Le Café Littéraire luxovien /  des anges

 

      

Je ne suis pas fort en théologie. L'ange, je l'imagine surtout d'après la phrase qu'on dit à celui qu'on veut remercier pour sa bonté: "Vous êtes un ange." À ma mère, les gens le disaient souvent. C'est pourquoi j'ai été surpris quand tu m'as dit que tu la voyais accompagnée par des ânes et un ange. Elle est comme ça.
      
― Moi non plus, je ne suis pas fort en théologie. Je me rappelle seulement qu'il y a des anges qu'on a rejetés du ciel.
      
― Oui. Les anges rejetés du ciel, répéta charles.
      
― Autrement, que savons-nous des anges? Que leur taille est mince...
      
― En effet, difficile d'imaginer un ange ventru.
      
― Et qu'ils ont des ailes. Et qu'ils sont blancs. Blancs. Écoute, Charles, si je ne me trompe pas, l'ange n'a pas de sexe. C'est peut-être là la clé de la blancheur.
       ― Peut-être.
      
― Et de sa bonté.
      
― Peut-être.»
       Puis, après un bref silence, Alain dit: «Est-ce que l'ange a un nombril?
      
― Pourquoi?
      
― Si l'ange n'a pas de sexe, il n'est pas né d'un ventre de femme.
      
― Certainement pas.
      
― Donc il est sans nombril.
      
― Oui, sans nombril, certainement...»

Milan Kundera, La fête de l'insignifiance

 

Un matin, aux premières lueurs de l'aube, ils se mirent tous les neuf [frères] en chemin vers la clairière de Notre-Dame-des-Hêtres. Là, ils choisirent treize arbres alignés en arc de cercle sur le pourtour de la clairière, face à la statue. Et ils se mirent au travail. Dans le tronc de chacun de ces arbres ils sculptèrent un ange. Dans le hêtre dressé juste en face de la Madone ils donnèrent forme à un ange aux bras chargés de fruits à la gloire de leur mère, et à sa gauche à un ange aux mains ouvertes, portant son cœur au creux des paumes. C'était là l'hommage rendu par les fils à l'amour que leur père avait toujours porté à Reinette-la-Grasse. À la droite de l'ange-aux-fruits ils sculptèrent un ange aux mains jointes, le visage souriant, ravi dans sa prière; c'était l'ange-adorant, en l'honneur d'Edmée. À ses côtés ils firent un ange aux yeux clos; l'ange-dormant, à la mémoire de Jousé. Puis de part et d'autre de ces quatre arbres ils sculptèrent les anges à leurs signes. À la gauche de l'ange-au-coeur apparurent, dans les troncs de cinq hêtres, des figures d'anges représentant les frères du Matin et celui de midi. L'ange-à-la-hache, l'ange-riant, l'ange-sévère, l'ange-aux-oreilles enroulées comme des cornes de bélier, et l'ange-à-la-trompette. À la droite de l'ange-dormant émergèrent dans les troncs les figures d'anges à l'image des frères du Soir; l'ange-aux-oiseaux, l'ange-aux-poissons, l'ange-aux-clochettes et l'ange-aux-abeilles. Et ils avaient travaillé de telle façon les troncs que lorsque le vent se levait il s'engouffrait dans les trous, dans les plis et les fentes creusés dans le bois. Le vent qui filait à travers la clairière glissait dans la bouche des anges, sifflait au ras de leurs lèvres, entre leurs doigts, entre leurs ailes, dans les plis de leurs robes. Râles et stridences, mugissements et chuintements. La clairière chantait, le vent fredonnait des airs aux accents tantôt vifs, tantôt lents, la lumière ondoyait le long des troncs sculptés, et les arbres vibraient d'avoir été ainsi marqués de l'empreinte des anges.

Sylvie Germain, Jours de colère

 

Elle ferme les yeux. Du bout de son index, Andràs se met à dessiner son profil, commençant sur le front, à la naissance des cheveux, puis descendant délicatement entre les sourcils, suivant la fine crête du nez, se glissant dans la fossette entre la racine du nez et des lèvres.
C'est ici, dit-il, que l'ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance Chut ! et l'enfant oublie tout. Tout ce qu'il a appris là-bas, avant, au paradis. Comme ça, il vient au monde innocent.

Saffie ouvre les yeux progressivement, elle veut vérifier l'empreinte de l'ange sur le visage de son amant mais son regard est aspiré par la bleue lumière dansante des yeux qui l'étudient.
      Sinon, poursuit Andràs en riant, qui veut naître? Qui accepte d'entrer dans cette merde? Ah! Personne! On a besoin de l'ange!

Nancy Huston, L' empreinte de l'ange

Et l'ange appuie son doigt sur la lèvre du fœtus juste avant qu'il naisse et murmure : «Oublie toutes tes vies précédentes afin que leur souvenir ne te gêne pas dans cette vie-ci.»
       C'est ce qui donne la gouttière au-dessus des lèvres du nouveau-né.

Extrait de la Kabbale

Il s'est remis à neiger quand Olafia les rejoint à grand peine. Le ciel abrite une multitude de flocons. "Voilà les larmes des anges", disent les Indiens au nord du Canada quand la neige tombe. Ici, il neige beaucoup et la tristesse du ciel est belle, elle est une couverture qui protège la terre du gel et illumine l'interminable hiver, mais elle peut aussi être très froide et presque impitoyable. 

Jon Kalman Stefansson, La tristesse des anges 

 

Du sommet de la colline, l'ange de pierre dominait la ville. Je me demande s'il y est toujours, érigé qu'il fut en mémoire de celle qui rendit sa pauvre âme à l'instant où je m'appropriais la mienne. Cet ange, ce n'est pas sans fierté que mon père l'avait acheté, pour honorer la dépouille de ma mère, mais aussi clamer sa race, désireux qu'il était d'asseoir sa dynastie, pour l'éternité plus un jour. 
       Eté comme hiver, l'ange contemplait la ville de ses yeux sans lumière. Il était doublement aveugle, non seulement par la pierre qui le constituait, mais aussi par une totale absence de prétention à la vue. Le sculpteur l'avait laissé sans yeux. Je trouvais étrange qu'il se tînt là, au-dessus de la ville, nous incitant tous au ciel sans du tout savoir qui nous étions. Mais j'étais trop jeune alors pour comprendre sa présence, bien que mon père m'eût souvent raconté qu'on l'avait fait venir d'Italie à grands frais et qu'il était de pur marbre blanc. Je pense aujourd'hui qu'il a dû être sculpté sous ce soleil lointain par de cyniques descendants du Bernin qui en gougeaient des douzaines comme lui, et jaugeaient avec une admirable précision les besoins des pharaons en herbe de nos pays barbares. 
       Ses ailes étaient piquetées de neige en hiver et de poussière en été. Ce n'était pas le seul ange du cimetière de Manawaka, mais c'était le premier, le plus imposant et pour sûr celui qui avait coûté le plus cher. Les autres, si je m'en souviens bien, étaient d'une tout autre race, de vulgaires angelots, chérubins lippus à la moue pétrifiée brandissant un coeur de pierre, ou tapotant dans un silence éternel sur une petite harpe sans cordes, de pierre elle aussi, ou encore pointant le doigt d'un air extatique et concupiscent vers une inscription. 

Margaret Laurence, L'ange de pierre 

 

Chacun de nous vit avec un ange, c'est ce qu'il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu'il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : «Tu ne peux pas t'en aller à Jérusalem», lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. «Cher Rav Daniel, lui répond l'ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu'au mur occidental de la ville sainte avec une paire d'ailes fortes, comme celles du vautour.» Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. «Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l'étui de ta bosse.» Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu'ici un sac d'os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre. 
       L'ange le lui a répété, parce qu'il faut dire les choses deux fois aux hommes : «Oui, tu voleras avec tes ailes jusqu'à Jérusalem et tu feras des souliers avec Rav Iohanan hassandler» qui serait chez nous don Giuvanne le cordonnier.

Erri de Luca, Montedidio

 

Cette même semaine, un Kurde mourut dans la ville sans que sa famille fût là pour l'emporter. Pas de chance! Il serait «mal enterré». Entre ces montagnards sunnites et ces citadins shi'ites, il existait une rogne vivace que mille incidents se chargeaient d'alimenter. Mais les Kurdes sont de dangereux bagarreurs et les Tabrizi les craignaient trop pour les attaquer vivants ; ils prenaient malicieusement leur revanche à l'heure de la mort. Les Kurdes trépassés dans la ville couraient grand risque d'être enterrés à plat et face contre terre, au lieu d'être installés dans la fosse, le visage tourné contre La Mecque, comme l'exige la coutume. Ainsi Azraël, l'Ange de la Mort, blessé par cette posture inconvenante, leur refuserait l'accès du Paradis. Aussi arrivait-il qu'un Kurde, malade à l'hôpital du district, et sentant ses forces décroître, disparaisse, vole un cheval et rentre, bride abattue, mourir en Kurdistan. 

Nicolas Bouvier, L'usage du monde

 

La part des anges, c'est l'impondérable perte de volume d'un alcool au cours de son vieillissement. Pour moi, c'est ce qui s'évapore lors du passage d'un texte d'une langue à l'autre. J'essaie, au cours de mes traductions, de prendre des notes sur mon travail. Cela fait le contenu d'une partie des articles publiés ici.
       Le reste concerne les publications, les auteurs, leur réception en France.

Laure Hinckel (traductrice de littérature roumaine
sur son site personnel: «
La part des anges»
rubrique: «À mon sujet»)



Un garçon de seize ans tout à fait convaincu qu'il n'appartenait pas à ce monde. Une moitié seulement de lui-même en faisait partie. L'autre se trouvait dans ce royaume d'indigo. Si bien qu'aucune loi ni règle ne pouvait le gouverner. Il faisait seulement semblant d'être astreint aux lois de ce monde. Quelles lois pourraient bien s'appliquer à un ange?

Yukio Mishima, L'ange en décomposition

 

      J'étais alors un enfant, dit Perlut, mais je n'ai pas oublié. J'ai toujours attendu que les oiseaux viennent dans ma vie. J'ai fait des études. J'ai fait la guerre. J'ai travaillé dans une industrie. Je n'ai pas cessé alors de courir la campagne à la recherche des oiseaux que je ne connaissais pas. je me disais: «C'est en souvenir de mon père et de ma famille, et il faut bien se distraire.» Mais, ma petite Marie-Noëlle, lorsqu'on a vu la huppe, le balbuzard, le roitelet, l'effraie, la cigogne et tant d'autres, c'est forcé qu'un jour il y ait une histoire. Comprends-moi. Ce sont des envoyés tous ces oiseaux. Personne ne parle plus des anges, mais il nous faut des êtres tout pareils pour nous tenir compagnie et nous rappeler que rien n'arrive sans le Seigneur.

André Dhôtel, Le couvent des pinsons

 

Les anges
les anges dans le ciel
l'un est vêtu en officier
l'un est vêtu en cuisinier
et les autres chantent
Le doux printemps
longtemps après Noël
te médaillera d'un beau soleil
Le cuisinier plume les oies
Ah! tombe neige
tombe neige et que n'ai-je
ma bien aimée entre les bras.

Guillaume Apollinaire

 

      Il existe deux sortes d'anges. Les uns aidèrent l'homme dès le début à rendre la terre habitable. Les autres s'employèrent à l'en empêcher. L'humanité n'est pas assez mûre pour qu'on lui révèle lesquels de ces anges sont bons et lesquels mauvais.

Valentin le gnostique, Syntagme d'Hippolyte, vers 170 après J.C.

 

Ange assombri des langues de colère
Prises au sein de Dieu
Et jetées à la terre
Comme un trop d'ambroisie
Entre les mains nocturnes des enfants
Des hommes;
Ange assombri si parfaitement noir,
Eblouissant aux mains de la lumière:
Le diamant d'ombre de ta voix
Redit ton nom aux colères de l'ombre.

Armel Guerne, Le temps des signes.

 

    

Terre cuite Marie-Françoise Godey

 

      L'essence divine de l'homme libérée par l'art et la mort, n'est pas nécessairement bonne; elle présente deux aspects, le divin et le démoniaque, dont la lutte produit le drame de l'esprit. L'art fait simplement lever le rideau. Pears prétend que ce qui arrive ensuite est l'affaire du moraliste et non de l'artiste. Le principe est le principe démoniaque de libération...

Charles Morgan, Sparkenbroke.

 

      Certains textes gnostiques, dont on retrouve trace beaucoup plus tard dans la tradition hassidique, évoquent celui que j'appellerai ici l'Ange de la naissance et qui sans doute n'est pas sans lien avec l'Ange gardien du christianisme tardif. Il existe, pour reprendre l'expression du romancier scandinave Pär Lagerkvist, un pays des âmes, un grand lac de semence où les êtres participent de la lumière et de la béatitude divine. Mais l'archonte suprême ordonne de temps à autre à telle ou telle de ces âmes de s'incarner et il charge l'Ange de mener l'oeuvre à son terme, car bien entendu l'âme ressent devant cette incarnation angoisse et regrets. Bien malgré elle, la voilà condamnée à trouver place dans le ventre de la femme.
(...)
      J'ai dépeint l'Ange se hâtant ainsi vers cette porte qui ouvre le ventre de la mère mais on peut imaginer aussi l'Ange qui étend la main au moment même de la conception et qu'ainsi dès le commencement de son incarnation, l'être humain est séparé de son existence antérieure. La question est d'importance, même au yeux d'une psychologie contemporaine qui s'intéresse de plus en plus vivement à la manière dont l'enfance traverse les neuf mois de son élaboration. Et le paradis océanique qu'évoque Ferenczi, cette eau de nature marine où le petit baigne dans son temps d'obscurité, est-ce qu'il est, ou non traversé par les imageries de l' "arrière-pays"? Si c'est le cas, le rôle de la mère, qui laisse ou fait vivre en elle ce trésor d'avant la vie, se trouve singulièrement conforté, celui du père n'étant plus que l'élément prétexte de la naissance.

Claude Mettra, De la terre visible aux terres de l'invisible.

 

     ...Mary eut un léger frémissement du coin des lèvres, qui accentua la gravité du visage, privilège du sourire de l'extrême jeunesse et, dans ses yeux brillait le reflet en miniature d'une fenêtre, on lisait également, mêlée au tragique amour des femmes pour la vie, cette sauvage ténacité de l'enfance faite à demi de doute et de défi, et qui, avec le détachement passionné d'un tigre ou d'un ange, semble considérer ce monde d'après un univers qui lui est secrètement familier.

Charles Morgan, Sparkenbroke.

 

      ...deux âmes se regardent, se reconnaissent, s'identifient, se confondent? Tant est cruelle et splendide l'exigence de l'ange que nous portons en nous, qui vit en nous. Au pays des âmes. Certes, la vie vaut d'être vécue puisqu'elle est porteuse d'esprit, d'âme et que celui-ci ou celle-ci (Lagerkvist semble jouer indifféremment de l'un ou de l'autre) est capable d'amour comme Pascal disait que les hommes sont capables de Dieu.

Régis Boyer, Introduction à "Âmes Masquées" de Pär Lagerkvist.

 

      Ce récit transporte le lecteur au pays où séjournent les âmes. Là, nous savons que tout est parfait, tout est beau et sublime, pas comme ici. Des êtres que nous ne pouvons concevoir qu'imparfaitement, dont nous n'avons qu'une intuition partielle y mènent une vie transfigurée. Leur existence dépasse le monde de la réalité, de l'abjection. Seule, la perfection règne chez eux, où que l'on aille, où que l'oeil ébloui regarde. Tel est le pays de l'âme, sa véritable patrie. Et dans ce pays, c'est toujours fête. C'est toujours bal masqué.

Pär Lagerkvist, Âmes Masquées.

 

Je m'étais toujours figuré les anges avec une auréole sur la tête et de petites ailes dans le dos.
       Cette image toute faite a des origines anciennes. L'auréole est une déclinaison de la plaque de métal dont les Romains entouraient les statues des saints chrétiens afin de les protéger des fientes des oiseaux. Quant aux petites ailes dans le dos, elles remontent à une tradition mésopotamienne qui signalait par ces appendices dorsaux tout ce qui était considéré comme relevant du monde supérieur.

Bernard Werber, L'Empire des anges

 

Les gens de scène et du cirque aiment se représenter avec des ailes et se prendre pour des anges. L'ange est un artiste qui aime se déguiser et se montrer en scène: dans Les Ailes du désir, de Wim Wanders, l'espace du cirque est celui où l'ange Damien rencontre les hommes et la trapéziste Marion.

Olivier Mongin, Qui fait l'ange? 
(revue Autrement n°162: Le réveil des anges)

 

      Mais ce qu'on apprend de surprenant avec Wanders, c'est que les anges envient les hommes. Ils observent les humains avec étonnement, admiration et compassion, et toujours avec un petit peu de jalousie. De quoi sont-ils jaloux? De la finitude des mortels. De leur fragilité. De leur inscription dans le temps. De leur "avoir froid", "avoir faim", "goûter le sucré". Ou encore de l'aube glaciale qui les amène à se frotter une main contre l'autre, à ressentir la chaleur d'une tasse de café. Regret encore de ne pas vivre le cafard, l'incertitude, le "mourir d'amour" et la peur de la mort.
(...)
      Or les anges de Swedenborg, au contraire, ne baignent pas dans le morosité d'une éternité vide. Ils ne ressentent ni ennui ni répétition, peut-être parce qu'ils font plus qu'observer le monde. Ils sont constamment en train de devenir autre chose, toujours embarqués vers un devenir-quelque-chose, vers un devenir-un-état-quelconque, un devenir-un-état-quelconque-de-quelqu'un-ou-quelque-chose. Ces anges-là ne sont pas métaphysiques mais affectifs.

Peter Pâl Pelbart, Le carnaval 
(revue Autrement n°162: Le réveil des anges)

 

« Pour connaître la valeur d'une année, interroge l'étudiant qui a raté son examen.

Pour connaître la valeur d'un mois, interroge la mère qui a mis au monde un enfant prématurément.

Pour connaître la valeur d'une semaine, interroge l'éditeur d'une revue hebdomadaire.

Pour connaître la valeur d'une heure, interroge l'amoureux qui attend son rendez-vous.

Pour connaître la valeur d'une minute, interroge l'homme pressé qui vient de rater son bus.

Pour connaître la valeur d'une seconde, interroge celui qui a perdu un être cher dans un accident de voiture.

Pour connaître la valeur d'un millième de seconde, interroge le médaillé d'argent d'une finale olympique.»

Et, facétieux, mon mentor ajoute :

Pour connaître la valeur d'une destinée humaine, interroge ton ange instructeur. Nous ne nous attachons pas aux menues circonstances, à tous ces instants anodins de la vie de nos clients. Nous nous précipitons directement sur les moments importants et les choix déterminants.

Edmond Wells s'éloigne. Il a d'autres anges débutants à instruire.

Bernard Werber, L'Empire des anges

 

Ce soir mon coeur fait chanter
des anges qui se souviennent...
Une voix, presque mienne,
par trop de silence tentée,

monte et se décide
à ne plus revenir;
tendre et intrépide,
à quoi va-t-elle s'unir?

Rainer Maria Rilke, Vergers.

 

      Dans ce long monologue, "tu" est l'objet de mon récit, en fait c'est un moi qui m'écoute attentivement, "tu" n'est que l'ombre de moi.
Pendant que j'écoutais attentivement mon propre "tu", je t'ai fait créer "elle", parce que tu es comme moi, tu ne peux supporter la solitude, tu dois aussi trouver quelqu'un à qui parler.

Gao Xingjian, La montagne de l'âme.

 

      Etes-vous l'une de celles pour qui le mot "ange" n'a aucun sens? demanda-t-il à Mary.
      Un ange était un ange aux yeux de Mary et elle répondit:
      Non, mais je crois qu'il n'en existe plus de nos jours, de même qu'il n'y a plus de miracles. Une fois, chez nous, on a prêché là-dessus. Le vicaire a dit que Dieu cessait d'en envoyer parce que le monde n'en éprouvait plus le besoin.
      L'air était empli d'anges, ce matin, dit-il, et l'un d'eux m'a dit, comme à Nicodème: Lève-toi, cesse de méditer, prends tes outils. Prends tes outils avait dit l'ange à Nicodème, et sculpte dans le bois l'image de ton Seigneur Jésus-Christ.

Charles Morgan, Sparkenbroke.

 

      Sous le ventilateur de style colonial, une peluche anthropomorphe avait tendu son arc en attendant que ça passe. Elle n'avait pas l'air enchanté de tendre son arc, la peluche anthropomorphe, mais bon, on ne lui demandait pas son avis.
     
Qu'est-ce que c'est que ce truc? demanda Jojo en levant le nez.
     
C'est Cupidon, l'ange de l'amour, dit Yotox.
     
Ah. et ça sert à quoi?
     
À faire avancer l'action quand il ne se passe rien.
      Et les deux hommes se plongèrent dans la contemplation de l'angelot qui tortilla doucement ses fesses mafflues: la porte
qui comme l'amour ne crie jamais gare venait de s'ouvrir.

Florent Kieffer, Dernière vie d'ange.

 

      Selon je ne sais plus quel vieil auteur de science-fiction au crâne dégarnit, me disait-il, n'importe quelle technologie suffisamment en avance sur son temps passerait pour de la magie. Cela dit, mon petit Azazel n'est pas une bizarrerie extraterrestre mais un démon en bonne et due forme. Et il a beau ne mesurer que deux centimètres de hauteur, il peut faire bien des choses stupéfiantes.

Azazel, Isaac Asimov.

 

      À ce moment, d'un banc situé près de la sortie de la rue Bronnaïa, quelqu'un se leva et vint à la rencontre du rédacteur en chef. Et celui-ci reconnut le citoyen qui, cet après-midi, en plein soleil, s'était modelé dans l'épaisseur torride. Seulement, maintenant, il n'était plus aérien, mais charnel, comme tout le monde, et dans le crépuscule qui tombait, Berlioz distinguait parfaitement ses petites moustaches semblables à du duvet de poule, ses petits yeux ironiques d'ivrogne, et son pantalon à carreaux, remonté si haut qu'il découvrait ses chaussettes blanches, en révélant leur saleté.

Le Maître et Marguerite, Mickhaïl Boulgakov.

 

      " Me voilà en quête du diable. Je blémis sur les livres magiques de Cornelius Agrippa et j'égorge la poule noire du maître d'école mon voisin. Pas plus de diable qu'au bout du rosaire d'une dévote! Néanmoins il existe: saint Augustin en a, de sa plume, légalisé le signalement: «Daemones sunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo passiva, corpore aerea, tempore aeterna.» Cela est positif. Le diable existe. Il pérore à la chambre, il plaide au palais, il agiote à la bourse. On le grave en vignettes, on le broche en romans, on l'habille en drames. On le voit partout, comme je vous vois. C'est pour lui épiler mieux la barbe que les miroirs de poche ont été inventés. Polichinelle a manqué son ennemi et le nôtre. Oh! que ne l'a-t-il assommé d'un coup de bâton sur la nuque!
      " Je bus l'élixir de Paracelse, le soir avant de me coucher. J'eus la colique. Nulle part le diable en cornes et en queue.

Gaspard de la Nuit, Louis Bertrand


Or en ces jours, mon fils, tous les êtres vivants,
Qu'ils nagent dans les eaux ou volent sur les vents,
Du soleil au ciron, de la brute à la plante,
Étaient tous animés par une âme parlante.
L'homme n'entendait plus cet hymne à mille voix
Qui s'élève des eaux, des herbes et des bois;
De ces langues sans mots, depuis sa décadence,
Lui seul avait perdu la haute intelligence,
Et l'insensé déjà croyait, comme aujourd'hui,
Que l'âme commençait et finissait en lui;
Comme si du Très-Haut la largesse infinie
Épargnait la pensée en prodiguant la vie!
Et comme si la vie avait un autre emploi,
Père, que de t'entendre et de parler à toi!
Mais bien qu'aux hommes sourds ces voix de la nature
Ne parussent qu'un vague et stupide murmure,
Les anges répandus dans l'éther de la nuit
D'une impalpable oreille en aspiraient le bruit;
Car du monde réel à leur monde invisible
L'échelle continue était plus accessible;
Aucun des échelons de l'être ne manquait,
Avec la terre encor le ciel communiquait;
Des esprits et des corps l'indécise frontière
N'élevait pas entre eux d'aussi forte barrière.
L'homme entendait l'esprit; l'être immatériel,
Habitant l'infini que l'homme appelle ciel,
Uni par sympathie à quelque créature,
Pouvait changer parfois de forme et de nature,
Et, dans une autre sphère introduit à son gré,
Pour parler aux mortels descendre d'un degré.
Bien plus, de ces amours des vierges et des anges
Il naissait quelquefois des natures étranges;
Hommes plus grands que l'homme et dieux moins grands que Dieu,
De la brute à l'archange occupant le milieu;
Monstres que condamnait leur nature adultère
À regretter le ciel en agitant la terre.


Du grand monde impalpable à ce monde des corps,
Nul ne sait, ô mon fils, les merveilleux rapports;
Mais la terre à nos pieds nous en rend témoignage:
De ce qu'on ne voit pas ce qu'on voit est l'image;
Un ciel réfléchit l'autre, et si dans nos sillons
La poussière de vie écume en tourbillons,
S'il n'est pas un atome en la nature entière,
Un globule de l'air, un point de la matière,
Qui ne révèle l'être et la vie à nos yeux,
L'infini d'ici-bas nous dit celui des cieux;
L'éternité sans fond n'a point de bord aride,
Et ce qui remplit tout ne connaît pas de vide!

De ces esprits divins dont sont peuplés les cieux,
Les anges étaient ceux qui nous aimaient le mieux.
Créés du même jour, enfants du même père,
Que l'homme en le nommant peut appeler mon frère;
Mais frères plus heureux, dont la sainte amitié
De tous nos sentiments n'a pris que la pitié;
Invisibles témoins de nos terrestres drames,
Leurs yeux ouverts sur nous pleurent avec nos âmes;
De la vie à nos pas éclairant les chemins,
Ils nous tendent d'en haut leurs secourables mains.
C'est pour eux que sont faits ces divins phénomènes
Dont l'homme n'entrevoit que les lueurs lointaines;
Et pour eux la nature est un saint instrument
Dont l'immense harmonie éclate à tout moment,
Et dont la claire voix et les mille merveilles
De sagesse et d'extase enivrent leurs oreilles.


À cette heure où du jour le bruit va s'assoupir,
Pour entendre du soir l'insensible soupir,
Quelques-uns d'eux, errant dans ces demi-ténèbres,
Étaient venus planer sur les cimes funèbres.
Des étoiles aux mers, comme pleine de sens,
La montagne n'était qu'un orgue à mille accents.
Il eût fallu Dieu même et l'oreille infinie
Pour démêler les voix de la vaste harmonie.
Les anges, le silence et la nuit écoutaient
Ce grand chœur végétal ; et les cèdres chantaient:
(le poème se poursuit avec le chœur des arbres)

Alphonse de Lamartine, extrait de La chute d'un ange,
Première vision


 

 

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