Le Café Littéraire / à propos de photos

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À l'époque des caméras, l'immortalité a-t-elle changé de caractère? Je n'hésite pas à répondre: au fond, non, car l'objectif photographique, avant être inventé, était déjà là en tant que sa propre essence immatérialisée. Sans qu'aucun objectif réel n'ait été braqué sur eux, les gens se comportaient déjà comme s'ils étaient photographiés.

Milan Kundera, L'immortalité

 

Le soir, le soleil perce, la neige prend une teinte d'acier. Les aplats blancs brillent avec l'éclat du mercure. J'essaie de prendre une photo de ce phénomène mais l'image ne rend rien du rayonnement. Vanité de la photo. L'écran réduit le réel à sa valeur euclidienne. Il tue la substance des choses, en compresse la chair. La réalité s'écrase contre les écrans. Un monde obsédé par l'image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie. Aucun objectif photographique ne captera las réminiscences qu'un paysage déploie en nos cœurs. Et ce qu'un visage nous renvoie d'ions négatifs ou d'invites impalpables, quel appareil le pourrait saisir?

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

Il ôta sa veste et la laissa sur le fauteuil. Puis il alla s'attabler. Un grand bol de bortch épais trônait devant lui. mais sans pelmeni. Depuis tout enfant, il adorait les pelmeni; le bortch, il l'avait aimé après son mariage. À présent, cependant, tout appartenait au passé, à la mémoire et aux photographies. La mémoire peu à peu s'efface, les photographies, elles, restent. Elles dorment dans les albums, témoins de l'école, du régiment, des noces. Elles dorment dans l'armoire et ne réclament pas à manger. 

Andreï Kourkov, Les abeilles grises 

 

Une centaine de kilomètres plus loin, un pont traverse la Genesee. L'eau est boueuse, elle descend sans se presser vers le nord. D'ici quelques heures, elle arrosera la ville de Kodak. «Vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste!» Kodak a donné à des générations le goût de fixer des instantanés de vie, baptême mariage décès, clic, truite de quinze livres, clic, segment d'asphalte. 

Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du mrtin-pêcheur 

 

Anne regarde des photographies d'inconnus, des milliers et des milliers d'inconnus, des Américains puisque nous sommes en Amérique, des paysans en camionnette, des mécaniciens à la chaîne, des serveurs au drive in (...) le cireur de chaussures, les passagers aux fenêtres d'un trolleybus, toute une batterie de personnages qui lui rappellent ses études de civilisation américaine et les fragments d'une vie sociale qui n'a pas cessé de la passionner, des histoires derrière toutes ces photos, des lieux, des moments, un témoignage de ce qui a été et même si la mort règne en maître sur ce royaume de papier elle n'efface pas la vie qui a eu cours. 

Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur

 

La contemplation des photos le plongea vite dans une nostalgie morose, c'est toujours ça les photos, elles rendent heureux ou triste, on ne peut jamais savoir à l'avance. 

Michel Houellebecq, Anéantir

 

«Chez nous, on place une photographie du défunt devant la bougie», dit-il. Il aurait bien évoqué aussi le verre de vodka recouvert d'un quignon de pain qu'on posait près du portrait, mais il avait compris qu'il était mal venu de parler d'alcool dans cette maison. 
       «Le visage n'a pas d'importance, murmura la jeune fille d'une voix à peine audible. 
       ―
Comment? demanda Sergueïtch, qui n'était pas sûr d'avoir bien entendu. 
       ―
Le visage n'a pas d'importance, répéta Ayse à peine plus fort. Allah n'a pas de visage, et pourtant il existe. 
       Comment ça? fit l'hôte surpris. Mais s'il s'agit du visage d'une personne chère?» 
       Ayse secoua négativement la tête. 
       «Il change...» 
       Elle chuchotait de nouveau. 
       «C'est pour cela qu'on prend des photos, pour se souvenir», déclara Sergueïtch d'un ton pensif. Il haussa les épaules, s'appliquant à comprendre les paroles d'Ayse. «Ou bien on ne se prend pas en photo chez vous? 
       Si, bien sûr...» Son visage exprimait à présent l'étonnement. «Bien sûr qu'on se photographie...» 
       Elle se leva, alla au vaisselier, fouilla dans le tiroir et revint à la table avec un livre. Elle l'ouvrit, et l'apiculteur comprit alors que ce n'était pas un livre, mais un album photos. 

Andreï Kourkov, Les abeilles grises

 

Sur l'étagère presque vide, Daniel prend le cube à photos. Six faces pour polaroïds carrés comme on les faisait dans les années 70. Une idée d'Anna Louise. Cet objet lui rappelait ses premières années d'enfance, cette époque où le bonheur semblait installé pour toujours. Pour lui faire plaisir, elle l'avait rempli de photos qui leur parlaient à tous les deux: un joli portrait d'elle avec son violon, quelques amis pris sur le vif lors d'une soirée chez Hélène. Il ne se souvient plus du jour où il a enlevé les photos. 
       Il ne supportait plus ces importants témoins de la débâcle de sa vie. Restent depuis ce jour, glissées en démo dans chaque face du cube, les images du fabricant. Des visages en noir et blanc qui ne disent rien de sa vie à lui. Il s'est habitué à leur compagnie. Il a toujours aimé que des photos habitent les maisons, alors c'est un bon compromis. 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

En 1927, la photographie n'était pas encore enseignée au Bauhaus en tant que discipline à part entière, mais ses nouvelles possibilités étaient déjà explorées par de nombreux étudiants et professeurs, a minima pour conserver une trace documentaire des projets. Lucia Moholy-Nagy mettait depuis longtemps sa réputation de photographe d'objets au service des relations publiques du Bauhaus. Une promotion systématique instituée par Gropius afin de propager son «grand dessein» pédagogique. 
       De son côté, László Moholy-Nagy s'intéressait moins à la photographie comme outil de captation du réel que comme champ d'expérimentation plastique: photogrammes, collages, impressions directes d'objets sur du papier sensible, expositions multiples, compositions abstraites basées sur la recherche de perspectives et de phénomènes lumineux singuliers. Un langage visuel propre à accompagner l'ère industrielle: la «nouvelle vision». Il nous disait: «L'analphabète de demain ne sera pas celui qui ne maîtrise pas l'alphabet mais la photographie.» Nous devions insérer ce nouveau langage dans notre apprentissage de la construction. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique

 

En ouvrant les albums de photos, je constatai que les clichés sur lesquels elle figurait avaient été arrachés. Ceux où nous étions ensemble avaient été soigneusement amputés de la partie où elle apparaissait. Les photos où j'étais seul, de même que les photos de paysage et d'animaux, étaient intactes. Les trois albums ne renfermaient plus qu'un passé corrigé, sans la moindre bavure. Je m'y retrouvais tout seul, abandonné au milieu de photos de montagnes, de rivières, de daims et de chats. J'eus l'impression d'être né seul, d'avoir grandi seul et de devoir encore continuer mon chemin tout seul. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

On se disait, ça c'est un couple, elle lui appartient, il ne voit qu'elle, et la danse est une forme tempérée de leur amour. On ne pouvait qu'être envieux. Il y a une photo prise avant que nous ne fassions votre connaissance, lors d'un concours de danse. Le photographe a capturé Georg à l'instant précis où il tourne la tête pour croiser ton regard. Vous dansez le slow-fox, chacun avec un numéro sur le dos, tu portes une robe ballon, tu l'aimes. 
(...) 

Quand j'ai emménagé chez Georg et les garçons, j'ai fait encadrer la photo où vous dansez le slow-fox, quelques années avant que nous ne fassions connaissance. Elle était accrochée dans leur chambre afin qu'ils puissent voir combien leur père et leur mère s'étaient aimés. C'est la seule chose qui compte pour un enfant. Nous pardonnons à nos parents qu'ils nous oublient, à condition qu'ils s'aiment. 

Jens Christian Grøndahl, Quelle n'est pas ma joie

 

Il existe une photo de lui avec sa fille d'une douzaine d'années. Ils sont appuyés à un arbre, souriants. On a le sentiment qu'ils font une courte halte et vont bientôt reprendre leur randonnée à travers la campagne. Cette enfant a perdu sa mère alors qu'elle n'avait que huit mois. Bachelard ne s'est pas remarié, il n'a laissé à personne le soin d'élever la petite Suzanne. On raconte qu'il emportait le bébé avec lui au collège, biberons dans les poches, qu'il interrompait son cours pour nourrir sa fille. Est-ce légende? Quelque chose d'une complicité ancienne, d'une intimité heureuse, se lit sur cette photo. La contempler m'emporte dans une rêverie sur l'amour des filles pour leur père sur le lien avec le mien, lorsqu'il m'emmenait aux champignons, ou à la pêche aux brochets, et qu'il me taillait en route une belle branche de noisetier. Instants fondateurs qui se sont cristallisés, ont fini par construire une seule et unique photo, un cliché magnifique (et peut-être mensonger), pétrifié sans nul doute, mais sous lequel dorment encore de vraies odeurs de terre, de sons d'oiseaux, des fumées, des nuages... 

Françoise Ascal, Un rêve de verticalité

 

Dans son portefeuille, Victor conserve aussi une photographie de ce père disparu, soustraite à un album, de cette époque où il y en avait, où trop de photos n'avait pas tué la photo. L'homme a vingt ans, un sourire conquérant, un regard droit. Un jour, il a dit à son fils en riant: «J'étais jeune dans ce temps-là, je ne sais pas à quel moment tout a commencé à déraper.» 

Hervé Le Tellier, L'anomalie

 

L'inspecteur examina le bureau. Cédant à une mode idiote, ses collègues conservaient tous une photo dans un cadre, entre la lampe et la boîte à trombones. L'un c'était sa femme. L'autre, sa femme et ses enfants. Un autre, sa fiancée. C'était une manière d'afficher des opinions et des valeurs. De se revendiquer dans la correction et le purisme familial. N'ayant personne à honorer de la sorte, Vertigo Kulbertus s'était contenté de dresser sous verre devant lui un portrait en pied de lui-même. 

Franz Bartelt, Hôtel du Grand Cerf

 

J'ai proposé qu'on feuillette ensemble des albums photo. Nous sommes ainsi partis pour un périple imagé vers le passé. Il y avait tant de souvenirs de ses filles. J'ai observé Valérie à l'âge de 7 ou 8 ans. C'était incongru de penser que je venais de déjeuner avec cette enfant devenue adulte. En regardant la photo, je voyais comme une tristesse dans son œil, une tristesse qui faisait écho à celle que j'avais perçue pendant notre rendez-vous. Pouvait-on déceler dans l'expression d'un enfant les vibrations de son avenir? Mon regard devait être contaminé par la Valérie d'aujourd'hui en se posant sur celle d'hier. 

David Foenkinos, La famille Martin

 

Antoine boit un verre avec Martin, qu'il tient par l'épaule, qu'il ne lâche pas. On n'arrive pas à savoir s'il est heureux de quitter le baraquement. Il trinque avec Jo, qui fixe l'instant sur la pellicule et qui pourra, longtemps après, attester que ces moments ont bien eu lieu. 

Brigitte Giraud, Un loup pour l'homme

 

Il y a peu, j'avais encore la photographie où pourtant Paule n'apparaît pas. On n'y voyait pas même son ombre mais je la savais de l'autre côté et dans mon regard, je devinais le reflet impalpable de ses yeux me donnant la lumière, et j'entendais à nouveau sa voix me disant de poser, de me tourner vers la droite, de baisser un peu la tête. J'étais tel qu'elle avait pu me voir, à ce même endroit qu'elle avait occupé. Je me persuadais finalement que j'étais son regard. 

Philippe Claudel, Meuse l'oubli

 

Vanessa n'avait que onze ans mais elle gardait tout le temps son Instamatic en bandoulière et regardait dedans toutes les deux minutes pour voir la photo que ça ferait si elle appuyait. 

Serge Joncour, Nature humaine

 

Il se pencha, colla son œil au viseur, rectifia légèrement l'inclinaison de l'appareil. Il était prêt. (...)
      Comme toujours, pour savoir si une photo méritait ou non d'être prise, il l'imaginait encadrée et accrochée sur un mur. Pourrait-il vivre avec elle des mois, des années, sans s'en fatiguer? Si oui, ça valait le coup. Dans le cas contraire, il remballait son matériel.
      Il se représenta l'image telle qu'il voulait qu'elle soit. Il réfléchit à ce que cela impliquerait, au moment du développement et du tirage. Le posemètre lui donna une première idée de la durée d'exposition. L'ombre projetée par le phare contrastait fortement avec le blanc de l'édifice. Un cliché très contrasté et une émulsion à grand contraste... Attention. Il fit les dernières mises au point. Surexposer légèrement, saisir les détails des ombres, insister sur la lumière au développement, parachever la composition de l'ensemble au tirage.
      Il appuya sur le déclencheur, et sut que la photo serait bonne. Il la doubla, juste pour avoir un négatif supplémentaire et pouvoir s'amuser. 

Robert-James Waller, Retour à Madison

 

Dessus je suis avec ma mère. Elle ne tourne pas le visage vers l'appareil, elle n'a d'yeux que pour moi. Je ne dois pas avoir plus de 7 ans, j'ai de longues tresses qui pendent sur les côtés et je ris parce qu'elle me chatouille. On voit les deux dents de devant qui sont tombées, et son regard est plein de tendresse. 
       Le cadre est posé sur ma table de nuit, c'est la première chose que je regarde le matin, et la dernière que je vois le soir. Parfois, je caresse la surface lisse et brillante de la photo et je cherche à me rappeler ce moment. La vérité, c'est que je l'ai oublié. Ma mère n'est plus qu'une ombre derrière cette photo. 

Delphine Pessin, Deux fleurs en hiver

 

Il se rappelait toutes les photos d'elle enfant, jeune fille, jeune mariée, jeune mère, plus si jeune mariée (elle s'était mariée trois fois) et grand-mère à l'allure juvénile. Il ne pouvait pas regarder Maggie Bascom sans la voir à toutes les phases de sa longue vie. 
       ―
J'essaie de voir la femme tout entière, répondit-il. Bien sûr, je m'aperçois qu'elle est vieille, mais il y a toujours des photos, ou l'équivalent des photos dans la manière dont on s'imagine la vie des gens. Toute leur vie, je veux dire. J'arrive à me la figurer quand elle était beaucoup plus jeune que moi parce qu'il y a toujours des gestes et des expressions qui sont dans le grain de l'être, sans âge. Une vieille femme ne se voit pas toujours vieille, et moi non plus, je ne la vois pas toujours vieille. J'essaie de voir toute sa vie en elle. Ça a quelque chose de tellement émouvant, la durée d'une vie... 

John Irving, Une veuve de papier

 

Tout le monde, partout possède une boîte à chaussures plus ou moins remplie de photographies bornant les amonts de quelques existences en orbites familiales. Couleur, noir et blanc, voire assourdies de sépia fané, sous les cataractes dégénérescentes plus ou moins durcies vers l'opacité... 

Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire

 

Les jeunes gens dans leur cadre sur la coiffeuse ne semblaient plus s'intéresser à elle. Était-ce une vaine illusion de sa part que d'imaginer qu'ils avaient jeté quelques coups d'œil dans sa direction? Impassibles, ils fixaient à travers elle un appareil photo dont le déclic avait fixé l'image des années plus tôt. S'arrêtant sur le seuil, elle prit sa propre photo mentale. Puis elle partit. 

Graham Swift, Le dimanche des mères

 

Je me souviens des visites que nous lui faisions les dimanches, dans son appartement du quartier de Planoise. Dans le hall d'entrée, nous étions accueillis par le portrait en noir et blanc de ma grand-mère, disparue douze ans avant ma naissance. Je ne connaissais d'elle que cette image: son regard se perdait dans le vague, et la photo dégageait une poisseuse sensation de tristesse. 

Arnaud Friedmann, Le trésor de Sunthy

 

Seul le quatrième mur, en face de mon lit, était entièrement disponible. En me limitant par commodité aux deux derniers murs, je disposais d'un espace d'exposition de 16m2; compte tenu d'un format de tirage de 10x15 cm, je pouvais exposer un peu plus de mille photos. Il y en avait un peu plus de trois mille sur mon ordinateur portable, qui représentaient l'intégralité de ma vie. En choisir une sur trois cela me paraissait raisonnable, très raisonnable même, et me donnait l'impression que j'avais plutôt bien vécu. (...) 
       Je souhaitais en quelque sorte réaliser un mur Facebook qui ne serait jamais vu que par moi (...). 
       La tâche était aisée, grâce aux fonctionnalités des caméras modernes; à chacun de mes clichés étaient associés l'heure et la date de prise de vue, rien n'était plus simple que de réaliser un tri selon ces critères. Aurais-je activé, sur mes appareils successifs, la fonction GPS que j'aurais également pu, avec certitude, retrouver les lieux; mais cela en vérité était inutile, je me souvenais des lieux de ma vie, je m'en souvenais même parfaitement, avec une précision chirurgicale, inutile. Ma mémoire des dates était plus incertaine, les dates étaient sans importance, toute chose qui avait lieu avait lieu pour l'éternité, je le savais maintenant, mais il s'agissait d'une éternité fermée, inaccessible. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

Sur la photo, prise à Odessa en 1913 ou 1914, grand-père posait avec un nœud papillon, un chapeau garni d'un ruban de soie brillant et un costume trois pièces sous son veston ouvert, en travers du gilet, soigneusement boutonné, reposait une chaînette d'argent sans doute reliée à un oignon, dissimulé dans le fond de sa poche. Sa chemise immaculée s'ornait d'un nœud papillon de soie sombre, ses souliers noirs étincelaient et sa canne de dandy était, comme toujours, accrochée à son bras, un peu plus bas que le coude, tandis qu'il donnait la main gauche a un petit garçon d'environ six ans et la droite à une jolie fillette qui avait dans les quatre ans. (...) 
       La fille souriait au photographe. Elle semblait très consciente de son charme qu'elle renvoyait délibérément à l'objectif. Ses longs cheveux soyeux, séparés par une raie à droite, ondulaient sur ses épaules et l'encolure de sa robe. Elle avait un minois rond, joufflu et réjoui, des yeux en amande, presque bridés, une vraie petite Chinoise, et des lèvres pleines qui s'étiraient dans un simulacre de sourire. (...) 
       Le garçon de la photo est mon oncle David, surnommé Ziuzja, ou Ziuzjnka. Quant à la fillette, ce petit bout de femme ravissante et coquette, c'est mon père. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

Il n'y avait pas de lettres attachées par des rubans de soie jaune ou lavande (sa couleur préférée), ni de boîtes à secret. Les photographies d'Enrico et des filles, elle les avait toujours collées dans des albums, écrivant d'une belle écriture l'année et l'endroit où elles avaient été prises. Les autres, elle les avait laissées s'entasser dans le premier tiroir de la commode avec les mouchoirs et les gants. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Dans le coin d'un mur, il y a une quantité de photographies encadrées, accrochées serré. Des photographies de qui? Des photos de toi, à des âges différents, et des photos de beaucoup d'autres personnes, hommes et femmes, mais aussi des photos très anciennes, comme prises dans un album de famille, mais qui, placées les unes à côté des autres semblent moins vouées à rappeler telle ou telle personne qu'à offrir un montage des strates de l'existence. 

Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur

 

Il y avait une photo au mur, dans un cadre d'aluminium mat, sous verre. À la tête du lit, à gauche. La photo d'un couple, jeunes et souriants, bronzés, des longs cheveux très noirs et luisant de reflets bleutés pour le jeune homme comme pour la jeune femme. Un couple d'Indiens de cinéma. Cette photo. Une seule. 
       Son regard glissa sur la photo et sur le reste de la pièce, sans s'y arrêter davantage, comme si de rien n'était. 
       (...) 
       Il invita Maria au restaurant le lendemain, comme il avait prévu de la faire. Elle ne dit pas non. (...) 
       Elle lui avoua, confuse, au dessert, que c'était la première fois de sa vie qu'elle mangeait dans un restaurant, qu'il était la première personne à l'avoir invitée dans un tel endroit, même son fils ne l'avait jamais fait. 
       Elle avait eu un fils, oui, dit-elle les yeux dans les yeux pour une terrible seconde appuyée, avant de détourner le regard et de trancher un petit morceau de glace à la vanille à la pointe de sa petite cuillère. C'était lui, sur la photo, dit-elle, sans préciser davantage à quelle photo elle faisait allusion, comme si à l'évidence il ne pouvait pas ne pas savoir. 

Pierre Pelot, Maria

 

Sur l'étagère dans le séjour sont alignées les photographies de son seul fils, Alberto, mort en Afrique d'une mystérieuse maladie infectieuse. Plein de photographies: Alberto enfant, Alberto sur le Bernin, Alberto au collège à Montreux, Alberto sur un voilier. Un garçon aux cheveux lisses et au regard intense, des yeux peut-être couleur «manteau de la Vierge» comme les siens. Mais la plus belle est dans l'entrée, une grande photographie contrastée avec des ombres qui se dessine et en noir sur le Corvatsh majestueux recouvert de neige. Alberto est debout, en manches de chemise, seul un gilet de laine le protège du froid de cette journée où quelque fin nuage tache ici où là les pentes immaculées. Des skis plantés dans la neige se croisent derrière lui, leurs pointes dressées vers le ciel. Alberto fronce un peu les sourcils pour défier le soleil qui le frappe en plein visage, la bouche entrouverte, la mèche soulevée sur son front par le vent. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Il y a plus de mille photographies dispersées dans mon cimetière. Des photos en noir et blanc, sépia, aux couleurs vives ou passées. 
       Le jour où toutes ces photos ont été prises, aucun des hommes, des enfants, des femmes qui posaient innocemment devant l'objectif ne pouvait penser que cet instant les représenterait pour l'éternité. C'était le jour d'un anniversaire ou d'un repas de famille. Une ballade au parc un dimanche, une photo de mariage, de bal de promotion, un Nouvel An. Un jour où ils étaient un peu plus beaux, un jour où ils étaient tous réunis, un jour particulier où ils étaient plus élégants. Ou alors dans leurs habits de militaire, de baptême ou de communiante. Que d'innocence dans le regard de tous ces gens qui sourient sur leurs tombes. 
       (...) 
       C'est important de mettre des photos sur les tombes. Sinon, on n'est plus qu'un nom. La mort emporte aussi les visages. 

Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs

 

… quelques photos. Trois de lui en culotte courte et canotier, le regard gêné par le soleil, caressant un petit chien noir et blanc dans les hautes herbes, avec des adultes marchant d'abord au loin puis plus près et au dos desquelles il avait inscrit: «Moi et mes parents, août 1939». Une photo de classe datée de 43 où il apparaît au milieu et au dernier rang d'une troupe de gamins souffreteux et sales. Il est le seul à regarder le photographe dans les yeux et, avec un air de défi, semble lui dire: «Ça t'amuse de photographier la misère? Regarde-moi bien.» 

Anne Pauly, Avant que j'oublie

 

La dernière photo que j'ai de Kate doit être quelque part dans mon ordinateur mais je n'ai pas besoin de l'allumer pour m'en souvenir, il me suffit de fermer les yeux. (...) La dernière photo que j'ai de Kate est prise dans le parc du château de Schwerin, petite ville allemande, capitale du land de Mecklembourg-Poméranie Occidentale, et les allées du parc sont recouvertes d'une neige épaisse, au loin on aperçoit les tourelles du château. Kate se retourne vers moi et me sourit, j'ai probablement dû lui crier de se retourner pour que je la prenne en photo, elle me regarde et son regard est plein d'amour, mais aussi d'indulgence et de tristesse parce qu'elle a probablement déjà compris que je vais la trahir, et que l'histoire va se terminer. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

Parce qu'elle est en noir et blanc, cette photo semble d'un temps avant le temps d'un temps précédant ma naissance, assurément, et peut-être même celle de mes parents. Je la contemple souvent de longues minutes en me demandant: Qui l'a prise? Avec quelle sorte d'appareil, en ces temps lointains? À quoi cette belle jeune femme pense-t-elle? Est-ce qu'elle pense? Son expression est sombre, malgré son demi-sourire; un sourire à la Mona Lisa; sa beauté à quelque chose d'antiques. Cette jeune femme... ma future grand-mère! 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

C'est à Nüremberg que je vis pour la première fois des daguerréotypes. En dix minutes, paraît-il, on obtenait son portrait. Cela me semblait prodigieux. Le daguerréotype et le chemin de fer: deux miracles de notre époque. 

Hans Christian Andersen, Le conte de ma vie

 

Il sortit un verre grossissant de sa poche et le posa sur la table. 
       «Prends ceci et examine attentivement cette photo.» 
       La photo dans la main gauche et la loupe dans la main droite, j'examinai lentement le cliché. Certains moutons me faisaient face, d'autres étaient tournés dans une autre direction, d'autres encore broutaient en toute innocence. On eût cru une photo-souvenir prise lors de quelque languissante réunion d'anciens élèves. Je passai en revue chaque mouton, observait l'état de l'herbage, les bois de bouleaux à l'arrière-plan, les montagnes se dressant tout au fond, et le nuage suspendu tout seul dans le ciel. Il n'y avait rien de particulier. Je levai les yeux au-dessus de la photo et de la loupe et regardai l'homme. 
       «Tu ne remarques rien de bizarre, s'enquit-il. 
      
Rien», dis-je. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Monsieur, connaissez-vous les abeilles ? 
     
Monsieur, oui; mais je les connais 
      ―
sans les connaître. 
      ―
Pas suffisant, pas suffisant, monsieur! Il faut que vous les connaissiez tout à fait, et ça me regarde. On leur a fait une réputation de mauvaises coucheuses qu'elles ne méritent aucunement: des moutons, monsieur, de véritables moutons! 
      ―
Oui, je sais : il y en a qui prennent des gants pour leur parler, des gants et des masques; ça fait pitié! Jamais de masque, moi, monsieur, jamais de gants, et je ne vis qu'avec elles! Et je me charge, moi qui vous parle, je me charge, entendez-moi bien, monsieur Nadar, de vous camper au plein d'un essaim déchaîné avec moi à côté de vous, monsieur, avec moi! Et tous les deux ensemble, nous ouvrirons, nous tournerons, retournerons, tripoterons, sur nos genoux, si vous voulez-bien une ruche en plein travail, sans que ayez à souffrir d'une seule piqure! Et photographions ça, raide ! Si la chose vous va, je suis votre homme : vous va-t-elle? 

Nadar, Le dompteur d'abeilles
dans : Quand j'étais photographe

 

À des barres de laiton pendaient des tentures de velours rouge, et au-dessus de la cheminée était accrochée une belle et grande photographie qui montrait six hommes, tous en treillis de brousse, rassemblés sur un fond de bananiers et d'arbres tropicaux. 
      Elle avait dû être prise à la chambre photographique. Le définition était superbe. Il avait fallu attendre notre époque, celle du numérique, pour pouvoir agrandir une photo à ce format. Mais celle-ci n'avait pas été retouchée. Même les feuilles du bananier semblaient gravées au burin. On distinguait les moindres froncés sur les vestes des hommes et la poussière de leurs bottes. 

Anne Rice, Le don du loup 

 

Rien ne manquait plus à l'apothéose de la Photographie, rien qu'une première Exposition générale pour laquelle elle était, à peine d'hier née, toute mûre. 
      Cette première Exposition de Photographie eut lieu en 1855 au Palais de l'Industrie. Son succès fut grand. 
      (...) Le public se pressait avec une grande curiosité comme haletante devant les innombrables portraits de personnages connus qu'il ne connaissait pas encore, de beautés de théâtre qu'il n'avait pu contempler que de loin et qui se révélaient à lui dans ces images où la pensée elle-même semblait vivre. 
      Pendant que les initiés, les spécialistes examinaient les épreuves indélébiles de (...), entrevoyant par la percée de ces premières avenues l'immensité du domaine assuré désormais à la Photographie, la multitude des autres curieux se tassait comme abeilles au trou de ruche sur l'entrée d'un mystérieux petit cabinet noir où on ne pouvait pénétrer qu'un à un et où, fuyant la lumière diurne pour un demi-jour factice, comme hiératique, le fameux perroquet de notre cher Becquerel prophétisait déjà que la photographie aborderait victorieusement un jour la reproduction des couleurs. 

Nadar, Les primitifs de la photographie
dans : Quand j'étais photographe 

 

« Bonjour, jeune homme. Je m'appelle Martin, et toi? 
      ―
Erza. Enchanté, dis-je en lui tendant la main, qu'il serre vigoureusement. 
      ―
Qu'est-ce qui t'amène vers Jésus?» 
      Je regarde autour de moi en quête d'inspiration, et aperçois deux jeunes filles qui passent juste à côté; elles portent toutes les deux des talons vertigineux et une minijupe suggestive. 

      «
L'absence totale de foi de ma génération. Vous savez, je suis photographe et cet après-midi, je vais faire une séance ici, à Williamsburg. 
     
Intéressant, dit Martin. Quel genre de photos fais-tu? 
     
Des photos qui dénoncent. Je veux que les gens ouvrent les yeux. Qu'ils prennent conscience. Mes camarades sont immergés dans leur... quotidien. Ils n'arrivent plus à voir au-delà de leur petit monde fait d'objets et de slogans politiques préfabriqués. 
     
Ce sont des paroles sages. C'est la raison pour laquelle je passe tous les jours quelques heures ici. Pour que les oreilles polluées se purifient en écoutant mon message divin. 
      ―
Mes clichés mettront l'accent sur l'absence de sens dans la vie quotidienne des jeunes de mon âge. Nous aurons une mannequin qui représentera le vide de la jeunesse d'aujourd'hui. Et nous l'opposerons à la spiritualité que des personnes comme vous cherchent à ramener dans cette ville de perdition... 

Simone Somekh, Grand angle 

 

« La photographie gèle l'existence en une fraction de secondes», poursuit-elle en se gargarisant avec ce qui me semble un cliché un peu trop attendu pour une femme de la carrure professionnelle de Viviana. «Les plus grands artistes et érudits ont dû céder à l'attrait de la photographie... Pense à Marcel Proust et à sa photo d'Albertine, combien d'heures passées à contempler le portrait de la personne aimée! Et songe à ce qu'a dit Roland Barthes sur le pouvoir conceptuel de la photographie. Sans parler d'André Bazin, mon André adoré, et de son «complexe de la momie». Est-ce que nous n'avons pas tous besoin d'arrêter le temps, de le saisir à pleines mains, d'en cristalliser les instants? L'attachement à la photo n'est-il pas une inclination naturelle?» 

Simone Somekh, Grand angle 

 

L'invitation à l'objectif était là plus que formelle, impérative, et, si intense que fût notre absorption poussée jusqu'au vague du rêve, en vérité il eût fallu n'avoir jamais entr'ouvert la porte d'un laboratoire pour que nous ne fussions aussitôt traversés de la pensée de photographier ces merveilles. 
      Et comme le hasard voulut que je fusse apparemment le premier photographe enlevé sous un ballon, ainsi se trouva m'échoir une priorité qui eût pu appartenir aussi bien à tout autre. 
      J'avais tout d'abord entrevu deux applications des plus intéressantes. 
      Au point de vue stratégique, on n'ignore pas qu'elle bonne fortune est pour un général en campagne la rencontre d'un clocher de village d'où quelque officier d'état-major dressera ses observations. 
      Je portais mon clocher avec moi et mon objectif pouvait successivement et indéfiniment tirer des positifs sur verre que j'envoyais directement de la nacelle au quartier général, au moyen d'un factage des plus simples: petite boîte glissant jusqu'au sol le long d'une cordelle qui me remontait au besoin des instructions. 
      Ces images immédiatement agrandies par projection sous les yeux du général en chef lui présenteraient l'ensemble de son échiquier, constatant au fur et à mesure les moindres détails de l'action en lui assurant toute préexcellence pour conduire sa partie. 
      Puis
cedant arma ! je passais à une autre besogne non moins capitale. 
      (...) 
      Miracle ! Moi qui ait professé toute ma vie une haine de la géométrie qui n'a d'égale que celle de l'algèbre, je produis avec la rapidité de la pensée des plans plus fidèles que ceux de Cassini, plus parfaits que les cartes du Dépôt de la guerre! 
      « Et quelle simplicité de moyens! Mon ballon maintenu à une hauteur toujours égale sur chacun des points déterminés à l'avance, je relève automatiquement d'un coup la surface d'un million de mètres carrés, c'est-à-dire de cent hectares. Et comme dans une seule journée je puis parcourir quelques dix stations, je lève en un jour le cadastre de mille hectares!" 

Nadar, Photographie aérostatique
dans : Quand j'étais photographe
 

 

Ce que j'essaie de dire, c'est que le processus de création ressemble à celui des photographes d'antan, quand ils utilisaient un énorme appareil muni d'un drap noir sous lequel ils disparaissaient, dos arrondis, à la recherche d'images dans l'obscurité. Les personnages ont pu bouger. Peut-être y a-t-il trop de lumière? Ou pas assez. Tout devait se faire à tâtons, rapidement, avec l'espoir d'obtenir un bon cliché. 

Ray Bradbury, Danser pour ne pas être mort
(
dans L'Homme illustré paru chez Denoël
dans Trois automnes fantastiques)

 

Soudain, j'ai senti une brûlure intense au niveau du cou. J'avais l'impression qu'on m'étranglait. Je me suis regardé dans le miroir. Le cou avait doublé de volume et il était de la couleur du canapé sur lequel j'étais assis: rouge vif. J'étais moins hideux ― ou moins inquiétant ― que les autoportraits de Schoenberg, mais j'avais bon espoir de leur faire bientôt concurrence. La nuit fut courte et désagréable. À l'aube, j'ai fait un selfie que j'ai envoyé à Clhoé. 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

Vers cette époque, Alexis est arrivé avec une grande photo en noir et blanc qu'il avait prise à Cuba quinze ans plus tôt. C'était dans un village de la Sierra Maestra, coincé entre mer et montagne, au bout d'une route presque abandonnée. (...) Alexis est photographe (...) Il voulait montrer ces femmes, ces hommes, dans cet écrin montagnard; il voulait saisir la vie pauvre et austère qu'ils menaient. Rien ou presque ne leur appartenait, sinon quelques haillons, parfois un ou deux cochons, trois poules rachitiques et une vaisselle dépareillée. La plupart allaient pieds nus dans la montagne, très raide, où ils cultivaient difficilement quelques arpents à flanc de coteau. Et cependant, de toute cette misère gonflant les poches de mesquinerie et de jalousie non négligeable, une splendeur s'élevait ― une splendeur spontanée, muette, que la photo apportée par Alexis résumait. Il y avait un groupe électrogène, une télé et un idiot pour tout le village. J'avais longtemps gardé sur un mur de mon appartement la photo de l'idiot. 

Philippe Lançon, Le lambeau 

 

Mon visage était enveloppé dans l'habituelle série de pansements alourdis par la salive. Ils faisaient comme un gros tuyau de gaze blanche d'où jaillissait ma tête aux cheveux récemment coupés. Le fragile brouhaha du VAC berçait ce qu'à deux jours de la grande greffe il fallait bien appeler mon épuisement. Marilyn a regardé ce Calimero momifié qui avait été son mari, puis elle a déposé la boîte à gâteaux sur le lit, sur mes cuisses. Elle l'a ouverte et j'ai entrevu ces vieilles photos avec un certain effroi. Il n'y avait pas assez de place dans cette chambre pour celui que j'étais et celui que j'avais été, même et surtout sous la forme de traces photographiques légèrement passées. 

Philippe Lançon, Le lambeau 

 

J'avais lu des livres où l'on expliquait les liens qui unissent la photographie à la mort. Ils me semblaient généralement trop longs, on pouvait les résumer ainsi: ce qui a été saisi, dans la seconde qui suit n'existe plus; ce qu'on voit est la trace immobile d'un instant, d'une vie achevée; et cette trace elle-même finira par s'effacer. Ce qu'on finit par voir est la condensation de tous ces phénomènes. Ce n'est donc ni une réalité, ni un souvenir, ni un fantasme, ni une rêverie, ni un rituel de résurrection, mais un peu tout à la fois. J'avais pu comme n'importe qui, le vérifier en regardant des photos d'enfance, de jeunesse, et même, finalement, de la veille; en regardant surtout des photos de jeunesse de ma mère, de mon père, que j'avais trouvées chez eux ou chez ma grand-mère maternelle et que j'avais gardées: j'avais collé certaines d'entre elles sur des feuilles de papier A4 et les avais fait suivre de poèmes qui, au moment où je les écrivais, permettaient de m'approprier ces vies qui m'avaient précédé. J'ai effectué ces petites opérations à une époque où, mes grands-parents étant morts, je commençais à sentir que mes parents finiraient par les rejoindre. Plus je remontais dans le temps, moins vite ils disparaîtraient. C'étaient de petites opérations magiques. Et c'était moi, finalement, qui avais failli les précéder sur la photo souvenir. 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

L'année dernière, Hector était beau, mais pas vraiment photogénique, me dit-elle. Il était beau, et les photographes pouvaient, s'ils le voulaient, tirer des copies assez fidèles, et donc belles aussi, de son corps et de son visage. Mais comme toutes les copies, les photos ainsi faites demeuraient évidemment inférieures à l'original réel. 
       « Maintenant, il est devenu photogénique. En quoi consiste la photogénie? C'est la faculté de produire des photos qui vont plus loin que l'objet réel. En termes grossiers, l'homme photogénique surprend ceux qui, le connaissant, voient ses photos pour la première fois: elles sont plus belles que lui, elles ont l'air de dévoiler une beauté qui était jusque-là demeurée cachée. Or cette beauté, les photos ne la dévoilent pas, elles la créent.» 

Les suaires de Véronique (nouvelle dans Le coq de bruyère),
de Michel Tournier

 

J'avais gardé de mon père un petit appareil allemand qui piquait comme un Leica. L'objet avait déjà une vingtaine d'années lorsqu'il me l'offrit pour photographier le monde. De toutes les mers autour de la terre j'avais ramené des clichés pris avec ce petit bijou indestructible que je conservais comme un trésor. Ce qui m'a toujours semblé un mystère fut qu'avec la qualité de son objectif, je n'aie jamais eu de photos d'enfance nettes. Toutes furent prises avec cet appareil, qui laisseront toujours mes premières années de vie dans le flou. 

Bernard Giraudeau, Les dames de nage

 

À la caserne les gars ont la manie de la photo. Ils se photographient les uns les autres, seuls, en groupe, regardent sans cesse celles que leur famille leur envoie, celles de leur fiancée pour ceux qui ont encore la chance d'en avoir une. Pas seulement par ennui, mais aussi pour se rassurer. Leur vie leur appartient encore, ils peuvent décider d'appuyer sur le bouton à tel moment et pas à tel autre, ils ont encore le choix de cadrer large ou serré, le choix et la liberté dans un putain de pays qu'ils n'ont pas eu la liberté de choisir. La première fois que Tahar a reçu sa photo, il l'a scrutée avec méthode, puis il l'a fourrée dans sa poche et a décampé fissa. 

Fabienne Jacob, L'Averse

 

Photo: Moune à La Bourboule, onze-douze ans, traînant l'ennui d'une cure entre grand-mère et grand-père Joncheville, sapés comme des monuments. Grand-père Joncheville, pas de problème, il fait l'unanimité, c'est un sale con. Dès qu'il croise un appareil photo, il devient sa propre statue. Il a le sens de son éternité. Comme dit Pope, il aurait voulu naître dans le marbre. 

Daniel Pennac, Messieurs les enfants

 

Le gymnase de Seabrook, et le stade Seabrook, et les patinoires de hockey Seabook, tout cela avait été baptisé en souvenir du magnifique athlète Miles Seabook, as de la chasse aérienne pendant la Première Guerre mondiale, dont le visage et le torse massif accueillirent Jenny, au milieu d'un tryptique de photographies pieusement enfermées dans la vitrine placée dans l'immense hall du gymnase. Miles Seabook, promotion 1909, la tête coiffée d'un casque de football en cuir, affublé de protège-épaules probablement inutiles. Sous la photo du vénérable n°32 trônait le maillot lui-même, quasiment en lambeaux: depuis longtemps fané et en butte aux fréquentes attaques des mites, le maillot gisait en un petit tas dans la vitrine aux trophées fermée à clef, sous le premier panneau du triptyque photographique consacré à Miles Seabook. Un écriteau annonçait: Sa chemise. 

John Irving, Le monde selon Garp

 

Prendre des photos a été notre salut. Sans photos, nos souvenirs se dissoudraient, s'évaporeraient. L'invention de la photographie au XIXe siècle et de «l'instantané» au XXe a révolutionné la conscience humaine; car lorsque nous affirmons nous rappeler notre passé, nous nous rappelons presque certainement nos photos préférées, qui donnent une immortalité visuelle à un passé depuis longtemps effacé. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Ce qu'elle voulait, c'était pouvoir revenir en arrière et tout passer en revue. Mais pas comme on regarde des instantanés: les photos ne lui causaient que de la peine. 

Martha Grimes, La jetée sous la lune

 

La rue n'a pas changé et pourtant elle n'est plus tout à fait la même. C'est comme deux photographies superposées, parce qu'on a oublié de faire avancer la pellicule dans l'appareil. Sauf que plus personne n'utilise de pellicule. Les lignes sont redoublées, la perspective dérape un peu et, soudain, c'est dans cet écart, dans ce glissement de lumière amplifiée que j'ai vécu la majeure partie de ma vie. 

Jens Christian Grøndahl, Quelle n'est pas ma joie

 

Une fois assiettes et verres au lave-vaisselle, je le reconduisais au premier étage, le temps de prendre une demi-douzaine de photos numériques de lui de grands clichés cadrés serrés et sans charme. Il m'est arrivé de prendre quelques bonnes photos au cours de ma vie, mais toujours par accident. Je déteste les appareils-photo et on dirait que les appareils-photo le savent. 

Stephen King, Duma Key

 

En revanche il ne doit pas y avoir de lieu au monde où l'on fait une pareille consommation de pellicule photographique. C'est que le touriste n'est pas un créateur, c'est un consolateur-né. Les images lui étant données ici à chaque pas, il fait des copies à tour de bras. Au demeurant, c'est toujours lui-même qu'il photographie, devant le pont des Soupirs, au fond d'une gondole. Les "souvenirs" du touriste vénitien sont autant d'autoportraits. 

Michel Tournier, Les météores

 

J'ai mentionné au cours de ce récit certaines photos, deux avec Camille, une avec Kate. Il y en avait d'autres, un peu plus de trois mille autres, d'un interêt beaucoup moins grand, c'était même surprenant de constater à quel point mes photos étaient médiocres: ces clichés touristiques, à Venise ou à Florence, exactement semblables à ceux de centaines de milliers d'autres touristes, pourquoi avais-je cru bon de les prendre? Et qu'est-ce qui avait bien pu m'inciter à faire développer ces images banales? 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

Je déteste le lycée. Normalement. Mais il y a une chose que j'aime bien. Que j'aime bien au lycée. C'est le journal du lycée. J'aime bien en faire partie. Je m'occupe de la rédaction. J'écris certains articles, je prends quelques photos. Pas beaucoup. La photo c'est plutôt la mission de Nathan. Il pense que Dieu l'a envoyé sur Terre pour la prendre en photo. La Terre. Les gens. L'humanité toute entière. Je ne sais pas si Nathan croit en Dieu. Mais il le dit comme ça: «Dieu m'a envoyé sur Terre pour la prendre en photo». Alors c'est surtout Nathan qui prend les photos. Je m'en fiche. Que Nathan soit un peu fou. Et de ne prendre que quelques photos. Tant que je peux faire partie du journal. 

Elliot P. Lewis, The Zephir song, du lait et des cookies

 

Filmer, voilà ce que j'ai voulu faire, pour piller, pour ne rien perdre, pour retenir l'enfance, pour garder quelque chose du regard des hommes et de l'instant.(...) Croire que je pouvais figer le moment, retenir l'authenticité d'un visage, d'un acte, était dérisoire même si parfois j'avais tissé de belles histoires, mais elles n'étaient que des histoires, des contes, des esquisses de vie. Je n'avais pris que des papillons qui perdaient leur pollen dans les mailles du filet en attendant. L'épingle du collectionneur. J'épinglais des instants. J'ai aimé faire cela mais je n'ai regardé le monde que dans l'étroite fenêtre de mon appareil. J'ai aimé tricher avec le vécu, j'ai inventé, recousu, sculpté autrement la réalité proposée. J'ai occulté une part de l'essentiel. J'ai filmé l'instant sans le vivre jamais. J'avais peur de le perdre. 

Bernard Giraudeau, Les Dames de nage

 

Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a lieu qu'une fois. 

Roland Barthes 

 

Lorsque le maquillage est terminé, je me contemple dans la glace. Je suis toujours moi, mais peut-être comme une sorte de double amélioré. (...) 
      Le photographe aux allures d'Indien me fait monter sur un petit plateau, me demande de m'asseoir de profil et de tourner mon visage vers l'objectif. Il me colle une minuscule boîte noire sous le nez. «La lumière est parfaite», déclare-t-il. 
      Quand il commence à me photographier, je souris. 
      «Pas de ça, m'enjoint-il. Tu ne poses pas pour ta photo de bal de fin d'année.» 
      On éclate tous les trois de rire et il se met à me mitrailler. 
      «Maintenant, l'expression sérieuse, m'ordonne-t-il. Un peu en colère, même. Avec une petite moue.» (...) 
      Quand, une semaine plus tard, j'ai vu les photos, j'ai noté une pointe de tristesse soulignée par les commissures des lèvres. Le photographe et l'agent étaient ravis. 
      On me fait mettre debout, à genoux, couchée les bras écartés. Je change sans cesse de tenue, il me prend même torse nu, les bras croisés sur la poitrine. Je me sens gênée et je regrette de ne pas être en meilleure forme, mais le photographe se comporte comme s'il me trouvait superbe. 
      Les positions qu'il me demande d'adopter me semblent trop théâtrales, trop artificielles, mais huit jours après, les photos étalées sur le bureau de l'agence m'ont paru très réalistes. Le photographe est bon, génial, m'a dit l'agent. Je me souvenais combien j'avais été mal a l'aise, proche de la résignation. Il avait saisi cette expression sur mon visage, et puis mon air furieux, mon refus de regarder l'objectif. 

Joseph Boyden, Les saisons de la solitude

 

Le monde du portrait est structurellement différent de celui que l'on qualifie des «peintures d'art». Différent aussi de celui de la photo. Il est assez fréquent qu'un photographe spécialisé dans le portrait jouisse de la faveur du public et que son nom devienne connu; cela ne se produit jamais chez les portraitistes. Les oeuvres de ces derniers sont très rarement vues par le public. On ne les publie pas dans les revues d'art, pas plus qu'on ne les expose dans les galeries. Elles ornent les murs d'un salon quelconque avant d'être complètement oubliées, couvertes de poussière. Même si parfois quelqu'un les contemple (un oisif, sans doute, qui ne sait que faire de son temps), il ne cherchera jamais à s'enquérir du nom du peintre. 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(livre 1 : Une Idée apparaît) 

 

Miollis et Desvaux enchaînent les tableaux, offandes accordées à l'esprit des lieux. l'infinie supériorité du tableau sur la photo. Celle-ci ponctionne le point précis d'un instantané dans le flux de la durée et l'écartèle à l'à-plat. Les peuples premiers n'avaient pas totalement tort de voir un vol dans le cliché photographique. Le tableau propose une interprétation historique d'un moment qui vivra longtemps sous la paupière de son contemplateur, il n'interrompt pas la course du temps: sa confection elle-même est fluide, elle s'inscrit dans un long intervalle de composition.

Sylvain tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

Un poète français prétendait que la photographie était le refuge des peintres ratés. Je crois que, d'une certaine manière, il avait raison... Mais c'est vrai aussi que la photographie permet de voir en quelques fractions de secondes des choses que les gens normaux ne remarqueront jamais, malgré tous leurs efforts. Y compris les peintres. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Elle marchait sans but précis, elle s'arrêtait dans les galeries, surtout celles qui exposaient des photos. Elle aimait particulièrement les clichés semi-réalistes s'appropriant le monde du quotidien, mais à travers le sas des émotions d'un photographe qui embellissait, détournait, abîmait aussi, manipulait en somme. Elle aimait le travail créatif de ces artistes qui donnaient à voir d'après leurs propres regards.

Nicole Grépat, Cœurs turbulents

 

Si, comme l'affirmaient les théoriciens de l'art, la photo rappelait à la peinture ce que celle-ci ne devait plus jamais faire, Faulques avait la certitude que son travail dans la tour rappelait à la photographie ce qu'elle avait capable de suggérer, mais non de réussir: la vaste vision circulaire, continue, de l'échiquier chaotique, règle implacable qui gouvernait le hasard pervers l'ambiguïté de ce qui gouvernait ce qui n'était jamais jamais dû au hasard - du monde et de la vie. Ce point de vue confirmait le caractère géométrique de cette perversité, la norme du chaos, les lignes et les formes invisibles pour l'œil non averti (...) 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Je remarque quelque chose à une fenêtre de l'immeuble Voskhod. Peut-être un reflet de la vitre ou un rideau. On ne distingue pas bien, mais cette fenêtre est différente. Je compte les étages, il y en a onze. Je compte les fenêtres par étage, je les compte en diagonale et je fais l'addition. Je reviens à cette fenêtre qui m'intéresse, j'agrandis l'image sur mon écran d'ordinateur, je zoome au maximum, et enfin je vois ce qui ressemble à deux visages. 
       Alors je ferme l'écran. 
       C'étaient les visages de deux femmes à la fenêtre, elles saluent, âmes blanches de Pripiat regardant celui qui a pris la photo sans les voir. Peut-être que d'autres visages se cachent derrière les fenêtres, la ville est peuplée de visages. Cette photo est publiée, tout le monde peut la voir. Mais il faut dire que ces deux visages donnent envie d'être ailleurs. 

Javier Sebastián, Le cycliste de Tchernobyl

 

Mais le hasard n'est jamais neutre pour les photographes, ils sont trop attentifs, ont le regard trop vif et juste, ont bien trop la passion de voir pour ne pas être immédiatement mis en arrêt devant tel ou tel imperceptible tremblement du visible qui échappe à tout autre. Leurs notes visuelles sont des saignements du visible en train d'apparaître, il n'y a jamais d'évidence pour celui qui photographie, aucune forme n'est jamais close, rigide et muette, à tout instant «quelque chose» peut arriver, fût-ce sur un pan de mur, un rebord de trottoir, un bout de tissu, dans un sillon de terre, sur un ongle ou un fruit ou un tesson de verre. Et cela qui arrive, et qu'il faut savoir saisir à l'arraché sur l'instant, ne saurait être défini ni décrit avec exactitude; c'est en vérité un presque-rien d'une extrême ténuité mais qui, sitôt révélé par la photographie, ne cesse plus d'étonner, ne lasse pas de remettre l'attention en éveil et la perception aux aguets. 

Sylvie Germain, Le monde sans vous 

 

On est a la fin mai, ce passage est régulièrement emprunté, les traces sont régulières, la caméra filme un virage, tout concorde. L'excitation est inévitable, elle s'accentue lorsque la caméra montre l'animal de plus près. Les oreilles sont droites, dessinées, les yeux brillent et le museau est pointu. C'est une sorte de triangle où se lit curiosité et méfiance, mais la lumière est trop mauvaise pour surprendre des détails qui permettraient d'utiliser cette photo pour le dossier ZPP. Car il a bien avancé, mais de façon horizontale, en maintenant la distance. Ça reste flou et cette attitude me fascine. Il n'y a qu'un animal comme le loup pour créer ce genre de scène, pour fabriquer ce genre d'histoire. Il n'y a que lui pour poser sur cinq photos et échapper dans le même temps à la certitude. 

(...) 

Comme nous l'avons fait la première fois, la caméra surprend les arrivées venant de l'aval lorsque les loups furetant et rodent sur les traces de proies. À 11h30, le périmètre est cerné de pièges photo, les endroits sont stratégiques, il n'y a plus qu'à attendre patiemment que les prochaines pluies, les prochaines chasses ou les moments de surveillance amènent les loups jusqu'ici. 

Antoine Nochy, La bête qui mangeait le monde

 

Tu te rends compte? Des photos papier. Et dire que je me moquais de ma grand-mère avec ses photos sépia... Les gens de ton âge ne font plus cela, vous avez tout dans votre téléphone. Des selfies, des centaines de photos de n'importe quoi parce que vous n'êtes plus limités par la pellicule. Et voilà que je me mets à parler comme une mémé. 
      C'était mieux avant? 
     Je ne sais pas. Nous. On faisait les tirages au fur et à mesure, à l'économie, en ne photographiant que ce qui nous paraissait digne d'être fixé pour l'éternité. Et on gardait les clichés précieusement. C'était la mémoire de la famille! Vous, si votre téléphone plante, vous perdez tout, mais par contre vous pouvez faire des photos partout. Mieux ou moins bien, je ne sais pas. C'est comme ça. Tout change et on n'y peut rien.

 Gilles Legardinier, Une fois dans ma vie

 

Loin de l'apaiser, cet arrêt des livraisons qu'elle pressent la déconcerte et l'angoisse autant que leur répétition au début, au lieu de supprimer comme elle se l'était promis les multiples photos qu'elle a engrangées dans son portable, elle les fait toutes développer, comme pour défier ce silence et contenir l'inquiétude qu'il diffuse en elle. Elle ne procède à aucun tri, que les prises aient été bonnes ou ratées, elle n'en rejette aucune. Elle se retrouve face à une pile impressionnante d'images, toutes du même format et tirées sur papier mat, aux couleurs saturées. Elle sélectionne celles où dominent le rouge, le rose vif et les jaunes, orangés ou acides, et elle en forme un tas qu'elle range dans un carton. À tout moment dans la journée, elle peut aller en regarder quelques-unes, et quand elle sort, elle en prend une liasse qu'elle glisse dans une pochette en plastique et en ensuite dans son sac à main. Non, elle n'a pas rêvé, on lui a bien envoyé des fleurs, en quantité et de qualité, sans explication, elle en détient la preuve.

Sylvie Germain, Le vent reprend ses tours

 

Une photo gros plan du visage placide d'un homme d'une trentaine d'années occupe l'espace de l'écran, irradiant d'un sourire d'un type nouveau, propre au selfie. Un sourire qui ne s'adresse pas à l'autre, mais à soi, normal, dans ce genre de photo, celui qui est pris est aussi celui qui prend. Un rictus en circuit fermé, autiste, figé dans une sorte d'idiotie débonnaire. 

Fabienne Jacob, Un homme aborde une femme

 

Ses mains petites et légères, aux doigts fuselés, qui lui viennent sans doute de ce père aristocratique et viveur (maman et grand-mère les ont grandes, blanches et un peu gonflées) tiennent encore la photographie d'Enrico et d'Isabelle qui marchent en se donnant le bras dans une allée ombragée, à l'instant où le photographe a dit stop! et, en reculant d'un pas, les a pris qui souriaient tous les deux sous les grands platanes. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Alors que, raide et empruntée, m'efforçant de ne pas cligner des yeux, je tâchais, comme le photographe m'y exhortait gentiment, de me «détendre», il y eut soudain, toute proche, effrayante, une explosion assourdissante. Les fenêtres du studio, le sol, les murs, le plafond tremblèrent; l'espace d'un terrible instant, l'immeuble tout entier parut sur le point de se fracasser et de s'écrouler sur lui-même. 
       La séance de photos pour Vogue prit brutalement fin.        (...) 
       Et souvent, en voyant la photo de Vogue, qu'avec pragmatisme mon éditeur reproduirait pendant des années sur les jaquettes de mes livres, je me rappelais les circonstances dramatiques de cette séance de photos; l'intimité curieuse et fugace entre photographe et «sujet», la brutalité avec laquelle elle peut prendre fin; et l'image qui demeure peut être à la fois intemporelle et inscrite dans le temps, un souvenir de cauchemar cristallisé par l'art. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Et il avait fait la gaffe de publier ses Mémoires! Sa vie serait définitivement réduite à quelques moments aussi décevants que les photos toujours les mêmes dont on parsème les histoires de cinéma, en condamnant du même coup à l'oubli les chefs-d'œuvre dont aucune photo ne circule. Melchior possédait plus de dix mille photos de films. Il aurait voulu les publier toutes dans le même album, sans préface ni légendes, juste un index, et une photo par page, un Ancien Testament du septième art. 

François Weyergans, La démence du boxeur

 

J'ai posé sur une table du chauffeur, à côté de celle où restait la belle machine restaurée, deux livres dont bien évidemment les auteurs m'étaient inconnus, le Manuel opératoire de photographie de Disdéri, dans une édition de 1857, le Traité pratique de photographie de La Gray, 1850, ainsi qu'un petit livre du même nom qui apparaissait sur la plaque ovale de la chambre de bois moucheté, serrée dans la grosse mallette de bois blanc que j'avais regardée si longuement, Daguerre, auteur d'un Historique et description des procédés du daguerréotype, Paris, 1839. 
      (...) 
      J'ai ainsi relu aussitôt les soixante-dix-neuf pages du petit livre en notant ces phrases qui m'éblouissaient, qui me parlaient de moi dans une aveuglante clarté, j'ai prélevé pour la première fois ce que plus tard ― je vais vous dire ―, j'ai aimé appeler des greffons, et je tremblais toujours: "...fixer les images de la chambre obscure." "Le dégagement de l'image par l'action du dissolvant..." "Quand la plaque sort de la chambre, on n'y voit absolument rien, aucun trait. La couche jaunâtre d'iodure d'argent qui a reçu l'image paraît encore d'une nuance parfaitement uniforme dans toute son étendue. Toutefois, si la plaque est exposée dans une seconde boîte, au courant ascendant de vapeur mercurielle qui s'élève d'une capsule, cette vapeur produit aussitôt le plus curieux effet. Elle s'attache en abondance aux parties de la surface de la plaque qu'une vive lumière a frappées; elle laisse intactes les régions restées dans l'ombre; enfin elle se précipite sur les espaces qui occupaient les demi-teintes. En s'aidant de la lumière d'une chandelle, l'opérateur peut suivre, pas à pas, la formation graduelle de l'image." "... Afin de faire apparaître cette image qui n'est pas visible en sortant de la chambre noire." "l'empreinte de l'image de la nature existe sur la plaque mais elle n'est pas visible; ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'elle peut commencer à apparaître." J'ai relu, relu encore ce dernier greffon: l'empreinte de l'image existe sur la plaque mais elle n'est pas visible, ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'elle peut apparaître; ce qui existe n'est pas visible tant que le temps n'a pas accompli son œuvre: ce que j'étais demeurerait caché jusqu'à ce que le temps ait pu agir.

 Jean-Paul Goux, Le séjour à Chenecé 
(3ème volume des Quartiers d'hiver)

 

... celui qui avait collectionné à l'insu de tous ces belles machines de bois, de cuivre ou de laiton, qui avait rempli les rayons de l'armoire de ses boites de plaques de verre montrant Chenecé et ses alentours à toutes les saisons, aux mêmes endroits, selon les mêmes cadrages, année après année, il avait considéré ce qu'il avait fait au bout de ses années et il avait reconnu qu'il n'avait rien trouvé, ainsi qu'il en avait laissé la trace écrite dans la cachette d'un tiroir de l'armoire, parce qu'il n'avait rien fait que chercher à occuper son temps

Jean-Paul Goux, Le séjour à Chenecé 
(3ème volume des Quartiers d'hiver)

 

La photographie semble comme fondue dans le tissu de vos textes: la photo de classe de Simon, le photographe Thubert des Jardins de Morgante, etc. Comme Claude Simon, diriez-vous de celle-ci qu'elle est pure liaison narrative et syntaxique? 
       D'une manière générale, je n'aime pas la photo. Je ne m'y intéresse pas comme pratique artistique. Elle est là comme métaphore de l'image. Un aspect de la présence de l'image dans un texte littéraire me trouble: rien ne permet, au fond, de distinguer une image fictive d'une image réelle. On peut donc mettre dans ce qui s'appelle "photo" tout ce qui n'a jamais été photo. Les photos sont des instruments romanesques qui n'ont pas nécessairement d'existence en dehors du roman. Elles autorisent des surimpressions, des changements inopinés de lieu ou de temps, et sont d'excellents révélateurs. Voilà peut-être pourquoi j'apprécie les Marines du photographe Gustave Le Gray. Au moyen de la technique dite "des ciels rapportés", parce que des différences de luminosité interdisaient toute reproduction simultanée du ciel et du paysage, Le Gray obtint une variation subtile de paysages de bord de mer en superposant deux négatifs distincts. 

Le Matricule des anges, n°101 de mars 2009. 
Entretien de Jérôme Goude (du Matricule des anges) 
avec Jean-Paul Goux à la sortie de son roman "Les hautes falaises".

 

C'est la passion qu'avait eue Eddy pour tout ce qui concernait les pellicules et les objectifs, la manipulation continuelle des acides de développement et des fixateurs, qui avaient permis à Margot de trouver du travail dans ce laboratoire. Tant de fois, enfermés tous les deux dans la salle de bains de Chesa Silvascina, ils avaient tiré les négatifs, leurs têtes l'une près de l'autre, attendant le miracle de l'image qui émerge de l'eau dans la lumière un peu infernale de l'ampoule rouge accrochée au bout d'un fil, spectrale sur leurs visages. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Au-dessus d'un petit guéridon, la tante avait suspendu une collection de photographies, témoignage de l'enfance d'Axel et de Régine Langeais. Une croissance qui évoquait pour Louise ces films en accéléré où l'éclosion d'une fleur n'est plus que l'affaire de quelques secondes. 

Dominique Sylvain, Sœurs de sang

 

Aujourd'hui, le destin des morts est d'occuper des fonds d'écran. Je vois cette photo tous les matins en allumant mon ordinateur et le retrouve quand je referme ma page d'écriture: mon frère et moi assis sur un muret. J'ai trois ans. Il en a huit. 

Daniel Pennac, Mon frère

 

Je suis attirée par ces vieilles photos de famille, conservées avec amour dans des albums et des enveloppes. Et tout aussi attirée par les photos de famille d'inconnus, que j'examine dans des boîtes de cartes postales et de photos anciennes des librairies d'occasion, car ces gens ont beau ne pas être «ma» famille, ils n'en sont souvent pas très différents. Ces enfants des photos anciennes, à qui l'amour d'un adulte a donné une sorte de fausse immortalité, et qui ont probablement tous disparu aujourd'hui. Je suis prise de ce désir presque irrésistible: écrire leur histoire! C'est la seule manière dont je pourrai connaître ces inconnus: en écrivant leur histoire... 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

Les photographies que nous possédons de Schuschnigg nous montrent deux visages: un visage pincé, austère, et un autre plus timide, rentré, il a les lèvres serrées, l'air perdu, avec dans le corps une sorte d'abandon, de chute. C'est en 1934, à Genève, dans ses appartements, que cette photographie fut prise. Schuschnigg se tient debout, inquiet peut-être. Il y a dans ses traits quelque chose de mou, d'indécis. On dirait qu'il tient à la main une feuille de papier, mais l'image est floue et une tache sombre mange le bas de la photo. Si l'on regarde attentivement, on remarque que le revers d'une poche de sa veste est froissé par son bras, et puis on aperçoit un étrange objet, une plante peut-être, qui fait à droite intrusion dans le cadre. Mais cette photographie, telle que je viens de la décrire, personne ne la connaît. Il faut aller à la Bibliothèque nationale de France, au département des estampes et de la photographie, pour la voir. Celle que nous connaissons a été coupée, recadrée. Ainsi, à part quelques sous-archivistes chargés de classer et d'entretenir les documents, personne n'a jamais vu le revers mal fermé de la poche de Schuschnigg, ni l'étrange objet - une plante ou je ne sais quoi - à droite de la photo, ni la feuille de papier. Une fois recadrée, la photographie donne une impression toute différente. Elle possède une sorte de signification officielle, de décence. Il a suffi de supprimer quelques millimètres insignifiants, un petit morceau de vérité, pour que le chancelier d'Autriche semble plus sérieux, moins ahuri que sur le cliché d'origine; comme si le fait avoir refermé un peu le champ, effacé quelques éléments désordonnés, en resserrant l'attention sur lui, conférait à Schuschnigg un peu de densité. Tel est l'art du récit que rien n'est innocent. 

Éric Vuillard, L'ordre du jour

 

Il y avait également des photos de Henning et moi avec l'un de vous, en fonction de celui qui maniait l'appareil. Il en manquait une de nous quatre. 

Jens Christian Grøndahl, Quelle n'est pas ma joie

 

Une femme était venue se plaindre du fait qu'elle ne figurait jamais sur les photos. Était-elle en barque un après-midi d'été sur un lac avec des amis, réveillonnait-elle en famille, c'était toujours la même histoire jamais elle n'était sur les photos qui avaient immortalisé l'instant. On prenait toujours la partie du groupe où justement elle ne figurait pas. Plus tard on lui envoyait les images, elle se cherchait parmi les gens photographiés, mais ne se trouvait pas, et pour cause, c'étaient les autres qui posaient, arboraient les sourires, jamais elle. Qu'en avait-elle à faire de voir ses amis ou sa famille sur les clichés? Comme tout le monde, c'est elle qu'elle voulait voir sur le papier, pas les autres. (...) 

Fabienne Jacob, Les séances

 

Et, à chaque étape de leur parcours initiatique dans le Magasin, ils croisent l'objectif de Clara. Clara qui saisit leur rage quand ils se propulsent vers le bureau de Lehmann, Clara qui fixe toutes les phases de leur transformation à l'intérieur dudit bureau, Clara qui éternise l'expression d'authentique humanité qui les transfigure à la sortie, Clara, encore, qui nous photographie, Lehmann et moi, rigolant comme deux beaux salauds que nous sommes, une fois la farce jouée, Clara, enfin, dont je ne vois jamais l'appareil

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres

 

Alors, fais les voir ces photos, je demande. 
      Nathan fait tourner l'appareil pour faire défiler les photos qu'il a prises. On peut lui reconnaître un truc, c'est qu'il est doué. Bon, en fait j'en sais rien, j'y connais que dalle en photo, mais si c'était moi qui avait utilisé l'appareil, j'aurais pris des photos floues, avec des bras et des jambes sans tête, et tout un fourbi bordélique. Lui, il a su faire en sorte qu'on nous voit bien et qu'on n'ait pas des têtes trop ridicules. 

Elliot P. Lewis, The Zephir song, du lait et des cookies

 

De sa chambre, Duncan avait une belle vue sur la mer, qu'il contemplait de son œil unique à longueur de journée, avec la fixité d'un appareil photo. S'habituer à ne voir que d'un œil revient un peu à s'habituer à contempler le monde à travers le viseur d'un appareil photo; en ce qui concerne la profondeur de champ et la mise au point, les deux situations ne sont pas sans analogies. Lorsque Duncan fut sur le point de faire cette découverte, Helen lui offrit un appareil photo un appareil reflex à objectif simple; pour Duncan, c'était le modèle qui avait le plus de sens. 

John Irving, Le monde selon Garp

 

(...) photographier, c'est cadrer, et cadrer, c'est choisir et exclure. Sauver des choses et en condamner d'autres... Ce n'est pas donné à tout le monde de savoir faire ça: s'ériger en juge de tout ce qui se passe autour de soi. 

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Plus tard Mo Yan devait me montrer une dizaine de photos bien choisies par le photographe, j'en fus stupéfait au plus haut point, il s'agissait vraiment d'œuvres qui auraient mérité un grand prix international de photographie. Qu'il s'agît du cliché où mon visage est la cible de la boue ou bien du gros plan où mon visage et mon corps sont couverts de boue alors que Pang Chunmiao, elle, n'est pratiquement pas éclaboussée et où elle a une expression de tristesse, le contraste est franc et la composition équilibrée. Quant à celui où la douleur me plie en deux après que la boue m'a atteint aux parties génitales et où Pang Chunmiao, effrayée, se penche pour me soutenir, ou bien celui où Pang Chunmiao et moi supportons l'attaque et où la boue est tombée de la main de mon fils alors qu'il fait toujours le geste de lancer, tandis que le chien, assis à côté de lui, enveloppe toute la scène de son regard vague, ces clichés pourraient avoir pour titre «Corriger le père» ou bien «Le père et sa maîtresse», ou tout autre intitulé du même genre, et entrer dans la catégorie type des photos à sensation. 

Mo Yan, La dure loi du karma

 

Une des blagues préférées de Grégoire: J'avance dans le couloir, quand sa main, jaillissant d'une cachette, me barre le passage en brandissant une photo de moi. Bien entendu, je sursaute. Grégoire en conclut: Pauvre grand-père, tu es si laid que tu te fais peur à toi-même! (...) Cela fait, je regarde la photo. Chaque fois, la même chose me frappe: plus elle est récente plus je peine à m'y reconnaître; si elle est ancienne c'est moi tout de suite. 

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

Tout avait commencé avec un vieil album photo qu'elle avait feuilleté machinalement, rempli de ces clichés fanés qui font surgir un passé dont on se demande s'il a vraiment existé (...) 

Annelise Heurtier, La fille d'Avril

 

J'ai conservé quelques photos en noir et blanc de cette époque. Elles démontrent, semble-t-il, que nous étions heureux, mais quand je les regarde à nouveau, j'ai la sensation mélancolique de voir mon enfance disparue comme on voit un corps dans sa bière avant la mise en terre. 

(...)

― Eh bien, c'est parce qu'elles sont tellement vieilles, ces photos. Je me rends compte que je ne suis plus cette petite fille. C'est comme regarder l'album de quelqu'un d'autre. 
       ― Pas celui de quelqu'un d'autre, ni d'une autre petite fille, madame Fergus. C'est le vôtre, et ce sont des portraits de vous à l'âge de douze ans. La légende est suffisamment claire :
«Marie-Blanche, The Heronry, July 1933.» 
       ― Sans doute, sans doute. Mais croyez-vous vraiment que nous restions la même personne toute notre vie? Je ne ressemble plus à cette gamine. Je ne pense plus comme elle, ni elle comme moi. Elle n'a traversé aucune de mes épreuves, et nous n'avons rien à voir. Elle est encore jeune, elle a toute la vie devant elle, elle n'a pas encore commis ces erreurs. Tout peut se passer différemment dans sa vie. 

(...)

― Parfois regarder de vieilles photos permet de «faire le point» sur son passé... si vous me permettez ce petit jeu de mots. «Où sont partis ces gens que nous étions?» disiez-vous tout à l'heure. Eh bien, je crois que les photographies nous rappellent utilement des moments particuliers de notre existence. 

Jim Fergus, Marie-Blanche

 

L'appareil-photo ne pouvait pas mentir, sûrement? J'ai reniflé, essuyé mes larmes et je me suis mouché tout en scrutant intensément les tirages Kodak aux couleurs vives pour voir si je pouvais déceler dans les expressions de Sally le moindre signe de la désaffection à venir. Mais les yeux étaient trop petits, je ne pouvais pas déchiffrer les yeux, qui sont le seul endroit où l'on ne peut masquer ce que l'on éprouve. Peut-être tout cela, notre «couple heureux» n'avait-il été qu'une illusion, un sourire pour l'objectif. 

David Lodge, Thérapie

 

... ce n'est pas un jour pour la musique (...). De toute façon le silence est aussi important que les sons organisés... Vous ne croyez pas, monsieur Muñoz? 
     
Tout à fait, répondit-il à son interlocuteur avec un intérêt renouvelé. Comme les négatifs photographiques, je suppose. Le fond, ce qui apparemment n'est pas impressionné, contient également des informations... 

Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand

 

Existait-il une musique constituée d'une seule note égarée entre deux plages de silence illimité? N'était-ce pas cela une photo? Une image comme une brèche ou l'imagination engouffrerait drames, joies, expériences vraies ou fabulées? Un puits sans fond, une note hors mesure, sans tempo et sans clé.

Anne Delaflotte Mehdevi, Fugue

 

Tes photos, Faulques. Et celles des autres. Mais n'ont-elles pas, elles aussi, perdu leur honnêteté? Aujourd'hui, montrer l'horreur en premier plan est politiquement incorrect. De nos jours, même l'enfant qui lève les mains sur la célèbre photo du ghetto de Varsovie aurait le visage masqué, sous prétexte d'atteindre à la loi sur la protection des mineurs. D'ailleurs, le temps est terminé où il fallait se donner beaucoup de mal pour obliger un objectif à mentir. Désormais, toutes les photos où apparaissent des personnes mentent ou sont douteuses, avec ou sans légende. Elles ont cessé d'être un témoignage pour faire partie de la mise en scène qui nous entoure. Chacun peut choisir confortablement la parcelle d'horreur qui mettra du piment dans sa vie. N'es-tu pas d'accord? Crois-moi, nous sommes loin de ces anciens portraits où le visage humain baignait dans un silence qui reposait la vue et éveillait la conscience. Aujourd'hui, la sympathie que nous éprouvons d'office pour n'importe quelle victime nous décharge de toute responsabilité. Et de remords.

Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles

 

Jean-Pierre Sandjac était photographe de presse depuis près de trente ans. Après avoir couvert toutes les guerres de la planète, il s'était reconverti en paparazzi, ce qui lui paraissait plus compatible avec l'arthrose de hanche qui l'empêchait désormais de courir. C'était un spécialiste des longues planques. Il n'avait pas son pareil pour trouver la fenêtre, l'arbre, la terrasse de café d'où il pourrait tout voir. Né dans les Landes d'une famille de chasseurs, il avait hérité ce goût de la traque. 

Jean-Christophe Rufin, Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla

 

Souriez souriez s'il vous plaît
      En famille les Rampike sont photographiés assis sur un canapé devant leur sapin de Noël haut de dix mètres superbement décoré: papa, maman, Bliss et Skyler. Nous sommes à la Noël 1996 et ce sera l'ultime photo de Noël de la famille Rampike (...) 
      Quelqu'un a gravement noté que toutes les photos sont posthumes*. 
      Quelqu'un a gravement noté que notre «moi photographique» survivra un jour à ceux d'entre nous qui ont été photographiés. 
      Ce qu'a de particulièrement horrible cette photo de Noël 1996, c'est que c'est la dernière photo de Noël et qu'aucun de nous n'aurait pu le deviner à l'époque
      *Toutes les photos sont posthumes. Citation attribuée à l'éminent philosophe français Jacques Lacan, révéré dans certains milieux et, dans d'autres, dans le New Jersey, peu connu et /ou considéré comme un baratineur. 

Joyce Carol Oates, Petite sœur, mon amour

 

Sur une commode dans l'entrée trônent deux photographies encadrées. Sur une photo, un portrait d'Alain le jour où il a obtenu son baccalauréat, il sourit, la tête penchée de côté, les cheveux châtain clair longs sur la nuque. La photo a été découpée en deux. De la personne qui se tenait tout près de lui, impossible de savoir s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, on ne distingue plus qu'un seul bras. Si Marielle posait la question, personne ne se souviendrait de qui il s'agit. On voit que la mâchoire d'Alain est forte, presque trop. Il sourit et ses gencives apparaissent, rouge-rose. Il a le même regard doux que la mère de Marielle. Sur la seconde photo, plus récente, il a pris du poids. Il sourit toujours, ses joues sont pleines. On le voit sur le capot d'une voiture de sport, les bras ouverts en V au-dessus de sa tête. 

Anne Bourrel, Gran Madam's

 

C'était une photo en noir et blanc granuleuse de sa mère, Clementine et elle sur les montagnes russes. Elle avait été prise par d'un de ces appareils automatiques programmés pour photographier les réactions des passagers au moment le plus effrayant. Elles avaient toutes les trois la bouche ovale, immortalisée en plein hurlement. Erika était penchée en avant, les deux mains agrippées à la barre de sécurité comme si elle poussait pour aller plus vite alors qu'elle rejetait la tête en arrière. Clementine serrait les paupières de toutes ses forces et sa queue de cheval se dressait au-dessus de sa tête comme la mitre du pape. Sylvia avait les yeux écarquillés et les bras en l'air comme une ivrogne qui dansait. Une joie terrifiée, hilarante. C'était ce que révélait la photo. Peu importe si elle était fidèle, on ne pouvait pas s'empêcher de rire en la regardant. 

Liane Moriarty, Un peu, beaucoup, à la folie

 

Progressivement, certes, la nécessité de prendre des analgésiques diminuait, mais il se rappelait un rêve qui l'avait souvent visité, peu après que la douleur s'estompait. Quelqu'un prenait sa photo. De temps en temps, après qu'il avait cessé d'absorber ces remèdes, il entendait dans son sommeil le son bien réel de l'obturateur. Le flash semblait lointain, incomplet, comme un éclair de chaleur pas vrai , mais le déclic, lui, était si net qu'il manquait de se réveiller. 

John Irving, La quatrième main

 

Liv aurait pu dire à la femme que dans certaines civilisations, photographier une personne c'était lui voler son âme, et qu'elle avait de la chance d'avoir encore toute son âme, mais d'une part l'histoire était rebattue aux quatre coins de la planète et d'autre part les femmes qui venaient ici ne cherchaient pas la consolation mais la vérité.

Fabienne Jacob, Les séances

 

Alors, du gros cartable posé sur le fauteuil à pipes, il tira une ampoule de spot, qu'il vissa dans la douille du lampadaire. À présent, la chambre de Rooie était noyée de clarté, une clarté qui ne flattait ni la morte ni son domaine (...) 
       Heureusement, l'assassin avait cessé d'examiner la chambre. Il ne s'intéressait qu'à l'angle de la lumière sur le corps de la fille. Il orienta le faisceau directement sur le lit, dans le souci d'éclairer son sujet au maximum.(...) 
       Il entreprit de jauger la pose de Rooie à travers l'objectif de son appareil photo. C'était un modèle que Ruth reconnaissait, un Polaroïd grand format, de la vieille génération, comme celui que son père utilisait pour photographier ses modèles. Le cliché en noir et blanc devait être stabilisé avec un fixateur spécial, à l'odeur désagréable. 
       Pour prendre une unique photo, l'assassin ne perdit pas de temps. Après quoi, la posture de Rouie fut le cadet de ses soucis; il la fit rouler rudement sur le sol, voulant se servir de la serviette de toilette pour dévisser l'ampoule, qu'il remit dans son gros cartable (le flood, qui n'avait pourtant pas servi longtemps, semblait brûlant). La serviette lui permit aussi d'effacer ses empreintes digitales sur la petite ampoule qu'il avait dévissée du lampadaire, et sur l'abat-jour en vitrail écarlate. 
       Pendant ce temps, il ne cessait de secouer le négatif dans sa main; il était de la taille d'une enveloppe administrative. Il n'attendit que vingt ou vingt-cinq secondes avant de le décoller; puis, se dirigeant vers le siège près de la fenêtre, il écarta légèrement les rideaux pour juger de la qualité du cliché à la lumière naturelle. Il sembla fort satisfait. Lorsqu'il revint au fauteuil à pipes, il remit l'appareil dans son cartable; quant à la photo, il la badigeonna de fixateur nauséabond, et l'agita à l'air pour la faire sécher. 

John Irving, Une veuve de papier

 

Une fois rentré chez lui, il se consacra aux préparatifs de son voyage en Finlande. (...) Des vêtements de rechange pour quelques jours, une trousse de produits de toilette, des livres pour l'avion, un maillot de bain et des lunettes de piscine (il les emportait toujours), un parapluie pliant, c'était à peu près tout. Tout cela entrait dans un sac de voyage, qu'il pourrait garder avec lui dans l'avion. Il n'emportait même pas d'appareil photo. En quoi des photos lui seraient-elles utiles? Ce qu'il recherchait, c'était des gens en chair et en os, des paroles vivantes. 

Haruki Murakami, L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

 

Sur la photo de mariage, il ne reste que maman dans sa robe blanche. On a retiré papa d'un coup de ciseaux, comme elle-même l'a retiré de sa vie. Elle a d'ailleurs l'air très malheureuse sur ce cliché. 

Jim Fergus, Marie-Blanche

 

« Moi, j'ai été volontaire chez les petites Curies. On était vers Compiègne. Il fallait brancher le générateur électrique sur la dynamo du moteur de la voiture pour obtenir l'électricité nécessaire à produire les rayons X. Ça ne vous dit rien? C'était pour faire des radiographies. (...) On installait les blessés derrière l'écran et on regardait l'état de leurs os. C'était comme une photographie, mais qui allait chercher à l'intérieur de la chair.» 

Agnès Desarthe, Ce cœur changeant

 

 

 

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