Le Café Littéraire luxovien
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Prémices
 
                                                    

     Il sent qu'elle n'a pas envie de partir. Pourtant, elle s'éloigne de quelques pas. Il se lève à son tour et la rejoint. L'arrête. Elle fait mine de se dégager de son étreinte, mais il n'a qu'à serrer un peu plus les bras autour d'elle pour qu'elle ne puisse pas s'enfuir. Il ne savait pas qu'il pouvait ainsi garder une fille contre lui, juste parce qu'il en a envie et qu'il a de la force. L'émotion le submerge, il la serre encore une fois très fort, puis il écarte les bras et la regarde. Elle ne bouge plus, elle hésite, elle va repartir, bien sûr. Alors du bout des doigts, il effleure ses joues et attire son visage tout près du sien. Elle ne recule pas, il respire son souffle, il s'étonne d'oser... 
       De ses lèvres pour la première fois effleurées, ne lui reste qu'un qu'un battement d'ailes. La jeune fille a fui, les joues rouges de confusion, ou de plaisir. 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

Comment commence l'amour? Comme une chose qui ne sait pas encore son nom, une chose volatile sans poids ni arrière-pensées, comme un besoin soudain et irréfléchi de toucher. 

Jens Christian Grøndahl, Bruits du cœur

 

      Avant d'aimer, l'âme vide, ennuyée à son insu de vivre seule, se crée, sans s'en apercevoir, un modèle idéal, une figure, un semblable. Lorsqu'elle rencontrera ce semblable elle aimera. Elle aimera d'autant plus qu'elle aura attendu plus longtemps, fatiguée si nous osons le dire du secret ennui de la vertu. Et cela arrivera à l'improviste, un beau jour, sous le moindre prétexte. Car l'amour est comme la fièvre, il naît et il s'éteint sans que la volonté y ait la moindre part. 
(...)
On aime à première vue toute physionomie qui indique à la fois quelque chose à respecter et à plaindre. Quand on ne rencontre pas à temps cette figure que l'imagination s'est dessinée lentement et avec soin, on s'imagine la voir quelquefois sur les épaules du premier misérable qui passe. On a eu tort de dire que l'amour est aveugle; il n'est pas aveugle, mais il voit à l'envers et faux. 

Nadar, La robe de Déjanire

 

Magda rassembla ses forces. Au moment où elle se décidait à l'inviter à danser, Hannes enlaça Lotte et l'entraîna sur la piste. Leurs gestes tendres ne prêtaient à aucune ambiguïté. Un nouveau couple se formait au Bauhaus ce soir-là. Magda s'était avancée sur le plongeoir et quelqu'un avait vidé la piscine pendant le saut. Tu as raté le coche dit Florence. Puis, voyant les larmes monter aux yeux de son amie, elle la prit dans ses bras. Elle consola l'enfant, à défaut de pouvoir atteindre la femme dédaignée. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique 

 

Sait-on jamais pourquoi on aime? Se poser la question sonne déjà la défaite. Chercher une explication à l'amour, examiner son imperfection, rationaliser ses plaisirs, c'est renoncer à son mystère. J'ai aimé plusieurs fois dans ma vie, jamais avec l'absolue et merveilleuse stupidité avec laquelle j'ai aimé cet homme. Le coup de foudre. Cette imprégnation définitive et instantanée est une malédiction quand elle est unilatérale, mythique quand elle est réciproque. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique

 

Or avec Ryo, tout s'était révélé simple, naturel, doux et beau. Les interrogations, les angoisses, les embarras s'étaient évanouis entre ses mains. Depuis la seconde où ils s'étaient retrouvés au bord de la route, tout était allé de soi, tout s'était déroulé avec aisance, tout s'était révélé attendu, plaisant et nécessaire.
       La patience infinie de la marée sur le sable, elle ne trouvait pas mieux pour qualifier la lenteur savante, le va-et-vient de Ryo sur son ventre nu; les incursions progressives, les vaguelettes et la longue houle, le ralenti, le cheminement différé, brièvement suspendu pour mieux reprendre; l'invasion enfin, la longue et glissante avancée, l'envahissement à la seconde miraculeuse où elle le souhaitait.
       Et qui l'avait surprise.

Cédric Morgan, Les sirènes du Pacifique

 

Nathalie entra dans la chambre où elle avait l'habitude de dormir. Elle avançait à la lueur des bougies, mais aurait très bien pu progresser dans le noir tant elle connaissait les moindres recoins de la pièce. Elle guidait Markus, qui la suivait, la tenant par les hanches. C'était l'obscurité la plus lumineuse de sa vie. Il avait peur que son bonheur, en devenant si vif, ne le prive de toute capacité. Il n'est pas rare que l'excès d'excitation paralyse. Il ne fallait pas y penser simplement se laisser porter par chaque seconde. Chaque souffle comme un monde. Nathalie posa les bougies sur la table de chevet. Ils se retrouvèrent, face à face, dans le mouvement émouvant des ombres.

Elle posa sa tête sur son épaule, il lui caressa les cheveux. Ils auraient pu rester ainsi. Ils vivaient une histoire à dormir debout. Mais il faisait si froid. C'était aussi le froid de l'absence; plus personne ne venait ici. C'était comme un endroit qu'il fallait reconquérir, où il fallait ajouter du souvenir au souvenir. Ils s'allongèrent sous les couvertures. Markus continuait, inlassablement, à caresser les cheveux de Nathalie. Il les aimait tellement, il voulait les connaître un par un, savoir leur histoire et leur pensée. Il voulait partir en voyage dans ses cheveux. Nathalie se sentait bien avec la délicatesse de cet homme qui veillait à ne pas brusquer la situation. Pourtant, il était entreprenant. Il la déshabillait à présent, et son coeur battait d'une force inconnue.

Elle était nue maintenant, collée contre lui. Son émotion était si forte que ses mouvements ralentirent. Une lenteur qui prenait presque la forme d'un recul. Il se laissait grignoter par l'immense appréhension, devenait brouillon. Elle aima ces instants où il était maladroit, où il hésitait. Elle comprenait qu'elle avait voulu cela plus que tout, retrouver les hommes par un homme qui ne soit pas forcément un habitué des femmes. Qu'ils redécouvrent ensemble le mode d'emploi de la tendresse. 

David Foenkinos, La délicatesse

 

Dans la chambre, Jonas a posé son sac, a jeté un œil par la fenêtre sur la colline que l'on commençait tout juste à distinguer, s'est aspergé le visage et la nuque à l'eau froide puis s'est couché sur le dos, a fermé les yeux. Il avait roulé toute la nuit. Il lui avait écrit je viens et il était venu. Paula le regarde: sa présence, comme autrefois rue de Parme, parachevait la chambre, couronnait cet endroit où pourtant il n'avait jamais manqué. Elle s'est allongée près de lui, mais à peine pose-t-elle sa tête sur l'oreiller que Jonas ouvre les yeux, et se tourne vers elle. Ils se regardent, interdits, souffle coupé, enregistrent chaque micromouvement de leur corps, tout ce qui s'abaisse, se hausse, se creuse, s'accélère. Le temps file mais il ne s'agit plus de le maîtriser, il s'agit de le rejoindre. Alors subitement ils ont cligné des yeux au même instant et tout ce qui se tenait retenu à déferlé. 

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main

 

Alors il se tourna vers elle et l'embrassa. Leurs dents s'entrechoquèrent. C'était un baiser rude, de dernière chance. Elle eut mal et l'attrapa par les cheveux. Ils faillirent perdre l'équilibre. Ils avaient fermé les yeux. Leurs langues tournaient, le cœur battait vite. Peu à peu, la maladresse se replia. Ils basculèrent, lui sur elle, dans l'herbe piquante. Le garçon embrassa ses joues, ses pommettes, respira son cou. Il pesait lourd et Steph se sentait céder sous ce poids d'homme, s'ouvrir comme un ventre. Pour une fois, elle ne pensait plus à rien. Et lui non plus. Ils avaient envie et c'était le bout du monde. 

Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux

 

Elle fit un pas. 
      Elle était contre lui, sa main glissa et le blouson s'ouvrit et elle apparut à visage découvert, se haussa sur la pointe des pieds et s'appuya légèrement contre lui, contre sa poitrine, appuya contre lui le bout de ses doigts, ses paupières se fermèrent et elle posa ses lèvres sur les siennes. 
      Elle l'embrassa, ses lèvres grandes sur les siennes que le sel du vent avait craquelées. Et puis de l'autre main tenant les tennis elle l'enserra et sa main se posa dans son dos, légère, à hauteur du sac à dos. 
      La fille mince se tint contre lui peut-être une vingtaine de secondes ou peut-être davantage, peut-être du commencement à la fin du monde, on ne sait pas, c'est parfaitement impossible de savoir, et lui ne bougeait pas, lui ne fit rien pour la repousser ni pour la recevoir, ni pour que le baiser s'envole et ni pour qu'il dure, peut-être n'y songea-t-il pas, même pas, ne songea à rien de ces éventualités, l'une ou l'autre, des choses à faire, perdu entre le commencement et la fin du monde. 

Pierre Pelot, Les normales saisonnières

 

L'homme le plus sage que j'aie jamais connu, Fermin Romero de Torres, m'avait expliqué un jour qu'il n'existait pas dans la vie d'expérience comparable à celle de la première fois où l'on déshabille une femme. Dans sa sagesse, il ne m'avait pas menti, mais il ne m'avait pas dit non plus toute la vérité. Il ne m'avait rien dit de cet étrange tremblement des mains qui transforme chaque bouton, chaque fermeture, en travail de titan. Il ne m'avait rien dit de la magie de la chair pâle et frémissante, du premier frôlement des lèvres, ni du mirage qui semblait flamber dans chaque pore de la peau. Il ne m'avait rien mentionné de tout cela, parce qu'il savait qu'en le faisant il parlerait un langage de secrets qui, à peine dévoilés, s'enfuiraient à tout jamais. 

Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent

 

Mais lorsque Ruth lui jeta un préservatif à la figure, le jeune Suédois eut l'air surpris. 
      
Tu es sûre que tu es vierge? demanda-t-il. Je n'ai jamais été avec une vierge. 
       Il avait le trac presque autant qu'elle, ce qui la réconforta. Par ailleurs, il avait trop bu de bière, si bien qu'à mi-coït, il lui souffla à l'oreille un «Ol», qu'elle prit pour l'annonce de sa jouissance imminente, alors qu'au contraire il s'excusait du temps qu'il y mettait («Ol» veut dire «bière» en suédois). 
       Mais Ruth n'avait aucun élément de comparaison; pour elle, ce rapport sexuel n'était ni trop long ni trop court. Son mobile essentiel était d'en finir avec son pucelage, simplement pour l'avoir enfin fait. Elle ne ressentit rien. 
       Alors pour se conformer au protocole sexuel en vigueur en Suède, elle dit «Ol», elle aussi, quoiqu'elle ne fût nullement en train de jouir. 
       Lorsque Per se retira, il sembla déçu qu'il n'y ait pas plus de sang. Il avait cru qu'une vierge saignait beaucoup. Ruth se dit que cela signifiait sans doute que l'expérience n'avait pas été à la hauteur de son attente. 
       En tout cas, pour elle, c'était une déception. Moins de plaisir, moins de passion, moins de douleur, même. Moins de tout, en somme. 

John Irving, Une veuve de papier

 

Mais l'endroit, non pas où naquit notre amour car qui sait quand il naît? mais où Béatrice et moi nous découvrîmes l'un l'autre comme ces continents inconnus abordés un beau jour, c'est ce petit restaurant sur cette place de Rome en face de cette église qui porte un si joli nom. De toutes les choses au monde qui sont admirables et belles, ces premières rencontres me paraissent les plus belles. L'instant où s'établissent entre deux corps et deux âmes, par des signaux dérisoires de détresse et d'espoir le langage, le regard, une main serrée, un sourire -, les liens fragiles et précieux qui deviendront si solides, éveille toujours en moi toute la douleur, toute l'admiration du monde. Il me semble que ce qui se joue alors est le sens de la vie qu'il nous est donné, une fois pour toutes et un peu par hasard, de vivre sur cette terre. 

Jean d'Ormesson, Un amour pour rien 

 

      Il était troublé. À peine Mara se retourna-t-elle pour le regarder qu'elle s'en aperçut. 
      «Bube», dit-elle dans un souffle, en approchant son visage, les yeux clos. 
      Tout à coup, il lui prit le visage dans les mains et l'embrassa, avec ardeur, laissant longtemps ses lèvres sur les siennes. Il s'écarta un instant, puis l'embrassa une deuxième, une troisième fois. 
      Ensuite, ils restèrent sans parler, sans même se regarder. Mara aussi était troublée: c'étaient ses premiers vrais baisers. Leurs regards se croisèrent, elle voulut dire quelque chose, mais simplement hocha la tête et baissa les yeux. 
      «Comment?» balbutia-t-il. 
      Elle n'avait pas la force de parler. Elle posa une main sur celle du garçon, sentit qu'il la lui serrait; puis qu'il la prenait dans ses bras. Alors, elle appuya la tête sur son épaule. 
      Ils restèrent ainsi longtemps. Ils étaient troublés tous les deux, troublés et heureux comme on ne peut l'être qu'une fois en la vie: pour lui aussi, c'était la première fois. Mais cela, Mara l'avait compris depuis longtemps. 

La Ragazza, de Carlo Cassola

 

Quand je repense à ce moment, en me concentrant vraiment, en essayant de faire disparaître la honte qui y a été si longtemps liée, ce que je retrouve d'intact, c'est ce sentiment de justesse. La sincérité de tout ça. L'absence de calcul, de stratégie non pas que je n'aie pas voulu ce qui est arrivé. Au contraire, depuis le début, au bord de la rivière au milieu du champ, je l'ai souhaité. Mais je n'avais rien fait et lui non plus, jusque là, pour que ça arrive. Rien ne correspondait à l'idée que je pouvais me faire d'un flirt. À la limite, d'un viol. Ah! le grand mot. Le grand méchant loup. Mais un viol, c'est quand on ne veut pas. Là, c'était voulu, mais ça ne se faisait pas comme je me l'étais toujours imaginé. Pour cela, il aurait fallu maîtriser des codes que je ne connaissais pas, et lui non plus de toute évidence. Il y aurait eu des mots, des phrases. Des: Tu veux ou tu veux pas? Des: C'est la première fois que? Des questions, des réponses, murmurées, grommelées, indistinctes peut-être, mais une communication quand même, pour montrer que tout cela fait partie d'un plan, répond à des règles. C'est calculé. D'autres ont fait ça avant nous, on ne sait pas bien comment d'ailleurs, on a beau choper des bribes par-ci par-là, ça reste flou. Mais on sait que ça s'est fait. Qu'il y a eu des mots avant, comme il y aura des mots après, pour le raconter, ne serait-ce qu'à sa meilleure amie un soir en pension, ou à sa sœur au fond du lit, rouge jusqu'aux yeux. 
      Pour moi, il n'y a pas eu de mots. Il n'y en a jamais eu, ni avant ni après. Jusqu'à maintenant. 
      J'ai mal au ventre. Je n'arrive pas à ne pas trembler. Si je m'y efforce, ça remonte dans ma gorge en hoquet. On dirait que je vais mourir. Je ne regarde que son visage, que ses yeux d'une gentillesse incroyable qui me donnent du courage. Je ne les vois qu'à peine dans la nuit, mais ils brillent. On dirait qu'il pleure. Mais je vois ses dents, je sais qu'il sourit. Il prend mon visage entre ses deux mains, elles sont calleuses comme celles de Pépé. Comme l'écorce d'un arbre. Je vais embrasser un arbre. 

Anne Percin, Le premier été

 

      Elle était attirée, c'est tout. Même si elle avait voulu elle n'aurait pas pu faire autrement. La biche au bois le fleuve à la mer. Dix-sept ans. Quand je viendrai vers toi il fera nuit car la nuit est le plus beau moment pour les amants. Car la nuit bruisse de mille microscopiques frissons, de mugissements infimes, de brins d'herbe luisant de petites vies, la nuit est plus animale que le jour ce sera la nuit mon amour et je viendrai vers toi. Et le noir sera l'écrin de ton souffle tiède sur moi sur ma nuque, la connaissance sera désormais au bout de mes doigts je perdrai toute autre forme de savoir. Je viendrai vers toi et déposerai à tes pieds mes doutes et mes certitudes il n'y aura plus ni passé ni avenir le temps s'arrêtera je ne saurai plus rien que cette seconde qui brûlera comme l'allumette frottée à la nuit. Tu ouvriras un à un les boutons de ma robe et je m'allongerai près de toi dans l'herbe et le vent de la nuit. 

Fabienne Jacob, Corps

 

      C'est ainsi qu'on tombe amoureux, en cherchant dans la personne aimée le point qu'elle n'a jamais révélé, qu'elle offre en don uniquement à celui qui interroge, qui écoute avec amour. 

Erri De Luca, Tu, Mio

 

      C'était un de ces moments vides où rien ne se passe et où tout se décide. Nous attendions. Je regardais Béatrice. Je ne disais rien, sans doute, mais j'étais heureux et calme. Béatrice attendait que je lui parle, que je décide. Ainsi, au début des affections, lorsque ceux qu'uniront ensuite tant de souvenirs de bonheurs, de déceptions et de tristesses ne se connaissent guère encore, ne savent rien de leurs passés, s'établissent ces liens si forts et doux du silence et de l'attente. 

Jean d'Ormesson, Un amour pour rien

 

       Le premier trouble ressenti l'avait été pour Gaëtan, un jour au bord de la Moselle, quand il avait retenu la main et que ses yeux avaient plongé dans les miens. Il avait seulement approché ses lèvres de mes cheveux. Une caresse plus affolante qu'une étreinte passionnée, dont j'ai gardé précieusement le souvenir. 

Élise Fischer, Un rire d'ailleurs

 

      Souvent elle se souvenait de notre première fois. Tu te souviens, Tahar, la première fois que tu m'as raccompagnée à mon studio? La sève qui descendait des arbres était inoculée dans nos corps et dans nos bouches. Les mots que tu me glissais dans le cou, de petites bêtes frémissantes qui me couraient ensuite le long des membres. Le beau mot de frisson, comment dit-on frisson dans ta langue? qu'elle me demandait à tout bout de champ. 

Fabienne Jacob, L'Averse

 

      Cette nuit-là, nous nous sommes abrités dans l'étable. J'ai comblé le creux de ses paumes en y glissant ma bouche, mes seins. J'ai pressé mon corps contre le sien. Il a rassemblé mes jupes dans ses mains pour les soulever. Oh, l'accolade de l'air glacé sur ma peau nue! La crainte, aussi, d'être surprise avec lui. D'être traitée de catin. Puis sa peau sur la mienne. Premier miracle. Mes craintes envolées, j'entame une chute libre. Mes bas glissent sur les genoux. Ses cheveux s'immiscent dans mon cou.
(...)
      Le fameux Nathan Ketilsson, qui parvenait à purger les pires souffrances du corps de ses malades, qui avait partagé la vie de la célèbre poète Rósa, qui avait entendu sonner les cloches de Copenhague, qui avait appris le latin dedans l'aide de personne ― un homme extraordinaire, un héros de saga ―, m'avait choisie, moi! J'étais regardée pour la première fois de ma vie. Je l'aimais parce qu'il me donnait la sensation d'être complète. Et de suffire à son bonheur.

À la grâce des hommes, Hannah Kent

 

      Il sourit, il se trouve beau à côté d'elle, il aime que cette fille l'envahisse comme le dehors envahit la capsule, s'y engouffre, reconfigure leur présence et débride leurs mouvements tout autant que la libre circulation de leurs fantasmes, il aime le rapport de leurs deux corps qui grandissent et rapetissent comme dans un conte magique à mesure qu'ils se touchent, à mesure qu'ils enclenchent maintenant les gestes banals d'une première fois et que la cabine de verre, elle, devienne la scène toujours renouvelée des intrigues. Il passe une main latérale sous ses cheveux et l'attire contre lui tandis que son autre main remonte sous sa robe, le long de sa peau si concrète c'était phénoménal de la toucher, comme la toute première attestation de son existence à elle et, plus encore peut-être, de son existence à lui, comme si le toucher créait les corps (...) 

Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont

 

     ― Comment sait-on si l'on est amoureux? Que ressent-on? 
     ― D'abord, tu oublies le monde autour de toi. Ta famille, tes amis deviennent invisibles. Jour et nuit, tu ne penses qu'à un homme. Quand tu le vois, il emplit tes yeux de lumière. Quand tu ne le vois pas, son image te ronge le cœur à chaque instant, tu te demandes ce qu'il fait, où il est. Tu lui inventes une vie, tu vis pour lui: tes yeux regardent pour lui, tes oreilles écoutent pour lui...
      Perle de Lune prend une gorgée de thé et poursuit: 
      ― Dans cette premier étape, chacun ignore le sentiment de l'autre. C'est le moment le plus poignant. Puis, ils s'ouvrent leur cœur et connaissent, un bref instant, le bonheur insensé.

Shan Sa, La joueuse de go

 

      C'est un hors temps dans le temps... Quand ai-je pour la première fois ressenti cet abandon exquis qui n'est possible qu'à deux? La quiétude que nous éprouvons lorsque nous sommes seuls, cette certitude de nous-mêmes dans la sérénité de la solitude ne sont rien en comparaison de laisser-aller, laisser-venir et laisser-parler qui se vit avec l'autre, en compagnie complice... Quand ai-je pour la première fois ressenti ce délassement heureux en présence d'un homme?
      Aujourd'hui, c'est la première fois.

Muriel Barbery, L'élégance du hérisson

 

      (...) l'amour voit et pour cela se tait, il fait même le silence sur soi en parlant d'autre chose. Seul l'aimé peut reconnaître le fil parallèle du discours qui se déroule une ligne plus bas que la vérité et ne veut pas la toucher, ne veut pas empiéter sur elle, mais seulement l'accompagner. Tu avais connu l'amour, moi je n'en ai pas l'expérience. Je comprenais que ce n'est pas l'amant qui apprend l'amour, mais l'aimé, celui qui accepte d'être transfiguré aux yeux d'une autre personne. Tu me montrais une facette de l'amour, non pas celui qu'on éprouve, mais celui d'un autre par lequel on est mis à l'épreuve. 

Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel

 

      Le pousse-pousse roule à travers des ruelles étroites. À l'abri des regards, sous la tenture blanche jaunie par le soleil, la respiration de Min devient lourde. Ses doigts frôlent mon cou, puis s'enfoncent dans ma chevelure et me massent la nuque. Raidie par la terreur et un plaisir inconnu, je retiens mon souffle. 
      (...) 
      Nous entreprenons l'ascension par un sentier où s'épanouissent le jaune des pissenlits et le pourpre des campanules. (...) Min me demande de m'asseoir sur une fleur de lotus taillée dans le marbre et me contemple. Ce silence m'est pénible. La tête baissée, je fais plier un bouton-d'or avec la pointe de ma chaussure. 
      Je ne sais que faire. Dans les romans de l'école, Canards mandarins et Papillons sauvages, la description d'un jeune homme et d'une jeune femme dans un jardin constitue la scène la plus troublante d'une histoire d'amour: ils ont beaucoup à se dire, mais la pudeur leur interdit de se trahir. À force de nous comparer aux personnages d'une littérature de gare, je nous trouve tous les deux ridicules. Qu'attend Min de moi? Moi de lui? 
      Je n'éprouve rien de semblable au saisissement de notre première rencontre, aux palpitations éprouvées chaque matin sur la route de l'école lorsque Min ne faisait que passer. Notre histoire touche-t-elle déjà à sa fin et l'amour n'existe-t-il que dans la solitude de mon imagination? 

Shan Sa, La joueuse de go

 

      Il y eut d'autres baisers, plus assurés que le premier, des baisers qui mélangeaient de pareils désirs. Ils se donnaient rendez-vous en cachette à la croix des vachers, aussi souvent que possible. Quelques minutes pouvaient suffire à porter une journée sur un nuage. Voleurs de temps habités d'urgence. Une urgence de peaux et de regards. Ils n'étaient pas à un âge où on a peur de l'extrémité des désirs. La perfection de l'inconnu était pour eux la plus douce des musiques, une symphonie en train de se composer. 
      Ils se cachaient, non par honte, mais pour que nul ne songeât à leur dérober ne serait-ce qu'une once de cette magie que, n'ayant visiblement plus accès aux émotions de l'adolescence, désormais bridées, ravinées ou même inconnues, les adultes auraient sans nul doute qualifiée de ridicule. (...) 
      Une fois séparés, ils continuaient de s'apprivoiser en imagination, se souvenant des baisers, des gestes, avec encore le feu abandonné par la trace d'une paume sur un visage, et même par l'ombre de cette paume. Ils s'ouvraient alors à des territoires effrayants de beauté, de douceur et d'inconnu, absents au monde débarrassé de ses lourdeurs. Deux corps préservés des intempéries. 

Glaise, de Franck Bouysse

 

        Va falloir t'accrocher...
      Il a murmuré ça contre mon oreille et je me suis dit que c'était ma minute d'éternité, celle à laquelle tout le monde à droit, la part accordée par les anges, qu'on appelle ça du bonheur ou autrement n'avait pas d'importance, alors j'ai niché ma main dans la sienne, j'ai blotti l'autre sur son épaule, ma joue à frôlé sa joue, j'ai respiré à fond, entre le col et le visage, la fragrance intime de cet homme qui me troublait depuis que j'étais gamine, et j'ai décidé que le temps d'une danse j'allais être pleinement et parfaitement heureuse.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      Je donne toujours tout pour un premier baiser. Je ne suis pas sûr d'ailleurs qu'il ne s'agisse pas là d'un mythe. Des millions d'êtres ne s'embrassent pas, ne lient pas au baiser leur conception de l'amour. La littérature, le cinéma surtout ont fait pour nous du baiser comme l'image visible de l'amour, le délicieux et déchirant symbole de la reddition des cœurs. Si le baiser est un mythe, je l'accepte d'une foi soumise. Je sentais sous mes lèvres les lèvres de Béatrice, je la sentais s'attendrir et céder. Je tenais dans mes bras, je serrais contre moi un consentement vivant et chaud. 

Jean d'Ormesson, Un amour pour rien

 

      Il l'avait embrassée. Si invraisemblable que cela paraisse, c'était vrai, et le souvenir de sa bouche estompait toute émotion qui ne fut pas ses lèvres. Peut-être cela venait-il de ce que ce baiser ne ressemblait à aucun de ceux qu'il avait goûté jusque-là. La chaleur que dégageaient ses lèvres le brûlait encore; il sentait encore leur goût doux et humide, et la façon dont il l'avait savouré en cet instant su fugace... Mais il avait beau faire des efforts, il ne parvenait pas à s'en souvenir avec netteté et son esprit tentait en vain de voler à nouveau vers sa bouche entrouverte pour se perdre dans sa douceur, dans sa chaleur frémissante, surprise et offerte à la fois. Et cette brève seconde, frugale, infime et rare au cours de laquelle il l'avait embrassée se dilatait, s'éternisait jusqu'à l'instant où leurs lèvres se séparaient pour s'arrêter à un soupir de distance, comme si elles aspiraient à rester jointes, et ainsi, s'effleurant presque, voler un dernier souffle et le garder toujours. 

Antonio Garrido, Le dernier paradis

 

      ― Thibault a voulu me toucher les seins (...) 
      ― Tu l'as laissé faire avais-je questionné, un peu angoissée, car je pressentais la suite. 
      ― Je ne savais pas quoi faire. Il insistait. Il joignait le geste à la parole et j'étais toute chose, bizarre. Alors, tout en disant non, non, j'ai d'abord repoussé sa main une première fois, je ne voulais pas être une fille facile, puis j'ai molli, et je n'ai plus tenu sa main à bonne distance. Ma curiosité prenait le pas sur les sermons de notre mère. C'était bien et grisant, vraiment fou. Autre chose que les baisers profonds qu'on s'arrache en gloussant sur les chemins forestiers. 

Élise Fischer, Un rire d'ailleurs

 

      T'es pas cap." Bizarrement, Diane n'était pas de ces filles délurées qui ne savaient résister à un défi. Elle comparait toujours le plaisir qu'elle pouvait en tirer aux risques encourus si elle se faisait prendre. Pourtant, cet après-midi là, elle oublia toute considération de cet ordre. Une demi-heure plus tard, quand ils eurent trouvé un endroit suffisamment à l'écart, les deux couples se séparèrent et partirent à la recherche d'un nid discret dans les fougères. Diane se retrouva allongée sur le dos avec un quasi-étranger qui la caressait à travers ses vêtements, embrassait ses seins et glissait une main sous sa jupe. 
      Elle aurait dû l'arrêter là. Elle n'en fit rien. Elle alla même jusqu'à l'aider quand il voulut lui retirer sa culotte en coton et le regarda ouvrir à grand-peine sa braguette et baisser son slip. Elle avait vu des représentations artistiques de pénis, bien sûr, mais jamais la chose en vrai. Le spectacle lui sembla si comique qu'elle dut se retenir de pouffer. Le visage rouge, renfrogné, David évita son regard. Il se baissa et timidement, comme s'il s'attendait à être grondé d'une minute à l'autre, il se glissa entre ses cuisses. 
      Diane pensait, d'après ce qu'on lui avait dit, que ça ferait mal. Mais c'était beaucoup moins douloureux que ce qu'elle avait imaginé. Les moments où il s'enfonçait furent plus difficiles que la rupture charnelle quand elle s'ouvrit. Ce fut terminé en quelques secondes. Il frissonna, le souffle coupé, elle sentit le liquide se répandre dans son ventre, puis il roula sur le côté et se laissa tomber sur les fougères écrasées. Il avait l'air tellement inquiet, malheureux et honteux que, souriante, elle lui caressa le visage et déposa un baiser sur son front. Puis elle resta allongée là, à contempler les nuages immobiles et à écouter les pépiements incessants des alouettes, en se demandant pourquoi cet acte curieusement si décevant était investi d'une telle importance et d'un tel mystère. 

Nicholas Evans, Les blessures invisibles

 

      J'avais été courtisée par d'imberbes sophomores et par des professeurs chenus, sans compter les athlètes de la boxe et les géants du ballon. Mais aucun n'avait mené l'assaut comme le faisait Ernest. Il m'avait enfermée dans ses bras avant que je m'en aperçoive, et ses lèvres s'étaient posées sur les miennes avant que j'aie le temps de protester ou de résister. Devant la sincérité de son ardeur, la dignité conventionnelle et la réserve virginale paraissaient ridicules. Je perdais pied sous une attaque superbe et irrésistible. Il ne me fit aucune déclaration ni demande d'engagement. Il me prit dans ses bras, m'embrassa, et considéra désormais comme un fait acquis que je serai sa femme. 

Jack London, Le talon de fer

 

      J'étais si jeune que je ne voyais pas encore la face de l'amant. À peine sentais-je ses mains et l'équerre de ses jambes, toute sa houle amoureuse se frayant passage dans nos soies mélangées. Lorsque je me relevais, je prenais plaisir à m'enrouler, sauve, dans le caraco, à enfiler mes bras bleuis dans ses manches fendues, à recouvrir mes cuisses rougies de la jupe que je faisais se déplier à la façon d'un éventail. J'imaginais alors ses branches articulées se souder entre elles, m'isolant de l'amant, m'isolant de la chambre douloureuse. En vérité, cette soie couleur de Sienne était des langes exquis épousant mon corps petit, le berçant, le secourant. Je devais grandir, émerger de cette chrysalide orange, me dépouiller de ses luisances, de ses froissures.
      Ce fut ma parure préférée, dont trop vite je me défis.
      Vieillir, il fallait.

Idelette de Bure, La Garde-robe ou les phrases de taffetas

 

      Elle s'éveillait sous sa main qui n'avait pas forme de main, mais seulement de courbe du vent repu de pollens; nonchalance, forme de caresse oubliée là, de caresse de sable la trace enfin relevée du fabuleux marchand qu'enfant elle n'avait jamais pu surprendre. Main semeuse de sommeil ayant cédé, distraite, à son charme.

Mireille Sorgue, L'Amant (éd. Robert Morel)

 

      Ils restèrent sans bouger. Les grillons autour d'eux se remirent à chanter. Victorien embrassa Eurydice.
      Il l'embrassa d'abord avec sa bouche posée sur sa bouche, comme ces baisers que l'on sait devoir faire car ils marquent l'entrée dans une relation intime. Ils entrèrent tous les deux. Puis par sa langue il eut envie de goûter ses lèvres. L'envie venait sans qu'il n'y ait jamais pensé, et Eurydice dans ses bras s'animait des mêmes envies. Allongés dans l'herbe ils se redressèrent sur leurs coudes et leurs bouches s'ouvrirent l'une pour l'autre, leurs lèvres s'emboîtèrent; leurs langues bien à l'abri allaient l'une le long de l'autre, merveilleusement lubrifiées. Jamais Victorien n'avait imaginé de caresse aussi douce.

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

      Un long silence suivit tandis qu'il l'attirait sous son manteau. Puis, trop ému pour parler, il la conduisit au bord du bief où ils s'assirent sur le gazon. Elle se pencha en avant, et d'une main, tandis qu'il gardait l'autre entre les siennes, elle baigna son visage avec l'eau prise entre les nénuphars. Elle n'avait pas prévu ce qu'elle éprouverait quand il la tiendrait vraiment dans ses bras; c'était pour elle la découverte d'un monde de sensations, pour lui un nouvel aspect des rivages qu'il croyait bien connus. Avec amour, penchée, elle toucha de ses lèvres celles de son amant réfléchies dans l'eau et but. Quand de nouveau elle le regarda, elle se sentit pâle et glacée.
      Elle s'était donnée sans arrière-pensée et, maintenant très femme, elle essayait de poser des conditions. Son coeur s'était si longtemps et si bravement défendu qu'elle pensait la garnison autorisée à se retirer avec les honneurs de la guerre. Du moins n'avait-elle pas été prise en traître.
     
Est-ce pour toujours? demanda-t-elle en appuyant sa tête contre lui.
      Pour toujours répondit-il aussitôt, comme s'ils échangeaient des aveux.

Hervey Hallen, Anthony Adverse 
(chap. IV La forêt enchantée)

 


      Leurs fiançailles avaient été brèves mais assez informelles pour l'époque car le docteur Urbino lui rendait visite chez elle tous les après-midi à la tombée du soir, sans que personne les surveillât. Elle n'eût pas permis qu'il effleurât ne fut-ce que le bout de ses doigts avant la bénédiction épiscopale, et il ne l'avait d'ailleurs pas tenté. Ce n'est que la première nuit de bonne mer, alors qu'ils étaient déjà couchés mais encore habillés, qu'il esquissa ses premières caresses, et il fut si délicat qu'elle trouva naturelle sa proposition de se mettre en chemise de nuit. Elle se déshabilla dans la salle de bains, non sans avoir auparavant éteint la lumière de la cabine, et lorsqu'elle revint, vêtue de sa longue chemise, elle boucha avec des chiffons les fentes sous la porte afin de se mettre au lit dans l'obscurité absolue. Elle déclara de bonne humeur :
     
«Que veux-tu, docteur. C'est la première fois que je dors avec un inconnu ?»
      Le docteur Juvenal Urbino la sentit se glisser à son côté comme un petit animal craintif voulant se pelotonner le plus loin possible sur une couchette où il était difficile d'être deux sans se toucher. Il prit sa main, froide et crispée de terreur, entrelaça ses doigts aux siens, et presque dans un murmure commença à lui raconter ses souvenirs d'autres voyages en mer. Elle était de nouveau tendue, parce qu'en se glissant dans le lit elle s'était rendu compte qu'il était tout nu et s'était déshabillé pendant qu'elle était dans le cabinet de toilette, et sa terreur du prochain pas à franchir se raviva. 

Gabriel García Márquez, L'amour aux temps du choléra

 

      Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient.

Albert Cohen, Belle du Seigneur

 

      Si bien qu'Orlando et Sasha (c'était le diminutif qu'il lui avait donné en souvenir du renard blanc de Russie qu'il avait eu dans son enfance: une créature au pelage aussi doux que neige mais dont les dents avaient la dureté de l'acier, et qui l'avait si sauvagement mordu que son père l'avait faite abattre), si bien qu'ils avaient le fleuve pour eux seuls. Échauffés par le patinage et par l'amour, ils se jetaient au sol, en quelques lieu solitaire, là où les osiers jaunes bordaient la rive et, enveloppé dans un grand manteau de fourrure, Orlando la prenait dans ses bras et goûtait pour la première fois, disait-il ― les plaisirs de l'amour. Puis, une fois atteint le ravissement suprême, quand, apaisés, ils gisaient en pamoison sur la glace, il lui parlait de ses anciennes amours qui n'étaient, comparées à elle, que bois, sac et cendre. Alors, riant de sa véhémence, elle se jetait à nouveau dans ses bras et l'étreignait une fois de plus pour l'amour de l'amour. Puis ils s'émerveillaient de ce que tant d'ardeur ne fît pas fondre la glace (...).

Virginia Woolf, Orlando

 

      «Speranza reste un peu avec moi, viens, montons jusqu'au refuge...» les semelles écrasent l'herbe des prés. De temps en temps ils s'arrêtent pour regarder en arrière, ils sont seuls et dans le silence soudain leurs mains se serrent jusqu'à faire mal. Ce garçon lui aussi est amoureux d'elle, et toi Speranza? Elle boit en aspirant l'eau du torrent et l'eau glacée glisse sur sa bouche. Un garçon à la voix rauque et agressive, des traits qui avec le temps viendront se superposer à d'autres; phrases sans contexte destinées à composer une mosaïque confuse. Mais pour l'instant une tendresse aux contours mouvants s'offre à la luminosité marron de son regard.

Rosetta Loy, La bicyclette

 

Aucun livre, parmi tous les livres qu'il lisait librement, les coudes dans le sable, ou retiré, par pudeur plutôt que par peur, dans sa chambre, ne lui avait enseigné que quelqu'un dût périr dans un si ordinaire naufrage. Les romans emplissent cent pages, ou plus, de la préparation à l'amour physique, l'événement lui-même tient quinze lignes, et Philippe cherchait en vain, dans sa mémoire, le livre où il est écrit qu'un jeune homme ne se délivre pas de l'enfance et de la chasteté par une seule chute, mais qu'il en chancelle encore, par oscillations sismiques, pendant de longs jours... 

Colette, Le blé en herbe

 

      Les femmes au camélia sont aussi envoûtantes que bienveillantes.
     
À la sortie du village, en remontant le lit du ruisseau, les énormes rochers deviennent glissants, polis par les eaux.
      Elle avance en chaussures de cuir sur les rochers humides couverts de mousse. Tu lui dis qu'elle est condamnée à ne pas aller loin, mais elle te demande de prendre sa main. Tu l'as prévenue, mais elle glisse quand même. Tu l'attires contre toi, en disant que tu ne l'as pas fait exprès. Au coin de sa bouche se dessine pourtant un sourire. Elle serre fortement les lèvres. Tu ne peux t'empêcher de les embrasser. Elle les relâche aussitôt et tu es étonné de leur douceur. Tu jouis de sa douce haleine. Tu dis qu'il arrive souvent ce genre de choses en montagne. Elle est séduisante et tu es séduit. Appuyée contre toi, elle ferme les yeux.
      Parle-moi !
      De quoi ?
      Parle-moi des femmes au camélia.
      Elles séduisent les hommes, dans les montagnes, sur les sentiers sombres, au détour du chemin, et souvent dans les pavillons au sommet...
      Tu en as vu ?

Gao Xingjian, La montagne de l'âme

 

      Elle prit la main d'Arctor et la serra, la tint un moment puis la laissa soudainement retomber.
      Mais ce contact, ce moment réel, laissa des traces en lui. Durant le reste de son existence, au cours des longues années qu'il passerait sans elle, sans savoir si elle était heureuse, ou vivante, ou morte, ce contact resterait bouclé en lui, scellé en lui et ne le quitterait jamais. Cet unique contact de sa main.

Philip K.Dick, Substance Mort

 

      Je ne sais ni comment l'amour survient ni comment il s'éteint, et j'ai cessé de me le demander. Mais je ne crois pas que l'amour se trompe ou doute de son apparence. On n'aime jamais en vain, mais on aime parfois aveuglément, voire même malgré ce que l'on voit. Je sais qu'il y a des amours heureuses et malheureuses, cependant, je n'en sais guère plus. Quelquefois, on aime l'amour jusqu'à le briser, d'autres fois il dévore tout le reste. De temps en temps, il meurt, mais il est aussi capable de survenir aux moments les plus inattendus. Et ça, je l'avais oublié. 

Jens Christian Grøndahl, Bruits du cœur

 

 

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