Le
        Message, d'Andrée Chedid
        lecture par Marie :
             
        C'est un récit où l'on retrouve les thèmes qu'a à cœur Andrée
        Chedid : l'absurde guerre et son sombre cortège de violences. L'amour
        nourri de disputes et de réconciliations.
             
        Dès le début on en connaît l'issue, car la balle d'un franc-tireur
        que reçoit Marie est fatale. Marie partait rejoindre Steph pour une
        définitive réconciliation. Les lieux et l'époque ne sont pas
        précisés, cela pourrait se passer n'importe où. Ce récit, Andrée
        Chedid l'a imaginé à partir d'une photo de presse.
             
        Pris dès le début par la blessure dans le dos de Marie qui part
        rejoindre Steph, et l'écriture très maîtrisée, sobre et rapide de
        l'auteur, le lecteur lit de bout en bout sans prendre haleine, dans la
        tension qui s'accélère au fur et à mesure que s'accélère l'urgence.
        Car urgence il y a, de secourir Marie, de la voir réunie à Steph,
        qu'elle attend pour mourir.
             
        Saura-t-il qu'elle venait le rejoindre? Pourra-t-elle mourir, apaisée,
        entre ses bras?
             
        Un livre qu'on lit en voulant pouvoir courir plus vite que Marie pour
        rejoindre Steph. Plus vite que la vieille Anya qui part lui transmettre
        le message, "Je venais, je t'aime.", de Marie mortellement
        blessée. Plus vite que Gorgio qui, l'arme en bandoulière, cherche une
        ambulance. Plus vite enfin que Steph vers une Marie agonisante. Une
        Marie qui pense à son vécu, à tout vécu : "Comment peut-on
        se prendre au sérieux quand l'existence est si éphémère et qu'elle
        ne cesse de courir vers sa fin?"
             
        Si le roman pessimiste a une fin tragique, l'optimisme n'en est pas exclu. Le
        franc-tireur, Giorgo, a pour la jeune femme à secourir un revirement
        inexpliqué, "Vivre est gloire!" pense-t-il en courant,
        se souvenant de la phrase de Rilke sur son lit de mort. Le très vieux
        couple, Anton le médecin et sa femme Anya, qui aide Marie, est la
        réplique de ce qu'ils seraient devenus après bien des années, avec le
        même amour, si fort, que pas même la mort ne pourra les séparer.
         
         
        
         
        Le
        Quartier Mieg dans Luxeuil-les-Bains, de Michèle
        Larrère
        lecture par Marie-Françoise
             
        On pourrait craindre que la lecture de ce petit livre que Michèle
        Larrère annonce modestement dans sa préface être sans dimension
        historique et qui traite d'un quartier spécifique de la ville de
        Luxeuil, ne soit pas d'un bien grand intérêt pour quelqu'un dont les
        origines sont extérieures à cette ville, pour quelqu'un qui n'en
        connaît pas la topologie, qui n'est pas lié avec les habitants actuels
        de ces anciennes "cités", encore moins avec les anciens
        résidents.
              Dès les premières pages le lecteur est
        détrompé parce qu'il se rend compte que de tout temps il a connu ce
        nom de Mieg, (partie du célèbre sigle DMC : Dollfus-Mieg-Koechlin
        devenu Dollfus-Mieg et Cie) dont l'alsacien Charles Mieg implanta un
        tissage à Luxeuil dès 1875. C'est l'histoire et l'essor de ce tissage
        et des cités construites pour ses ouvriers par un patron paternaliste
        que Michèle Larrère nous conte. La vie qu'on y menait au quotidien,
        familiale et chaleureuse, puis les années noires et la crise du
        textile, le déclin et les diverses affectations jusqu'aux jours
        d'aujourd'hui. Et puis il faut le dire la présentation de Michèle
        Larrère accompagnée de documents photographiques est loin d'être
        ennuyeuse, son style est agréable et vivant, qui atteint son but de
        faire revivre ce quartier et ses habitants d'autrefois.
              Mais ce petit livre qui ne paye pas de
        mine, va au-delà, car Michèle Larrère y aborde un sujet qui retient
        l'attention de chacun parce partout l'histoire se ressemble, des usines
        qui prennent essor, périclitent, ferment à cause de la crise, des
        ouvriers qui doivent se reconvertir… Un sujet qui sous des apparences
        quelque peu personnelles, puisque l'auteur est née dans ce quartier
        d'un père encolleur à la filature, atteint donc à l'universel. Et si
        l'on s'attarde à regarder en dernière partie de l'ouvrage une galerie
        de portraits des personnes des anciennes familles de ces cités, c'est
        moins pour y reconnaître les gens, dont l'auteur petite fille, que pour
        se replonger dans un temps qui fut le nôtre, autrement, ailleurs,
        autrefois, ou, pour les plus jeunes, par curiosité de ce que fut la vie
        avant, tant les portraits des plus anciens, avec le temps, d'une
        famille à l'autre, se ressemblent. On regrette seulement qu'une plus
        grande attention n'ait pas été portée à la reproduction de ces
        photos, peut-être issues de clichés en trop mauvais état, qui
        témoignent de ceux qui ont vécu dans ce quartier en tant qu'individus
        avec leurs particularités, et rendent ce quartier moins anonyme.
         
         
        
         
        Europa,
        de Romain Gary
        lecture par Marie
             
        Europa, de Romain Gary, publié en 1972, est une histoire assez
        singulière, dans laquelle le lecteur, de prime abord, a du mal à
        entrer. Parce qu'on y perd tout repère temporel, qu'on a l'impression,
        souvent, de relire une situation déjà vécue par le, ou les
        personnages. Et puis on s'aperçoit que le, ou les personnages
        imaginent, rêvent à l'avance ce qui va se passer, le vivent, le
        revivent, de multiples façons, sous divers points de vue, le leur,
        celui des autres, et à divers moments. 
              Le ou les personnages, parce que, en
        effet, ceux-ci, malades, ―
        déprimés
        ou schizophrènes ―,
        ne savent plus eux-mêmes, sauf à de rares moments de lucidité, ―
        croient-ils,
        croit-on ―,
        ce qui est réel et ce qui est rêve, ce qui est  réel et ce qui
        est hallucination, s'il est le rêve de l'autre ou si l'autre est son
        rêve, qui en fin de compte mène le jeu?, les déplaçant à sa guise
        comme des pièces sur le grand échiquier de la vie, de l'Histoire.
              Car s'il y a une histoire d'amour entre
        Danthès, ambassadeur de France à Rome au moment où l'auteur écrit et
        imagine son roman et Erika ―
        dont il
        finit par ne plus savoir à certains moments si elle est la fille de
        Malvina von Leyden, où si elle est elle-même cette Malvina, 
        magicienne, voyante qui se dit "conseillère d'avenir" et
        prétend avoir traversé plusieurs siècles, vécut à celui des
        Lumières, connut les Médicis, Louis II de Bavière, Nostradamus,
        Leibniz, Choderlos de Laclos… Malvina, à présent très vieille et
        infirme, que Danthès a connue et aimée lorsqu'il n'était encore
        qu'attaché d'Ambassade, Malvina qu'il a laissé tomber pour suivre sa
        Carrière, Malvina qui se venge à travers Erika ―,
        il y est aussi question de la grande Histoire, celle de l'Europe, et
        surtout de l'idée de l'Europe que l'on se faisait au XVIIIe siècle,
        celui des Lumières, la seule vraie Europe pour Danthès, inconsolable
        de sa disparition et de son avilissement. Une Europe féminine qui donne
        son titre à l'ouvrage et ne se différencie plus trop d'Erika, de
        Malvina, à la fin du roman lorsque Danthès, lorsque le Maître du jeu, ―
        lorsque Romain Gary peut-être est tenté de penser le lecteur ―,
        semble en proie à des personnages qu'il ne sait plus comment inventer,
        dans cet ouvrage, cette œuvre d'art qu'il ne sait plus finir sans délirer...
        "Danthès poussait le psychiatre avec violence, car il le savait
        complice du complot qui se tramait contre lui et le soupçonnait même
        d'être l'un des instruments d'une machination cosmique où tout, depuis
        la création du monde, ne visait qu'à la destruction d'un seul homme."
              Le
        lecteur frissonne en lisant ces lignes, car n'est-ce pas une vision
        juste, en somme ?
              Ce roman, c'est tout Romain Gary, qui
        connaît la dépression, qui menait une vie multiple, qui s'est
        dédoublé avec grand art, sous le nom, notamment d'Émile Ajar, ce
        qu'on n'a su qu'après son suicide en 1980, huit ans après la parution
        d'Europa, quatre ans après celle de Pseudo, dans lequel
        il écrivait : "Cette nuit-là, j'ai eu de nouvelles
        hallucinations ; je voyais la réalité, qui est le plus puissant des
        hallucinogènes. C'était intolérable. J'ai un copain à la clinique
        qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des
        trucs sympas, quand il hallucine. Moi, je vois la réalité."
        Europa c'est cela.
         
         
        
         
        Le
        désert des Tartares, de Dino Buzzati
        lecture par Marie
             
        C'est passer toute sa vie à espérer, à guetter, quelque chose qui ne
        vient pas. Et pour ce quelque chose, ―
        qui serait pour l'officier qu'est
        Giovanni Drogo dans ce roman se distinguer par des faits militaires en
        défendant la Forteresse située face au désert aux confins du pays ―,
        sacrifier toute sa
        vie. Renoncer à sa ville, à la maison dans laquelle il a grandi, à ses amis,
        aux plaisirs, au monde des affaires, à une possible
        épouse, à fonder une famille...
              Tout cela parce qu'il /on attend que cela
        vienne tout seul, sans avoir le courage de faire changer les choses par
        soi-même, de prendre une décision aux moments opportuns, parce
        qu'il /on s'englue dans la vie monotone et terne des jours qui passent
        les uns après les autres, de plus en plus rapidement, une vie dont il
        /on s'accoutume, même si elle ne satisfait pas.
              Une vie pour rien. De l'instant où l'on
        est nouveau-né béat et quiet dans le sommeil de son berceau, à la
        vieillesse, la maladie, l'impuissance, la douleur amère d'un destin
        inaccompli.
              Et puis in extremis, s'illusionner
        encore peut-être?, savoir mourir en souriant, glorieusement seul, face
        à ce qui se révèle avoir été finalement l'ennemi, l'unique, tant attendu de toute
        une vie : la mort.
              Une fin poignante, après une vie vaine, comme le sont au bout du compte (peut-être?) toutes les vies.
        Mais un dernier instant serein, heureux et courageux que l'on ne peut
        s'empêcher de souhaiter à tout ceux qui vieillissent seuls, exclus et
        douloureux.
         
        
         
        La Fanée, de
         Thomas Sandoz (éditions G d'encre 2008)
        lecture par Marie-Françoise
             
        "Dans ces contrées on résiste par le foin où la
        micromécanique, on se nourrit de saisons ou de millisecondes, les
        jalousies sont aigres et les ouvriers traités de lâches." 
        
              La Fanée, c'est quatre-vingt neuf paragraphes 
        qui s'égrènent, ou plutôt frappent, intenses, cadençant implacablement comme
        au pas d'une trotteuse de montre, de
        la saison d'été à la neige proche de la Nativité, les
        ravages progressifs que s'inflige ―
        ou se laisse infliger "parce que c'est plus simple" ou
        que "même mal lui au moins réagit" ―,
        une adolescente face à l'indifférence de son père, bloqué après le départ
        de la mère.
              Quatre-vingt neuf paragraphes sans dialogues, parce que ni l'un ni l'autre ne savent trouver les mots,
        parce que "Les territoires sont si scrupuleusement clôturés
        que les fils barbelés retiennent bovidés et sentiments."
              Le père, d'origine étrangère, 
        infirme, essaye de taire sa pauvreté dans un
        appartement propret, se brûle les yeux dans une usine de
        galvanoplastie, vit replié sur lui-même. L'adolescente est mal vue par les gens du pays,
        son comportement la fait
        renvoyer du collège, elle a du mal à trouver du travail à cause de sa
        tenue négligée. 
              Un désespoir, un mésespoir
        suinte tout au long de ces lignes écrites en
        une prose belle, sobre et poétique qui dit ce "cul du monde"
        où "le ciel est fatalement bleu", où
        "les géraniums dégoulinent aux fenêtres",
        où "les paillassons dissimulent des caillots de
        boue sèche", où "Il n'y a plus de traces de la mère"
        où "Même les jouets qui rappelaient le passé ont été
        débarrassés" par le père, où "Elle
        (l'adolescente) est le dernier
        témoin, le souvenir de trop", où "elle ne reconnaît
        plus sa vie, cette vie fanée depuis longtemps déjà", où
        elle ressent ne pas avoir plus d'importance
        qu'un rebut. 
              "Le bus scolaire suit le même itinéraire que le camion des
        ordures ménagères.", faisait constater l'auteur dès l'exergue du rabat de
        couverture de ce livre dans lequel, elle, pas plus que ceux qui la croisent d'ailleurs,
        ni les lieux n'ont de nom.
        par Adéla :
             
        Lorsqu'on tient le livre pour la première fois en main, on est frappé
        par sa présentation soignée. Belle couverture à rabats. Papier beige
        d'un fort grammage, présentation aérée du texte en paragraphes de
        taille à peu près égale, équilibrés par de nombreuses illustrations
        couleur de  Catherine Louis. On sent le travail d'équipe entre l'auteur,
        l'illustrateur et l'éditeur/imprimeur du Locle. On sait d'emblée qu'on lira lentement,
        qu'on savourera, même et peut-être aussi parce qu'on sait par la
        quatrième de couverture que le thème en est grave, de cette
        adolescente qui s'enferre "dans les gravats d'une existence
        qu'elle ne comprend plus".
        Lire
        des extraits
         
        
         
        Étrennes
        de Russie, de Christelle
        Ravey
        lecture par Marie-Françoise
              Quête inconsciente des origines, souci d'une promesse à tenir
        ―
        la
        vie durant ―,
        ce roman de Christelle Ravey mêle à nouveau toutes les générations.
        Il résout la grande énigme de l'enfance de Sidonie, revenue vivre le
        temps de sa vieillesse dans la maison familiale de Vendée, à La
        Tranche-sur-mer, où, fillette, elle passait ses vacances. Ce, parce
        qu'à la fenêtre de la maison d'en face l'intriguait autrefois une dame
        étrange et triste au comportement bizarre, obéissant à son mari
        qu'elle semblait aimer et qui semblait l'aimer mais qui lui évitait
        soigneusement toute rencontre avec le monde. Pourquoi? Une dame, qui, un
        beau jour de retour en vacances, soudain, ne fut plus là.
        Pourquoi? 
              Ici les sonorités sont russes et la
        langue poétique, l'histoire de Sidonie et de Günther, ancien soldat
        allemand rescapé des neiges russes qui apportera la clé de
        l'énigme, prenante, poignante et très fraîche à la fois.
         
        
         
        Pierre
        et Jean, de  Guy de Maupassant
        lecture par Marie-Françoise
             
        C'est une histoire toute simple, écrite dans le bon style de Maupassant
        et qu'on lit de bout en bout avec l'intérêt que suscite toujours cet auteur.
        C'est l'histoire de deux frères. Pierre l'aîné et Jean de
        cinq années plus jeune. Ils qui viennent de terminer leurs études. L'un de
        médecine, l'autre de droit. Au moment où ils vont s'installer dans la
        vie, tombe, brisant l'équilibre familial, l'héritage d'un ancien ami
        intime de la famille qui fait de Jean son légataire universel. D'où
        les soupçons de Pierre quant à la naissance de Jean qui lui ressemble
        si peu physiquement et moralement. Le père est un balourd naïf qui ne
        rendait pas sa femme heureuse. Ce qui explique la conduite de la mère.
        Conduite que Pierre n'admet pas. Personne jusque là n'avait rien
        soupçonné. Personne ne s'étonne non plus que cet héritage qui les réjouit, soit ciblé. Étonnamment,
        ce n'est pas le fils qu'on croît qui devra s'éloigner...  On
        trouve dans ce roman de belles pages sur la mer. La lente montée de la
        crise de jalousie de Pierre. Les problèmes d'argent,
        d'héritage, de légitimité, enfin de respectabilité et de culpabilité de la
        mère que pourtant les deux fils  aiment pareillement.
         
        
         
        Le
        tapisseau byzantin, de Christelle
        Ravey (éd.
        de la Boucle)
        lecture par Odile Duchanois:
             
        Un étrange puzzle généalogique, déroutant au départ: on passe d'une
        époque à l'autre sans chronologie, les tableaux se succèdent. Le fil
        d'Ariane qui les relie: ce bizarre tapisseau byzantin qui dérange,
        perturbe, mais suscite l'intérêt et qui conduira aux retrouvailles de
        plusieurs familles dont les destins se sont croisés en France depuis la
        fuite des Grecs de Constantinople en 1922, à la suite des massacres de
        l'armée ottomane.
              Cette quête de la mystérieuse tisseuse
        du tapisseau mènera les protagonistes de Marseille aux rives du
        Bosphore, puis en Crête où s'était réfugiée Cassiopée (la
        tisseuse).
              L'auteur nous tient en haleine jusqu'à
        la fin, en nous incitant à reconstituer ce puzzle si déconcertant de
        prime abord, mais finalement plein d'intérêt et d'originalité.
         
        
         
        Mon
        chemin, de Michel
        Brouillard
        lecture
        par Odile D.
             
        Si le lecteur souhaite trouver un guide du Routard à l'usage du pèlerin
        de Compostelle, il fait fausse route: en effet, le titre "Mon
        chemin" remet immédiatement les pendules à l'heure, c'est avant
        tout l'expérience personnelle de l'auteur.
              Un auteur auquel il aura fallu soit une
        dose de masochisme, soit une motivation hors du commun pour terminer son
        pèlerinage. Il endure la souffrance physique, l'inconfort, la
        promiscuité des dortoirs et réussit à transcender ses souffrances
        pour en retirer un bonheur quasi parfait. A son retour, il semble avoir
        atteint une autre dimension et éprouver des difficultés à retrouver
        le quotidien.
              Alors, fierté de prouver que l'âge de
        la retraite ne signifie pas "mise hors circuit", fierté de
        dépasser ses propres limites, fierté d'avoir obtenu sa "Compostella",
        d'avoir pu vivre une vie ramenée à l'essentiel, expérience
        spirituelle, peut-être est-ce un peu tout cela qui l'a motivé?
              Peut-être l'auteur est-il arrivé
        "en lui-même" conformément au précepte: "Ne te presse
        pas! là où tu dois arriver, c'est en toi-même".
        
        
         
        Orlando,
        de Virginia Woolf
        lecture par Marie
             
        Paru en 1928, Orlando, est, selon les propres termes de Virginia Woolf
        dans son Journal le 5 octobre 1927: "Une biographie
        commençant vers 1500 et qui se poursuivra jusqu'à notre époque ;
        intitulée Orlando : Vita ; mais avec un changement de sexe en cours de
        route"
              Ce, parce que Vita Sackville West est une
        jeune femme qu'elle aime et avec laquelle elle aime être, une jeune
        femme qui "est ce que je n'ai jamais été: une vraie femme. Et
        puis une certaine sensualité se dégage de sa personne" notait
        Virginia dans ce même Journal en date du 25 décembre 1925.
              Orlando sera donc tour à tour homme puis
        femme, à l'image de Vita, de Virginia… et sa "biographie",
        selon ce qu'elle se proposait dans son Journal du 18 mars 1928
        véritablement "de bout en bout qu'une farce… une récréation
        d'écrivain".
              Il est vrai que ce long récit est hors
        du commun, puisque le personnage Orlando traverse les siècles et les
        pays (Angleterre, Perse, Italie) dans de
        multiples aventures "avec la maladie de lire, empirée avec
        celle d'écrire", pour à la fin rejoindre l'instant présent,
        celui où  sa (ou son?) biographe écrit. Une biographe qui n'a cessé de mettre son
        grain de sel au long des pages, pimentant le récit avec humour,
        discrètement d'abord, puis de plus en plus amplement pour en arriver à
        prendre presque toute la place à la fin de l'ouvrage. Comme si Orlando
        avait fusionné avec elle. Était devenu la Virginia écrivant qui peine à achever
        son œuvre. Et comment le pouvait-elle puisque son personnage a atteint
        l'instant présent, celui même où elle l'écrit, en même temps que la
        célébrité au seuil de l'âge mûr. Et que d'elle, dans le même
        temps, semble s'être détachée Vita pour qui elle écrivait.
              Et si le lecteur a l'illusion que Virginia, Orlando et sa biographe sont soudain
        fondus en un
        unique personnage, quelque temps auparavant dans son récit, la soit
        disant biographe évoquait les multiples moi de tout un
        chacun: "Les moi dont nous sommes faits, empilés les uns sur
        les autres comme les assiettes sur la main d'un serveur, ont des
        attachements qui les éloignent de nous, des inclinations, des petites
        obligations et des droits qui leur sont propres ―
        appelez comme vous voulez (et souvent ça n'a pas de nom) ―,
        si bien qu'un moi n'accepte de venir que s'il pleut, un autre s'il y a
        des rideaux verts dans la pièce, un autre en l'absence de Mrs Jones, un
        autre si vous pouvez lui assurer un verre de vin, etc. ; tout un chacun
        peut multiplier, par expérience personnelle, les divers accords passés
        avec lui par ses divers moi; et certains sont par trop ridicules et
        insensés pour être mentionnés noir sur blanc." Orlando
        homme, Orlando femme. Virginia. L'écrivain. Le biographe narrateur. Toute la
        complexité de Virginia…
              Il n'empêche, cette manière d'avancer
        dans le
        récit, par biographe interposée, permet à Virginia de donner libre
        court à ses jugements virulents sur tous les aspects de l'ère
        victorienne: sociaux, moraux, littéraires, artistiques, et même
        météorologiques… dans des pages souvent emplies d'humour que le
        lecteur savoure, attend.
              Témoin ce long extrait: "Or il
        est clair qu'il n'y a que deux moyens de se faire une opinion concluante
        sur la littérature victorienne : l'une, c'est d'en remplir soixante
        volumes in-octavo ; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas
        plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de
        l'économie ―
        car le temps commence à manquer ―
        nous engage à choisir la seconde; en avant, donc! Orlando conclut
        d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très
        étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme;
        ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de
        ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands
        que le sien; ensuite qu'il serait fort mal avisé d'envelopper la pince
        à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait
        prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine
        d'invitations à des dîners commémorant des centenaires) que la
        littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien
        obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur
        l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la
        survivance romantique; et d'autres sujets tout aussi engageants) que la
        littérature à force d'écouter toutes ces conférences, devait être
        bien aride; ensuite (elle assistait à une réception donnée par une
        pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de
        fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la
        chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait
        besoin d'être tant choyé, devait devenir bien fragile; elle parvint
        enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance
        mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes,
        nous sommes forcés d'omettre."
         
        
         
        La
        chambre de Jacob, de Virginia Woolf (éd.
        Le Livre de Poche, collection La Pochothèque; dans la traduction
        de Magali Merle)
        
              
        Une écriture et une construction déroutantes pour le lecteur qui ne
        voit pas très bien ou Virginia Woolf veut le mener. Un livre qui, somme
        toute, pense-t-on arrivé enfin en fin d'ouvrage, pourrait se résumer
        par cette phrase glissée par l'auteur elle-même dans son roman: "―illustrations
        grossières, images d'un livre dont nous tournons sans cesse et
        retournons les pages comme si nous devions enfin trouver ce que nous
        cherchons. Chaque visage, chaque boutique, chambre, fenêtre de chambre,
        débit de boisson, square obscur, forment dans la fièvre un
        kaléidoscope ―en
        quête de quoi? Même chose pour les livres! Que cherchons-nous à
        travers des millions de pages? L'espoir au cœur, nous continuons à
        tourner les pages? ah, voici, la chambre de Jacob."
              
        Ce roman est en effet une succession d'instantanés dans lesquels tout
        est livré en vrac. Sont relatés tous les détails qui tombent sous l'œil,
        comme si tous avaient la même importance, sans que ce qui soit utile au
        récit soit dissocié de l'anodin. Sans focalisation. Les dialogues,
        quand il y en a, sont décousus, coupés par des distractions de
        pensées ou les occupations et le spectacle environnant les/des uns et
        les/des autres, et ils sont nombreux. Virginia Woolf, sans
        cesse, coupe son récit comme on coupe la parole. 
               Un récit kaléidoscope, oui, qui
        met en écriture tous les flux de pensée qui passent par la tête des
        nombreux personnages.
               Il présente tout de même au fur
        et à mesure, parmi d'autres, les facettes de Jacob Flanders. Car c'est
        lui le héros que, théoriquement, l'on suit. Enfant
        tout d'abord, avec sa mère et ses frères au bord de la mer, où, jouant
        sur les rochers avec son petit seau à la recherche de crabes il découvre un couple d'amoureux allongés sur le sable. Étudiant
        dans les villes. Amoureux de Clara qui sert le thé à des dames d'une
        rigidité victorienne. À qui il n'ose donc se déclarer. Alors il a
        d'autres aventures avec Florinda, Fanny, Sandra...
               À propos de Fanny qui pose pour
        des peintres on peut lire le portrait, (presque de Virginia ?): "Elle
        n'était pas belle, dans sa pose guindée; la lèvre inférieure, trop
        saillante; le nez, trop grand; les yeux, trop rapprochés. Fille mince,
        les joues écarlates, les cheveux noirs, boudeuse dans l'instant, ou
        raidie à force de maintenir la pose."
               Il
        fréquente des peintres, étudie les classiques, effectue un voyage
        enchanteur en Grèce, écrit. Des lettres à sa mère aussi, dans
        lesquelles il ne lui confie pas ce qui l'intéresserait, elle: ses
        relations avec les femmes. Il mène sa vie de jeune homme, sans
        problèmes financiers, insouciante, dérisoire quoi.
               Dérisoire
        pour lui mais aussi pour les autres. Comme pour cette Mrs Jarvis qui
        fréquente sa mère et papote: "«Je
        ne m'apitoie jamais sur les morts»
        dit Mrs Jarvis, rajustant le coussin dans son dos et croisant les mains
        derrière sa tête. Betty Flanders n'entendit pas; ses ciseaux faisaient
        un de ces bruits sur la table.
        «Ils reposent»,
        dit Mrs Jarvis. «Et
        nous, nous passons nos journées à des futilités ridicules sans même
        savoir pourquoi.»"
               Puis
        on devine que, précipitamment pour ceux qui menaient cette vie
        nonchalante, des désordres amènent la guerre. Lorsque arrive le titre
        du chapitre qui clôt le livre, on se dit : «ah!
        voici enfin la chambre de Jacob».
        Elle est vide, ou du moins celui-ci  n'y est plus, tout y est
        également désordre. Jacob est parti comme s'il croyait qu'il allait
        revenir. Ses fils sont en train de se battre pour son pays, pensait Mrs
        Flanders, sa mère, dans les dernières phrases du chapitre précédent,
        lorsque, à moitié endormie, elle croyait entendre les canons dans le
        bruit de la mer...
              
        Ironie de l'auteur de ce livre de 157 pages qui se lisent lentement, où
        l'on est souvent tenté de survoler des passages, ou l'essentiel se révèle par sa
        fin, on lit ceci: "J'aime les livres dont toute la valeur se
        ramasse en une page ou deux. J'aime les phrases qui ne bougent pas quand
        bien même des armées leur passent dessus. J'aime que les mots soient
        d'airain ―telles
        étaient les conceptions de Bonamy"
               Nul
        doute que Virginia Woolf a semé dans  son roman propos et
        allusions qui échappent au lecteur trop pressé ou non averti. Alors, tout de même,
        si vous n'avez rien d'autre à faire, lisez La chambre de Jacob.
         
        
         
        Karen
        Blixen / Une odyssée africaine, de Jean-Noël Liaut (éd.
        Petite bibliothèque Payot)
        lecture par Marie:
             
        Dans son célèbre ouvrage, La ferme africaine, Karen Blixen,
        issue d'une famille patricienne, occulte bien des choses, sur
        elle-même, sa maladie, ses tourments… Des personnes qui lui sont
        chères, comme son frère, n'y sont même pas évoquées. Elle ne parle
        quasiment pas de son époux, le baron Blor Blixen-Finecke dont elle est
        fière de porter le titre (jusqu'à leur divorce...), on sait tout juste
        qu'il existe, elle ne le "charge" pas… Quant à Denys Finch
        Hatton, pour lequel elle éprouve la passion de sa vie, il y est
        présent à de trop rares moments, déplore-t-on... Karen nous le
        présente surtout comme un ami très cher, elle ne s'étend pas sur
        l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre. Au lecteur de le deviner… Et
        puis, lui non plus, elle ne veut pas le charger… Elle ne veut se
        souvenir que du meilleur. Que seul ce meilleur reste dans son livre. Le
        meilleur de ces presque vingt ans de vie passés en Afrique, des
        safaris, des rencontres et réceptions de personnages illustres, des
        fêtes, de sa grande amitié pour ses "frères noirs", de ses
        combats pour les aider, pour tenter de rendre son entreprise viable dans
        ce Kenya qu'elle aimait tant…
               Or l'ouvrage de Jean-Noël Liaut
        nous détrompe. Il nous renseigne sur ses contradictions, sur le
        comportement de ses proches. Il se réfère à des passages d'ouvrages,
        ceux de Karen Blixen et ceux des personnes qui l'ont connue et l'ont
        évoquée dans leurs écrits, à sa correspondance aussi. Avec les siens
        notamment, frère et mère durant ces années, où, elle qui exécrait
        la vie bourgeoise et rangée, fut somme toute à leur charge
        financièrement. Jean-Noël Liaut donne au fur et à mesure la
        référence des sources qui étayent le récit qu'il nous fait de cette
        période de sa vie.
               Ainsi éclairés, on pardonne à
        Karen d'avoir accommodé la vérité à sa propre sauce, d'avoir
        présenté les choses et son amour de façon si discrète et lyrique,
        puisqu'en écrivant elle passe à un autre registre, celui de l'œuvre
        littéraire qui l'y autorise. Et la sauve d'une certaine manière...
               Relu à cette lumière, le court
        extrait de poème que cite Denys dans "La ferme africaine",
        lorsqu'elle s'apprête à quitter définitivement l'Afrique pour
        regagner son Danemark natal et vit au milieu des cartons de
        déménagement:
              
        "Troquez donc vos soupirs,
                 pour un air enjoué,
                 Je ne viendrai jamais
        par pitié,
                 Mais bien par plaisir."
        sonne
        tout autrement…
         
        
         
        Maigret
        à Vichy, de Georges Simenon
        lecture
        par Marie-Françoise:
             
        Voici un petit polar qui a l'heur de plonger le lecteur dans le bain du
        thermalisme. On y suit en effet pas à pas le cheminement de Maigret 
        vieillissant qui effectue consciencieusement une cure à Vichy accompagné de son
        épouse et découvre la vie de curiste. Visites au docteur, soins,
        innombrables marches à travers la
        ville pour meubler les heures durant les 21 jours oisifs que dure la cure. 
        À Vichy,
        où il n'a rien d'autre à faire, Maigret est un lent spectateur. Il
        observe les curistes qu'il croise et côtoie journellement lors des marches,
        lors des haltes pour boire ses verres d'eau, lors des repas dans la
        salle de restaurant de la pension hôtel. Il
        a tôt fait de "distinguer, selon leur régime, les hépatiques
        des diabétiques". Il s'efforce "de deviner l'histoire
        de chacun, de les situer dans leur vie normale et, parfois, il fai(sai)t
        participer sa femme à cette distraction."  
               Tous deux ne manquent pas
        de remarquer un personnage fascinant qu'ils appellent:"la dame en lilas":
        "Elle suivait la cure aussi, seulement à la grande Grille, où
        ils la voyaient chaque matin... Elle avait sa place, un peu à l'écart
        des autres,près du kiosque à journaux. Elle ne prenait qu'une gorgée
        d'eau à la fois puis, après avoir rincé et essuyé son verre, elle le
        replaçait avec soin dans son étui de paille, toujours digne et
        lointaine..."  
               Lorsqu'on la retrouvera étranglée,
        Maigret, curieux, se mêlera tout naturellement à l'enquête.  Et
        s'il ne peut la mener lui-même, puisqu'il est en "vacances"
        et pas dans son secteur, il la suivra de près, échangeant amicalement observations et 
        déductions avec le
        commissaire Lecœur qui fut autrefois sous ses ordres et la mène
        brillamment.
               Ainsi il percera le secret de cette femme qui louait une ou deux pièces à des
        curistes, vivait seule à Vichy depuis plusieurs années sans
        fréquenter quiconque, eut autrefois un amant,
        avait une sœur
        qui eut un fils. IPassant inaperçue au milieu des allées et venues des
        multiples curistes toujours renouvelés, elle recevait régulièrement de fortes sommes
        d'argent malgré ses origines pauvres. Le lecteur, s'il n'est pas
        sot, croit deviner avant que cela ne soit explicité  comment
        l'étrangleur, retrouvé parmi les curistes les plus aisés, en est
        arrivé à son geste. 
         
        
         
        La
        châtelaine de Wildfell Hall, d'Anne Brontë
        lecture par Adéla
             
        L'automne 1827, une jeune locataire, Helen Graham, s'est installée dans
        une aile retapée du château de Wildfell. Château inhabité depuis des
        années et au jardin non entretenu. Prétendument veuve, mère d'un
        jeune enfant, elle tente d'y vivre de sa peinture à l'écart du
        voisinage. Mais suscite bientôt la curiosité et ne peut se soustraire
        à un minimum de visites de politesse. 
              Rien ne pourra empêcher les commérages
        et les calomnies qui ne tarderont pas à être colportées au sujet de
        visites jugées trop fréquentes et tardives, bien que très discrètes
        de son propriétaire. Jusqu'à ce qu'elle donne à lire son journal à
        l'ami et narrateur qu'elle s'est fait dans la région pour se disculper
        à ses yeux d'une condamnation injuste. Un journal qui éclaire sur sa véritable identité,
        sa
        vie antérieure  et les conséquences d'un mariage néfaste qui
        l'ont amenée à
        vouloir vivre volontairement cachée et en recluse. 
              Ce journal occupe la majeure partie du
        roman d'Anne Brontë. Roman, dont la fin tout en rebondissements tient
        le lecteur en haleine. 
              Si Anne Brontë y prône le refus du
        mariage arrangé, ―
        nous sommes au début du XIXème siècle, en Angleterre ―,
        elle déplore les désillusions inévitables et souvent douloureuses,
        voire cruelles de l'amour aveugle, les méfaits de l'inactivité,
        de la vie dissolue, de l'intempérance et de l'alcool. De trop d'orgueil
        aussi. À l'exemple sublime de son héroïne, elle convie à prendre ses
        responsabilités, à respecter ses engagements et ses devoirs,
        d'épouse, de mère, de charité chrétienne envers les pêcheurs, et
        croit à l'au-delà rédempteur.
         
        
         
        Ourania,
        de Jean-Marie Gustave Le Clézio
        lecture par Marie-Françoise
             
        Enfant pendant la guerre, alors que sa grand-mère fixait du papier bleu
        sur les fenêtres pour le couvre-feu et que sa mère se plongeait dans
        des ouvrages sur la Grèce, Daniel Sillitoe mangeait, dessinait,
        rêvait, parfois dormait sur la table de la cuisine dont les motifs
        imprécis de la nappe lui faisaient penser à un pays imaginaire qu'il
        nommait: "Ourania". Il n'y avait pas d'homme dans la vieille
        maison de pierre, hormis son grand-père professeur de géographie qui
        avait démissionné pour se consacrer au spiritisme et qui ne s'occupait
        pas de son éducation.
              Et puis les Allemands ont occupé le
        village. Et puis Mario (ami de la famille et peut-être amoureux de sa
        mère?) est mort en transportant une bombe destinée à détruire un
        pont : "On n'a jamais rien retrouvé de lui. C'était
        merveilleux.
        C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers
        Ourania."
             
        Adulte, devenu géographe, en mission au Mexique, Daniel rejoint les
        anthropologues dans une vallée rêvée pour les utopies, il rencontre
        le jeune homme le plus étrange qu'il ait jamais connu: Raphaël
        Zacharie. Celui-ci lui fera découvrir la république idéale de Campos,
        communauté refuge pour les enfants avec ses lois particulières. Là,
        les enfants n'appartiennent à personne, ce sont les plus grands qui
        élèvent les autres. "Elmen", la langue qu'on y parle est un mélange de toutes
        les langues. Tout le village est une grande école où l'on apprend la
        vie. Un Conseiller, sage et âgé, ainsi qu'un couple modèle les guident.
              Daniel découvrira aussi la terre noire
        du chernozem, le rêve humaniste des chercheurs de l'Emporio, la révolution
        sandiniste, l'amour de Dahlia à l'âme révolutionnaire, la zone rouge qui retient prisonnière
        Lili de la lagune, la prostituée. 
              Mais aussi la spéculation immobilière,
        le pouvoir dévastateur de l'argent et tout ce que l'auteur, proche des
        humbles, dénonce dans ses livres. 
              Puis ce sera l'expulsion des habitants de
        Campos, la recherche de la terre promise par ceux qui restent de leur
        communauté, guidés par le vieux Conseiller vers un îlot qui se révèlera
        invivable, l'éparpillement final, l'adieu à l'Emporio, le
        retour de chacun à sa vie… qui aura été illuminée par ce rêve.
        Vrai. Tout ceci conté avec "un parfum de légende"... Plus spectateur qu'acteur,
        Daniel retournera mener une vie d'enseignant
        en Seine Maritime.
             
        Il faut attendre la fin du livre pour que, après avoir mené une vie
        tranquille sans avoir eu de descendance (Il n'en voulait pas et évitait
        ainsi les risque de consanguinité disait-il. En plaisantant?), Daniel
        évoque son père.
              Un père qui fut absent de son enfance,
        qu'on indiquait décédé sur ses papiers scolaires. Mais un père tout
        de même, "fluctuant, vagabond, infidèle", parti vivre
        sa vie de par le monde. Y avoir des enfants, qui sait? Alors le lecteur se remémore les
        pensées de  Raphaël au moment de partir: "Il
        (Raphaël) pense aux filles qu'il rencontrera le
        soir, sur les places des villages où sous les magnolias. Ça fait
        briller les yeux. Il pense aux amitiés qu'il va nouer en cours de
        route. Tel ce Français, très brun, l'air naïf, qui lui ressemblait
        comme un grand frère et qui recueillait des échantillons de terre
        partout où il allait. Ce garçon, comment s'appelait-il? Daniel, c'est
        cela, Daniel, se dit-il."
              Un Daniel qui, vingt-cinq ans après
        retourne sur les lieux pour une seconde mission, et s'avise, presque
        avec étonnement peu avant la fin du livre, être allé vers ce pays
        lointain lors de sa première mission, peut-être inconsciemment à
        cause d'une adresse d'expéditeur vue sur un courrier reçu par sa mère,
        de ce père parti et qu'il n'a pas connu...
              Un père qui, finalement, aura sous-tendu
        sa vie par son absence même, peut-on penser lorsque Daniel confie que les
        dernières vingt-cinq années ne comptent pas pour lui, que seul compte
        l'amour de Dahlia qu'il a connue là-bas et cherche à retrouver.
              Elle au moins a réalisé son désir de
        consacrer sa vie aux autres, femmes en détresses, enfants malades, etc.
        Des innocents. Comme
        autrefois son fils, un bambin qui fit soudain son entrée dans une pièce
        en grande discussion et qui laissa tout le monde sans voix: "...toutes ces belles phrases à
        propos de la révolution et de la religion, (...), tout cela était balayé par le regard de ce petit
        garçon et celui de l'Indien de Chalatenango, par la force juvénile de
        ceux qui n'avaient pas besoin de mots. Une force qui débordait de
        l'histoire comme la lave d'un cratère, avançait avec lenteur, avec
        majesté, une force pareille à la vie."
              Et si Daniel, pour finir, restera chez
        Dahlia, c'est à cause d'une enfant sidéenne qu'il a pris là en affection. Peut-être parce que, quelque part, les rêves des enfants
        existent? Comme "Ourania" exista pour lui en ce Campos que lui contait Raphaël.
             
        On lit en fin d'ouvrage l'indication en italique précisant
        le temps durant lequel fut écrit ce récit: "Saint-Martin 1945 -
        San Juan 2009", alors que le copyright de l'éditeur Gallimard
        est antérieur, il date de 2006. Est-ce à dire qu'il se situe dans un
        temps irréel, dans des lieux irréels? Raphaël quant à lui disait:
        "Inventé, ou vrai, pour nous à Campos ça veut dire la même
        chose. Nous ne considérons pas comme vrai uniquement ce que nous
        touchons ou ce que nous voyons. Les choses mortes continuent d'exister,
        elles changent, elles ne sont plus les mêmes quand elles sont sur le
        bout de notre langue."
             
        Au fil des pages, le lecteur a remarqué une similitude entre le vieux
        Conseiller Jadi et Moîse conduisant le peuple élu
        vers la terre promise. Entre "elmen" la langue que tous ceux
        ce Campos comprennent, et celle qui fut perdue depuis la construction de la tour
        de Babel, mais que les très petits enfants parlent encore. Les noms donnés par Le Clézio à ses
        personnages se trouvent dans la Bible: Daniel (prophète), Raphaël
        (archange qui aida Tobie dans son voyage), Zacharie (dont la
        femme était stérile et à qui l'ange du seigneur parla pour lui
        annoncer la naissance d'un fils: "Il sera rempli de
        l'Esprit Saint dès avant sa naissance. Il ramènera de nombreux fils
        d'Israël au Seigneur leur Dieu; il sera son précurseur, avec l'esprit
        et la force d'Elie. Dans le cœur des pères, il fera renaître l'amour
        de leurs fils, et rendra aux pécheurs endurcis la sagesse des saints,
        afin de préparer pour le Seigneur un peuple parfait.") 
             Ainsi
        dans ce roman qu'il intitule "Ourania" ("pays du ciel"), si JMG Le Clézio émet d'amères
        critiques envers l'évolution occidentale moderne, il reprend l'un des grands mythes de l'humanité. Celui de
        la recherche de l'Eden perdu, de la terre promise. Une quête qui n'a
        jamais cessé. De Moïse aux hippies, en passant par toutes les
        tentatives de
        cités utopiques et toutes les révolutions.
         
        
        
         
        Narcisse
        et Goldmund, d'Hermann
        Hesse
        Lecture par Marie:
             
        C'est l'histoire d'une amitié rare. Mais peut-on parler de simple amitié
        en ce qui concerne les liens qui unissent le jeune moine Narcisse et son
        élève Goldmund? 
        
        
             
        Ils se rencontrent dans
        un couvent, encore adolescents. Goldmund croit avoir la vocation
        religieuse, mais Narcisse, qui se défend de lui témoigner le moindre
        geste de tendresse, a pressenti chez son élève une nature tout autre
        et lui révèle qu'il lui faut chercher sa vérité ailleurs que dans la
        vie religieuse que son père l'avait convaincu de mener.
              En effet, alors que Narcisse est un
        intellectuel brillant, enseignant et ascète, qui finira abbé de son
        couvent, le blond Goldmund est séduisant avec sa mine florissante. D'un
        tempérament sentimental et sensuel, il sera épris de liberté et du désir
        des femmes. "Sans feu ni lieu" comme il le répètera
        souvent, il cherchera sa voie dans le vagabondage et l'art, à la
        recherche, à travers la jouissance et l'amour des femmes, de l'image de
        la Mère primitive et de la beauté. De sa propre mère, dont il fut précocement
        séparé parce qu'elle était de même tempérament que lui, et que son
        père lui fit oublier. Mais aussi de la grande Eve maternelle, dont il
        voudrait sculpter l'image, au sein de laquelle on naît, et qui vous
        reprend à la fin, se confondant avec la mort, "la grande
        faucheuse", qui tout au long de votre vie vous accompagne, fait son
        oeuvre et vous aide finalement à mourir : "Comment veux-tu
        mourir un jour, Narcisse, puisque tu n'as pas de mère ? Sans mère on
        ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir."
             
        C'est ce long apprentissage de Goldmund en quête de soi-même et de
        l'amour que nous conte Hesse. Son lent cheminement vers la sagesse qu'il
        trouvera en fin de vie. "Goldmund le regarda de ses yeux rieurs,
        avec ce sourire qu'il avait rapporté de son voyage et qui semblait si
        vieux, si cassé, un peu idiot par moments et qui, parfois rayonnait la
        bonté pure et la sagesse."
              Le cloître, la vie d'errance de Goldmund
        dans la nature douce ou cruelle, sa période de formation chez un maître
        sculpteur, le type d'œuvres qu'il réalise, sa traversée d’une épidémie
        de peste, la mission diplomatique de Narcisse qui les fait se retrouver
        après bien des années, nous font reconnaître que l'auteur place son
        histoire dans l'Allemagne du Moyen-Âge finissant. Mais c'est le questionnement
        sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort, de l'équilibre à
        trouver entre corps et esprit, de chaque être humain de quelque époque
        qu'il soit, que Hermann Hesse exprime à travers son récit et les
        dialogues qu'il prête aux deux amis.
              "Tout être reposait semblait-il
        sur une dualité, sur une opposition. On était homme ou femme,
        chemineau ou bourgeois, intellectuel ou sentimental; nulle part on ne
        trouverait ce rythme de l'inspiration et de l'expiration, on ne pouvait
        être à la fois homme et femme, jouir de la liberté et de l'ordre,
        vivre en même temps la vie de l'instinct et de l'intelligence. Toujours
        il fallait payer l'un de la perte de l'autre et toujours l'un était
        aussi précieux et désirable que l'autre." 
              De même les deux amis sont de tempérament
        opposé. De même Hesse sentait en lui cette dualité entre corps et
        esprit et fut apprenti horloger, peintre et poète. De même sa famille
        le vouait à une carrière religieuse qu'il fuit en s'échappant du séminaire.
        
        
             
        Dans cette histoire prenante on relève nombre de réflexions sur la
        douleur, la beauté, les rapports entre art et religion, la liberté du
        vagabond, etc. exprimées en de belles et fortes phrases:
              "Sans doute ce ne sont pas
        toujours les désirs d'un homme qui règlent son destin et sa mission,
        mais quelque chose d'autre: une prédestination." (dit le jeune
        Narcisse à l'abbé Daniel).
              "Il s'affaissa pantelant, au pied
        de la colonne. La douleur était trop intense, elle avait atteint son
        paroxysme. Autour de lui, tout se brouilla; il perdit connaissance, le
        visage au sol, dans le soulagement tant désiré du non-être."
              "Qu'ils étaient beaux l'érable
        et le frêne sous leur fardeau d'hiver supporté avec tant de douceur!
        Ne pouvait-on devenir comme eux, ne pouvait-on rien apprendre d'eux?"
              "Les ateliers, les églises, les
        palais étaient pleins de ces tristes œuvres d'art et lui-même avait
        collaboré à la confection de quelques-unes d'entre elles. Elles étaient
        si décevantes parce qu'elles éveillaient le désir des valeurs les
        plus hautes sans le satisfaire, parce qu'il leur manquait l'essentiel:
        le mystère. C'était cela que le rêve et le chef-d'œuvre suprême
        avaient de commun: le mystère."
              Le vagant "Qu'il soit intelligent
        ou sot, qu'il ait profondément conscience de la fragilité et de
        l'instabilité de toute vie et sache que tous les êtres vivants traînent
        leurs quelques gouttes de sang chaud à travers la glace des espaces
        infinis, ou qu'il obéisse simplement, puéril et vorace, aux ordres de
        son ventre, toujours il est l'adversaire et l'ennemi mortel du possédant
        et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est
        tant de choses qu'il ne veut pas qu'on lui rappelle: l'instabilité de
        toute existence, l'incessante décomposition de toute vie, la mort glacée
        et inexorable dans laquelle baigne l'univers."
              "Il aimait à l'entendre, la
        chanson inquiète d'amour. Que serait l'amour sans le mystère? Que
        serait l'amour sans le danger?"
              "C'est que toutes nos œuvres, en
        fin de compte, nous font honte, qu'il nous faut toujours recommencer par
        le commencement, et que, le sacrifice doit toujours se renouveler."
        
        
         
         
        
         
        Amours
        en fugue, de  Christelle Ravey
        (éditions de la Boucle)
        lecture par Adéla:
             
        C'est un roman reposant, gentil et frais que nous propose
        Christelle Ravey, et tellement vrai en ce qu'il dévoile la face cachée de certains
        êtres, leur face rêveuse.
              Les personnages sont des rêveurs en
        effet. Qu'ils soient amateurs de trains connaissant parfaitement le
        Chaix pour Noël, un vieux monsieur qui vit seul. Passionné de modélisme
        ferroviaire pour Lucas, plus jeune. Ou dame
        âgée dans une maison de retraite, pour Olia qui voyage dans sa tête et
        voudrait le faire jusqu'à Pribielkino où Boris, son amoureux de jadis, danseur
        étoile qui
        l'avait quittée pour poursuivre sa carrière artistique, a dû aller finir ses
        jours.
              Tous, ou presque, désirent faire un
        voyage. Qui les mènera au terminus, ou  à l'orée de leur amour,
        ou leur apportera l'oubli. Comme le désire après un
        naufrage amoureux Céleste, la maîtresse du chat Belzébuth qu'elle a 
        pourtant
        choisi d'avoir pour être sûre de ne pas partir. En
        pèlerinage jusqu'au quai de la gare de La Ciota pour le vieux Noël
        Boisgivré, trop lent ou indécis?,  qui dans sa jeunesse y avait croisé une femme dont il gardera
        le souvenir toute sa vie. (Femme de sa vie qui ne le fut pas… et c'est
        peut-être pour cela qu'elle le fut…) Par réaction à l'abandon de son
        petit ami, pour Kelly, adolescente de quinze ans, bien de notre époque, qui ne
        rêve pas, agit, et fuguera de concert avec la grand-mère, en des pages
        cocasses. Complices. Jusqu'en Russie peut-être?
              Dans des pages bien écrites, où fleure
        la poésie et l'émotion parfois, Christelle Ravey amène ses personnages
        de tout âges à se rencontrer, à tisser entre eux des
        liens amicaux ou plus tendres. Ils s'aident à progresser sur le chemin
        de la vie, à concrétiser leur désir.
        Désir indissociable de leurs amours croisés, de leurs amours rêvés
        surtout, qui durant leur vie les a secrètement accompagnés, les
        accompagne encore et continuera peut-être de les accompagner,
        qu'ils soient jeunes, moins jeunes ou âgés… "Le
        désir qui ne s'éteint pas de sa propre lassitude, ou de sa propre consumation
        dans les années qui passent à s'aimer, ce désir-là ne meurt jamais.
        Et si la vieillesse a raison de sa nature première, elle ne peut rien
        contre le rêve obsédant qu'il devient."
         
              À moins que l'amitié
        ne vienne tout simplement combler le manque, relier leurs solitudes ? 
        
         
        lecture
        par Odile Duchanois :
             
        La solitude hantée par les souvenirs et envahie, habitée par le rêve:
        voilà le thème de ce roman. Les différents héros, après leurs
        ruptures, se sont inventé un monde imaginaire qui les fait vivre.
              Ainsi, Olia qui, obsédée par sa Russie
        natale, entreprend une fugue en train pour la retrouver et Noël, qui, obsédé par une rencontre furtive dans un train à La
        Ciotat, cinquante ans auparavant, entreprend de revivre son rêve.
              Dans une certaine mesure, Lucas
        aussi, passionné par les trains miniatures, "électron
        libre"  dans la galaxie de Paris, aspire à trouver dans ses
        miniatures "un monde entier docile et huilé": "je
        construis un circuit, je façonne un monde".
              La solitude et le rêve reviennent sans
        cesse comme un leitmotiv, au fil des pages. La dernière phrase
        traduisant la pensée d'Olia confirme cette impression: "Il n'est
        pas vrai que les rêves se laissent. Un jour elle ira en Russie".
              Notons quelques réflexions sur les
        rêves: "plus constitutifs de notre être que les actes" et le
        rêve "nécessaire pour oublier la triste réalité", "le
        rêve a envahi la mémoire tout autant que l'avenir".
        
        
              
         
        
         
        Tristesse
        et Beauté, de  Yasunari Kawabata,
        traduit par Amina Okada.
        par Adéla :
        
              Le livre s'ouvre par l'évocation de
        chaises qui tournent dans le wagon d'un train. Il mène Oki Toshio,
        écrivain, à Kyôto. Les chaises tournent à l'identique au gré des
        oscillations du train, sauf une, que regarde Oki. Celle-ci tourne de
        manière complètement imprévisible et lui donne une impression de
        solitude.
             
        Si Oki va à Kyôto, c'est moins pour assister à la sonnerie des
        cloches du Nouvel An que pour tenter de revoir Ueno Otoko qu'il
        séduisit alors qu'elle avait seize ans, que lui-même était marié et
        avait déjà un fils. 
              D'Oki, Otoko
        eut une fille dont elle accoucha prématurément. Une fille qui ne survécut pas faute d'être venue au monde dans une clinique de renom.
        Otoko tenta de se suicider, fut internée, puis continua sa vie sans
        jamais en vouloir à Oki, sans se marier, l'aimant toujours et
        regrettant son enfant morte. 
             
        Ils ne se revirent plus. Oki ne divorça pas et continua à mener
        vie commune avec son épouse, malgré sa jalousie. Après qu'elle eut
        fait une fausse couche, leur viendra même une nouvelle enfant.
              Oki eut probablement d'autres histoires
        avec d'autres femmes, comme il en avait eu sans doute avant Otoko. Mais
        celle avec Otoko fut particulière, il l'écrivit. Elle parut sous le
        titre de "Une jeune fille de seize ans" et lui valut sa
        célébrité littéraire et la richesse matérielle qui lui permit de
        faire vivre sa famille.
             
        Lorsque Oki effectue ce voyage à Kyôto, Otoko qui s'est établie dans
        cette ville a maintenant quarante ans et est devenue un peintre
        célèbre. C'est d'ailleurs en voyant sa photo dans la presse qu'Oki en
        retrouva la trace et eut envie de la revoir.
              Mais Otoko ne le rencontre pas seule
        comme il l'aurait souhaité. Elle s'est fait accompagner de son élève
        Keiko avec qui elle a une liaison et vit. Moyen de rompre sa solitude,
        de satisfaire ses sens, ou façon d'aimer à nouveau sans que ce soit un
        autre homme qu'Oki? 
              Keiko est belle et séduisante, elle aime
        Otoko et veut la venger de tout ce qu'elle a subi à cause d'Oki. Elle trouble Oki et son fils
        Taîchirô  -
        qui aurait lui aussi des
        raisons de venger sa mère. Elle a souffert au point que son enfance fut perturbée. Kawabata nous décrit le jeu habile de la séduction
        de Keiko, tout l'attrait sensuel qu'elle exerce avec art.
              Jusqu'au jour ou Keiko et Taîchirô
        visitent d'anciens monastères en montagne. Où Keiko réussit à
        entraîner Taîchirô dans une sortie en yacht sur le lac. Alors qu'il
        ne sait pas naviguer. Taîchirô est pourtant prévenu des intentions de
        Keiko. Elle veut à travers lui atteindre son père. Il désobéit à
        sa mère qui l'avait mis en garde et lui avait demandé de rentrer. 
              À ce moment, le lecteur peut croire que
        Keiko est réellement amoureuse de Taîchirô. Comme Taïchirô l'est
        d'elle. Et peut-être l'amour après tout est-il plus fort que le désir
        de vengeance.
             
        Mais la fin est abrupte et l'on repense à la chaise folle du wagon de
        départ. À ses virevoltes imprévisibles. 
              Pourquoi avoir voulu renouer avec le
        passé? 
              
              Si on se retrouve encore une fois face à la
        perte et à la solitude dans "Tristesse et Beauté" qui est le
        dernier roman que publia Kawabata, l'auteur y pose aussi le problème de
        la vie privée de l'écrivain, plus ou moins dévoilée dans
        les livres. De l'idéalisation des personnages. Du rapport des proches
        face à l'œuvre. Il met le doigt sur l'ambiguïté des rapports
        sensuels entre êtres de même sexe. Enfin, la peinture y tient une
        grande place, qui traduit les sensations individuelles éprouvées au
        contact de la nature, tente de les rendre. Otoko et Keika sont peintres
        toutes les deux. Et n'oublions pas qu'à l'âge de six ans, Kawabata
        voulait devenir peintre. Il le fut merveilleusement dans ses livres.
         
        
         
        Kyôto, de
         Yasunari Kawabata,
        traduit du
        japonais par Philippe
        Pons.
        lecture par Adéla :
             
        Kawabata nous conte ici l'histoire de deux
        jumelles séparées depuis la naissance. L'une, Chieko, fut abandonnée
        par ses parents, soit parce qu'il était mal vu d'avoir des jumelles,
        soit par pauvreté. Celle-ci fut recueillie par un couple de
        commerçants en tissus de kimonos qui la déclarèrent fille légitime.
        Élevée à la ville, elle devint une jeune fille raffinée, moderne et
        libre, qui, bien que se sachant recueillie, ne chercha jamais à savoir
        quoi que ce soit sur ses véritables parents, ni ne les rechercha, car
        elle fut toujours entourée d'affection. Paradoxalement sa vie fut plus
        douce que celle de sa sœur Naeko, la jumelle qui ne fut pas abandonnée
        et fut élevée dans la montagne d'où étaient originaires leurs
        parents, exploitants forestiers dans les plantations de cryptomères*.
        Orpheline très tôt, elle fut accueillie et employée par d'autres
        montagnards chez lesquels elle travaille. Elle sait qu'elle a une sœur,
        sa seule famille, et souhaite fortement la retrouver. Les deux jumelles
        finiront par se croiser lors d'une fête au pied d'un reposoir où Naeko
        fait ses dévotions... Elles se retrouveront un peu plus tard,
        ressentant immédiatement l'une envers l'autre cette affection si
        particulière aux jumeaux. Elles ont l'âge où une jeune fille commence
        à avoir des amoureux, des prétendants…
              Hideo, jeune artisan tisseur de ceintures
        de kimonos de grand talent, épris de Chieko, a pu les confondre dans la
        pénombre tant la ressemblance est grande même si Naeko est plus robuste
        que sa jumelle aux mains douces...   Mais Naeko, fille de la
        montagne,  élevée selon les traditions et les convenances
        anciennes respecte les différences sociales et ne souhaite pas faire de
        tort à sa sœur qu'elle appelle " Mademoiselle "…
        
          
            
              |  |  |     
                 On retrouve dans ce livre, l'omniprésence de la nature
                chère à Kawabata, l'admiration toute sensuelle qu'en ont ses
                différents personnages, leur vie en symbiose avec elle aux différentes
                saisons, avec
                les fleurs, avec les arbres, qu'ils vont
                contempler. Kawabata l'exprime dans de belles pages, jamais
                lassantes, emplies de symbolisme, de poésie. Cette nature
                inspire les décorateurs et les tisseurs d'étoffes de
                kimonos et obis que l'auteur décrit largement, kimonos anciens,
                ou modernes aux motifs plus abstraits, aux harmonies qui
                choquent.La ville de Kyôto est largement
                présente évidemment dans ce livre qui en porte le titre. C'est
                le Kyôto traditionnel avec ses vieux quartiers, ses ateliers de
                tissage, ses boutiques d'étoffes, mais aussi ses nombreuses
                fêtes qui peu à peu sont moins suivies, se perdent... comme il
                en va des kimonos. C'est le Kyôto ancien face au Kyôto
                moderne, américanisé des années soixante quand fut écrit le
                livre.
 | 
          
         
             
        On y retrouve la préoccupation nostalgique qu'a Kawabata, - qui perdit
        très tôt ses parents et fut élevé dans la solitude -, de
        ce qui se perd, de ce qui doit être séparé, de la cassure, de ce qui
        manque, de ce qui s'effondre, de ce qui change... Et la neige, blanche,
        qui a une grande place dans son œuvre, tombe ici en averse légère et
        clôt le livre sans lui donner de fin, lorsque Naeko repart pour son
        village... Reviendra-t-elle comme elle semble l'avoir promis à Chieko?
             
        *Sorte de cyprès que l'on élague afin que les troncs soient bien
        droits pour qu'ils puissent être exploités pour la fabrication de
        meubles et d'objets utilisés lors de la cérémonie du thé.
         
        
         
        Château
        en Suède, de
         Françoise Sagan
        (pièce de
        théâtre 1960)
        lecture par Adéla :
        
        
             
        Pour aider à passer les longs hivers de neige, la châtelaine Agathe
        invite un jeune chercheur inexpérimenté ou un lointain cousin à étudier les
        archives familiales. Vivent avec elle son neveu, Hugo,
        châtelain rude aux travaux qui s'occupe du domaine et Éléonore qu'il
        épousa après
        le décès et l'enterrement factices de sa première femme Ophélie (laquelle vit encore au château, mais
        que l'on
        cache lorsqu'il y a de la visite, car
        on ne divorce pas chez les Falsen). Vit également avec eux, en
        parasite, Sébastien, le frère d'Éléonore,
        qui a des rapports troubles, voire incestueux, avec sa soeur et qui l'avait poussée à ce
        mariage pour se faire entretenir tous les deux.
             
        Depuis la fausse mort d'Ophélie, vivant retirés à dix-huit kilomètres du
        prochain village dont ils sont coupés durant des semaines tous les
        hivers, ces quatre-là
        "jouent" avec le nouveau venu, cette année, lointain cousin
        d'Éléonore et Sébastien. Il est intrigué par Ophélie,
        qu'il ne voit jamais, mais qu'il entend parfois et qui hante les couloirs la
        nuit. Il est subjugué par la belle Éléonore qui finit par le prendre
        pour amant, par pure perversion cérébrale, car son mari lui plaît
        dit-elle. Il se sauvera enfin, terrifié par la brutalité d'Hugo
        qu'on lui fait entrevoir. Mais c'est l'hiver et il est à
        pied, le village est loin, les routes coupées par les tempêtes de
        neige et il tombe souvent...
             Tous les hivers Agathe, Hugo, Sébastien et Éléonore recommencent
        ainsi le même jeu. Un jeu qui mène invariablement le nouveau visiteur à une
        mort...  naturelle. Parce qu'il y a entre eux l'ennui des longs
        mois de neige, le secret honteux sur la bigamie d'Hugo, leurs relations
        de faux-semblant, ambiguës, dans une atmosphère close. Le couple Hugo
        Éléonore, qui fait chambre à part. Le couple Sébastien Éléonore. La jalousie
        d'Hugo. Celle du cynique et débauché Sébastien aussi. La châtelaine vieillissante qui voudrait que naisse un
        descendant à ses ancêtres avant sa mort. Descendant que Hugo jusqu'à
        présent ne sait lui donner à
        travers ses épouses successives.
        
             
        PS. Le film de Josée Dayan paru récemment est lent, statique, sans action ou presque
        dans cette atmosphère bien rendue de vase clos, façon château XVIIIe 
        sous la
        neige. Dans le silence et sans musique ou presque, hors rarement la chanson d'Ophélie, et
        les disques passés: Frédéric Botton, Jean Yves d'Angelo. Les acteurs collent bien à leur
        rôle. Jeanne Moreau tient celui d'Agathe, aux airs faussement étonnés,
        qui sait obtenir ce qu'elle veut. Une Jeanne Moreau de 2007. Celle très âgée
        des "Rois maudits" et des "Vents de Neptune", à l'articulé très lent et pensé. Guillaume Depardieu,
        celui de Sébastien qui tient les cartes, qui mène le jeu? Tout est
        dans les attitudes, les expressions des visages, les dialogues.
         
         
        
         
        La
        complainte oubliée, de  Didier Daeninckx
        lecture par Julie : 
             
        Un petit livre qui dépayse, plonge le lecteur dans le Finistère
        profond. Fait
        découvrir les lieux et paysages de là-bas à la faveur d'une enquête
        menée par le narrateur revenu sur les lieux où il
        fut avec son aimée décédée. Sur fond de contrebande d'armes et de
        résistance, de navire coulé en août 1939, le narrateur contemporain
        et obstiné cherche à faire la lumière au péril de sa vie sur la mort
        suspecte d'un vieux marin ivre, qu'il venait d'entendre chanter dans un
        bar,  une complainte, Matelots de l'Orient, qui évoquait un
        crime ancien...
              Mais attention, l'auteur est engagé et
        dénonce. 
        À 
        Penvénan "Je me suis garé rue Charles-Lindberg et j'ai marché
        dans les rues désertes du village jusqu'au  Bar du Nobel, un café
        en rotonde place Alexis-Carrel.(...) Un bienfaiteur de l'humanité et un
        pionnier de l'aviation qui choisissent de vivre sur deux tas
        d'amoncellements de pierrailles ignorés des cartographes ! (...) Je
        suis de ceux qui pensent qu'on devrait dévisser les plaques. La gloire
        de ces deux-là ressemble à un couvercle doré sur une boîte à
        ordure..."
         
        Cannibale,
        de  Didier Daeninckx
        lecture par Julie :
             
        À partir d'un fait vrai. Des Kanak expédiés au temps de
        l'exposition coloniale des 1931, pour être montrés en
        spectacle dans un zoo à Paris, dans un cirque en Allemagne…
         
         
        
         
        Yeux
        bleus cheveux noirs, de  Marguerite Duras
        lecture par Marie :
             
        Mer du Nord un été exceptionnel de soleil.
              Un contrat entre elle et lui: "…il
        lui avait dit qu'il cherchait une jeune femme pour dormir auprès de lui
        pendant quelque temps." "Elle dit que toutes les femmes
        auraient accepté sans savoir pourquoi cette union blanche et
        désespérée."
              "Ils se ressemblent. Ils ont la
        même taille, des yeux de la même couleur bleue, et les cheveux noirs (…)
        et dans le regard, la tristesse d'un paysage de nuit." Elle est
        jeune, longue et souple à peau blanche. Lui est élégant aux
        vêtements trop chers, mince et grand, "il na jamais pensé à
        une femme comme à un objet qu'on pouvait aimer".
              C'est l'histoire de leur amour qui se lit, ou
        s'écrit, ou se joue… dans le désespoir, nuit blanche après nuit blanche, face
        à la rumeur de la mer, avec le souvenir lancinant du jeune étranger aux
        yeux bleus cheveux noirs, au teint blanc des amants, qu'elle a aimé et que, lui,
        aurait voulu revoir…
        Le même pour tous les deux, mais, eux, ne le savent pas, ou du moins pas
        encore.
             
        "…du moment que rien ne se passe entre eux, la mémoire reste
        infernale de ce qui n'arrive pas." 
              Le lecteur est plongé l'atmosphère
        étrange de Marguerite Duras... qui retranche les
        êtres pour vivre  leur amour exceptionnel à l'abri du monde
        extérieur. Qui pourtant est présent avec la rumeur incessante de la
        mer, avec le "mur qui fermait la scène. Il était massif,
        exposé au couchant, face à la mer. À
        l'origine, il se serait agi d'un fort allemand abandonné. Ce mur était
        défini comme étant indestructible, bien qu'il soit battu par le vent
        de la mer, jour et nuit, et qu'il en subisse de plein fouet les
        tempêtes les plus fortes." Avec le bateau qui part emmenant le
        jeune étranger.
             
        "À elle, il ne parle pas de lui. L'idée ne lui en vient pas.
        Il ne parle pas de sa vie. Il ne lui est jamais venu à l'idée qu'on
        pouvait le faire. Les mots ne sont pas là ni la phrase pour y mettre
        les mots. Pour eux dire ce qui leur arrive il y a le silence ou bien le
        rire ou quelquefois, par exemple, avec elle, pleurer."
              "Elle dit qu'on devrait arriver
        à vivre comme ils le font, le corps laissé dans un désert avec, dans
        l'esprit, le souvenir d'un seul baiser, d'une seule parole, d'un seul
        regard pour tout amour."
             
        Des phrases qui font naître peu à peu une histoire. Une écriture toute poétique,
        énigmatique, que le lecteur lit lentement et doit déchiffrer, interpréter à
        mesure, en y mettant parfois, peut-être, un peu de lui...
             
        "Une dernière phrase, dit l'acteur, aurait peut-être été
        dite avant le silence. Elle aurait été censée avoir été dite par
        elle, pour lui, pendant la dernière nuit de leur amour. Elle aurait eu
        trait à l'émotion que l'on éprouve parfois à reconnaître ce que
        l'on ne connaît pas encore, à l'empêchement dans lequel on est de ne
        pas pouvoir exprimer cet empêchement à cause de la disproportion des
        mots, de leur maigreur, devant l'énormité de la douleur."
         
         
        
         
        Mémoires
        d'une jeune fille rangée, de  Simone de Beauvoir
        (1958, éd. Gallimard )
        lecture par Marie-Françoise :
             
        J'en
        ai enfin terminé de ce long livre autobiographique de Simone de Beauvoir :
        "Mémoires d'une jeune fille rangée". Rangée, de part son
        milieu et son éducation, ses lectures censurées, cette Simone qui
        toute petite avait des crises furieuses qui la jetaient sur le
        sol, violette et convulsée, hurlant lorsqu'on lui opposait un
        "non" qu'elle ne comprenait pas, finira par ne plus l'être.
        Ou plutôt par être libre. Dans ce livre elle décrit dans le menu son
        long cheminement, à travers doutes et certitudes, son affranchissement
        des contraintes, de l'autorité parentale et de la religion, son
        obstination aussi à l'étude, peu courante et mal vue à l'époque pour
        les filles, la découverte de son sacerdoce : écrire. "En
        écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerai moi-même
        à neuf et je justifierai mon existence. En même temps je servirai
        l'humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres?" 
              Ces mémoires vont jusqu'à l'époque de sa rencontre avec Sartre. Elle
        y évoque toutes ses autres rencontres et ses amis. Surtout, Zaza,
        connue et aimée depuis l'école, dont elle devient la confidente. De
        Zaza, morte de ne pas avoir pu, ou su, oser passer outre la volonté de
        sa mère qu'elle aimait, Simone fait, par ce livre, d'une manière
        extrêmement discrète, le deuil. Se pourrait-il que ce livre , bien que
        sans dédicace, fut écrit à cause d'elle et pour elle ? Il parut en
        1958 et fut suivi jusqu'en 1972, de trois autres livres
        autobiographiques: "La force de  l'âge", "La
        force des choses", et "Tout compte fait"
        auxquels s'adjoint  "Une mort très douce" (celle
        de sa mère), paru en 1964.
              Livres très lents, qui contrastent avec ceux de Françoise Sagan,
        courts, rapides, laquelle dans son enfance n'avait subi aucune
        contrainte... et qui écrivit "Bonjour tristesse" cinq ans
        après que soit paru "Le deuxième sexe" de Simone de
        Beauvoir.
         
         
        
         
        Le
        Loup des steppes, d'Hermann Hesse  (1927-
        éd. Calman-Lévy 2004)
        lecture par Adéla :
             
        Curieux, ce "Loup des steppes" d'Hermann Hesse. Et curieuse
        sa construction.
        Le soi-disant éditeur préfacier, s'efface pour laisser le personnage,
        Harry Haller, narrer son histoire, ou plutôt ses états d'être, par le
        biais de ses carnets retrouvés avec cette mise en garde: réservé
        aux insensés. Sur ses carnets, Harry Haller a également recopié
        un petit opuscule arrivé en sa possession de façon mystérieuse :
        "Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n'est pas
        autorisé à lire", à la lecture duquel il s'était reconnu.
             
        Peu communicatif, Harry Haller vit en marginal dans une chambre meublée
        et intrigue le neveu de sa logeuse (celui qui éditera plus tard lesdits
        carnets): "De façon générale, on avait l'impression que cet
        homme venait d'un monde différent." "Un Loup des
        steppes égaré chez nous dans les villes où les gens mènent une
        existence de troupeau; aucune autre image ne pouvait représenter de
        façon plus pertinente l'homme, son isolement farouche, son caractère
        sauvage, son anxiété, sa nostalgie d'une patrie perdue." Il y
        vit donc, renfermé sur lui-même, à part les rares échanges obligés
        avec sa logeuse (excellents d'ailleurs), et le neveu qui, lorsqu'il sera parti une dizaine de
        mois plus tard sans donner de nouvelles, trouvera,
        lira et éditera ses étranges écrits.
             
        La vie que mène Harry Haller dans cette maison bourgeoise revête un
        caractère ambigu. "J'ignore pourquoi, moi, le Loup des steppes
        apatride et l'adversaire solitaire du monde des philistins, j'ai
        toujours résidé dans de vraies demeures bourgeoises pour lesquelles
        j'éprouve un vieux penchant sentimental. (…) Eh oui! J'aime
        également le contraste entre mon existence solitaire, froide et
        traquée, plongée dans un profond désordre, et ce milieu familial et
        bourgeois. (…) Mais j'aime ensuite aussi franchir le seuil de
        ma mansarde où tout cela s'évapore; où les mégots de cigarettes et
        les bouteilles de vin s'accumulent entre les piles de livres; où tout
        est désordonné, froid, laissé à l'abandon; où les ouvrages, les
        manuscrits, les fruits de la pensée, sont tous profondément marqués
        par la détresse de l'individu solitaire, par la question de savoir ce
        que signifie être un homme, par le désir nostalgique de redonner un
        sens à une existence humaine devenue absurde."
              Absurde, oui. Il critique la vie sociale
        petite bourgeoise tout en appréciant le confort qu'elle apporte à son
        corps, et se sent cruellement, en la menant, en désaccord avec ses
        aspirations de l'esprit. Une situation qui lui est moralement de plus en
        plus insupportable.
             
        La première moitié du livre est consacrée à la présentation de
        cette dualité qu'il sait en lui, sur laquelle le "Traité sur
        Le Loup des steppes" met le doigt, et à son désir de
        rejoindre les "Immortels", purs esprits dont parle ce
        traité, seul moyen de mettre fin à ses tourments. Pour ce, il s'est
        résolu au suicide et erre dans les rues, entre une dernière fois dans
        un bar avant de remonter dans sa mansarde mettre à exécution son
        triste dessein.
              Mais dans ce bar il fait une rencontre.
        Et à partir de cette rencontre, sa vie et le livre basculent. Une femme
        a su lire les tourments et la néfaste résolution que cache son visage taciturne et défait. Sans
        qu'il soit besoin de paroles. Il acceptera de la revoir se sentant avec
        elle des affinités. Et cette femme, Hermine, comme une bouée de
        sauvetage à laquelle il se raccroche, l'entraînera partout, bars, bals
        (elle l'obligera à apprendre à danser), le mêlera au monde. Pour
        l'amour d'elle, toujours déchiré par sa dualité, il mènera la vie
        sociale et basse qui lui répugnait, qui lui répugne encore. Elle lui
        révèlera que non seulement il est double, ce qu'il savait déjà, mais
        multiple. Qu'il est tous les êtres à la fois.  - 
        Folie, effets de la drogue
        à laquelle il s'adonne?  - 
        Il devinera en Hermine la
        part féminine qui est en lui, et son ancienne amitié masculine de
        jeunesse: Hermann. Il pénètrera dans le "théâtre magique",
        où "tout le monde n'est pas autorisé à entrer" où
        les personnages vivants se révèleront n'être que des figurines, (ou
        vice versa ?), dont il est le maître du jeu. "Je savais que
        j'avais dans ma poche des centaines de milliers de figurines du jeu de
        l'existence dont je pressentais la signification avec une profonde
        émotion. J'étais disposé à reprendre, à éprouver une nouvelle fois
        ses souffrances, à frémir d'horreur devant son absurdité, à
        parcourir encore et encore l'enfer que je cachais au fond de moi."
              Cela ne ressemble-t-il pas fort au
        travail d'écrivain et à la vie d'Hermann Hesse ?
        
        N.B.
        En
        aparté, on pourrait ajouter que la fin du livre fait étrangement
        penser à celle de "Mayapura",
        livre fort que Christian
        Charrière écrivit et
        publia en 1963, lorsque, John, le héros, en un dernier regard
        visionnaire voit défiler devant ses yeux tous les personnages, êtres
        vivants ou marionnettes ? , rencontrés dans sa vie, ainsi que
        lui-même, réduits en torches…
              L'on peut également en rapprocher, plus
        récemment encore, le personnage de l'Anderer (un peu trop
        pommadé mais étranger lui-aussi, dont on ne savait pas non plus d'où
        il venait), du "Rapport
        de Brodeck" de Philippe
        Claudel paru en 2007. L'Anderer,
        par sa différence, dérangeait, ne réussît pas à s'intégrer et fut
        éliminé sauvagement par une coalition des habitants de la localité
        où il s'était installé. Habitants que, dessinateur, il avait croqué
        dans des caricatures en outrant leurs défauts méprisables, en montrant
        leur bestialité.
         
         
         
        
         
        Marise
        Querlin, l'énigmatique, de Michèle
        Larrère
        (éd. La Société des Écrivains 2008)
        lecture par Marie-Françoise :
        
              Michèle Larrère ne nous donne pas ici
        une biographie romancée de Marise
        Querlin.
        Trop peu d'éléments pour le faire sont connus de la vie privée de la
        journaliste écrivain née en 1903 sous le nom d'état civil de
        Marie-Louise Quinlin, qui prit un ou plusieurs pseudonymes et dont la
        publication des reportages et romans fut en son temps, perçue avec un
        goût de souffre. Elle ne nous propose pas non plus une fiction
        imaginaire qui en comblerait les lacunes.
              Michèle Larrère au contraire, a choisi
        d'avancer dans son ouvrage à la façon d'un reporter, - comme son sujet
        l'était - ne s'en tenant qu'à ce qui est vérifié. On reconnaît là,
        sa formation scientifique, puis de juriste. Pour les zones d'ombre, elle
        émet des hypothèses, plausibles, mais qui, dit-elle, restent à
        démontrer. Elle fait appel d'ailleurs à tout lecteur qui pourrait
        l'éclairer davantage.
              Après une courte présentation, en trois
        chapitres, dans lesquels elle rend compte de ce qui est avéré de la vie de Marise Querlin,
         - qui semble
        avoir brouillé à plaisir les pistes sur son ascendance, et sa
        descendance s'il y en eut  -,
        et l'exposition de la légende familiale qui la motiva dans ses
        recherches sur elle, Michèle Larrère, qui sous titre son ouvrage par
        "entre légende et réalité", étudie méthodiquement
        tour à tour chaque œuvre parue, - reportages, romans, recueils de poèmes,
        biographies romancées sur Messaline, sur la princesse Mathilde, sur
        Chopin… Elle les décrit tant dans leur forme matérielle (qui palie
        l'absence d'illustrations que le lecteur regrette), que dans leur teneur
        même. Elle les résume d'une manière vivante et précise, les refond
        pour ainsi dire en autant de nouvelles, les émaille de ses propres
        réflexions... De sorte que le lecteur n'en est jamais lassé, d'autant
        que les sujets ne laissent pas indifférents: les filles-mères, les
        enfants abandonnés, la drogue, l'alcoolisme, le jeu, l'homosexualité,
        etc.
              Michèle Larrère a également à cœur
        de reproduire les jugements élogieux de nombreux critiques de l'époque
        sur les œuvres de cet auteur talentueux qu'était Marise Querlin. Et
        sur ce que laissent supposer de sa vie privée, ses préfaciers…
              Arrivée au chapitre de conclusion, elle
        émet ses dernières réflexions. Note d'étranges coïncidences.
        Énonce les questions qui restent en suspend quant à Marise
        Querlin, dont elle entrevoit les réponses dans ses œuvres: "Elle
        a transformé l'histoire de sa vie en quantité de petites parcelles de
        sa propre désespérance, sans doute beaucoup de souffrances
        personnelles", et plus loin s'interroge: "Je ne sais si
        parler d'elle de la sorte lui aurait plu. Rendre hommage à sa mémoire
        en brisant ainsi le miroir? Cette reconnaissance publique, l'aurait-elle
        partagée? " Ce qui nous renvoie au propos de B.Traven: "Un
        écrivain ne devrait pas avoir d'autre biographie que ses livres."
        Puissent les meilleurs de Marise Querlin, grâce à celui de Michèle
        Larrère, être réédités!
         
        
         
        La
        jeune fille à la perle, de
         Tracy Chevalier
        (éd. Quai Voltaire)
        lecture par Marie-Françoise :
             On
        ne sait pas grand-chose sur la vie de Vermeer de Delft, peintre
        hollandais du XVIIème siècle qui jouait avec les effets de
        la lumière et de la texture dans ses compositions. Auteur de 45 toiles
        seulement en vingt ans, il peignait lentement. Il vendait ses tableaux
        à des particuliers, pour beaucoup à Pieter Claesz van Ruijven, riche
        percepteur patricien. Artiste indépendant, il s'occupait de la guilde
        de Saint Luc dont il fut le doyen. On sait, par les explications de son
        épouse, que "pour des raisons financières il perdit la santé
        et mourut en l'espace d'un jour et demi" laissant onze enfants
        et des dettes. On n'en sait encore moins sur les servantes de la
        famille.
              Et pourtant, c'est l'une d'elles que Tracy
        Chevalier voit dans La jeune fille à la perle, tableau qu’il
        peint à l’âge de trente-quatre ans. Le plus beau des deux seuls
        qu'il peignit jamais de cette manière. Sans décor, avec pour unique
        sujet le personnage: une jeune fille regardant par-dessus son épaule.
        Elle est séduisante, aux traits simples, au regard clair et triste.
        Elle semble vouloir dire quelque chose. En ce temps-là, on ne montrait
        pas ses cheveux, sauf les grandes dames à la coiffure apprêtée et les
        femmes de mauvaise vie. Aussi les siens sont-ils cachés. Non par une
        coiffe comme en portaient à l'époque les femmes de condition modeste
        et les servantes, mais d'un étrange bandeau bleu et jaune tombant sur
        son épaule. À son oreille gauche, la seule visible, brille une perle,
        comme une larme, aussi grosse que ses yeux lumineux. 
              On ne sait pas ce que cette jeune fille,
        d'apparence simple, fut pour le peintre. Mais on devine qu'elle dut,
        pour lui, dévouée, poser de longues heures…
              Marcel Proust s'était déjà interrogé
        sur ce peintre discret : "Pour Ver Meer de Delft, elle lui
        demanda s'il avait souffert par une femme, si c'était une femme qui
        l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu'on n'en savait rien, elle
        s'était désintéressée de ce peintre." Mais Tracy Chevalier,
        elle, imagine.
              Avec le peu de connaissance sur lui et
        cette interrogation sans doute, elle fait raconter à la jeune servante,
        par touches successives, délicates et fraîches, son histoire. Depuis le jour où
        elle est entrée, innocente, au service de la famille de ce peintre dont
        elle est chargée, entre autres travaux de courses au marché, de
        lessives et de garde d'enfants, etc., de faire le ménage de l'atelier
        sans déplacer aucun objet…
              Le roman émeut, comme le tableau, le
        plus fascinant de Vermeer, qu'une fois le livre refermé on ne regarde
        plus avec les mêmes yeux. Tracy Chevalier en a fait surgir un vécu,
        qui peut-être n'est pas le vrai. Peu importe, on voudrait être encore
        à le lire, à subir la magie de ce lent et silencieux apprivoisement,
        comme on ne peut détacher les yeux de ceux de cette jeune fille énigmatique
        et lumineuse.
        
        
         
         
        
         
        Le roi
        Cophetua, de  Julien Gracq  (La Presqu'île, éd. José Corti)
        par Adéla :
             
        Une situation étrange que celle où se trouve le narrateur qui se rend
        un jour de Toussaint au rendez-vous que son ami Nueil lui a donné dans
        son riche pavillon, et attend. Nueil, le maître de maison,
        aviateur en
        1917, qui ne vient pas. Qui, on le sent, ne viendra plus. Un narrateur
        qui continue malgré tout d'attendre une fois la nuit tombée. Un
        narrateur plein de désir, qu'il ne sait pas encore?, pour la femme
        mystérieuse, servante et/ou maîtresse de Nueil?, qui l'invite à
        prolonger son attente, le sert jusqu'à la nuit et le dirige jusqu'à
        son lit. Sans un mot. Qui, au matin, soudain, se fige dans son
        occupation ménagère de servante à la vaisselle lorsqu'elle entend
        crisser le gravier sous les pas du narrateur qui s'éloigne, qui
        s'enfuit, pris de panique à son lever, sans même avoir pris son petit
        déjeuner, ni avoir pris congé.
              Il y a dans cette longue nouvelle de
        Gracq, la description d'une gravure de Goya: La mala noche, que le
        narrateur se remémore. Et celle du tableau qui se trouve dans le salon
        de musique où le narrateur attend Nueil. C'est un tableau inspiré de
        Burne-Jones. Il représente en une "annonciation sordide" le
        roi Cophetua et la mendiante dont il est amoureux. L'histoire est belle
        que celle de ce roi Cophetua, personnage d'une ballade du XVe siècle
        traduite par Thomas Percy en 1765, que Shakespeare évoqua dans Roméo
        et Juliette, que Burne-Jones mit en peinture en 1884.
              Plus loin, Gracq évoque les miniatures
        du Moyen Age, le "profil perdu"... car c'est toujours en
        profil perdu ou dans l'ombre, on s'éclaire aux bougies, que le
        narrateur voit cette femme dont le visage disparaît sous l'épaisse
        chevelure qui retombe...
              La nouvelle de Gracq nous plonge dans
        l'atmosphère délicieuse et inquiétante des peintures d'antan. Celle
        des intérieurs nocturnes, avec leurs plans précis éclairés par la
        flamme et leurs larges zones d'ombre... Comme ombre et inconnu aussi il
        y a dans ce qui guide nos actes…
              Mais qui est chez Gracq le roi Cophetua?
        Nueil l'absent qui vit avec cette femme servante? Ou le narrateur qui
        faillit se faire prendre au piège comme le fut le vrai roi de la
        ballade qui épousa la mendiante?
         
         
        
         
         
        Un
        balcon en forêt, de  Julien Gracq
        (éd. José Corti)
        par Marc Petit, dans
        "L'équation
        de Kolmogoroff"
        :
             
        "...atmosphère étrange, un peu irréelle, Un balcon en forêt
        situé dans le même secteur des Ardennes, précisément à l'époque de
        la "drôle de guerre": une impression de temps suspendu,
        presque immobile, comme si plus rien ne devait arriver alors qu'on sent
        bien, obscurément, que la catastrophe est imminente, que l'ennemi peut
        attaquer à tout instant."
         
        
         
        L'homme
        sans empreinte, d'Éric Faye
        (éd. Stock 2008)
        par Marie-Françoise :
             
        D'avoir retrouvé dans Le mystère des trois frontières,
        nouvelle d'Éric Faye (parue au Serpent à plumes en 1998), qui se situe
        dans une antique forêt au cœur de laquelle le narrateur peu à peu
        confond mythe et réalité, le même frisson d'étrangeté qui me
        parcourut à la lecture du Visiteur du soir dans la jungle
        mexicaine de B. Traven, j'ai voulu lire L'homme sans empreinte,
        dont Éric Faye confie en note de fin d'ouvrage que cet auteur fut pour
        lui un point d'appui, ou de départ…
             
        N'en aurais-je pas été avertie, que la page 142, évoquant l'épisode
        des cochons fouilleurs, et le titre à peine voilé de Visite
        nocturne dans la jungle, m'eut mise sur la voie. Cet épisode choisi
        par Éric Faye est significatif. La curiosité des contemporains de
        Traven ne le laissait pas en paix.
             
        B.Traven, comme B.Osborn dans le livre de Faye, s'attachait à effacer
        ses traces, à cacher son histoire personnelle, refusant d'être
        reconnu. Lui pour qui "un écrivain ne devrait pas avoir d'autre
        biographie que ses livres", -l'œuvre seule devant importer au
        lecteur-, refusait d'avoir affaire à la presse, au public, de parler
        des détails de son existence, ne cherchait pas la notoriété. Au point
        que l'on n'est même pas sûr de l'endroit où il est né, de sa
        nationalité. Sous des noms différents, il a tenu à conserver ses
        origines obscures, sa carrière orageuse de révolutionnaire, qui l'ont
        incité à choisir "l'exil, le silence et la ruse"
        comme mode de défense. Pourquoi ?
             
        La vie de B.Traven est donc un mystère. Aussi sur l'auteur du célèbre
        Trésor de la Sierra Madre porté au cinéma par John Huston,
        circulent des légendes. Éric Faye, qui aime les atmosphères
        mystérieuses, à monté son récit L'homme sans empreinte à
        partir des matériaux fournis par des chercheurs qui ont esquissé les
        contours de la vie de Traven. En brouillant lui aussi les pistes,
        modifiant les situations, les noms, de personnes (celui/ceux de Traven
        n'est pas cité dans le récit) et de lieux. Son œuvre est, dit-il,
        d'imagination, il est allé dans ses propres interrogations sur
        l'effacement et l'identité, la fuite et la seconde chance. De sorte que
        le mystère persiste. Je veux croire que Traven eut apprécié.
        
         
        
         
        Vies
        minuscules, de Pierre Michon (Folio
        Gallimard)
        par Adéla :
        
              Vies
        minuscules se lit lentement, posément. C'est le constat du peu que
        sait être l'auteur qui les écrit. Ou du beaucoup si l'on se fie à
        l'exergue emprunté à André Suarez : "Par malheur, il croit
        que les petites gens sont plus réels que les autres."
             
        L'auteur le sait à travers quelques êtres qu'il fait renaître en
        remontant sa lignée familiale. L'on veut croire le livre
        autobiographique puisqu'il y cite le nom, sien, de Michon. Une lignée
        qui voit la défaillance des branches mâles. Et la sienne.
              Ce sont des hommes éclipsés par leurs
        épouses. Ou partis sans plus jamais donner de
        nouvelles après une dispute. Comme Antoine Peluchet, dont le père
        imaginera une vie de réussite en Amérique.  Jusqu'à ce que l'on apprenne qu'il échoua au bagne.
        "Au cimetière de Saint-Goussaud,
        la place d'Antoine est vide, et c'est la dernière: s'il y reposait, je
        serais enterré n'importe où; au hasard de ma mort. Il m'a laissé sa
        place. Ici, fin de la race, moi le dernier à me souvenir de lui, je
        serai gisant: alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront
        n'importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint
        son père. Ce lieu venteux m'attend. Ce père sera le mien."
        Car le géniteur de l'auteur fut lui aussi un grand absent. "Mon père, à
        l'entendre, était parvenu à l'ultime degré de l'alcoolisme et,
        disait-on, se droguait. Nul n'entendit le rire terrifié qui secoua mon
        seul esprit: l'Absent était là, il habitait mon corps défait."
             
        Vies minuscules, c'est aussi celles d'êtres croisés dans l'enfance:
              André Dufourneau,
        parti en Afrique pour réussir, croit-on, dans une plantation. Et
        on ne sut de quoi ni comment il mourut.
              . Les frères Bakroot, pensionnaires, des
        années de lycée. Opposés en tout, qui ne se réconcilièrent, peut-être, que lorsque l'un d'eux se
        pencha sur la
        tombe de l'autre.
              L'abbé Georges Bandy, brillant dans sa
        prestance, ses sermons et auprès des femmes. Décrépit avec l'âge,
        n'aidant plus que les fous d'un asile où se retrouve l'auteur :
        "Je sombrais; pour des raisons que l'on apprendra, j'accusais
        avec grandiloquence le monde entier de m'avoir spolié et parachevais
        mon œuvre; je brûlais mes vaisseaux, me noyais dans des flots d'alcool
        que j'empoisonnais, y diluant des monceaux de pharmacopées enivrantes;
        je mourais; j'étais vivant." Fous dont il semble connaître les
        rouages : "Et tous simulent sans doute, si l'on admet que la
        folie accomplie, à lier, et sans plus de mots pour se dire, est une
        simulation qui a outrepassé son but."
              Le père Foucault, vieillard
        qui clamait "Je suis illettré". Ce qui bouleversait
        l'auteur: "…une joie et une peine capiteuse me
        transportèrent, un sentiment infiniment fraternel m'envahit: dans cet
        univers de savants et de discoureurs, quelqu'un, comme moi peut-être,
        pensait quant à lui ne rien savoir, et voulait en mourir."
              L'auteur qui tout au long de son ouvrage, Vies
        minuscules, déplore son impossibilité à écrire : "…j'étais
        l'analphabète esseulé au pied d'un Olympe où tous les autres, Grands
        Auteurs et Lecteur difficile, lisaient et forgeaient en se jouant
        d'inégalables pages; et la langue divine était interdite à mon sabir."
        mais s'envole dans des pages riches de vocabulaire, de sens, de
        références littéraires nettes ou voilées, innombrables: "Nos
        rencontres postérieures pourraient être racontées par des douloureux
        idiots de Faulkner, de ceux que hantent la perte et le désir de perdre,
        puis la théâtralisation de la perte (…)."
              Perte des enfants morts, aussi, que
        peut-être on envie. Comme sa sœur Madeleine qui ne vécut pas une
        année: "Allons, il faudrait bien faire l'ange, un jour, pour
        être aimé comme sont les morts."
              Car c'est bien de la perte d'êtres
        aimés et d'être aimé qu'il s'agit. Que l'on reste ou qu'on
        fuie. Parents, amis, êtres rencontrés aux détours de la vie, femmes.
        Capacité et intégrité de la personne aussi.
             
        Et l'auteur de conclure les Vies minuscules de ces quelques-uns
        qu'il vient de ressusciter sous sa plume: "Qu'un style juste
        ait ralenti leur chute, et la mienne peut-être en sera plus lente; que
        ma main leur ait donné licence d'épouser dans l'air une forme combien
        fugace par ma seule tension suscitée; que me terrassant aient vécu,
        plus haut et clair que nous ne vivons, ceux qui furent à peine et
        redeviennent si peu. Et que peut-être ils soient apparus, étonnamment.
        Rien ne m'entiche comme le miracle." 
              Miracle de l'écriture…
        de Pierre Michon, et du lecteur touché. C'est toute la grandeur de
        notre insignifiance.
        
         
         
        
         
        Parlez-moi
        du feu, de  Cathie Barreau
        (éd. Atelier
        du Bief
        2008)
        
        
        Thierry F. :
             
        Grand merci pour "Parlez-moi du feu", d'une écriture sobre
        et  sensible: il y a le feu dont parle Cathie Barreau et celui dont
        elle ne parle pas mais que l'on devine.
        
        Anne L. :
              J'aime la délicatesse de l'histoire et
        la justesse de l'écriture.
        
         
        
         
        Les
        Égarés, de  Marise Querlin
        (éd. Fasquelle)
        lecture par Marie :
             
        Dans l'immédiat après guerre, Béryl Davidson, à l'instar des filles
        de familles bourgeoises aisées, a bénéficié d'une bonne éducation.
        Mais, elle est fille naturelle d'un Pierre de Montarassin qui ne l'a
        jamais reconnue. De sa mère, Béryl se sent délaissée; à sa mère, elle s'oppose parfois violemment. Élevée en
        pension grâce aux "relations" de sa mère, elle
        fera de la peinture, deviendra journaliste, fréquentera les milieux
        artistiques, mondains et politiques.
              Sont-ce ses années passées au
        pensionnat, ses lectures, son éducation religieuse qui lui ont mis en
        tête cette idée de l'amour absolu corps et âme, divin, qu'elle
        recherche dans l'humain?: "Peut-être que Dieu, c'est l'ordre,
        qu'à travers le désordre total de ma naissance, de mon angoisse, de
        mes défaites, de mes scandales, de mes rêves, je n'ai cessé de suivre
        un chemin vers le mal, alors que j'aspirais à ce chemin qui vous
        projette vers Dieu."
              Femme indépendante, après plusieurs
        amants et avoir mis au monde un fils, Éric, enfant naturel comme elle, qu'elle ne saura élever,
        qu'elle aimera trop, à qui elle passera tout et qui tournera mal, elle finira par
        épouser un musicien, compositeur de renom, Philippe d'Holmès: "Pendant
        douze ans, j'ai laissé croire que j'étais une femme heureuse,
        confortablement installée dans le mariage. Ce n'était pas vrai."
              Car Béryl, qui s'illusionne d'un regard,
        attendait autre chose et tombera amoureuse folle de Michel Bermond,
        politicien d'un autre bord que celui du journal d'extrême droite pour
        lequel elle travaille et que son patron voudrait gagner à sa cause:
        "...alors que je m'étais si lâchement éloignée de toute
        spiritualité, il m'a semblé que Michel Bermond était celui que
        j'avais cherché toujours dans la vie, au-delà de la vie, au-delà de
        la mort, en moi, dans tous les autres, dans le souvenir d'un visage
        penché sur ma fièvre d'enfant, sur la tombe d'un inconnu."
        "Et lui que je n'avais alors encore jamais vu, l'instant d'après
        m'est apparu comme l'être que j'avais attendu depuis toujours, depuis
        mon enfance ulcérée, depuis l'étincelle de l'âme ! Comme un être
        dont le rayonnement de lumière venait du même point de l'infini que ma
        propre lumière." 
              Mais, Michel, s'il lui dit qu'il l'aime
        éperdument, est marié, doté d'une maîtresse qu'il ne peut et ne veut
        abandonner. Il est souvent en déplacement, voit Béryl de plus en plus
        rarement, joue avec elle au chat et à la souris, refuse que leurs deux corps se joignent.
        Elle deviendra
        incapable de se dominer, ira parfois jusqu'à le haïr: "L'éloignement
        et la séparation, en abolissant toute occasion de nous heurter, par
        l'agressivité des mots, me donnaient l'illusion d'un rapprochement et
        laissaient à nouveau le rêve s'échapper du réel et déborder sur
        l'avenir."
              Le lecteur ne peut s'empêcher se penser à la
        cruauté de Sollal, héros de Belle du Seigneur d'Albert Cohen
        dont Marise Querlin fut contemporaine et dont l'œuvre, déjà en
        gestation, ne parut que dix-huit ans après Les Égarés.
        Toute une conception de l'amour… 
        "  - Un
        jour nous partirons en voyage ensemble. Très loin, pour tout oublier.
         -
        Il suffisait qu'il me fasse une telle promesse pour que je sois ivre de
        joie, jusqu'au moment où ne pouvant plus vivre dans l'attente de le
        revoir, hypnotisée par l'appareil téléphonique qui une seconde, me
        donnerait l'apaisement, je l'appelais, incapable de refuser ce besoin qui
        déferlait en moi comme pour un alcoolique, celui de boire."
              Or, Michel Bermond sera assassiné et
        Béryl accusée, emprisonnée.
              L'ouvrage de Marise Querlin, journaliste
        comme son héroïne dans la vie, est la longue lettre au juge dans laquelle
        Béryl d'Holmès, l'accusée, analyse ses pensées, le pourquoi de ses
        actes depuis l'enfance, tout ce qui l'a conduite à se retrouver,
        étonnée, à côté du cadavre de Michel Bermond, tué d'une balle de
        revolver, alors qu'elle dit n'avoir pas tiré, même si elle se
        sent coupable. Tout ce qui l'a égarée, elle et son fils devenu fou,
        mais aussi Philippe son époux qui s'est laissé mourir.
              Bref, c'est un roman psychologique dont
        l'action se déroule dans les milieux aisés et politiques sous fond de
        campagne électorale. Bien mené, bien écrit, dans une langue,
        datée parfois par l'emploi d'un subjonctif passé dont nous n'avons
        plus l'habitude, ce récit introspectif retient notre attention durant
        plus de trois cents pages.
         
         
        
         
        Je
        suis vivant et vous êtes morts Philip K. Dick 1928-1982, d'
        Emmanuel Carrère 
        (Point Seuil)
        lecture par Julie :
             
        La
        quatrième de couverture dit ceci : "Une question l'obsédait,
        qui fit de sa vie chaotique une étrange odyssée spirituelle :
        qu'est-ce qui est réel ? Qu'est-ce qui nous prouve, par exemple, que
        nous sommes vivants ? Dans la Californie des années 1970, ces doutes
        vertigineux devaient rencontrer la drogue. Le créateur d'Ubick
        et de Blade Runner passa pour un gourou de la contre-culture,
        avant de connaître une expérience mystique, en 1974.
        Romancier-enquêteur, Emmanuel Carrère a plongé dans le cerveau de ce
        visionnaire qui déclarait n'avoir jamais écrit d'œuvres
        d'imagination, mais de simples rapports."
              C'est bien cela et l'on sort de ce livre époustouflant d'Emmanuel
        Carrère, quelque peu ébranlé d'apprendre que les œuvres qu'on avait
        lu de Philip K. Dick aient tant collé à sa vie, aux tempêtes de
        parano, de schizophrène, de drogué, de mystique qu'il était. Et l'on
        frissonne lorsque l'on sait que les visions d'auteurs de science-fiction
        se réalisent tôt au tard, sont réelles d'une certaine façon. Même
        s'il put écrire : "Un écrivain de science-fiction n'a pas le
        droit de se mettre à croire à ce qu'il raconte ; sinon, imaginez la
        confusion".
         
        
         
        L'éternité
        n'est pas de trop, de François
        Cheng (Le
        livre de poche)
        lecture
        par Marie :
              L'éternité
        n'est pas de trop, conte l'histoire d'une passion vécue par deux
        êtres à la fois ordinaires et peu communs, en Chine, au XVIIè
        siècle, au temps où la dynastie Ming commence à battre de l'aile, où
        arrivent les premiers missionnaires Jésuites.
              C'est la présence intense dans l'absence
        et dans l'éloignement de deux êtres qui s'aiment… et vivent dans
        l'imagination. "Peut-être aux yeux des autres, est-ce de
        l'illusion? Pour ceux qui le vivent, le vrai de la vie s'y vérifie,
        l'accomplissement du désir ne réside-t-il pas dans le désir même?" 
               François Cheng dit la raconter en
        se remémorant un livre chinois ancien rapporté par un vieux sinologue:
        Récit de l'homme de la montagne. Il l'aurait lu lors d'un
        séjour au Royaumont et n'ayant pu l'y retrouver par la suite, a voulu
        en réécrire l'histoire. 
              Celle de Dao-sheng, médecin divinateur
        itinérant venu d'un monastère de haute montagne, et de Dame Ying, que
        celui-ci avait osé regarder et avec qui il avait échangé des sourires
        alors qu'il n'était qu'un tout jeune musicien, et elle une toute jeune
        fille pas encore mariée, mais déjà promise par sa famille. Le récit
        original reprendrait les dires d'un personnage qui aurait joué un rôle
        dans leur histoire. 
              Y sont mêlées des considérations sur
        le contexte de l'époque, le taoïsme, le bouddhisme, l'arrivée des
        Jésuites en Chine, avec leurs conceptions de l'amour, du Ciel, de la
        vie éternelle, et si parfois ces considérations semblent un peu
        longues au lecteur, elles sont nécessaires, et la fin du récit, où se
        mêle le "je" de Dao-sheng aimant et l'impersonnel du
        narrateur, est poignante .
         
         
        
         
        Les
        Rendez-vous de Toussaint, d'Yves
        Couturier
        (éd. Gunten 2007)
        lecture par Marie-Françoise :
             
        De Toussaint en Toussaint Rémi avance dans la vie. Petit garçon de
        neuf ans, adolescent puis homme. Chaque année c'est la visite
        incontournable au cimetière des cousins, cousines, soeurs, oncles et tantes, mère, et
        grands-parents qui l'élèvent. On se recueille devant la
        grande tombe familiale où son père, mort à cause de la dernière
        guerre,    -"repris
        par le Bon Dieu",
        dit la grand-mère-, repose auprès des siens. On place les pots de
        chrysanthèmes sur chacun des défunts.
              En même temps que Rémi grandit, ses
        proches vieillissent. Rejoignent la tombe.
              Les Rendez-vous de Toussaint, c'est
        l'incompréhension de l'enfant face à la mort. Le rejet de Dieu qui la
        permet. 
              Mais c'est aussi, lumineux, le
        rendez-vous de Rémi avec l'amour, avec Mathilde. Même si la vie les
        sépare. Ils se retrouveront. Même si le fini, tragique, que nous annonce la quatrième
        de couverture, est tout teinté de rouge.
              Les Rendez-vous de Toussaint, se lisent
        lentement, en savourant le style d'Yves Couturier: des phrases simples,
        le plus souvent musicales, teintées d'un humour parfois sarcastique. Elles évoquent les pensées de
        Rémi avec ses mots d'enfant, d'adolescent, font un constat des êtres et de
        leur vie chaque
        Toussaint qui passe.
              
        "Le vent du nord papote avec quelques
        vieux corbeaux noirs. La Toussaint d'hier a battu son record de
        chrysanthèmes. Les morts rêvent de toutes les couleurs. Le Bon Dieu a
        fait salle comble. Les hosties étaient à point. Le vin de messe d'un
        cru exceptionnel. Maintenant, au fond des mouchoirs, les larmes dorment
        mêlées à la morve."
              Les Rendez-vous de
        Toussaint, c'est enfin, un roman émouvant,
        de ceux que l'on n'oubliera pas, chaque Toussaint qui passe. 
         
         
        
         
        La
        petite fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel (Livre
        de poche 2007)
        par Marie-Françoise :
             
        C'est
        une histoire d'amitié. Poignante et belle, entre Monsieur Linh, vieil
        homme réfugié de l'Asie, solitaire, déraciné, qui a perdu sa famille
        et son pays à cause de la guerre, et Monsieur Bark, gros homme du pays
        d'accueil, rencontré sur un banc, malheureux parce qu'il vient de
        perdre son épouse. Une amitié toute simple, vraie, profonde, toute
        d'émotions, née entre ces deux hommes qui, sans parler la même
        langue, se comprennent, sont heureux d'être ensemble dans la
        musique des mots ou le simple silence, à cause de la souffrance, du
        bonheur d'une présence, des attentions à l'autre. Une
        amitié intense, des états et des événements de vie comme on n'en vit
        qu'en rêve, ou si l'on a perdu la raison à cause de la réalité trop
        dure à supporter.