Le Café Littéraire luxovien /La neige
 

 

       Le septième jour à compter de mon arrivée sur les lieux, j'assistais à la première chute de neige. Ce jour là, chose rare, le vent ne souffla guère le matin, de lourds nuages couvrirent le ciel d'une couche de plomb, j'étais en train d'écouter un disque en sortant un café, après mon footing et la douche, quand il se mit à neiger. Il tombait des flocons durs et biscornus qui venaient heurter bruyamment les vitres. Une brise légère se leva et la neige commença à courir vers le sol à vive allure, hachurant l'espace de traits inclinés à trente degrés. Clairsemées au début, ces hachures auraient pu être celles d'un quelconque motif reproduit sur le papier d'emballage d'un grand magasin, mais quand il se mit à neiger sérieusement, tout se voila de blanc au-dehors, et montagnes et forêts devinrent invisibles. C'était une vraie giboulée du nord, rien à voir avec les premières chutes de neige tranquilles que l'on connaît occasionnellement à Tokyo. Cette neige-là enveloppait tout, gelait la terre jusqu'à la moelle. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Une bonne grosse neige lourde et silencieuse tombait depuis le matin, depuis les yeux ouverts dans la chambre que la lumière du dehors éclairait de façon si particulière à travers les interstices des volets et vous savez dans le creux de tous les bruits retombés, vous savez qu'elle a profité de la nuit et du silence pour faire son entrée, vous savez qu'il neige. Et quand vous ouvrez les volets c'est un fait. Il n'y a pas de meilleur moment ni de meilleur endroit qu'un matin par la fenêtre pour rencontrer l'hiver. Tout est blanc, sur les choses, collé aux troncs et aux branches, sur les pentes forestières de la montagne comme un pelage moucheté, sur la voussure des fils électriques traçant leurs portées muettes toutes notes rengainées, le monde est hiver descendu des cieux. 

Pierre Pelot, Les normales saisonnières

 

Tu verras la neige blanche comme ma barbe, qui apparaît en hiver et s'en va au printemps, chassée par les fleurs. La neige ne pleut pas, elle vient par flocons blancs. Chacun d'eux a six côtés, et d'ailleurs pourquoi pas sept. Au lieu de glisser vers la mer, la neige reste sur les montagnes, sur les arbres, sur les toits des maisons et sur les routes, qu'on ne voit plus. 
      Quand on marche dessus, elle est douce comme une éponge ou dure comme du bois, alors elle crisse sous les chaussures. Ça dépend de la température. 
      Si on la met dans la bouche, elle n'a aucun goût. Elle n'est pas comme la manne du désert qui prenait la saveur désirée par celui qui la goûtait. La neige ne tombe pas pour nous. 

Erri de Luca, Histoire d'Irène

 

      Il n'était rien qui n'évoquât pour Edmée la Vierge, rien qu'elle ne plaçât sous la miraculeuse protection du bleu manteau de la Madone. Par exemple s'il neigeait le premier jour de mai Edmée renchérissait sur la croyance répandue à ce sujet. Les années où la neige tombait à cette date, les femmes des hameaux la recueillaient avec précaution de l'herbe rase, d'entre les failles des pierres et des troncs et sur la margelle des puits, pour la déposer dans des flacons de verre car, disaient-elles, la neige tombée le premier jour du mois de Marie recelait des vertus médicinales magiques. Edmée prétendait davantage; elle affirmait que la neige du premier mai pouvait guérir non seulement les plaies du corps mais surtout les maux et les langueurs de l'âme car cette neige n'était, selon elle, pas autre chose que les larmes très pures de la Sainte Mère de Dieu émue soudain par un songe de profonde tendresse à l'égard des pécheurs et des malheureux de la terre.

Sylvie Germain, Jours de colère

 

      Debout, sur le seuil de la grange, les hommes accompagnaient, avec toute la force de leur désir, le silencieux événement de la neige. Ils ne savaient pas alors exactement pourquoi ils souhaitaient que la neige ne cessât pas et que s'accrût encore cet étouffement de la nature entière. Sans doute, parce que la nouveauté du spectacle leur plaisait; sans doute, parce qu'ils goûtaient le vertige que créait ce mol sablier de l'éternité renversé au-dessus de leurs têtes...

Pierre Gascar, Les bêtes

 

      «Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Quel joli petit bruit elle fait ! On dirait qu'il y a quelqu'un dehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je me demande si la neige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu'elle les embrasse si doucement? 

Après ça, vois-tu, elle les recouvre bien douillettement d'un couvre-pied blanc ; et peut-être qu'elle leur dit : «Dormez, mes chéris, jusqu'à ce que l'été revienne». Et quand l'été revient, Kitty, ils se réveillent, ils s'habillent tout en vert, et ils se mettent à danser… chaque fois que le vent souffle… Oh ! comme c'est joli ! s'écria Alice, en laissant tomber le peloton de laine pour battre des mains. Et je voudrais tellement que ce soit vrai ! Je trouve que les bois ont l'air tout endormis en automne, quand les feuilles deviennent marrons. 

Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir

 

      Et combien quelque chose d'aussi léger et immatériel qu'un flocon peut-il peser aussi lourd! Les arbrisseaux ployaient sous le poids de la neige comme sous le poids des misères de toute une vie, jusqu'à presque toucher terre, parfois. Il suffisait juste de les débarrasser de leur enveloppe immaculée pour les voir se redresser, comme libérés de la chaîne qui les retenait au sol. De vrais ressorts! et une explosion de particules multicolores et pourtant blanches! Une explosion magique elle aussi accompagnée du bruit mat de la neige tombant sur la neige! Succès garanti pour un spectacle de la nature, pour une œuvre d'art que l'homme n'a pas façonnée et qu'il tentera désespérément d'imiter. Une œuvre d'art toujours identique et pourtant toujours renouvelée. 

Anne Delsart, Éléana

 

Une fois par vie, il neige dans nos rêves. 

Orhan Pamuk, Neige

  

      Je n'avais jamais imaginé ce que pouvait être une tempête de neige. Il suffit d'une légère bourrasque pour détruire toute vision. D'un seul coup on perd le sens de l'espace. Les flocons dispersés en tous sens ne voilent pas les choses comme le fait un brouillard. Les plans sont transposés de telle manière qu'on a l'impression de marcher sur une passerelle à claire-voie et qu'il n'y a plus réellement ni haut, ni bas, ni aucune direction possible.

André Dhôtel, La tribu Bécaille

 

       Netta avait si rarement vu la neige sur la campagne qu'elle éprouva comme un effroi sacré tandis que ses pas défloraient la blancheur plumeuse qui recouvrait tout. Seule une charrette avait franchi le portail depuis que s'était abattue la tempête de neige. Mais sauf cette trace, tout était demeuré virginal et sans tache.
       La pureté de la neige nouvellement tombée révélait la souillure de toutes les diverses choses infimes qui se dévoilaient dans leurs bruns ou leurs jaunes impudiques et paraissaient étrangement déchues, comme si la nature les avait rejetées dans un accès de dégoût. Chaque brindille, chaque poteau, chaque racine qui osait affirmer son identité avaient l'air d'être soumis à une sorte d'expiation, comme si l'hypocrisie avec laquelle ils avaient jusqu'alors dissimulé toutes leurs taches de naissance, les difformités et les marques de leur écorce misérable, était exposée à la dérision.

John Cowper Powys, Givre et sang 
(traduction de Diane de Margerie et Didier Jaujard)

 

       Durant trois journées et quatre nuits entières, la neige était tombée à petits flocons, presque sans interruption, une belle neige qui tenait, et pour finir, il avait gelé à pierre fendre. Les gens qui n'avaient pas balayé régulièrement devant chez eux ne pouvaient plus sortir et devaient recourir à la pioche pour dégager leur entrée ainsi que la porte et les lucarnes de la cave. Ils étaient nombreux au village et s'affairaient à présent devant leur maison en maugréant, équipés de bottes à tige haute et de moufles, emmitouflés jusqu'aux oreilles dans des châles de laine. Certains prenaient au contraire les choses avec calme, et se réjouissaient que la neige fût tombée abondamment avant l'arrivée du gel, protégeant ainsi les champs où ils venaient de faire les semailles d'automne. Mais ici comme ailleurs, les gens sereins représentent une faible minorité, et la plupart des habitants maudissaient en larmoyant cet hiver top rigoureux.

Hermann Hesse, Splendeur hivernale (dans: L'Art de l'oisiveté)
(traduction d'Alexandra Cade).

 

        Dès qu'il neige, les rues rétrécissent et les chaussées sont bordées de congères. Ça gèle et ça dégèle de manière si régulière qu'il y a souvent des flaques et de la gadoue, au passage d'une voiture vous êtes aspergé, quand vous ne glissez pas sur le verglas en essayant de vous protéger. 

Russell Wangersky, Les courses

 

      Le froid redoubla: des bises cinglantes se mirent à souffler; la neige, divisée par la gelée en infimes paillettes de cristal, pénétrait tout, comblant les plus profondes vallées, s'infiltrant sous les abris les plus épais et formant de véritables dunes blanches, des menées qui se déplaçaient rapidement sous l'effort du vent.
        Son terrier cependant restait indemne; il s'était consolidé et il y était plus à l'aise, car la chaleur de son corps avait fait fondre alentour de lui une légère couche de neige, qui, par la gelée, s'était solidifiée, formait comme une croûte plus dure, une voûte de glace supportant facilement le poids d'ailleurs variable de la neige qui passait sur lui.

Louis Pergaud, La tragique aventure de goupil (dans Histoires de bêtes).

 

        Vous ne connaissez pas notre blizzard, quand le vent glacé fait courir la neige rasante des nuits entières! Vous devriez voir cela! Mais vous ne vous y risquerez pas, évidemment! On voit accourir les lapins et les faisans jusque dans les maisons, pour y chercher abri devant la tempête. 

Yasunari Kawabata, Pays de neige

 

       Toutes les créatures qui respirent s'enfouirent, ou moururent... Car la neige qui s'amoncelait en dunes, en montagnes, était ronde et dure comme des grains de plomb, et sa chute fut accompagnée d'un froid intense. Le troisième jour il faisait cinquante degrés au-dessous de zéro dans le pays situé entre la Shamattawa et le Jackson's Knee. C'est le quatrième jour seulement que les êtres recommencèrent à bouger. Les élans et les caribous soulevèrent l'épaisse couche de neige qui les avait protégés; les bêtes plus petites durent creuser des couloirs pour sortir des profonds amas et monticules.

James Olivier Curwood, Nomades du nord 
(traduction de Louis Postif).

 

     Loin, loin dans la forêt, chemins profonds dans les congères, voies déblayées dans la neige, chemins pour schlittage entre des murailles de neige.
        Forêt aveugle, sans limites
parce que l'horizon aujourd'hui a disparu dans le doux temps de neige mêlé de brouillard. Ici tout est silencieux, sur le chemin de schlittage, on marche sans bruit dans la neige molle qui se fait de plus en plus épaisse.
        Qu'est-ce qu'il y a au delà?
        Rien apparemment.
        Il y a quelque chose au delà, mais c'est un secret de gamin. C'est profondément secret.

Tarjei Vesaas, La barque le soir
(traduction de Régis Boyer).

 

        La neige c'était la fête, depuis le temps déjà lointain de la petite enfance chez le grand-père maternel l'immense campagne ouverte qui scintillait, et le char rempli de sacs de grain, le grand-père assis à l'avant sur un des sacs, et lui sur son traîneau attelé par une corde à l'arrière, en route pour le grand Nord. Bientôt les glaces de la banquise, les rennes et les phoques, les Lapons. Enveloppé dans une couverture de cheval, le voilà parti pour des mois, des années peut-être. Dans ces contrées, la neige c'est l'infini, l'eau qui désaltère et la tombe où l'on s'endort pris d'une ivresse insurmontable. Le char disparaît. Les roues, les pattes de la jument, ce sont les chiens. Il les houspille, tout en imitant leurs cris. En route, il a rencontré une merveilleuse amie, celle du long voyage. Immobile au bord du chemin, elle l'avait regardé passer avec envie. Il a d'abord fait semblant de ne pas la voir, comme pour mieux lui faire signe après coup, et place sur le traîneau, sous la couverture. Le vent soufflant sur les congères les poudre d'une fine poussière qui fond aussitôt sur leur visage. 

François-René Daillie, La neige.

 

        La neige est tombée.
        Le jour du grand froid je suis parti avec Daulat rendre visite aux solitaires. Dans une bourrasque, alors que le vent nous déchire les joues:
       
Nous partirons bientôt.
La neige gonfle nos visages et crispe son sourire.
       
Tu as raison, tu as raison me crie-t-il à l'oreille, va, fonde, va et vit. La plaine n'est pas faite pour toi.
        Le froid s'est précipitamment enfoncé dans sa gorge car il n'a plus parlé.
        Les mois d'hiver se coulent sur le moule des mois d'hiver.

Jean-Claude Legros, Shimshal par delà les montagnes.

 

      Sur le fil entre deux piquets s'était déposée de la neige, en bande étroite et haute d'un seul tenant, vie équilibrée. Cela suivait la courbe d'un seul geste. «La neige trace sans le vouloir un de ces traits comme j'aimerais en tracer. Elle sait, sans rien savoir, suivre le fil à la perfection, elle souligne sans le trahir l'élan de sa courbe, elle montre ce fil mieux qu'il ne peut se montrer lui-même. Si j'avais voulu poser de la neige sur un fil, j'aurais été incapable de faire aussi beau. Je suis incapable de faire en le voulant ce que la neige réalise par son indifférence. La neige dessine en l'air des fils à linge parce qu'elle se fout du fil. Elle tombe en suivant les lois très simples de la gravité, celles du vent et celles de la température, un peu celles de l'hygrométrie, et elle trace des courbes que je ne peux atteindre avec tout mon savoir de peintre. Je suis jaloux de la neige; j'aimerais peindre ainsi.»

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

      C'est dans la neige que le fil est filé, et dans la neige qu'il est tissé. C'est la neige qui lave et blanchit l'étoffe. Toute la fabrication commence et finit dans la neige. "La toile de Chijimi n'existe que parce que la neige existe: la neige, on peut le dire, est la mère du Chijimi", comme l'a écrit quelqu'un il y a très longtemps.
        Les mains des femmes de ce Pays de Neige, ne travaillent tout au long des mois lourdement enneigés de l'hiver, qu'à filer, tisser, transformer en étoffe légère le chanvre récolté dans les champs pentus de la montagne. Et Shimamura, qui savait apprécier cette étoffe, allait chercher dans les vieilles boutiques de Tokyo les pièces de ce tissu devenu rare, pour en faire confectionner ses kimonos d'été.

Kawabata Yasunari, Pays de Neige
( traduction de Bunkichi Fujimori et texte français d'Armel Guerne).

 

        Un après-midi de la mi-janvier, ayant forcé plus que d'habitude, je m'aventurai au-delà de l'extrême limite de mes traces, là où il m'avait fallu, tel ou tel autre après-midi, rebrousser chemin. La neige n'était trouée que rarement, et encore s'agissait-il de traces de chevreuils, pudiques. A la vue d'une "allée" de neige vierge sous des bouleaux, je m'arrêtai net. Quelque chose, qui avait partie liée avec la blancheur inviolée, s'opposait à ce que j'aille plus loin que cette frontière secrète, qui m'avait déjà immobilisé en d'autres endroits, comme si je n'étais pas habilité à la franchir. Mais quoi, n'était-ce pas là l'essence de toute vie, que de passer outre? N'était-ce pas sur ces frontières qu'il aurait fallu user sa vie jusqu'à la corde? Mes yeux ne pouvaient se détacher de cette étendue blanche. "La bulle mythique..." J'entendais de nouveau les fragments du long monologue du forestier. "Au centre de chaque espace reconquis sur l'homme sommeille une bulle mythique, dont les fragments, par moments, remontent à la surface de notre conscience."

Eric Faye, Le mystère des trois frontières.

 

        L'attente au bord de la neige est attente au bord de ce blanc à franchir. Non pas fascination d'une pureté à souiller, mais besoin sourd d'un au-delà qu'il voudrait gagner à travers la surface vierge, laquelle en est tout à la fois et la production et l'annonce.

Jean-Loup Trassard, Canada (dans: L'Ancolie).

 

        Lorsqu'il parvint au rocher où se trouvait O Rin, la neige avait entièrement recouvert le sol d'une couche blanche. Dissimulé au pied d'un rocher, il examina la contenance d'O Rin. Non content d'avoir, en retournant sur ses pas, rompu le serment du pèlerinage de la montagne, il se préparait à rompre le serment selon lequel on ne doit pas prononcer un mot. C'était la même chose que de commettre un crime. Mais, tout comme elle l'avait dit: "C'est bien probable qu'il neigera!", voilà qu'il s'était mis à neiger! C'est cela qu'il voulait dire -il suffisait d'une parole.
        Tappei avança doucement la figure de derrière le rocher. Là, devant ses yeux, O Rin était assise. Elle s'était protégée de la neige en se couvrant la tête par derrière avec la natte, mais sur ses cheveux de devant, sur sa poitrine et sur ses genoux, la neige s'était accumulée: elle avait l'air d'un renard blanc. Les yeux fixés sur un point, elle psalmodiait la prière du Bouddha. Tappei, d'une voix forte:
        - Maman... Y neige!
        O Rin sortit doucement une main et l'agita du côté de Tappei. Cela semblait vouloir dire: "Rentre! Rentre!"
        - Maman, tu vas avoir froid!
        O Rin secoua plusieurs fois la tête de côté. A ce moment-là, Tappei s'aperçut qu'il n'y avait plus un seul corbeau. Comme il s'était mis à neiger, peut-être s'étaient-ils envolés vers les villages. Ou alors, peut-être ont-ils regagné leur nid, se dit-il. Quelle bonne chose, qu'il eût neigé! Et puis, on devrait avoir moins froid, à être enfermé dans la neige, qu'à être exposé au vent de la montagne froide. Et, pensa-t-il, comme ça, Maman finira par s'endormir.

Schichirô Fukazava, Narayama
(traduction de Bernard Frank).

 

        La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s'aperçoit que tout est blanc. 

Jules Renard

 

       Impossible de dire son âge. En la voyant tout à l'heure, Lucia avait songé à de la glace et plus précisément à l'aspect vitreux dont ce mot français a gardé la trace. Cette femme ne tolère pas qu'on la regarde pour se renseigner sur son compte, sa peau réfléchit le regard, et la pensée qui continue à voleter autour d'elle sait qu'il vaut mieux ne pas entrer dans ce visage pour ne pas risquer d'être aspirée vers le bas, vers l'enfer polaire qui bée sous cette glace. C'est la Reine des Neiges, tel est son surnom. Kai le verra bien sans pouvoir l'exprimer: cette femme entre dans la même catégorie que Lucia, celle des corps parfaits, mais le sien appartient à la mort.

Cees Nooteboom, Dans les montagnes des Pays-Bas
(traduction de Philippe Noble).

 

        Le crissement de la neige sous la semelle de mes bottes faisait partie de moi, montait dans mes mollets. Et j'ai senti vibrer le grondement interne, je me suis immobilisé. Net. Tendu. Et vous ne savez plus comment, d'ordinaire, on respire par simple habitude. Et c'était là, ça frissonnait sous moi, montait du coeur de la terre, de si profond, de si loin. Le grondement était réel, même si des tonnes et des tonnes de roc, de terre, de gel l'étouffaient. 
      (...) Un fragment de neige gelée se détacha du rebord bourrelé, roula sur la route jusqu'à mes pieds. Le paysage me brûlait les yeux, j'attendais le gouffre qui déchirerait, engloutirait tout aussi facilement que la vague affouille et suce une ville de sable blanc...

Pierre Pelot, Natural killer.       

 

 


      Viens 
Allons voir la neige 
jusqu'à nous ensevelir ! 
                          M.Bashô

Au milieu de la vie
au milieu de la mort
la neige sans répit
                          T.Santoka


Tout simplement 
Sous la neige qui tombe 
                          K.Issa

Il s'emballe
le cheval
sur un tapis de gelée blanche
                          O. Hôsai

Calendrier "l’Orient"  
création Atelier du Bief, 1982,
avec un haïku dans une traduction 
de Roger Munier.

 

        Comme la neige serait monotone si Dieu n'avait pas créé les corbeaux. 

Jules Renard

 

Décembre 1850 
        La neige tombait dans Cranbourne Street, étrangement légère et duveteuse. De longs flocons comme des feuilles ou des pétales à peine froids et presque bleus dans le début du soir - une caresse bleue de neige pour saluer l'or des échoppes, l'effervescence chaude des boutiques, la fièvre douce de cet avant-Noël qui rappelait à Walter Deverell d'autres Noëls, d'autres attentes, et le bonheur inquiet de son enfance. Comme autrefois, il avançait au côté de sa mère, sur les trottoirs de Londres, et on l'eût pris pour un très sage fils modèle, avec son sourire extatique. Comme Londres était bonne à flâner! Les cris rauques des cochers, le martèlement métallique des fers à cheval, les appels et les sifflements, lancés de trottoir à trottoir par-dessus le fleuve de la rue, montaient, buée sonore assourdie par le ciel de neige. Dans l'encoignure des portes cochères, des gamins goguenards entraînés au chapardage commentaient entre eux sans complaisance l'aspect des bourgeois agglutinés sur les trottoirs, progressant lentement devant l'opulence des vitrines. (…) Partout les sucres, les épices, toutes les couleurs chaudes, chatoyantes, multipliées par les reflets, les miroirs, les éclats. Quelle ivresse tranquille de se laisser ainsi aller au rythme d'une déambulation oisive, pendant que les flocons légers vous caressaient nonchalamment le visage! 

Philippe Delerm, Autumn

 

        La neige ne brise jamais la branche du saule. 

Proverbe japonais

 

       Il y a des gens qui arrivent à écrire leur nom dans la neige en faisant pipi… Parmi eux, il y a cependant davantage de Luc et de Jo que de Jean-Sébastien! 

Philippe Geluck, Ma langue au chat

 

        La télévision n'invente rien. La seule image qu'elle ait jamais créée, c'est la neige de la fin des programmes! 

Michel Field

 

       Le génie, c'est un Africain qui invente la neige. 

Vladimir Nabokov

   

     La neige ne tombe pas à Paris : elle fond. 

Alain Schifres, les Parisiens

 

        Dans l'Isère, la nouvelle de cette effroyable avalanche, l'irruption de la neige dans une salle à manger pleine de jeunes gens qui déjeunaient gaiement. La masse blanche d'une force irrésistible a balayé la maison et pulvérisé des voitures. 

Julien Green, Journal - Ce qui reste du jour - 1966-1972

 

        Dans le plein hiver morne le vent givré a fait le gémissement, la terre tenue dure comme fer, l'eau comme une pierre; la neige était tombée, la neige sur la neige, neige sur la neige, dans le plein hiver morne, il y a bien longtemps. 

Christina Rossetti

 

Météo des neiges : 
        En novembre, si la première neige ne prend pas, de l'hiver elle ne prendra. 
        En décembre, pour que l'année aille comme il se doit, il convient que les champs s'enneigent par deux fois. 
        S'il ne neige pas en janvier, il neigera en mai et avril. 
        Février neigeux, été avantageux.

 

 

       Enfin elle est venue. Je n'y croyais plus trop, et me résignais à finir mon troisième hiver de balades sans neige, sans neige sous les pas, sans neige sous les mots. (…) Quel silence soudain sur la première neige qui tombe dans le soir ! On sort sur le pas de la porte, déjà gagné par cette fièvre. Bien sûr le sol est froid, bien sûr elle devrait tenir, mais elle est si coquette la neige de chez nous, si prompte à la promesse et à la désertion. (…) Nos cœurs ne sont pas savoyards; pour nous, la neige restera toujours comme un petit miracle. Parfois c'est un peu long; mais le plaisir est fort comme l'attente. La neige est notre madeleine; elle tombe proustienne dans son premier soir, et déjà fouille au creux de nos mémoires. Ce n'est pas seulement la neige du présent: il y a quelques hivers en nous, quelques neiges lointaines - assez pour tracer un chemin de l'une à l'autre, trop peu pour que le pouvoir s'en dilue. (…) Le samedi matin, le soleil est venu poser des reflets orangés sur la perfection blanche. Au parc Parissot-de-Beaumontel, j'avais mes marques enfouies dans la dernière neige. (…) Dans l'allée solennelle, entre les pins, une trace, une seule, et cette flèche de soleil qui vient mieller la neige et faire l'ombre plus bleue. Sur les troncs abattus, la couche d'oubli prend une ampleur fourrée irrésistible: on ne peut s'empêcher d'y passer la main, un peu surpris que cette hermine puisse être mouillée. (…) Mais le détail que je préfère, ce sont ces feuilles rousses des charmes ou des châtaigniers que la neige a délicatement saisies dans leur habit d'automne. Le soleil d'hiver, la fraîcheur douce de la neige irriguent d'un sang neuf ces feuilles de papier qui restaient accrochées sans raison, sans autre espoir que de mêler les couleurs, les saisons. (…) Depuis longtemps, la sirène de midi a retenti. La matinée n'en finit pas d'oublier l'heure. A ciel ouvert sur le ciel bleu, à ciel fermé capitonné de branches lourdes incurvées, les allées n'en finissent pas de prolonger ce cotonneux plaisir de s'enfoncer, d'inventer une trace au fil des pas, de retrouver sans les chercher des traces de douceur ancienne. On ne dit rien, ou bien peut-être seulement: "Tu te souviens, il y a cinq ans?" Parc Parissot, la neige n'oublie pas.

Philippe Delerm, La neige est notre madeleine
dans: Les Chemins nous inventent (recueil de balades en Normandie)

 

        L'enfance, c'est de croire qu'avec le sapin de Noël et trois flocons de neige toute la terre est changée. 

André Laurendeau, Voyages aux pays de l'enfance

        Aimons la neige! Sinon, nous risquerions de briser notre équilibre poétique et d'oublier notre condition humaine. 

Francis Bossus, La Forteresse

 

J'aime la neige. Elle tombe si peu maintenant, alors je me mets à la fenêtre et j'assiste à ses chutes comme à des événements. Les pires moments de ma vie je les ai vécus dans la chaleur et le vacarme. Alors pour moi la neige, c'est le silence, c'est le calme, et un froid revigorant qui me fait oublier l'existence et la sueur. J'ai horreur de la sueur, et pendant vingt ans j'ai vécu en nage, sans jamais pouvoir sécher. Alors pour moi la neige, c'est la chaleur humaine d'un corps sec à l'abri. Je me doute bien que ceux qui ont connu la Russie avec de mauvais vêtements et la peur de geler n'ont pas le même goût pour la neige. Tous ces vieux Allemands ne la supportent plus et ils partent pour le Sud dès les premiers froids. Mais moi, les palmiers, ça me dégoûte, et pendant les vingt ans de la guerre, je ne l'ai pas vue, la neige; et maintenant le réchauffement global va m'en priver. Alors j'en profite. Je disparaîtrai avec elle. Pendant vingt ans j'ai été dans les pays chauds; outre-mer si vous voulez. Pour moi la neige, c'était la France: les luges, les boules de Noël, les pulls à motifs norvégiens, les pantalons fuseaux et les après-skis, tous les trucs inutiles et tranquilles que j'ai fui et auxquels je suis retourné un peu malgré moi. Après la guerre tout avait changé, et le seul plaisir que j'ai retrouvé intact est celui de la neige.

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

Le touffu des bois d'yeuses recouverts de neige fait songer à un velours de soie pâle roulé en vrac au pied d'un ciel de plomb modelé de blanc. Quelques maisons y apparaissent, fumantes, aussi paisibles et sages qu'un homme assis au bord du temps qui passe. 

Jean-Daniel Baltassat, Le valet de peinture

 

 

 

 

 

 

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