Le Café Littéraire / La migraine

 

 

Une douleur sourde avait pris naissance dans sa tempe gauche, juste derrière l'œil, comme si quelqu'un y pressait le dos d'une vieille cuillère. Il était encore trop tôt pour déterminer s'il s'agissait d'un effet secondaire mineur de la déshydratation, d'un banal mal de tête ou des premiers signes d'un trouble plus grave: ces migraines qui le harcelaient depuis l'adolescence et l'assaillaient parfois avec une telle force qu'elles pouvaient le priver temporairement d'une partie de la vision, transformer la lumière en déferlement de clous incandescents, voire, comme c'était déjà arrivé une fois ―rien qu'une, Dieu merci―, le paralyser partiellement pendant plus d'une journée. Dans son cas, elles ne survenaient jamais en période de grande tension ou pendant le travail, mais toujours après, quand le calme était revenu quand les obus avaient cessé de pleuvoir, quand la chasse à l'homme était terminée. C'était au camp de base ou dans la caserne, ou encore, depuis la fin de la guerre, dans les chambres de motel ou lorsqu'il roulait sur des routes de campagne pour rentrer chez lui, qu'elles lui infligeaient les pires tortures.  Le truc, avait-il découvert depuis longtemps, c'était de s'occuper, de rester concentré sur quelque chose. Tant qu'il courait, elles ne pouvaient pas le rattraper. 

Dennis Lehane, Shutter Island

 

Moi, j'allais vers une sérieuse migraine, il reprit, de celles qui une fois piquées ne vous lâchent plus; et chaque fois qu'on tourne les yeux on croit perdre l'équilibre, c'est du fer qu'on vous roule dans la tête. Ce n'est pas drôle, rétorqua Barbin, à ma mine de compatir. J'avais demandé à la veuve de l'hôtel deux aspirines, dit Barbin, mais avec l'habitude ce médicament ne fait plus rien, on dit médicament c'est de la bibine tu ne crois pas. et il y avait cette comptine allemande, j'avais  lu ça et maintenant je le savais par cœur , elle ne sciait l'os de crâne (Barbin y avait mis sa main pour me montrer: «Harponnée là», il dit, en roulant ses gros yeux):
      Traun trat, mennchin Krat,
      Pfui, arg dick Weib, du Balg schalks Magd,
      habt miche verjagt, Eidex euch in den Leib!

François Bon, Calvaire des chiens

 

      J'avais une migraine affreuse, je ne pensais plus, je ne vivais pas. J'étais indifférente à toutes choses.

George Sand, Histoire de ma vie

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      La migraine prend à Madame quand elle veut, où elle veut, autant qu’elle le veut. (...)
      L'affection dont les ressources sont infinies pour les femmes, est la migraine. Cette maladie, la plus facile de toutes à jouer, car elle est sans aucun symptôme apparent, oblige à dire seulement :"J'ai la migraine". (...)
      Aussi la migraine est-elle, à notre avis, la reine des maladies, l'arme la plus puissante et la plus plaisante employée par les femmes.

Honoré de Balzac, Physiologie du mariage

 

      Mon corps ne m'existe à moi-même que sous deux formes courantes, la migraine et la sensualité. Pourquoi, à la campagne, dans le Sud-Ouest, ai-je des migraines plus fortes, plus nombreuses? Qu'est-ce que je refoule? De quels dérèglements mes migraines sont-elles la trace?

Roland Barthes

 

      Matinée toute occupée à amadouer une forte migraine que j'ai traînée tout le jour d'hier et qui ne m'a guère laissé dormir de la nuit.

      De nouveau l'esprit disjoint, disloqué, mon organisme tout entier est comme ces maisons trop sonores où du grenier l'on entend tout ce qui se fabrique dans la cuisine.

André Gide

 

      Il faut un chaos pour accoucher d'une étoile.

Nietzche

 

      Dans l'angle du sourcil sont blottis cinq diablotins suspendus à l'extrémité d'une scie pour qu'elle s'enfonce plus avant dans la tête.

Alfred de Vigny

 

«Ma migraine me pourmenoit si rudement qu'à grand'peine j'ouvrois la bouche...Je ne suis pas sorti de la maison parce que la migraine m'a atrocement tourmenté pendant trois jours. Je suis resté tout le dimanche sans rien prendre. Aujourd'hui, après cinq heures du soir, j'ai commencé à manger... Depuis deux ans, je n'avais pas eu une si violente attaque de migraine».

Jean Calvin (4 octobre 1546)


      Le spécialiste vint avec sa trousse chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Eole. Il prétendait que migraine ou colique, maladie du cœur ou diabète, c'est une maladie du nez mal comprise....

Marcel Proust, Le côté de Guermantes

 

      Mon mal de tête endormi s'est réveillé et je ne sais en vérité si je devrais terminer cette lettre dans la position où je me trouve.

Victor Hugo

 

      La maison est dans un état pitoyable : depuis que l'on répare la salle à manger, surtout, on a l'air d'habiter au milieu des ruines. J'ai pour distraction la conversation des ouvriers, le père Senart qui ne me paraît pas fort du tout, et l'illustre Migraine qui sort de mon cabinet à l' instant. Il me tarde bien de m'en aller, et de bécoter tes bonnes joues.

      J'ai cet après-midi une migraine atroce avec des oppressions telles que j'ai du mal à tenir à ma table.

Gustave Flaubert, Correspondance

 

      Comme elle ne pouvait atteindre sa tête avec ses mains, elle essaya de baisser sa tête vers ses mains et découvrit avec plaisir que son cou se pliait et se repliait de tous côtés comme s'il eût été un serpent.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

 

Je vais bien ce matin, sauf ma tête oh ma tête !
      La douleur têtue ne veut rien lâcher,
      pas même un bout ténu.
      Du côté de l'oreille sa rage sourde aboie,
      chienne acariâtre à l'oeuvre :
      la tuer, c'est ma mort.
      Il me faut supporter cette hyène,
      cette peste qui me fait hoqueter,
      balbutier.
      Des heures, des heures plus longues que les jours ;
      et ne me parlez pas des nuits !
      Elle me lacère le cuir,
      m'étrille la moindre pensée
      depuis des années, des lustres. Après toutes les ruses,
      les scènes, les potions, les couteaux,
      je n'ai plus qu'un seul remède :
      rastati ! rastou ! rasta !
      rasta ! rastati ! rastou  !

Alain Jean-André, Ma tête

 

      A dix heures, nous étions revenus à bord du yacht et les deux hommes radieux m'annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.
      Mais j'allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l'horrible mal, la migraine qui torture comme aucun supplice ne l'a pu faire, qui broie la tête, rend fou, égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu'une poussière au vent, la migraine m'avait saisi, et je dus m'étendre dans ma couchette, un flacon d'éther sous les narines.
      Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l'intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l'air, qu'il se vaporisait.
      Puis ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d'être pénibles. C'était une de ces souffrances qu'on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.
      Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que j'avais dans la poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s'en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j'entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n'étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c'étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une Profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d'esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.
      Ce n'était pas du rêve comme avec du haschich, ce n'étaient pas les visions un peu maladives de l'opium ; c'étaient une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d'apprécier les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.
      Et la vieille image de l'Écriture m'est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j'avais goûté à l'arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus forts. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J'étais un être supérieur, armé d'une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance...
      Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l'orifice de mon flacon d'éther. Soudain, je m'aperçus qu'il était vide. Et la douleur recommença.
      Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n'est point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme après une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour Saint-Raphaël.

Guy de Maupassant, Sur l'eau

 

       ― Comment ça se manifeste, exactement? demanda le médecin. Perte partielle de la vue, bouche desséchée, tête en feu?
       ― Bingo.
       ―
Depuis tant d'années qu'on étudie le cerveau, personne n'a encore réussi à expliquer d'où elles provenaient. Vous vous rendez compte? On sait qu'en général elles attaquent le lobe pariétal et entraînent un épaississement du sang. En soi, c'est à peine perceptible, mais si le phénomène se produit dans un organe aussi délicat et élaboré que le cerveau, ça devient explosif. C'est tout de même incroyable, non? Après tout ce temps, toutes ces recherches, on n'en sait pas plus aujourd'hui sur les causes de la migraine ou ses effets à long terme que sur la façon de soigner un banal rhume.

Dennis Lehane, Shutter Island

 

 

Le Café Littéraire / La migraine

 

 

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