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La célébrité de quelqu'un, quel qu'il soit, a pour base une brutale
transgression de la raison. Car gloire et célébrité ne sont rien de
plus qu'être reconnu par la majorité. Et selon l'expression d'un des
plus grands philosophes, la majorité a constamment tort. Ret
Marut
Au Mexique, le narrateur, Gales, a acheté cinquante acres de terre
inculte et envahie par la brousse tropicale. Son plus proche voisin
Blanc, à une heure à cheval est un certain Docteur Cranwell:
Parfois en observant le docteur, j'avais l'impression qu'il
était mort depuis plusieurs années déjà, et qu'il ne continuait à
vivre que parce qu'il avait oublié qu'il était mort, parce que
personne ne l'avait remarqué et ne lui avait dit. À ce moment-là, je
me disais que si je pouvais faire imprimer dans un journal un avis
nécrologique et le lui montrer, il tomberait mort sur-le-champ et, une
demi-heure plus tard, aurait l'apparence d'un homme enterré depuis
cinquante ans. Ces idées ne me venaient pas souvent, mais seulement
lorsque je le voyais assis dans son fauteuil, silencieux, immobile,
regardant l'océan gris de la jungle avec des yeux qui cillaient à
peine et semblaient eux-mêmes vides et morts;
Et puis, d'autres jours, je le trouvais bien vivant et alerte, parlant
d'abondance des petits faits de sa vie quotidienne, de la rossée qu'un
des hommes qu'il employait avait flanquée à sa femme et de l'œil poché
que celle-ci en avait gardé.
Un jour qu'il était ainsi d'humeur bavarde, je lui demandai s'il
n'avait jamais écrit un livre. Il me paraissait avoir une manière de
raconter qui eût pu faire de lui un grand écrivain s'il s'en était
donné la peine.
"Un livre? dit-il. Un seul livre? Non: quinze… ou plus exactement
dix-huit livres.
—
Ils ont été publiés?
—
Non, jamais. À quoi bon?
—
Pour que les gens les lisent!
—Ridicule!
Il y a des milliers de livres, de grands livres, que les gens n'ont
jamais lus. Pourquoi leur en donner d'autres, s'ils ne lisent pas ceux
qui existent déjà?
—
Vous auriez pu les publier pour devenir célèbre, ou pour gagner de
l'argent.
—
De l'argent? avec les livres que j'écris? Ne me faites pas rire…
D'ailleurs j'ai assez d'argent pour vivre comme je l'entends. Pourquoi
en voudrais-je davantage? Pour quoi faire? Quand à la gloire… ne
soyez pas stupide, Gales. La gloire, qu'est-ce que c'est, en fin de
compte? Elle pue la gloire. Aujourd'hui, vous êtes célèbre, votre nom
apparaît à la première page de tous les journaux, demain, c'est tout
juste si cinquante personnes seront encore capables de l'écrire
correctement - et après-demain, si vous mourez de faim, personne ne
s'en souciera: voilà ce qu'on appelle la gloire. Vous ne devriez pas
employer un tel mot —
pas vous ; bien sûr, il existe une autre gloire, la vraie, celle qu'on
connaît après sa mort, quand plus personne ne sait même où on est
enterré. À quoi ça sert, d'être célèbre après qu'on a cassé sa
pipe? Le simple fait de parler de gloire me rend malade. Quelle blague!
—
Okay, Doc. N'y pensez plus… Je crois pourtant qu'un bon livre est
toujours le bienvenu pour ceux qui savent l'apprécier.
—
Pour autant qu'il les atteignent… Ça arrive peut-être, mais très
rarement.
—
Vous avez sans doute raison, Doc. Je n'ai jamais vraiment pensé à la
question. En tout cas, j'aimerais lire les livres que vous avez écrits.
Pourriez-vous m'en confier au moins un ou deux?
—
Si je les avais encore, je crois que je répondrais non… De toute
manière, je ne les ai plus. Ils sont retournés là d'où ils sont
venus: l'éternité… J'ai tire d'eux tout le plaisir possible en les
écrivant. En fait, je crois en avoir éprouvé plus de satisfaction
qu'aucun écrivain n'en connaîtra jamais en voyant ses œuvres publiées.
—
Excusez-moi, Doc, mais je ne comprends pas…
—
Ce n'est pas difficile: une fois qu'un livre est publié, le plaisir de
l'écrivain - s'il est un véritable artiste et pas seulement un
commerçant —
est gâché par un tas de choses qui n'ont rien à voir avec les
fondements de l'univers. Pour moi, voyez-vous, les livres sont les
fondements de l'univers. Si un livre est vraiment votre création, vous
souffrez mille morts à la pensée d'avoir à l'envoyer à un éditeur —
c'est du moins ce que j'ai ressenti et ce que je ressens toujours.
Chaque fois que j'ai eu terminé un livre, je l'ai relu, corrigé, j'y
ai apporté des modifications pour le rendre aussi proche que possible
de l'idée que je me faisais de la perfection, et cela fait, je me suis
senti heureux, totalement comblé. Après quoi, je l'ai détruit…
Le visiteur du
soir, de B. Traven
...
l'homme connu dédaigne l'homme ignoré, sans songer que le
temps fait également justice de leurs prétentions, et qu'ils sont tous
également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se
succèdent.
François-René de Chateaubriand, Livre
II des
"Mémoires d'outre tombe"
C'était peut-être la plus belle chose qu'on ait faite sur la terre. Cette
oeuvre de Vasari resta longtemps dans la sacristie. Vasari mourut. Pendant les
guerres françaises, ou celles des Habsbourg, la paroisse devint très pauvre;
il y eut un grand trou dan sle mur de la sacristie, un boulet de bombarde
peut-être, ou seulement le temps: et comme on n'avait pas d'argent, on mit le
tableau pour boucher ce trou, pour que le curé avant ses messes dans la paix
et loin des regards s'habillât, priât saint Martin de lui venir en aide et
ne souffrît pas du vent de la Verna. ceci pendant dix ans, ou cinquante; et
comme le revers de bois de cette surface peinte sans cesse brûlait, prenait
l'eau et gelait, le motif se gondola et devint horrible, ou risible; "bon
saint Martin" disaient en riant les paysans quand ils le voyaient; on
tourna le tableau de l'autre côté, par décence. saint martin impassible,
abruptement florentin ou gentiment siennois, d&figuré mais impassible,
regarda le vent de la Verna, les ombres droites et personne. ce n'était pas
la plus belle chose qu'on puisse voir sur la terre. Les cieux éprouvent ce
qu'ils aiment. Les cieux roses et blonds changeaient. Saint Martin devint de
la suie, les couleurs tombèrent; on aurait pu voir les apprêts de Lorentino,
les premiers traits posés le premier matin quand il était encore plein de la
vision du saint, la main théologale et ses repentirs, ses colères; on aurait
pu le voir. mais personne ne venait par là, ça donnait sur des friches. Sur
le talus des orties poussaient tout du long, des violettes; des cochons perdus
et des moineaux passaient. La nuit, des signes flambaient, un bois qui
s'allume, les comètes. Une nuit le saint ne vit pas les signes, il n'avait
plus du tout de visage: on ne vit plus rien, la paroisse se renfloua, on fit
rebâtir le mur et on jeta ce rien. Aujourd'hui c'est de la terre, comme
Lorentino; comme Piero; comme le nom de Lorentino, comme le nom de saint
Martin que les paysans n'appellent plus, qui n'éclate plus dans leur rire et
ne pleure plus avec eux, qui se tait dans les bouches sous la terre. On dit
encore le nom de Piero, il s'éparpille pour mieux se taire bientôt. Ce ne
sera plus très long maintenant.
Maîtres
et serviteurs, de Pierre Michon
Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que
lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes les
suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs dont
l'esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une
renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui, Chrétien? au milieu
des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant du monde? Déiste?
dégagé des ombres de la matière, perdu dan sles splendeurs de Dieu,
abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé? Athée? il
dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil qu'on appelle la mort.
Rien donc de plus vain que la gloire au-delà du tombeau, à moins qu'elle
n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu,
secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel
d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur
la terre.
François-René de Chateaubriand, Livre
IX des
"Mémoires d'outre tombe"
C'est
ma conviction, assez subversive, qu'un écrivain doit suivre son
inclination s'il veut rester dans l'anonymat et l'ombre.
Jérôme
David Salinger
Tu sais, les poulpes, pour semer leurs poursuivants laissent échapper un
nuage d'encre et je n'ai rien fait d'autre qu'écrire, écrire, brouiller les
pistes avec l'encre de mes stylos.
...
Je
ne suis pas férue de littérature,mais je pensais à Homère, Ossian,
Shakespeare. Je savais combien de grandes oeuvres restaient orphelines
de leurs auteurs ou étaient toujours en quête du père, des siècles après
leur gestation.
...
spécialiste dans ses jardins secrets comme à la ville, des écrivains qui
effacent à grandes eaux les traces d'eux-mêmes. Auteur d'une thèse sur
Salinger, il s'est penché sur Ossian, apprécie Pynchon, mais au-dessus de la
mer de nuages qui fait l'ordinaire de la littérature, bien au-dessus
s'élève un empyrée, un Kilimandjaro dont les neiges ne fondent pas. Pareil
au léopard qui s'est aventuré sur ses pentes, dans la nouvelle d'Hemingway,
il est celui qui explore l'oeuvre et le mystère d'Osborn, en escalade les
versants les moins connus.
Eric
Faye, L'homme sans empreintes 
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