Le Café Littéraire /mémoire... | ||
J'ai rencontré un jour un homme qui était incapable de se rappeler la date exacte de la mort de son fils. Et, parce que c'était lui, parce que son regard soutenait le mien, cela m'a soudain semblé normal. Évident. Il y a des choses qui ne doivent pas s'inscrire. Parce qu'elles ne sont pas acceptables. Cependant elles sont. Et notre pouvoir est bien maigre pour refuser leur existence. Sans doute ne nous reste-t-il que ce defi-là: oublier la date, ignorer les circonstances. Christelle Ravey, Les choses à faire avant
Il se fit un long silence. Il fallait que se recollent dans l'esprit de l'un comme de l'autre le souvenir qu'ils avaient gardé de leur première rencontre et l'image qu'ils découvraient à cet instant. La mémoire donne aux êtres qu'elle saisit une forme simplifiée, arrondie, floue, et elle se charge par la suite de l'enrichir de toutes les imaginations de l'amour. Quand elle se trouve soudain confrontée à la personne dont elle est le lointain reflet, elle résiste. On tient à cette image idéalisée qu'on préfère d'abord croire qu'elle est plus réelle que l'apparence crue et prosaïque que nous livrent nos sens. Jean-Christophe Rufin, Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla
Nous trouvons de tout dans notre mémoire: elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
Elle l'entrevoit parfois, couchée sur le lit des parents, attendant dans la pénombre, le scintillement des glaces, vienne à nouveau la visiter la saveur douce-amère des souvenirs. Même les plus insignifiants, ceux qui semblent perdus dans la mémoire, les lumières, les objets qui ont construit année après année, jour après jour, son histoire d'amour avec sa mère. Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann
Non. Il n'oublie rien: au mieux, quand c'est possible, il pense à autre chose. Et le reste du temps il écarte, il repousse, selon ce que ça pèse. On se ment. De la qualité d'affinage du mensonge et de sa capacité à fuir juste et vite dépend la survie ― Simon au fur des jours avait appris, compris, et s'accrochait à ce garde-fou de la souvenance installé de bric et de broc... Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire
Comme
un psychanalyste la définit, «la mémoire humaine n'est rien de plus
qu'une "interprétation personnelle" d'événements». Faire
passer une expérience à travers l'appareil de la mémoire peut parfois
la réorganiser en une séquence plus compréhensible: les parties
inacceptables sont omises; «avant» et «après» sont inversés; des
éléments peu clairs sont précisés; nos propres souvenirs sont
mêlés à ceux des autres, interchangeables aussi souvent que
nécessaire. Tout cela se produit très naturellement,
inconsciemment. Haruki Murakami, Underground
Une fleur reste ce qu'elle est, même privée de ses feuilles, même fanée ou brûlée par l'œil rouge du soleil. Les souvenirs s'estompent mais ne disparaissent pas, ils vont et viennent comme ces langues d'écume qui s'échouent sur une plage avant de repartir grandies par leur substance même. Ils tissent ce que nous sommes, bien plus que ce que nous avons été... (...) Le plus frappant, c'est la façon dont les jours maudits restent eux aussi figés dans le pavé de la mémoire, comme une brûlure morale dans l'écorce de l'âme. Franck Thilliez, Train d'enfer pour ange rouge
La poésie est mémoire, mémoire de l'intensité perdue. Yves Bonnefoy
D'une existence, il ne demeure presque rien. Magicien sans illusion, on fait parler les restes, quelques bribes de phrases éventées, des lettres, des photos. On ne peut rien certifier de sa recréation. Pierre Perrin, Une mère - le cri retenu
C'est un outil de merveilleux service que la mémoire... Elle me manque du tout. (...) Et quand j'ai un propos de conséquence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette misérable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire; autrement je n'aurais ni façon ni assurance étant en crainte que ma mémoire vînt à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m'est non moins difficile. Pour apprendre trois vers il me faut trois heures. (...) Plus je m'en défie plus elle se trouble; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la sollicite nonchalamment: car si je la presse, elle s'étonne; et après qu'elle a commencé à chanceler, plus je la sonde plus elle s'empêtre et embarrasse; elle me sert à son heure, non pas à la mienne... Si je m'enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de la perdre. (...) Les gens qui me servent il faut que je les appelle par les noms de leur charges ou de leur pays, car il m'est très malaisé de retenir des noms. (...) Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n'oubliasse mon nom propre. (...) Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot du guet que j'avais trois heures auparavant donné ou reçu d'un autre, et d'oublier où j'avais caché ma bourse. Je m'aide à perdre ce que je serre particulièrement. (...) Je feuillette les livres, je ne les étudie pas: ce qui m'en demeure c'est chose que je ne reconnais plus être d'autrui; c'est cela seulement de quoi mon jugement a fait son profit, les discours et les imaginations de quoi il s'est imbu, l'auteur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Montaigne, Essais, livre II, chapitre 17
Je
n'y reviens, à cette terrifiante épreuve de la récitation au pied de
l'estrade, que pour essayer de m'expliquer le mépris où l'on tient
aujourd'hui toute sollicitation de la mémoire. Ce serait donc pour
conjurer ces fantômes qu'on déciderait de ne pas s'incorporer les plus
belles pages de la littérature et de la philosophie? Des textes
interdits de souvenir parce que des imbéciles n'en faisaient qu'une
affaire de mémoire? Si tel est le cas, c'est qu'une idiotie a chassé
l'autre. Daniel Pennac, Chagrin d'école
...
elle descendit l'escalier en s'arrêtant devant la vitrine aux poupées.
Certaines étaient nues, d'autres habillées — pittoresques costumes
de paysannes, vêtements romantiques tarabiscotés, gants, chapeaux,
ombrelles. Certaines des petites filles, d'autres des femmes adultes.
Certaines avec des traits vulgaires, d'autres des expressions
infantiles, ingénues, perverses... Les bras, les mains à moitié levées
en un mouvement imaginaire, en diverses postures, comme surprises ainsi
par le souffle froid du temps passé depuis que leur propriétaire les
avait abandonnées ou vendues, ou depuis qu'elle était morte. Petites
filles qui finirent par être des femmes, pensa Julia, belles ou dépourvues
d'attraits, qui plus tard, un jour, aimèrent ou peut-être furent aimées,
qui avaient caressé ces corps de chiffon, de carton et de porcelaine
avec des mains maintenant disparues dans la poussière des cimetières.
Mais toutes ces poupées avaient survécu à leurs propriétaires; témoins
muets, immobiles, qui gardaient dans leurs rétines imaginaires l'image
des scènes domestiques oubliées, déjà effacées du temps et de la mémoire
des vivants. Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand
Ce n'est pas vrai que les lieux, par une de ces raisons mystérieuses qu'il est vain de chercher, retiennent dans leur corps (si tant est qu'ils aient un «corps») les voix et les pas, les rires, les hurlements et les quintes de toux de ceux qui les ont habités. C'est faux; rien ni dans les lieux ni dans les souvenirs n'est à l'abri de ce rongeur qu'on appelle la mémoire. Seuls peut-être en réchappent ces insectes invisibles qui survivent aux cataclysmes cachés dans les replis de la terre (un sofa jaune, un bol en bois, un vieux dirndl...). Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann
Quand
la mémoire doit remonter des dizaines d'années en arrière, elle a de
grandes chances d'être imprécise, à la manière d'un filet déchiré,
jeté au hasard, pouvant ramener le négligeable aussi bien que manquer
l'essentiel. Nos vies sont d'énormes vagues qui se brisent sur la grève
et se retirent, ne laissant derrière elles que quelques débris épars:
devant ce qu'a de stupéfiant une unique journée de nos vies, nous
restons cois, si nous sommes honnêtes. Et cependant, comme nous sommes
humains et que le plus grand accomplissement de notre espèce est la
parole, nous ne restons jamais cois très longtemps. Joyce Carol Oates, Paysage perdu
Si je me suis permis d'envoyer cette lettre et de vous déranger, au risque de passer pour discourtois, c'est afin que vous sachiez que mon histoire de l'autre jour ne relève ni d'élucubrations ni d'un vague souvenir de vieillard, mais traduit en détail la gravité de la situation. Ainsi que vous le savez, monsieur Okada, la guerre est terminée depuis un bon nombre d'années, et la mémoire évolue naturellement au fur et à mesure. Tout comme les gens, la mémoire et les souvenirs vieillissent eux aussi. Mais certains souvenirs ne vieillissent jamais. Il existe une mémoire qui ne perd jamais la vivacité de ses teintes. Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort
...
nos souvenirs semblent incapables de continuité chronologique, auquel cas
un art épisodique et impressionniste reproduit plus exactement les
méandres de la mémoire que l'ordre chronologique. Ce qui reste vivace
dans la mémoire, c'est l'événement ou l'épisode singulier, frappant,
unique, comme encapsulé dans l'ambre, et rarement suivi du retour à la
maison, du dîner du soir, des remarques échangées, du matin suivant;
pas le quotidien, mais ce qui perturbe le quotidien. Joyce Carol Oates, Paysage perdu
Faut-il se plaindre ou se féliciter de ce que nos deuils n'aient pas une absolue persistance? Je veux parler de ces deuils véritables et profonds qui s'alimentent aux sources mêmes de la vie, et qui font qu'on reste tellement uni à l'objet cher que l'on a perdu, qu'on le possède encore, malgré sa disparition, et qu'à travers toute la vie, jusqu'aux limites mêmes de la vie, on voue un culte sacré à son image. Sans doute il est des êtres qui n'oublient jamais ce culte, et cependant, même pour ceux-là, ce n'est bientôt plus le deuil absolu des premiers jours. Des pensées étrangères se sont peu à peu interposées entre leur peine et eux; on apprend, même dans sa propre douleur, à reconnaître l'instabilité de toute chose humaine; et je dois donc dire enfin qu'il faut plutôt se plaindre si nos deuils n'ont pas de vraie durée! Ondine, de Frédéric de la Motte-Fouqué
Cela
vous a valu une jolie commotion, dont l'amnésie post-traumatique n'est
qu'une des manifestations. (...) Dites-vous que votre cerveau est comme un
ordinateur. Si les impressions dûment enregistrées ont de grande chance
de revenir, celles qui ne l'ont pas été en raison de son
dysfonctionnement risquent d'avoir disparu à jamais. (...) Minette
Wallers, Lumière noire
C'est là que le beau-père a laissé en plan les charlottes, ou non ce sont des bintjes cette année qu'il a choisies pour changer un peu. Il vérifiera, de toute façon il a gardé les cagettes, il n'y aura qu'à lire l'étiquette pour savoir. Mais qu'est-ce que je vais devenir avec la mémoire qui me reste, il pense toujours à trois choses en même temps, à Dieu plein de puissance, aux cagettes vides et à sa mémoire pleine de trous. Car il sait pour sa mémoire il voit bien que ce n'est plus comme avant, que ça bute dans du mou, dans du noir, il voit bien qu'il y a des épisodes interrompus dans l'arrière-boutique des souvenirs, il ne peut même pas en parler à sa fille de peur que. Fabienne Jacob, L'Averse
C'est un lieu commun de dire qu'au moment de notre mort, notre vie entière défilé devant nos yeux, à la manière des carnets d'enfants dont les pages se succèdent comme dans un dessin animé. Je sais aujourd'hui que la mémoire peut nous mener au-delà. Jim Fergus, Marie-Blanche
|
||
|
||
Retour à la liste / Aller à la bibliographie / Accueil / Calendrier / Lectures / Expositions / Rencontre / Auteurs / A propos /Entretiens / Sorties |