de petites fleurs blanches. (…)
Les amies évoquèrent la beauté du jardin ;
elles ajoutèrent en soupirant à mon égard : "Ça s'est fait vite"; elles me firent discrètement remarquer la corbeille de roses
jaunes et de petits chrysanthèmes qu'elles avaient consacrée au souvenir
de leur amie. (…)
Je voyais comme dans un brouillard les fleurs
humides, les ex-votos gris sombre de granit ou de marbre, et les petits
anges de plâtre aux bras ouverts, fixés à leur support comme les
poupées Peynet de ma vitrine.
Les
kangourous
Elle
habitait une rue flanquée de cerisiers du Japon. Au printemps,
ces arbres se couvrent d'une peluche rose, intense, presque
criarde. Les regarder fait mal aux yeux dans la lumière. On
aurait dit que des oiseaux à plumage exotique s'étaient abattus
sur la rue, des flamants. La floraison des cerisiers était la
seule beauté de ce quartier tranquille, Auderghem, au printemps. |

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Les gens venaient de loin le dimanche pour
admirer les cerisiers. Ils se promenaient, tiraient la laisse des chiens
pendant que ceux-ci faisaient pipi contre les arbres, regardaient en
l'air. Ils se montraient les plus belles branches. C'était inattendu, ces
fleurs si roses sur ces branches grises, souvent mouillées.
Quand le soleil brillait, l'abondance des fleurs
l'empêchait de chauffer le trottoir. L'air était frais, mais doux. Sous
le ciel bleu, le bas de la rue restait sombre. Aux emplacements des
cerisiers, le trottoir avait l'air couvert de nuages.
Le
temps des dieux
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Les
soirs du mois de mai, l'eau de l'étang du square Fabre-L'Espeau s'irisait
de couleurs plus douces. Avec la pelouse fraîche tondue, les milliers de
fleurs pâles qui poussaient sur les arbres, la laque soyeuse du petit
étang, où les canards glissaient toujours, le square prenait ce côté
miniature des jardins japonais ; |
il y avait un très grand marronnier à
fleurs rouges. Le soleil du soir teintait les fenêtres et les visages des
gens qui lisaient leur journal. Personne n'avait envie de rentrer. |
On traînait.
On cueillait des pâquerettes et on tirait sur
les pétales : je t'aime un peu… je t'aime beaucoup, je t'aime… (on
finissait, très théâtral - on aimait tellement les grands mots -, à la
folie passionnément).
Le
temps des dieux
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Le
soir, de clarté de jour, on allait arroser les roses du parterre. Elles
se tenaient très droites, très découpées, appuyées contre l'air
immobile comme elles se seraient appuyées aux parois d'un vase.
La petite fille aidait à tenir l'arrosoir.
Pendant que l'eau coulait sur la terre sèche,
les dieux faisaient l'éloge des roses ; ils vantaient pour chacune la
qualité de son parfum , sa couleur qu'altérait un peu -
qu'approfondissait, eût-on dit - la transparence neutre qu'avait dans
cette région, tout spécialement l'été, le crépuscule.
Le monde est beau ; les dieux voulaient que leurs
enfants en prennent la mesure. Ils lui faisaient remarquer des nuances
tendres d'ongle, des rouges de caillots de sang, tirant sur le noir.
Certaines fleurs étaient mousseuses, prêtes à se défaire, dilatées et
informes ; d'autres, rondes et fermes, gorgées d'eau, avaient l'air de
coquetiers en caoutchouc.
…
C'était comme si l'axe du monde avait penché ;
une douce et triste obliquité gagnait les ombres de la cour, les tiges
des roses, leur reflet scrupuleux, imperceptiblement agrandi.
Le
temps des dieux

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La
rose du vase se défaisait, perdait lentement ses pétales, jonchait la
nappe de lunules rouges comme les carreaux ou les cœurs d'un jeu de
cartes - et quelles figures nous promettait ce jeu pour l'avenir ?
Le
temps des dieux
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Leurs
jambes s'ornaient d'éraflures pâles et de croûtes séchées, qui
chatouillaient, et qui se détacheraient bientôt lorsqu'ils seraient
guéris, tomberaient dans la nature comme des pétales de fleurs,
libérant une parcelle de peau neuve, stérile, d'un rose vif, poussé
là, à l'abri de l'air, une vraie peau de bébé.
Le
temps des dieux
Elle
oublia le soir. Et pourtant le soir allongeait insidieusement l'ombre
portée de son relax. L'ombre avait pris une bonne dizaine de centimètres
sur la gauche, c'était visible. Par instants, le numen d'invisibles dieux
décidait de la chute d'un pétale. Quelquefois, le pétale était
arrêté à mi-course. Il se perdait dans l'embarras des feuilles
arrosées. Il s'ajoutait dans le secret à l'imposante masse végétale.
Ce qu'il devenait alors, personne n'aurait pu le savoir.
Le destin d'un pétale dans le monde, qui s'en soucie ?
L'heure
exquise
Les
hortensias séchés de la grande-rue avaient perdu leur bleu-violet. La
couleur en était passée comme celle des vieilles robes.
…
Les hortensias séchés de la grande-rue
allongeaient doucement leurs ombres, jusqu'à frôler la rigole du garage
Maucroix et fils. La moitié maintenant de la rue était sombre.
…
―
Ces pauvres hortensias ! dit la bouchère ; ça fait pitié ! tout est si
sec ! Un peu de pluie ne ferait pas de mal !
…
Un chat sauta d'un appui de fenêtre et déplaça
un pot. Il se coula entre les tiges d'un buisson d'hortensias ; on eut
l'impression qu'il tenait quelque chose de souple, de vivant dans sa
gueule ; peut-être un mulot. Rien qu'un instant, on eut le sentiment de
la barbare sauvagerie de la nature.
…
L'unité de l'ombre se faisait malgré la
multiplicité des formes : celle des maisons avait couvert la rue, on
aurait dit par terre un ruisseau sombre. Le dessin noir des hortensias,
ayant atteint le bas du mur, s'élevait d'un jet continu jusqu'au toit du
garage Maucroix et fils (d'où partaient toujours les coups réguliers
d'une réparation).
L'heure
exquise
Les
fleurs des haies étaient si pâles qu'on ne voyait qu'elles. On ne
pensait plus aux épines et c'est à ce moment-là, toujours, qu'on se
déchirait les mains.
…
La venue du soir cachait tout. Les ballons
devenaient blancs, de la couleur des fantômes. Mais les fantômes
existaient-ils ? On aurait dit que le jardin avait grandi. On entendit
dans le ciel le grondement d'un moteur. Tout le monde leva la tête, mais
l'avion, cette fois, restait invisible. |
Les pieds de la table et ceux de
la chaise disparaissaient comme s'ils avaient fondu dans l'air. Et les
guêpes aussi étaient invisibles ; elles vous tournaient autour en
cherchant les endroits sur la peau ; elles s'introduisaient dans les
fleurs ; les chats qui n'avaient pas mangé venaient se frotter à vos
chevilles. Les épines piquaient, les murs cognaient, les chats avaient
faim.
L'herbe mouillée faisait pleurer les petits frères.
L'heure
exquise
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Les
roses qui grimpaient sur le mur avaient été trempées par l'arrosage ;
une guirlande de moustiques entourait l'ampoule extérieure. On aurait dit
que l'air tremblait. Dans la pièce, derrière elles, le réveil
atteignait, seconde après seconde, une de ces graduations qui ne se
voient pas, abordait un rivage insensible de l'heure.
L'heure
exquise
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