La
        rivière (recueil
        "Contrée")
        
        
        
        D'un
        bord à l'autre bord j'ai passé la rivière,
        Suivant à pied le pont qui la franchit d'un jet
        Et mêle dans les eaux son ombre et son reflet
        Au fil bleui par le savon des lavandières.
        
        
        J'ai
        marché dans le gué qui chante à sa manière.
        Etoiles et cailloux sous mes pas le jonchaient
        J'allais vers le gazon, j'allais vers la forêt
        Où le vent frissonnait dans sa robe légère.
        
        
        J'ai
        nagé. J'ai passé, mieux vêtu par cette eau
        Que par ma propre chair et par ma propre peau.
        C'était hier. Déjà l'aube et le ciel s'épousent.
        Et voici que mes yeux et mon corps sont pesants,
        
        
        Il
        fait clair et j'ai soif et je cherche à présent
        La fontaine qui chante au cœur d'une pelouse.
        
        
        
         
        
        Demain
        (poème écrit
        pendant la Résistance, 
        recueil "Destinée arbitraire")
        
        
        
        Âgé
        de cent mille ans, j'aurais encore la force
        De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir
        Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
        Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
        
        
        Mais
        depuis trop de mois, nous vivons à la veille,
        Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu
        Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille,
        À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
        
        
        Or,
        du fond de la nuit, nous témoignons encore
        De la splendeur du jour et de tous ses présents.
        Si nous ne dormons pas, c'est pour guetter l'aurore,
        Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.
        
        
        
        Calixto
        (Extrait
        poème, recueil
        Calixto)
        
        
        À
        s'endormir à la légère
        Au bruit des sources, sous le ciel,
        Rêvant au rythme planétaire,
        On plonge, gisant dans la terre,
        Et si jamais rêve au réel
        Révéla secret ou mystère
        C'est en dormant au bruit des eaux
        Et du vent fermant ses ciseaux.
        
        
         
        Jamais
        d'autre que toi  (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        
        Jamais
        d'autre que toi en dépit des étoiles et des solitudes
        En dépit des mutilations d'arbre à la tombée de la nuit
        Jamais d'autre que toi ne poursuivra son chemin qui est le mien
        Plus tu t'éloignes et plus ton ombre s'agrandit
        Jamais d'autre que toi ne saluera la mer à l'aube quand fatigué
        d'errer moi sorti des forêts ténébreuses et des buissons d'orties je
        marcherai vers l'écume
        Jamais d'autre que toi ne posera sa main sur mon front et mes yeux
        Jamais d'autre que toi et je nie le mensonge et l'infidélité
        Ce navire à l'ancre tu peux couper sa corde
        Jamais d'autre que toi
        L'aigle prisonnier dans une cage ronge lentement les barreaux de cuivre
        vert-de-grisés
        Quelle évasion !
        C'est le dimanche marqué par le chant des rossignols dans les bois d'un
        vert tendre l'ennui des petites filles en présence d'une cage où
        s'agite un serein tandis que dans la rue solitaire le soleil lentement déplace
        sa ligne mince sur le trottoir chaud
        Nous passerons d'autres lignes
        Jamais jamais d'autre que toi
        Et moi seul seul comme le lierre fané des jardins de banlieue seul
        comme le verre
        Et toi jamais d'autre que toi.
        
        
         
        De
        silex et de feu (extrait)
        (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        
        
        Éraillé
        béant abritant peste et démence
        
        
        Il arrive il pénètre au port le paquebot
        
        
        Hors de son flanc comme l’intestin d’une panse
        
        
        La cargaison étonnement des cachalots
        
        
        Est partie à la dérive au sommet du mât
        
        
        Flotte un pavillon noir Écartez-vous voilures
        
        
        Tout l’équipage mort moisit dans les hamacs
        
        
        Proie de l’épidémie aux yeux de pourriture
        
        
        Sur l’épaule inclinant le manche de sa faux
        
        
        Tout à l’heure à midi des bureaux sanitaires
        
        
        L’épouvante danseuse étique aux bijoux faux
        
        
        Paraîtra saluée par les cris des fonctionnaires
        
        
        Déjà le feu pétille il est trop tard trop tard
        
        
        Le ciel contemple les gestes des sémaphores
        
        
        Cependant que le flot ronge le coaltar
        
        
        Au flanc des bâtiments Qu’apparaisse l’aurore
        
        
        Où les ancres levées aux sanglots des sirènes
        
        
        Tous ces bateaux prendront la mer en liberté
        
        
        Qu’ils
        soient croiseurs chaluts ou trafiquants d’ébène
        
        
        Ou frégate fantôme aux ordres d’Astarté
        
        
        Mais
        je crains qu’à leurs proues les moules par milliers
        
        
        Ne se fixent avant leur départ vers les rades
        
        
        Où l’anneau les attend aux pierres des piliers
        
        
        Où l’on boit le tafia avec les camarades
        
        
        Que m’importe après tout le sort des matelots
        
        
        Qu’ils crèvent que le port durant dix quarantaines
        
        
        Soit affamé tant pis pour le méli-mélo
        
        
        Tant pis pour les marins et pour les capitaines
        
        
        Mais au gré des courants flotte la cargaison
        
        
        La vague la balance et le cap la repousse
        
        
        La glace et le soleil au gré de la saison
        
        
        Font péter les caissons où s’accroche la mousse
        
        
        Où flottent maintenant le poivre et la cannelle
        
        
        Le café la confiture et les bois précieux
        
        
        Où sont les essences de fleurs et les flanelles
        
        
        Les
        barriques de vin la soie brodée de dieux
        
        
        Quels poissons ont mangé les viandes et le pain
        
        
        Et les médicaments et les clous de girofle
        
        
        La saumure a rempli la gourde des copains
        
        
        Des épaves se sont échouées au bord des golfes
        
        
        Mais là n’est pas la mer avec tous ses cadavres
        
        
        Avec ses tourbillons ses huiles et ses laines
        
        
        Ses continents déserts ses récifs et ses havres
        
        
        Ses poissons ses oiseaux ses vents et ses baleines
        
        
        Non ce n’est pas la mer (...)
        
        
         
        Passé
        le pont (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        
        La
        porte se ferme sur l'idole de plomb
        Rien désormais ne peut signaler à l'attention publique cette maison
        isolée
        Seule l'eau peut-être se doutera de quelque chose
        Les clairs matins d'automne la corde au cou plongent dans la rivière
        Le myosotis petit chien de Syracuse n'appellera jamais plus la fermière
        aux yeux pers de son cri de mauvais augure
        Du temps de Philippe le Bel à travers les forêts de cristal un grand
        cri vient battre les murs recouverts de lierre
        La porte se ferme
        Taisez-vous ah taisez-vous laissez dormir l'eau froide au bas de son
        sommeil
        Laissez les poissons s'enfoncer vers les étoiles
        Le vent du canapé géant sur lequel reposent les murmures le vent
        sinistre des métamorphoses se lève
        Mort aux dents mort à la voile blanche mort à la cime éternelle
        Laissez-la dormir vous dis-je laissez-la dormir ou bien j'affirme que
        des abîmes se creuseront
        Que tout sera désormais fini entre la mousse et le cercueil
        Je n'ai pas dit cela
        Je n'ai rien dit
        Qu'ai-je dit ?
        Laissez laissez-la dormir
        Laissez les grands chênes autour de son lit
        Ne chassez pas de sa chambre cette humble pâquerette à demi effacée
        Laissez laissez-la dormir.
        
        
        
        
         
        
        Sirène-Anémone
        (extrait)
        (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        
        Perdus
        à jamais dans les ombres des corridors
        Nous t’appelons du fond des échos de la terre,
        Sinistre bienfaiteur anémone de lumière et d’or
        Et que brisé en mille volutes de mercure
        Éclate en braises nouvelles à jamais incandescentes
        L’amour miroir qui sept ans fleurit dans ses fêlures
        Et cire l’escalier de la sinistre descente
        Abîme nous t’appelons du fond des échos de la terre
        Maîtresse généreuse de la lumière de l’or et de la chute
        Dans l’écume de la mort et celle des Finistères
        Balançant le corps souple des amoureuses
        Dans les courants marqués d’initiales illisibles
        Maîtresse sinistre et bienfaisante de la perte éternelle
        Ange d’anthracite et de bitume
        Claire profondeur des rades mythologie des tempêtes
        Eau purulente des fleuves eau lustrale des pluies et des rosées
        Créature sanglante et végétale des marées
        
        
        
         
        De
        silex et de feu (
        extrait ) (Recueil Corps et biens)
        
        
        
        La
        mer ce n’est pas même un miroir sans visage
        Un terme de comparaison pour les rêveurs
        Un sujet de pensées pour l’engeance des sages
        Pas même un lavoir propre à noyer les laveurs
        
        Ce n’est pas un grimoire où dorment des secrets
        Une mine à trésor une femme amoureuse
        Une tombe où cacher la haine et les regrets
        Une coupe où vider l’Amazone et la Meuse
        
        Non la mer c’est la nuit qui dort pendant le jour
        C’est un écrin pillé c’est une horloge brève
        Non pas même cela ni la mort ni l’amour
        La mer n’existe pas car la mer n’est qu’un rêve
        
        Et moi qui l’appelais à l’assaut de la digue
        Je reste au pied des rocs jonchés de goémon
        Tandis que le soleil ouvert comme une figue
        Saigne sur les tourteaux errant dans le limon
        
        Jamais plus la tempête en sapant les falaises
        N’abîmera la ville d’Ys les icebergs
        Ne dériveront plus à moins qu’il ne me plaise
        De recréer les flots les voiles et les vergues
        
        Déjà sentant la mort et la teinture d’iode
        Dans la putréfaction qui comblera les mares
        Une flore nouvelle apparaît comme une ode
        Vers le ciel impalpable où s’éteignent les phares
        
        
        
         
        Le
        poème à Florence (extrait) 
        (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        
        Voici
        venir les jours où les œuvres sont vaines
        où nul bientôt ne comprendra ces mots écrits
        Mais je bois goulûment les larmes de nos peines
        quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris
        
        Je bois joyeusement faisant claquer ma langue
        le vin tonique et mâle et j’invite au festin
        Tous ceux-là que j’aimai ayant brisé leur cangue
        qu’ils viennent partager mon rêve et mon butin
        
        Buvons joyeusement ! chantons jusqu’à l’ivresse !
        nos mains ensanglantées aux tessons des bouteilles
        Demain ne pourront plus étreindre nos maîtresses.
        Les verrous sont poussés au pays des merveilles.
        
        
        
        
         
        
        Poème
        à la mystérieuse (Recueil
        Corps et biens)
        
        
        J’ai
        tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
        Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
        et de baiser sur cette bouche la naissance
        de la voix qui m’est chère ?
        J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton
        ombre
        à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
        au contour de ton corps, peut-être.
        Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
        et me gouverne depuis des jours et des années
        je deviendrais une ombre sans doute,
        Ô balances sentimentales.
        J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je
        m’éveille.
        Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
        et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
        je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
        et le premier front venu.
        J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
        qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
        qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
        que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
        sur le cadran solaire de ta vie.
        
        
        
        
         
        
         
        Poème
        de la clandestinité paru dans la revue Europe 
        sous le nom de Valentin Guillois :
        Le veilleur du Pont-au-change (extrait)
        
        
        
        Au
        seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,
        À vous qui êtes proches et, aussi, à vous
        Qui recevrez votre vœux du matin
        Au moment où le crépuscule en bottes de paille entrera dans vos
        maisons.
        Et bonjour quand même et bonjour pour demain !
        Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,
        Même si les nuages le cachent il sera là,
        Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !