Le Café Littéraire  / Par gros temps, avoir meilleur temps de lire... avec Thomas Sandoz

 

            
            
        

      Dans ces contrées, on résiste par le foin ou la micromécanique, on se nourrit de saisons ou de millisecondes. Les jalousies sont aigres et les ouvriers traités de lâches.
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Les territoires sont si scrupuleusement clôturés que les fils barbelés retiennent bovidés et sentiments.
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Le bus scolaire suit
le même itinéraire que celui des ordures ménagères.
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Parfois elle regarde le père se tordre dans l'aube, sa vielle besace à pique-nique suspendue à l'épaule du bras mort. Il avance la tête penchée en avant, sans jamais observer autour de lui. Ils ne se connaissent qu'à peine.
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Le père est toujours occupé à l'autre bout de l'appartement, attendant comme elle la débandade du jour. Ils se regardent brièvement. Elle voudrait savoir aimer.
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Sa main est tellement enflée qu'elle peine à remuer les doigts. Un médecin la reçoit dans son cabinet du chef-lieu. Il parle plus qu'il n'observe, comme troublé par sa présence, son jean crotté, ses cheveux feutrés. Finalement il lui prescrit un onguent et un choix de pastilles qu'il prend dans un tiroir gorgé d'échantillons. À peine sortie, elle jette la pommade et les pochettes aux slogans offensifs dans le caniveau.
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Dans la nuit la douleur l'éperonne à plusieurs reprises. Elle se contente de plonger sa main dans le lavabo rempli d'eau froide. Les maux du sang ne sont rien comparés au déclin de ses rêves.
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Il s'est arrosé de déodorant mais son haleine empeste le chewing-gum trop longtemps mâché. Ses doigts faussement égarés deviennent insistants. Elle se laisse faire, parce que c'est le plus simple. Tout à l'heure, il la ramènera au village, lui évitant d'attendre le bus. Elle voudrait que le film ne se termine jamais.
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Elle pose son cadeau, un paquet de cigarillos, au milieu de la table. Il essaye de sourire, puis se perd à nouveau dans les yeux de son potage.
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Dans l'obscurité, elle fait ensuite quelques pas dans cet appartement parfaitement propre et fonctionnel. Les murs sont désespérément nus, la bibliothèque décharnée. Il n'y a plus de traces de la mère. Même les jouets qui rappelaient le passé ont été débarrassés. Elle est le dernier témoin, le souvenir de trop.
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Avec la même démarche et le même casse-croûte que les jours d'usine, il s'en va gratter la terre de son potager avare. (…) Moyennant une location symbolique le père a repris la cabanon du surveillant. Quelques légumes, une seule chaise de jardin, un vieux parasol publicitaire. Le père restera toute la journée dans ce lieu tellement quelconque qu'il n'en est même pas sinistre. Rien d'autre qu'une accumulation de petites misères et de fleurs sauvages.
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De la fenêtre basse, elle aperçoit les rails du chemin de fer à voie étroite, césarienne d'un monde qui n'enfante plus.
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Il essaye de la battre, elle tend un bras, il l'agrippe par la chevelure et tire jusqu'à ce qu'une touffe cède. Elle parvient à ne pas crier. Elle s'effondre sur le carrelage et se met en boule. Même mal, lui au moins réagit, c'est déjà mieux que rien.
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Elle ne veut pas de cette vie qui gonfle en elle. (…) Elle ne veut pas de cet objet qui bouillonne en elle, pas ici, pas maintenant. Elle n'a rien à lui offrir, que la douleur et l'ennui, un couffin de barbelés et des jeux de mulots.
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Elle envie les voyageurs de commerce qui ne font que traverser à vive allure son village, à peine éclairé par deux ou trois lampadaires cadavériques ? Personne ne peut aimer ce cul du monde, mais personne n'a la force de fuir cette allégeance aux fermes lourdes et aux résineux militaires.
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Elle s'éveille dans l'éther d'une chambre d'hôpital. Elle ne distingue tout d'abord que les silhouettes mouvantes et un ronflement détestable. Puis ses sens s'attisent et elle découvre l'horreur d'être en vie.
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Le père a remonté le col de son manteau. Son pantalon sera mouillé et, une fois à l'usine, il devra lutter contre des frémissements retors. Pour l'instant, il avance dans l'aube percutée par des milliards d'étincelles glacées. Une auto s'arrête à sa hauteur, il décline fièrement l'invitation. Marcher ainsi le libère d'une langueur présente dès le réveil.
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Elle ne reconnaît plus sa vie, cette vie fanée depuis longtemps déjà. Les regards des autres la blessent comme des piques enduites de venin. La honte est une sensation nouvelle qu'elle doit apprivoiser. Mal à l'aise dans les rues de la ville, écharpée par les futaies, défiée par l'immensité des pâtures, son chemin hésite de plus en plus.
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                                                                                                               La fanée

 

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