Le Café Littéraire  /  Le Temps de la lecture, se mettre en décalage horaire avec Denis Grozdanovitch  *
 

 

     Les poètes : ces êtres qui n'ont rien de mieux à faire à trois heures et demie de l'après-midi que de noter leurs précieuses émotions dans de petits carnets, tout en buvant du thé, la tête perdue dans les nuages, et à qui les chats tiennent compagnie !...
     Je consigne ceci dans mon carnet alors qu'il est précisément 3h20 et que sur le petit sofa vert près de ma table le chat Perdita, roulé en boule, dort profondément.

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. La Mort de Perdita, chat parisien).

 

     Et la même attente interminable, d'une patience infinie, reprenait son cours. On eût dit qu'ils réussissaient à ralentir le flux des heures jusqu'à un état limite de frêle équilibre : une minuscule flamme d'attention maintenue à la pointe du présent !...
     N'est-ce pas d'ailleurs ce qui nous fascine tant chez les chats : cette impression qu'ils donnent de si parfaitement maîtriser le Temps ?

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. La Mort de Perdita, chat parisien).

 

     Combien de fois n'ai-je pas ressenti, au tennis, non seulement au cours des interminables entraînements (…) - nous renvoyant infatigablement la balle de part et d'autre du filet pour perfectionner un geste - mais aussi au long d'un match disputé ou les échanges n'en finissaient plus, une sorte de légère transe hypnotique (…)
     Cet état second qui se prolongeait parfois plus d'un quart d'heure - tandis que mon partenaire et moi nous maintenions dans un équilibre qui paraissait ne plus devoir être rompu - se transformait alors en une brève extase cosmique… comme si nous avions été magiquement suspendus dans une bulle flottant au-dessus de la course du Temps.

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Cosmologie ludique).


     Dans ses Nuits de Paris, Restif de La Bretonne invective cette engeance d'inactifs, apparemment plus nombreuse à son époque qu'à la nôtre et qu'il nomme les " tueurs de temps ". Il décrit longuement ce qu'il considère comme une déchéance et leur prescrit le travail en tant que roboratif, en tant qu'antidote à ce qu'il croit être leur mal de vivre. (…)
…comme le dit excellemment Julien Gracq (quelque part dans ses Lettrines), il y aurait tant de bras et de volontés tendus vers le bouleversement et la transformation du monde, et si peu de regards pour sa simple contemplation, qu'on en arriverait à décréter quelque chose comme " l'éminente dignité des paresseux ".

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Les Tueurs de temps).


     Toujours est-il qu'il est bien rare que nous puissions encore contempler des paysages agrestes aussi dégagés, aussi purs de toutes scories " civilisées " que dans ces représentations flamandes d'il y a trois siècles. Pour ma part, il m'advient couramment de m'absorber dans leur contemplation comme si j'étais aspiré dans un trou interstitiel du temps…

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Au Musée de Bruxelles par un jour de pluie en hiver).
    

 

     Dans les moments de bonheur complet, l'effort d'écrire m'est proprement impossible. J'aurais trop peur de rompre le fragile équilibre. Je me laisse alors balancer par les vagues de la vie comme il y a quelques instants encore, me baignant, je me laissais balancer avec délices par les vagues de l'Adriatique qui, d'ailleurs, pendant que j'écris ces lignes (ce à quoi je me suis résolu tout de même) tentent encore de m'entraîner vers la bienheureuse somnolence sans pensées de leur litanie répétitive.
     Oui, appréhension d'interrompre ce doux dévidement soyeux des heures que le temps tire facilement à lui dans un rythme régulier… Dégoût de venir trancher ce fil magique avec le couperet de la lucidité…

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Litanie Adriatique à Agios Matheos).


     Dans le silence pesant de l'après-midi surchauffée, avec le soleil immobile à l'aplomb de nos têtes et ce paysan aveyronnais solitaire dont la plupart des mots patois nous étaient incompréhensibles, la conversation n'allait pas fort… mais la sensation de glisser dans une faille du temps, profonde et envoûtante.

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Le vieux).

 

     Plus nous circulions rapidement et facilement d'un endroit à un autre, moins nous éprouvions la joie de nous déplacer ; plus étrange encore : à mesure que nous tentions de faciliter nos déplacements, cherchant à en résorber les ultimes inconvénients, ces derniers semblaient au contraire se multiplier d'eux-mêmes, nous entraînant dans un maelström d'agitation fiévreuse...
     Le moment était peut-être venu, à vrai dire, de nous poser sérieusement la question : et si le temps gagné par l'entremise de la vitesse était inutilisable pour le bonheur ?

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Élucubrations vélomotorisées où il est question du temps et de la vitesse mais aussi des chats, des tortues et des Chinois).

 

     ... cet ostracisme dont étaient frappés les sceptiques et les incrédules au dogme du futur triomphant, les obligeait vraisemblablement à se regrouper en une sorte de confrérie qui pourrait s'intituler, par exemple : " Les Compagnons de l'Inutile ", ou " Le Club des Amis du Temps Perdu ". Une confrérie de doux illuminés gentiment ridicules, inefficaces et désuets, qui continueraient à prendre le temps comme il se présente ou à vaquer à leurs occupations en toute insouciance, à cultiver des pratiques désormais insolites telles que le vague à l'âme, la flânerie, la lecture, ou encore l'art subtil et tactique de la promenade solitaire et sans but…

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Élucubrations vélomotorisées où il est question du temps et de la vitesse mais aussi des chats, des tortues et des Chinois).

 

     Mélancolie dont la seule consolation, dans les intermittences de sa tâche, sera de jouer rétrospectivement des aspects les plus riants de cette existence que sa sensibilité exacerbée l'aura toujours empêché de savourer dans l'instant. Bonheur rétrospectif dont il (Marcel Proust) aménagera une fresque prodigieuse et inoubliable, mais dont il extraira, en revanche, une théorie métaphysico-philosophique plutôt douteuse.

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Le Robinson de la chambre en liège).



     Mon père, quand j'étais adolescent et qu'il me voyait préoccupé par je ne sais quelle tournure prise par les événements, avait coutume de me répéter : " Dis-toi bien, fiston, qu'au cours de toutes les circonstances de l'histoire, il y a toujours eu des pêcheurs à la ligne. "

Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, éd José Corti
(Chap. Les Tueurs de Temps).

 

     Seul, assis à une table près de la fenêtre qui ouvrait sur le parc, dans le haute salle aux murs tapissés de livres dont les reliures rouges et vertes, à tranches dorées, irradiaient faiblement dans la demi-pénombre, au long des heures qui s'égrenaient au carillon de la grosse horloge au-dessus de la porte d'entrée, je creusais avec une patience d'insecte mon petit tunnel dans l'épaisse couche de passé qui avait enseveli ce mort éloquent.

Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs, éd José Corti
(Chap. Apologie des fantômes).

 

     Quel mystère insondable à vrai dire que celui qui lie ainsi deux êtres dans le provisoire si bref du temps infini ! Tous les amants enfouis dans les lointains du passé dont les tendres liens se sont volatilisés, dissous à jamais dans les marées éternelles du devenir ! Tous ces squelettes vides reposant dans la terre humide de cet automne présent, abandonnés à l'incommensurable oubli et dans l'exacte position où, cette nuit même, dans ce lit douillet, Judith et Denis - allongés côte à côte, tels les gisants des nefs des vieilles églises - glissent dans leur embarcation légère à la surface du Léthé !...

Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs, éd José Corti
(Chap. Apologie des fantômes).

 

     Près d'un de hublots du gigantesque 747, je contemplais - rompue seulement parfois par le minuscule point plus sombre de ce qui ne pouvait être qu'un cargo solitaire - l'infinie monotonie des flots gris contre laquelle, à vrai dire, la cataclysmique puissance des énormes réacteurs semblait ne pas être en mesure de lutter. L'impression, en dépit des mille kilomètres à l'heure affichés sur l'écran de la petite télévision encastrés dans le dos du siège devant moi, demeurait celle d'être pris au piège d'un sortilège paralysant.

Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs, éd José Corti
(Chap. Un bref périple aux Indes occidentales).




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