Le Café Littéraire  luxovien/ ...... avec Christian Garcin

 

      Nous taisons tous l'essentiel. Nous croyons nos vies constituées d'événements, quand ce sont les instants d'absence, les fragments oubliés, qui les forment et les nomment.


sur Maria Tsvetaïeva, dans Vidas


Quand Dieu inventa le silence, Il créa aussi le temps. En effet Il supposa à juste titre que Ses créatures humaines, incapables de supporter le poids du silence, chercheraient à le combler par un nombre imprécis de bruits, pour la plupart peu nécessaires. La dimension temporelle permettrait aux hommes d'appréhender le silence comme une attente : l'attente d'une vêture. Il espérait que, confrontés à l'infini que recèle le silence, les hommes, respectueux, ne chercheraient pas à le combler, mais à le vêtir avec infiniment d'humilité. En tout état de cause, le silence devait rester l'attribut divin, et sa vêture l'apparat.

sur Kathlen Ferrier, dans Vidas


      Hormis la mort et la putréfaction, qu'il savait inéluctables, il ne redoutait rien tant que l'oisiveté. Jour après jour, il noircissait cahier sur cahier, ne se relisait jamais. Il espérait en l'immortalité acquise par les livres. Un livre, disait-il, est le seul moyen pour autrui de saisir un être dans sa vérité immédiate. En cela il est hors du temps, seul tributaire des instants : instant de l'écriture, et par-delà les années, les siècles, son miroir : instant de la lecture. Il disait aussi : L'homme est l'ombre d'un songe, et son œuvre est son ombre.


sur Étienne Dolet, dans Vidas

 

      En 1451 il mourut, tremblant et fiévreux. Il avait trente-huit ans. Il vivait depuis quelques mois avec une femme qu'il ne satisfaisait pas. Cependant elle aimait son parler rare et précis, et la noblesse de ses gestes. Elle souffrait de le voir ainsi recroquevillé dans son lit, le sexe rabougri, les jambes maigres, les yeux exorbités. Alors qu'elle lui épongeait le front, il voyait Lefèvre d'Etaples se pencher sur lui et lui murmurer en souriant : La véritable vertu réside dans le silence, la véritable sagesse dans le refus d'intervenir. Voyez-vous, la seule vérité est intérieure. Il lui disait merci. Elle souriait tristement.


sur Bonaventure Des Périers, dans Vidas


Je me mis à penser je ne peux m'en empêcher, je l'ai déjà dit ? à quelques doubles fameux et littéraires. Quand j'en arrivai à Goliadkine, qui en quelque sorte "crée" son double alors qu'il est sur le point de se suicider, je crus comprendre quelque chose. Oui, c'était bien cela : la duplication du réel survient, n'est-ce pas, lorsque ce réel devient invivable.

Fées, diables et salamandres


Le fil de ma mémoire s'épuise et se transforme. Bientôt il n'y aura plus pour moi qu'une immensité blanche et uniforme, une absence de relief, une mer étale sans aspérité aucune. Ni passé ni futur, mais un présent vertigineusement absent.

Fées, diables et salamandres


La pluie commençait à tomber. Wenguang prit sa respiration, comme s'il avait à se délester d'un poids particulièrement encombrant. Parler n'était d'une manière générale pas son fort. Expliquer, encore moins. Et surtout, il détestait raconter. Les mots et les phrases se pressaient en lui de manière désordonnée, dissimulant les idées et la teneur du propos. (…) Il rêvait sans le savoir d'une langue qui pût en une phrase simple et rapide contenir toutes les nuances de ce qu'il avait à dire, présenter simultanément toutes les péripéties qu'il avait à raconter. La langue chinoise, pas plus que les autres, ne recelant en elle cette possibilité, il préférait généralement se taire (…)

Des femmes disparaissent


      Il n'avait rien répondu, avait juste souri. Béatrice lui avait rendu son sourire et à nouveau un léger tourbillon de bleu et de fraîcheur automnale s'était installé entre eux. Eugenio s'était dit qu'en dépit du flot des passagers le moment était délicieux, comme une pause dans la tourmente, mais qu'il fallait y aller. Il avait tendu la main à Béatrice et s'était un peu penché sur elle, elle avait glissé sa main dans la sienne et dans le même temps s'était hissée sur la pointe des pieds. Cela s'était passé presque par surprise. Ils s'étaient embrassés longuement, avec une infinie tendresse et une totale absence de fougue, se tenant la main, de l'autre se caressant les joues du bout des doigts, comme pour dire adieu à une histoire jamais advenue. Autour d'eux les voyageurs couraient, tout entiers soumis à la fébrilité et la légère inquiétude des départs. Puis ils s'étaient séparés sans un mot accrochant encore quelques secondes de ses yeux et ses doigts le visage de l'autre.

Le vol du pigeon voyageur


      Le menton dans les mains, Eugenio était en train d'observer rêveusement les volutes du café au-dessus de son bol en pensant, lui qui entre vingt et trente ans avait tant aimé voyager, que les voyages au bout du compte ne servaient à rien, qu'on transportait avec soi jamais autre chose que soi-même, avec les mêmes problèmes, les mêmes imperfections et les mêmes angoisses, que le plus loin où l'on puisse se rendre à partir d'un point était précisément, une fois accompli le tour de la planète, ce point, et qu'il valait mieux, tout bien considéré, ne pas en bouger, ce qui évitait d'avoir à y revenir.

Le vol du pigeon voyageur



Eugenio avait pris la décision de ne plus écrire ("de ne plus participer à cette inflation ridicule" […]) et jeté les bribes de manuscrits qui étaient en cours de rédaction. Pour plus de sûreté, il avait mis aussi les dossiers et fichiers que contenait son Mac à la corbeille, et l'avait vidée. Ensuite il s'était dit que s'il ne pouvait plus récupérer les dossiers du Mac, il était encore possible, dans un accès de remords imbécile, de sauver les feuilles froissées dans la poubelle. Aussi il les en avait extirpées, avait sorti le tout dans le jardin et y avait mis le feu, ainsi qu'au tas de branches coupées qui attendaient là depuis plusieurs semaines. De toute façon, avait-il pensé, rien n'est achevé, rien ne l'aurait été, rien ne le sera. Je ferai mieux de consacrer mes loisirs au jardinage, j'en tirerai plus de résultats.

Le vol du pigeon voyageur


      Je les accueillerai en leur disant que je n'ai rien à dire, que je vais mourir bientôt, qu'il n'est rien dans ma vie que je ne regrette, aucune action, aucune parole, (...), et que tout se trouve dans mes livres, uniquement là, et que la littérature est ainsi faite que le souvenir écrit remplace peu à peu le souvenir vécu. Je leur dirai que rien n'a d'importance sauf une chose: les branches d'acacias et de poiriers, les platanes du début du printemps lorsque la pluie menaçait, ces espaces exigus qui se métamorphosaient en immenses contrées dès que nous y grimpions, et les feuillages qui dansaient sous l'effet de la brise et du vent, je leur dirai que rien aujourd'hui ne me semble avoir plus d'importance que le bruit du vent dans les arbres, que la seule chose au monde que je regretterai à l'instant où j'en terminerai avec cette comédie de la vie ce sera cela.

Du bruit dans les arbres


      Plusieurs années auparavant, avant qu'il ne consacrât sa vie à venir en aide à de malheureuses femmes vendues et mariées de force, qu'il n'écumât le canton de Zongjiang, dans la province du Sichuan, d'où il était originaire, ainsi que les provinces du Shanxi, autour de Taiyuan, et du Shaanxi, autour des monts Huashan, le sud-ouest du Hebei, le Hunan et les alentours de Guangzhou, Wenguang était vigile dans un magasin de prêt-à-porter de Deyang, dans le sud-est du Sichuan. Il avait grandi dans un village de montagne, au centre de l'ancien royaume de Shu, dans une région si nuageuse et pluvieuse qu'afin de souligner le peu d'habitude qu'avaient les habitants du soleil, sinon l'incongruité de sa présence et l'étonnement qu'elle suscitait, on citait souvent ce vieux proverbe :
"Au pays de Shu le chien aboie quand le soleil apparaît."

Des femmes disparaissent


      La musique avait changé : passé minuit le patron abandonnait la soupe occidentale pour de la musique populaire cantonaise, avec instrument à cordes pincées, force gémissements, moult minauderies et délicieux miaulements.

Fleur de fumée, iah ! allée de saules !
Elle a son tablier, ses épingles, iah !
Sur ses joues a mis le bon fard,
Empourprée comme fleur qui s'ouvre, iah !
On croirait voir venir un ange.
Haï ! haï ! haï !
Aï iah ! hou haï iah !
Elle a pris et mis son enseigne.
Haï ! haï ! haï !

      C'est une des raisons pour lesquelles Bec-de-Canard et Wenghuang avaient l'habitude de se retrouver là : pour la musique, et pour la bière mongole.

Des femmes disparaissent


      Lorsque Zhu Wenguang pénétra à nouveau dans la salle enfumée du Bembo café, il s'arrêta un instant devant la porte des toilettes qu'il venait de franchir, extirpa de sa poche son paquet de cigarillos, l'ouvrit lentement, en sortit un et l'alluma. Il venait à peine d'écraser le précédent sur l'avant-bras du Japonais, mais il n'en avait cure. Lorsqu'il était sous pression, Wenguang fumait beaucoup. Immobile devant la porte, le cigarillo aux lèvres, il se fit l'effet d'être un personnage de western-spaghetti : cet acteur peu bavard et mal rasé, comment s'appelait-il, déjà ? Ou alors celui de La trente-sixième chambre de Shaolin, au tout début du film, mais là non plus il ne se souvenait pas de son nom.

Des femmes disparaissent

 

 

 

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