Le Café Littéraire luxovien/ L'Art   

 

 

 

     


      «Vous allez en faire quoi de ces graines? demanda Robert en lui rendant le calepin.
― Les expédier en Angleterre.» Lobb rangea le carnet. «Les Anglais vont être fous de ces arbres. Déjà qu'ils adorent les redwoods que j'ai envoyés, et les pins de Californie. Ces séquoias seront les rois de bien des parcs dans le Bedfordshire, le Staffordshire ou l'Hertfordshire... s'ils survivent.
       (...)
       «Mais expliquez-moi, s'entêta Robert, les Anglais, ils en font quoi de ces arbres?
       ― Ils les plantent dans leur propriété.
       ― Ils n'ont donc pas d'arbres en Angleterre?»
       William Lobb s'esclaffa. «Bien sûr que si. Mais ils en veulent qui soient nouveaux et différents, tu comprends. Les riches propriétaires terriens cherchent à créer des "tableaux" dans leurs parcs.» Voyant l'expression déroutée de Robert, Lobb précisa: «Plutôt que de laisser la végétation pousser à sa guise, ils répartissent les arbres de manière qu'ils composent des œuvres d'art. En ce moment, ils réclament des conifères: ils adorent les arbres exotiques qui restent verts toute l'année.

Tracy Chevalier, À l'orée du verger

 

«Entartete Kunst», «Art dégénéré» était le terme employé par les nazis pour qualifier des œuvres insultantes pour le «sentiment allemand». «L'art dégénéré» englobait toute l'avant-garde germanique de l'entre-deux-guerres, les abstraits, les expressionnistes, et les peintres de renommée internationale comme Picasso. En promouvant Paul Klee et Otto Dix, Theodor Grenzberg était une cible idéale. Les nazis avaient saisi à tour de brassard et organisé une exposition itinérante à travers l'Allemagne pour démontrer la dégénérescence de l'art dit «moderne» en le confrontant à une exposition du «grand art allemand». L'Histoire pimentait sa cruauté d'un brin d'ironie: Entartete Kunst avait rencontré un immense succès populaire. Les nazis avaient été à l'origine de la plus visitée des expositions d'art moderne jamais proposées avant-guerre. Des peintres adoubés par le régime ne subsiste même pas le souvenir. Les œuvres de ceux qu'on avait réduits au silence, et pour beaucoup d'entre eux en cendres, valent aujourd'hui des millions de dollars. 

Yannick Grannek, Le bal mécanique 

 

L'année de mes treize ans, lors d'un séjour à Berlin, nous nous trouvâmes à l'ouverture d'une exposition au Berliner Architekturhaus. Sur le trottoir, des hauts-de-forme criaient au scandale en quittant les lieux. On entendait des «Et on ose appeler ça de l'art?», «Un étalage de laideur!», et des «Sordide!» ou des «Obscène!» des plus alléchants. Excité par l'odeur du souffre, je convainquis père d'entrer dans le bâtiment. Ce jour-là, devant la petite toile d'un obscur peintre norvégien, je sus que je n'étais plus seul. La facture était grossière, à peine celle d'un enfant étrennant une boîte de couleurs: un homme sur un pont, regard rivé au spectateur. Ou plutôt son fantôme, car de l'humain il ne restait qu'un cri, noyant ses traits. Et ses mains plaquées sur ses oreilles pour empêcher sa tête d'imploser. Au loin disparaissaient deux silhouettes sombres, inquiétantes. Eaux noires et ciel rougeoyant tournoyaient en volutes déformées par la source même du tableau, le cri. Tout l'univers souffrait, tout l'univers criait avec lui. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique 

 

Même si la définition de la beauté est propre à chaque génération, à chaque individu, il est important de nourrir ses enfants avec celle qu'on croit reconnaître. Leur donner ce cadeau sans étiquette et sans marque est bien plus qu'une consolation, bien plus qu'un dérivatif, bien plus qu'une colère contre un avenir absurde et dangereux. C'est un lien à travers le temps. Regarde le monde, mon fils, et dis-moi comment tu le vois. Ne laisse personne te dire comment tu dois le voir. Pas même moi. Enfin, si. Parfois. Je suis ta mère. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique

 

Moi, en regardant tomber ce bouton, j'ai intuitionné un millième de seconde l'essence de la Beauté. (...) Et c'est pour ça que j'ai pensé à Ronsard, sans trop comprendre au début: parce que c'est une question de temps et de roses. Parce que ce qui est beau, c'est ce qu'on saisit alors que ça passe. C'est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort. (...) est-ce que cela veut dire que c'est comme ça qu'il faut mener sa vie? Toujours en équilibre entre la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition?
      C'est peut-être ça, être vivant: traquer des instants qui meurent.

Muriel Barbery, L'élégance du hérisson

 

      « Nous relisons sans fin Eugène 0niéguine et les poèmes. Hier, Anfime est venu et il a apporté des cadeaux. Nous nous régalons et nous nous cultivons. Discussions sans fins sur l'art.
      « Depuis longtemps, je pense que l'art n'est pas une catégorie, un domaine qui embrasserait une infinité de notions et de phénomènes avec toutes leurs ramifications; au contraire c'est quelque chose de restreint, de concentré; il faut entendre par là un principe fondamental, un élément de l'oeuvre d'art, le nom de la force qui trouve en elle son application, de la vérité qu'elle met en œuvre. L'art ne m'a jamais semblé être un objet ou un aspect de la forme, mais plutôt un élément mystérieux et caché du contenu. Pour moi, c'est clair comme le jour, je le sens par toutes les fibres de mon être, mais comment exprimer et formuler cette pensée?
      « Les œuvres parlent de bien des façons : par les thèmes, les situations, les sujets, les héros. Mais elles parlent surtout par ce qu'elles recèlent d'art. L'art des pages de Crime et Châtiment bouleverse plus que le crime de Raskolnikov.
      « L'art primitif, l'art égyptien, l'art grec, notre art, c'est sûrement, à travers les millénaires, une seule et même chose, l'art, toujours au singulier. C'est une certaine pensée, une certaine affirmation sur la vie, trop universelle pour qu'il soit possible de la décomposer en mots séparés; et lorsqu'un atome de cette force s'insère dans un mélange plus compliqué, cette parcelle d'art pèse plus lourd que le reste et devient l'essence, l'âme et le fondement de l'ensemble représenté.»

Boris Pasternak, Le docteur Jivago

 

      «Si vous le souhaitez, revenez me voir. Je vous enseignerai l'art du pinceau, puisque vous semblez l'ignorer. Vous avez un certain talent, je l'ai vu à l'œuvre, mais l'art est un état plus subtil que le talent. Il se situe au-delà. Pour se transformer en art, le talent doit prendre conscience de lui-même, et de ses limites, et être aimanté d'un but, qui l'oriente dans une direction indiscutable. Sinon, le talent s'agite; il bavarde. Revenez me voir, cela me ferait plaisir. Je peux vous indiquer le chemin.»

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

      L'art, ça n'existe pas pour l'artiste, pas plus que pour le public, je pense; c'est une notion qui n'existe que pour les critiques et ceux qui vivent sur le devant de leur cerveau, pour ainsi dire. L'artiste et le public se contentent d'enregistrer, à la manière d'un sismographe, une charge électromagnétique qui ne peut être rationalisée. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il se produit une transmission, vraie ou fausse, avec ou sans résultat, selon le cas. Mais vouloir disséquer les éléments pour y fourrer son nez ne mène à rien. (Et je ne suis pas loin de croire que cette façon d'aborder l'art est le fait de tous ceux qui sont incapables de s'abandonner à lui!) Paradoxe. Enfin, passons.

Lawrence Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie Tome III - Mountolive

 

      La beauté d'une œuvre n'existe pas en elle-même; elle est étroitement dépendante de sa valeur que vous qualifierez de «marchande», c'est-à-dire de la somme d'argent qu'un homme ou une institution sont prêts à débourser pour l'acquérir. Croyez-vous que l'on parlerait du génie de Van Gogh ou de Vermeer si leurs œuvres n'occupaient pas les sommets de la hiérarchie financière? Un peintre médiocre ne vaut rien, et c'est justice; dès qu'une toile devient inestimable, elle m'intéresse, car il sera néanmoins obligatoire de fixer un prix et de déclencher une bataille. 
      (...) 
      Devant une œuvre de grand prix, les amateurs d'art affirment: «C'est cher parce que beau»; les ignares: «Puisque c'est cher, ce doit être beau»; les imbéciles: «Je trouve ça laid, mais puisque c'est cher, je dois me tromper»; les plus prudents: «C'est cher et c'est beau». Catégories ridicules, messieurs! Et l'on pleure sur ces pauvres artistes qui, de leur vivant, avaient à peine de quoi manger. Le prix est de même nature que la qualité esthétique de la toile, voilà la vérité; il en est même l'élément essentiel, car il est le seul sur lequel on peut influer après que le tableau a été peint. Une œuvre très chère joue un rôle majeur dans notre société, dans la mesure où elle confère une gloire discrète, mais réelle et permanente, à son possesseur. C'est lui qui en tire profit et en profite, non son auteur. 

J.B. Livingstone (pseudo de Christian Jacq), La jeune fille et la mort

 

      L'art n'aide personne, dit Garp. En fait, l'art n'est d'aucune utilité pour personne; les gens ne peuvent pas le manger, il ne les habillera pas, pas plus qu'il ne les abritera et, s'il sont malades, il ne les aidera pas à guérir. 
       Telle était, Helen le savait, la théorie de Garp sur l'inutilité fondamentale de l'art; il rejetait l'idée que, du point de vue social, l'art eût la moindre valeur - qu'il pût en avoir, qu'il dût en avoir. Les deux choses ne devaient surtout pas être confondues, estimait-il; il y avait l'art, et il y avait l'aide dont les gens avaient besoin. Et il y avait lui, qui, maladroitement, s'essayait aux deux (...). Mais, fidèle à sa théorie, il voyait dans l'art et dans l'engagement social deux domaines distincts. Les gâchis éclataient lorsque des imbéciles tentaient de combiner les deux champs. Garp devait toute sa vie garder la conviction, conviction qui d'ailleurs l'exaspérait, que la littérature était une denrée de luxe; il aurait souhaité qu'elle fût plus utilitaire et pourtant, dès qu'elle l'était, il en avait horreur. 

John Irving, Le monde selon Garp

 

Je ne suis ni heureux ni malheureux: je vis en suspens, comme une plume dans l'amalgame nébuleux de mes souvenirs. J'ai parlé de la vanité de l'art, mais pour être sincère, j'aurais dû dire aussi les consolations qu'il procure. L'apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c'est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l'écrivain, que la réalité peut être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont en réalité que des oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d'or, la signification profonde. C'est dans l'exercice de son art que l'artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l'a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l'imagination, non pour échapper à son destin comme fait l'homme ordinaire, mais pour l'accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. 

Lawrence Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie Tome I - Justine

 

      La grandeur de l'homme consiste à faire avec cette substance de cauchemar des œuvres belles et durables. Ou si l'on préfère : de transfigurer le cauchemar en vision, de nous délivrer, ne serait-ce qu'un instant, de la réalité informe par le moyen de la création.

Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude.

 

      Il se peut que l'une des fonctions les plus hautes de l'art soit de donner conscience aux hommes de la grandeur qu'ils ignorent en eux.

André Malraux.

 

      Les tableaux vraiment mauvais possèdent une honnêteté et une authenticité très différente de celles de l'art moyen dont les intentions veulent être sérieuses.

Torgny Lindgreen, Paula ou l'éloge de la vérité.

 

      Beaucoup de peintres avec du rouge et du vert ne font que du gris.

André Breton.  

 

      L'authenticité est une qualité de l'œuvre, elle n'a rien à voir avec celui qui l'a exécutée. Aucun artiste n'est tenu à être aussi rigoureux en matière d'authenticité que celui qui crée les images des autres. Celui-là doit se trouver au niveau où il peint. Je suis obligé non seulement d'être Léger, Braque ou La Fresnaye, mais je dois être tout l'art de la peinture. C'est une question de pénétration. De pénétration et de technique. Vous comprenez ?

Torgny Lindgreen, Paula ou l'éloge de la vérité.

 

      Il y a un moment dans la vie, quand on a beaucoup travaillé, les formes viennent toute seules, les tableaux viennent tout seuls, on n'a pas besoin de s'en occuper ! Tout vient tout seul. La mort aussi.

André Malraux, La tête d'obsidienne.

 

      Certains objets respirent la paix, d'autres la puissance. Cependant l'on ne sait pas toujours ce qui fait la puissance. La beauté peut-être, mais le mot possède une connotation éthérée en apparente contradiction avec l'idée de force. La perfection ? Celle-ci évoque, peut-être à tort, une notion de symétrie et de logique qui faisaient justement défaut ici (…)   Le plus juste, c'était peut-être que ce pot, ce bol – à vrai dire le nom exact de cet objet solitaire importait peu – avait l'air d'être  le produit d'une génération spontanée, et non une œuvre humaine…

Cees Nooteboom, Rituels.

 

      … La beauté parfaite s'impose comme la mesure de notre propre imperfection, constatation qui ne fait plaisir à personne. (…) Seul l'artiste connaît la mesure parfaite, même lorsqu'il n'en use que pour s'y opposer par la négation et la déformation. (…) …je continue par être gêné par la notion de perfection, parce que je me dis que plus personne n'y croît… La mort de Dieu – qu'il ait jamais existé ou non – nous a dépossédé de l'exemple de la perfection. Dès lors, l'art s'est saisi du corps créé à Son image et l'a étiré, découpé en plans géométriques, percé de trous et distordu. On dirait que nous ne supportons plus la perfection  ni même son idée, parce qu'elle nous ennuie comme un rêve trop souvent rêvé.

Cees Nooteboom, Dans les montagnes des Pays-Bas.

 

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