Le Café Littéraire  / Passé, présent, futur : entre destinée et projet avec Guy Goffette.

 

Cependant qu'en l'école fraîchement repeinte
le maître demeure attentif aux marges nettes,
à la correction des jambages (ils tracent, dit-il,
l'avenir sans faux pas), un fleuve distrait
est sorti de son lit, un tyran s'est levé
hirsute, ou c'est l'ombre d'un nuage
qui change tout à coup l'écriture du monde,
et l'enfant qui rêvait dans la poudreuse
complicité des livres ne trouve plus
le chemin tracé où la vie se lit comme
les lignes de la main. Il s'enfonce déjà
dans le pressoir du temps comme ces mots
déjà s'effacent, qui l'ont porté.

Guy Goffette, La vie promise 
(Le pressoir du temps)

 

Si tu viens pour rester, dit-elle, ne parle pas.
Il suffit de la pluie et du vent sur les tuiles,
il suffit du silence que les meubles entassent
comme poussière depuis des siècles sans toi.

Ne parle pas encore. Écoute ce qui fut
lame dans ma chair : chaque pas, un rire au loin,
l'aboiement du cabot, la portière qui claque
et ce train qui n'en finit pas de passer

sur mes os. Reste sans paroles : il n'y a rien
à dire. Laisse la pluie redevenir la pluie
et le vent cette marée sous les tuiles, laisse

le chien crier son nom dans la nuit, la portière
claquer, s'en aller l'inconnu en ce lieu nul
où je mourais. Reste si tu viens pour rester.

Guy Goffette, La vie promise 
(L'attente)

 

… à deux pas du jardin
ouvert jusqu'au fond des chambres,

là où ce qui n'a pas de regard s'étiole
peu à peu : la fleur d'oranger trop tôt cueillie,
la promesse oubliée, l'ombre d'une île
entrevue et remise à plus tard - nous dirons :

où donc étais-je, là-bas, si je n'ai pas dansé ?

Guy Goffette, La vie promise 

 


Ici, le mur
est de vraies pierres moussues

et protège tout un chœur de troènes
qui moud le vent, bat le grain

d'une tondeuse à gazon. On croit entendre
le cri rauque des sirènes vaincues

comme si déjà Ulysse, notre voisin
avait rangé ses voiles

et fermé l'horizon.

Guy Goffette, La vie promise 

 

C'est la route qu'on n'a pas prise
qui essaime le plus - l'autre a fini

dans un sac au fond de quelle chambre obscure
avec la carte des illusions, un morceau

de montagne ou d'enfance et beaucoup
de poussière, autant dire perdue à jamais

Guy Goffette, La vie promise

 


- mais on est sourd aux signes d'allégresse
quand on baigne sans arrêt dans l'amère
illusion que tout est là entre les lignes

du papier : la vérité vraie et la vivante vie.

Guy Goffette, La vie promise 

 

(Rondissimo)
à Jacques Réda

S'il tangue un peu par grands vents, ce deuxième
que j'habite rue de Mantoue, ce n'est
pas qu'il soit vieux ni à portée de mer,
mais d'être à l'enseigne de Rebecca,
où, comme proue et poupe d'un bateau
callypige, les dames bien en chair
balancent - et leurs rires troublent l'âme
du solitaire ensablé dans ses mots,
à deux pas du petit Harrar, au bout
de cette rue qui monte, où Rimbaud dort.

Guy Goffette, Un manteau de fortune 
(Blues à Charlestown)

 


Mais toi que rien n'arrête, ni
le défit du temps ni la nuit

du monde, toi mon double mon
enfance, toi qui sais son nom ?


Guy Goffette, Un manteau de fortune 
(Le monde absent)

 

J'ai mis pour mon amour ma robe la plus blanche
et des bas de guipure et des bas de dentelle
et je l'ai attendu patiemment sur la branche
sachant qu'il me viendrait en regardant le ciel

mais il montait tout droit avec la tête ailleurs
et ma robe si blanche et mes bas de guipure
me brûlaient tout le corps et je sentais mon cœur
comme un volet qui tape fort contre le mur

Guy Goffette, Un manteau de fortune 
(Chanson de l'amoureuse sur les toits)

 

        Il y a tellement de choses que les enfants ne peuvent comprendre, sous peine de souffrir beaucoup, et qu'ils comprennent sans rien dire ; tellement de choses qu'il convient de préserver dans leur enveloppe de brouillard, de mystère et qu'ils enfouissent en eux, quitte à porter jusqu'au bout le poids écrasant du secret inviolé, et le désir de sa révélation.

Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie 

 

        Le sang est le chemin le plus sûr des fantômes ivrognes. Il court la nuit sans qu'on l'entende et fait chavirer les rêves. Il court avec la pluie dans les grands bois pleins de loups noirs. Il monte dans l'absinthe qui est verte comme les pâturages perdus et comme l'enfance qui se brise contre les murs des villes ; il pleure et cogne et cogne aux tempes du gisant qui frissonne.

Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie 

 

        Paul n'a jamais rien su de ses origines, de la noblesse bâtarde de sa race et qu'il pût descendre, par Dieu sait quel détour, de Guillaume le Conquérant, rien de moins ; qu'il avait eu des armes, un blason : de gueules à deux léopards d'argent l'un sur l'autre, armés de couronnes d'or. Qu'un Gilles de Verlaine ayant cheval et terres de seigneurie, s'était fait, au grand dam des siens et des manants, " grand marchand de beuffs et mouttons en touttes les foires et marchiéz " ; qu'un Jean Verlaine avait été roulier du chemin neuf ; que, partout et toujours, insoucieux de leur rang, plus férus de liberté que de titres, ils avaient tout perdu en chemin ; les Pierre, Jean, colla, André-Joseph, Henri de Verlaine, tous plus ou moins cultivateurs, maquignons, menteurs, tricheurs, illustres dans la magouille, l'escroquerie et le vagabondage ; tous, à qui mieux mieux, coquins fieffés et francs buveurs, prompts à la bagarre et rebelles aux lois.

Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie 

 

        Au crépuscule, quelque chose d'interlope, quand la brume descend, le retient plus longtemps dans le clos de tante Louise. C'est une traînée de gris qui confond les prés et les toits, les rivières et les routes. C'est le ciel comme une mare, et tous ses reflets qui vont dansant.
À l'intérieur, le silence des oiseaux fait place au doux murmure des choses : c'est la bouilloire dans l'âtre, le feu qui frise et grésille ; c'est le froissement des étoffes, et c'est le vent sous les portes. C'est l'heure où les petits se jettent dans les jupes et s'endorment à bout de sommeil, les yeux grands ouverts, longtemps, dans des rêves de lisières et de loups.

Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie 

 

        À quarante et un ans, Verlaine est dans la force de l'âge. Rôdeur vanné à l'œil fané, / tout plein d'un désir satané, il aime l'amour, mais dans l'oubli charmant de toutes pudeurs et que le plaisir rie. La paillardise, c'est du bonheur qui se déguste en apache, n'en déplaise aux bigotes. Alors, belle rouquine, aime-moi donc mieux / que tous ces jeunes et ces vieux / qui ne savent pas la manière, / moi qui suis dans ton mouvement, / moi qui connais le boniment / et te voue une cour plénière!
Et toi, l'abbé, ferme les yeux, laisse le poète chrétien à cuisse de faune, comme l'appelait Maurras, roule(r) comme la vague / dans un délice païen, Dieu reconnaîtra les siens.

Guy Goffette, Verlaine d'ardoise et de pluie 

 

        Pour un peintre amoureux de la vie comme Bonnard, il n'y a rien qui sous-tende et fasse davantage exulter les couleurs que le noir, de même qu'un poète n'atteint sa parole la plus lumineuse que nourri de ténèbres.

Guy Goffette, Elle, par bonheur, et toujours nue 

 

        Le regard fixe, indifférent à son visiteur, il ne fait que marmonner : Marthe, Marthe. Votre nom, Marthe, votre nom seulement, comme s'il vous avait perdue, et Thadée croira pendant un moment qu'un malheur est effectivement arrivé. Alors que vous dormiez dans la chambre à côté, dormiez enfin après une nuit terrible où Pierre, à votre chevet, vous avait tenu la main.
        Souvenez-vous des cures à Luxeuil, à Saint-Gervais-les-Bains, à Saint-Honoré où il vous accompagnait pas à pas, bras dessus bras dessous à la promenade, plein d'attentions pour vous sur l'escarpement des chemins et dans les ronces, complice et souriant.

Guy Goffette, Elle, par bonheur, et toujours nue

 

        On ne sait pas ce qu'on peint, ce qu'on écrit. On n'en connaît pas le secret d'avance. On se fie aux couleurs, aux lignes, aux mots, mais ce qu'on veut faire reste caché. Ce n'est que bien plus tard que le sens tout à coup apparaît.
        Les fenêtres de Bonnard sont un palimpseste. Ce qu'elles montrent est un cache, un écran, et la lumière du tableau ne vient pas d'elles, mais de l'intérieur toujours, des fruits sur la table, d'une porte blanche, d'une nappe, d'une feuille de papier où rien n'est encore écrit. Du dehors immobile dans son cadre comme une gravure, les fenêtres ramènent sans fin l'œil du spectateur dans la pièce où tout se joue.
Les nus sont pareils, qui masquent la nudité, dérobent le frémissement de la chair sous la peau, gomment le temps qui passe. Et celle que Pierre va peindre désormais ne vieillira plus.

Guy Goffette, Elle, par bonheur, et toujours nue 

 

        Car il est dans l'ordre des rêves que l'homme sauve la femme, on ne sait trop de quel danger. Peut-être de la bête qui dort en lui. Peut-être du vide qui le menace et du temps qui lui pèse comme les générations. Peut-être plus simplement, d'elle-même, du mensonge de la beauté, de son carcan. Afin que, disposant de son corps dans l'étreinte, elle puisse sauver l'homme de la mélancolie et de la mort et lui rendre avec la mer le sel inépuisable de l'amour.

Guy Goffette, Elle, par bonheur, et toujours nue

 

        Pour moi, les soirs d'enfance à la campagne ont souvent ressemblé à des couchers de soleil sur de la neige, des couchers tristes et brutaux qui consistaient non seulement à jeter en plein hiver un corps tiède dans des draps glacés, mais encore à souffrir en guise de dessert, de bonsoir, de câlin maternel ou de lecture, une de ces expressions chères à mon père, et qu'il m'appliquait comme une gifle : " Allez, ouste, le cul dans la soie ! "
(…)
        Le cul dans la soie.
        C'est sans doute à cette image énigmatique pour l'enfant que j'étais, que ma vie doit le tour qu'elle a pris plus tard, cette façon cavaleuse, émerveillée, attendrie de rôder sans fin dans la sphère des femmes. Sans doute et en partie seulement, car on puise toujours à plusieurs sources avant de trouver l'eau qui convient à sa bouche.

Guy Goffette, Une enfance lingère 

 

         À force de me pencher sur l'eau, ce qui devait arriver arriva : je tombai dans le bassin. Le froid me saisit d'autant plus fort que la chaleur extérieure était caniculaire.
(…)
        Germaine ne trouva rien de mieux, à ce qu'on m'a raconté des années après, que de déshabiller Simon et de se dégrafer le corsage et de fourrer l'enfant tout nu dans sa chaleur, entre ses seins et contre son ventre. Puis elle s'était mise à courir jusqu'à la première maison du village, où l'on me sécha en me frottant vigoureusement le corps jusqu'à ce que ma mère vînt me reprendre pour m'emporter à la maison.

Guy Goffette, Une enfance lingère 

 

        Au vrai, c'est à confesse que le goût du péché m'est venu. L'annoncer comme ça, crûment, me fait un drôle d'effet, parce qu'il faut toujours - maman ne cessait de le rappeler à Simon - avoir un dégoût sincère du mal qu'on fait et que j'ai l'air, moi, de m'en réjouir comme d'une bonne blague.

Guy Goffette, Une enfance lingère 

 

        Une seule fois, j'avais plongé mes mains de gosse dans le large tiroir de la commode où ma mère rangeait ses bas. Rangeait n'est pas le terme qui convient pour le désordre qui régnait là-dedans, mais c'est le premier qui me vient et c'est le seul du reste que ma mère employait pour désigner son activité journalière : elle rangeait, rangeait, rangeait du matin au soir, et moi, naturellement, je ne pouvais être que celui qui dérangeait. C'est d'ailleurs ainsi que je me sentais à la maison la plupart du temps : quelqu'un qui dérange. Passons.

Guy Goffette, Une enfance lingère 

 

        Il y a belle lurette de cela hélas, et rien n'a changé : les si sont des bouteilles où la mer n'entre jamais, et comme le bleu monte au ciel, le vert à l'herbe et le rouge au front, la rose a fané, la jeune fille aux jambes nues, un autre l'a aimée, et c'est à peine si je peux revoir encore cet enfant de onze ans sous le masque du vieillard que je suis devenu, moi qui vit à présent retranché du monde dans une caravane à moitié enterrée à la lisière de la forêt, un bas de femme autour du cou, mort ou tout comme, et qui n'attends plus rien.

Guy Goffette, Un été autour du cou

 

        Pour l'heure, j'ai, pardon, Simon a onze ans, il attend la fin de la tempête paternelle, il pleure tant qu'il peut, et le mot partir comme un caillou dans la poche seul le soulage. Partir, oui, mais la mer est toujours plus loin que les larmes et tout s'apaise avant qu'on ait mis son manteau. N'empêche, il reste au fond des yeux quelque chose comme du sel - rage ou désir - qui tient la barque à flot et l'avenir ouvert comme un matin de Pâques dans l'herbe bleue du jardin.

Guy Goffette, Un été autour du cou 

 

        Le Haut-Mal est un lieu-dit, mal dit sans doute, maudit peut-être, une colline chauve égarée parmi les mamelons verdoyants qui ceinturent le village. Buissons rares, épineux, chardons, toute une barbarie pour éloigner le touriste, une terre acariâtre que le couchant seul fait sourire. Ni moutons ni vaches. Mais à flanc de coteau, comme une cocarde, une maisonnette du genre chalet suisse, à crépi rose et contrevents d'un vert criard, qu'une espèce de jardin en terrasse, hirsute, prolonge : le domaine de la Monette.

Guy Goffette, Un été autour du cou 

 

        On voit bien que monsieur le curé se trompe, qu'il ignore les bienfaits du péché : il est tout gris. L'état de grâce, ça ne doit pas être du gâteau tous les jours. Lui aussi aurait besoin d'un bon bain chez la Monette. Aujourd'hui encore, il a menacé de l'enfer tous ceux qui enfreindraient le sixième commandement.

Guy Goffette, Un été autour du cou 

 

 

 

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