Le
Message, d'Andrée Chedid
lecture par Marie :
C'est un récit où l'on retrouve les thèmes qu'a à cœur Andrée
Chedid : l'absurde guerre et son sombre cortège de violences. L'amour
nourri de disputes et de réconciliations.
Dès le début on en connaît l'issue, car la balle d'un franc-tireur
que reçoit Marie est fatale. Marie partait rejoindre Steph pour une
définitive réconciliation. Les lieux et l'époque ne sont pas
précisés, cela pourrait se passer n'importe où. Ce récit, Andrée
Chedid l'a imaginé à partir d'une photo de presse.
Pris dès le début par la blessure dans le dos de Marie qui part
rejoindre Steph, et l'écriture très maîtrisée, sobre et rapide de
l'auteur, le lecteur lit de bout en bout sans prendre haleine, dans la
tension qui s'accélère au fur et à mesure que s'accélère l'urgence.
Car urgence il y a, de secourir Marie, de la voir réunie à Steph,
qu'elle attend pour mourir.
Saura-t-il qu'elle venait le rejoindre? Pourra-t-elle mourir, apaisée,
entre ses bras?
Un livre qu'on lit en voulant pouvoir courir plus vite que Marie pour
rejoindre Steph. Plus vite que la vieille Anya qui part lui transmettre
le message, "Je venais, je t'aime.", de Marie mortellement
blessée. Plus vite que Gorgio qui, l'arme en bandoulière, cherche une
ambulance. Plus vite enfin que Steph vers une Marie agonisante. Une
Marie qui pense à son vécu, à tout vécu : "Comment peut-on
se prendre au sérieux quand l'existence est si éphémère et qu'elle
ne cesse de courir vers sa fin?"
Si le roman pessimiste a une fin tragique, l'optimisme n'en est pas exclu. Le
franc-tireur, Giorgo, a pour la jeune femme à secourir un revirement
inexpliqué, "Vivre est gloire!" pense-t-il en courant,
se souvenant de la phrase de Rilke sur son lit de mort. Le très vieux
couple, Anton le médecin et sa femme Anya, qui aide Marie, est la
réplique de ce qu'ils seraient devenus après bien des années, avec le
même amour, si fort, que pas même la mort ne pourra les séparer.
Le
Quartier Mieg dans Luxeuil-les-Bains, de Michèle
Larrère
lecture par Marie-Françoise
On pourrait craindre que la lecture de ce petit livre que Michèle
Larrère annonce modestement dans sa préface être sans dimension
historique et qui traite d'un quartier spécifique de la ville de
Luxeuil, ne soit pas d'un bien grand intérêt pour quelqu'un dont les
origines sont extérieures à cette ville, pour quelqu'un qui n'en
connaît pas la topologie, qui n'est pas lié avec les habitants actuels
de ces anciennes "cités", encore moins avec les anciens
résidents.
Dès les premières pages le lecteur est
détrompé parce qu'il se rend compte que de tout temps il a connu ce
nom de Mieg, (partie du célèbre sigle DMC : Dollfus-Mieg-Koechlin
devenu Dollfus-Mieg et Cie) dont l'alsacien Charles Mieg implanta un
tissage à Luxeuil dès 1875. C'est l'histoire et l'essor de ce tissage
et des cités construites pour ses ouvriers par un patron paternaliste
que Michèle Larrère nous conte. La vie qu'on y menait au quotidien,
familiale et chaleureuse, puis les années noires et la crise du
textile, le déclin et les diverses affectations jusqu'aux jours
d'aujourd'hui. Et puis il faut le dire la présentation de Michèle
Larrère accompagnée de documents photographiques est loin d'être
ennuyeuse, son style est agréable et vivant, qui atteint son but de
faire revivre ce quartier et ses habitants d'autrefois.
Mais ce petit livre qui ne paye pas de
mine, va au-delà, car Michèle Larrère y aborde un sujet qui retient
l'attention de chacun parce partout l'histoire se ressemble, des usines
qui prennent essor, périclitent, ferment à cause de la crise, des
ouvriers qui doivent se reconvertir… Un sujet qui sous des apparences
quelque peu personnelles, puisque l'auteur est née dans ce quartier
d'un père encolleur à la filature, atteint donc à l'universel. Et si
l'on s'attarde à regarder en dernière partie de l'ouvrage une galerie
de portraits des personnes des anciennes familles de ces cités, c'est
moins pour y reconnaître les gens, dont l'auteur petite fille, que pour
se replonger dans un temps qui fut le nôtre, autrement, ailleurs,
autrefois, ou, pour les plus jeunes, par curiosité de ce que fut la vie
avant, tant les portraits des plus anciens, avec le temps, d'une
famille à l'autre, se ressemblent. On regrette seulement qu'une plus
grande attention n'ait pas été portée à la reproduction de ces
photos, peut-être issues de clichés en trop mauvais état, qui
témoignent de ceux qui ont vécu dans ce quartier en tant qu'individus
avec leurs particularités, et rendent ce quartier moins anonyme.
Europa,
de Romain Gary
lecture par Marie
Europa, de Romain Gary, publié en 1972, est une histoire assez
singulière, dans laquelle le lecteur, de prime abord, a du mal à
entrer. Parce qu'on y perd tout repère temporel, qu'on a l'impression,
souvent, de relire une situation déjà vécue par le, ou les
personnages. Et puis on s'aperçoit que le, ou les personnages
imaginent, rêvent à l'avance ce qui va se passer, le vivent, le
revivent, de multiples façons, sous divers points de vue, le leur,
celui des autres, et à divers moments.
Le ou les personnages, parce que, en
effet, ceux-ci, malades, ―
déprimés
ou schizophrènes ―,
ne savent plus eux-mêmes, sauf à de rares moments de lucidité, ―
croient-ils,
croit-on ―,
ce qui est réel et ce qui est rêve, ce qui est réel et ce qui
est hallucination, s'il est le rêve de l'autre ou si l'autre est son
rêve, qui en fin de compte mène le jeu?, les déplaçant à sa guise
comme des pièces sur le grand échiquier de la vie, de l'Histoire.
Car s'il y a une histoire d'amour entre
Danthès, ambassadeur de France à Rome au moment où l'auteur écrit et
imagine son roman et Erika ―
dont il
finit par ne plus savoir à certains moments si elle est la fille de
Malvina von Leyden, où si elle est elle-même cette Malvina,
magicienne, voyante qui se dit "conseillère d'avenir" et
prétend avoir traversé plusieurs siècles, vécut à celui des
Lumières, connut les Médicis, Louis II de Bavière, Nostradamus,
Leibniz, Choderlos de Laclos… Malvina, à présent très vieille et
infirme, que Danthès a connue et aimée lorsqu'il n'était encore
qu'attaché d'Ambassade, Malvina qu'il a laissé tomber pour suivre sa
Carrière, Malvina qui se venge à travers Erika ―,
il y est aussi question de la grande Histoire, celle de l'Europe, et
surtout de l'idée de l'Europe que l'on se faisait au XVIIIe siècle,
celui des Lumières, la seule vraie Europe pour Danthès, inconsolable
de sa disparition et de son avilissement. Une Europe féminine qui donne
son titre à l'ouvrage et ne se différencie plus trop d'Erika, de
Malvina, à la fin du roman lorsque Danthès, lorsque le Maître du jeu, ―
lorsque Romain Gary peut-être est tenté de penser le lecteur ―,
semble en proie à des personnages qu'il ne sait plus comment inventer,
dans cet ouvrage, cette œuvre d'art qu'il ne sait plus finir sans délirer...
"Danthès poussait le psychiatre avec violence, car il le savait
complice du complot qui se tramait contre lui et le soupçonnait même
d'être l'un des instruments d'une machination cosmique où tout, depuis
la création du monde, ne visait qu'à la destruction d'un seul homme."
Le
lecteur frissonne en lisant ces lignes, car n'est-ce pas une vision
juste, en somme ?
Ce roman, c'est tout Romain Gary, qui
connaît la dépression, qui menait une vie multiple, qui s'est
dédoublé avec grand art, sous le nom, notamment d'Émile Ajar, ce
qu'on n'a su qu'après son suicide en 1980, huit ans après la parution
d'Europa, quatre ans après celle de Pseudo, dans lequel
il écrivait : "Cette nuit-là, j'ai eu de nouvelles
hallucinations ; je voyais la réalité, qui est le plus puissant des
hallucinogènes. C'était intolérable. J'ai un copain à la clinique
qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des
trucs sympas, quand il hallucine. Moi, je vois la réalité."
Europa c'est cela.
Le
désert des Tartares, de Dino Buzzati
lecture par Marie
C'est passer toute sa vie à espérer, à guetter, quelque chose qui ne
vient pas. Et pour ce quelque chose, ―
qui serait pour l'officier qu'est
Giovanni Drogo dans ce roman se distinguer par des faits militaires en
défendant la Forteresse située face au désert aux confins du pays ―,
sacrifier toute sa
vie. Renoncer à sa ville, à la maison dans laquelle il a grandi, à ses amis,
aux plaisirs, au monde des affaires, à une possible
épouse, à fonder une famille...
Tout cela parce qu'il /on attend que cela
vienne tout seul, sans avoir le courage de faire changer les choses par
soi-même, de prendre une décision aux moments opportuns, parce
qu'il /on s'englue dans la vie monotone et terne des jours qui passent
les uns après les autres, de plus en plus rapidement, une vie dont il
/on s'accoutume, même si elle ne satisfait pas.
Une vie pour rien. De l'instant où l'on
est nouveau-né béat et quiet dans le sommeil de son berceau, à la
vieillesse, la maladie, l'impuissance, la douleur amère d'un destin
inaccompli.
Et puis in extremis, s'illusionner
encore peut-être?, savoir mourir en souriant, glorieusement seul, face
à ce qui se révèle avoir été finalement l'ennemi, l'unique, tant attendu de toute
une vie : la mort.
Une fin poignante, après une vie vaine, comme le sont au bout du compte (peut-être?) toutes les vies.
Mais un dernier instant serein, heureux et courageux que l'on ne peut
s'empêcher de souhaiter à tout ceux qui vieillissent seuls, exclus et
douloureux.
La Fanée, de
Thomas Sandoz (éditions G d'encre 2008)
lecture par Marie-Françoise
"Dans ces contrées on résiste par le foin où la
micromécanique, on se nourrit de saisons ou de millisecondes, les
jalousies sont aigres et les ouvriers traités de lâches."
La Fanée, c'est quatre-vingt neuf paragraphes
qui s'égrènent, ou plutôt frappent, intenses, cadençant implacablement comme
au pas d'une trotteuse de montre, de
la saison d'été à la neige proche de la Nativité, les
ravages progressifs que s'inflige ―
ou se laisse infliger "parce que c'est plus simple" ou
que "même mal lui au moins réagit" ―,
une adolescente face à l'indifférence de son père, bloqué après le départ
de la mère.
Quatre-vingt neuf paragraphes sans dialogues, parce que ni l'un ni l'autre ne savent trouver les mots,
parce que "Les territoires sont si scrupuleusement clôturés
que les fils barbelés retiennent bovidés et sentiments."
Le père, d'origine étrangère,
infirme, essaye de taire sa pauvreté dans un
appartement propret, se brûle les yeux dans une usine de
galvanoplastie, vit replié sur lui-même. L'adolescente est mal vue par les gens du pays,
son comportement la fait
renvoyer du collège, elle a du mal à trouver du travail à cause de sa
tenue négligée.
Un désespoir, un mésespoir
suinte tout au long de ces lignes écrites en
une prose belle, sobre et poétique qui dit ce "cul du monde"
où "le ciel est fatalement bleu", où
"les géraniums dégoulinent aux fenêtres",
où "les paillassons dissimulent des caillots de
boue sèche", où "Il n'y a plus de traces de la mère"
où "Même les jouets qui rappelaient le passé ont été
débarrassés" par le père, où "Elle
(l'adolescente) est le dernier
témoin, le souvenir de trop", où "elle ne reconnaît
plus sa vie, cette vie fanée depuis longtemps déjà", où
elle ressent ne pas avoir plus d'importance
qu'un rebut.
"Le bus scolaire suit le même itinéraire que le camion des
ordures ménagères.", faisait constater l'auteur dès l'exergue du rabat de
couverture de ce livre dans lequel, elle, pas plus que ceux qui la croisent d'ailleurs,
ni les lieux n'ont de nom.
par Adéla :
Lorsqu'on tient le livre pour la première fois en main, on est frappé
par sa présentation soignée. Belle couverture à rabats. Papier beige
d'un fort grammage, présentation aérée du texte en paragraphes de
taille à peu près égale, équilibrés par de nombreuses illustrations
couleur de Catherine Louis. On sent le travail d'équipe entre l'auteur,
l'illustrateur et l'éditeur/imprimeur du Locle. On sait d'emblée qu'on lira lentement,
qu'on savourera, même et peut-être aussi parce qu'on sait par la
quatrième de couverture que le thème en est grave, de cette
adolescente qui s'enferre "dans les gravats d'une existence
qu'elle ne comprend plus".
Lire
des extraits
Étrennes
de Russie, de Christelle
Ravey
lecture par Marie-Françoise
Quête inconsciente des origines, souci d'une promesse à tenir
―
la
vie durant ―,
ce roman de Christelle Ravey mêle à nouveau toutes les générations.
Il résout la grande énigme de l'enfance de Sidonie, revenue vivre le
temps de sa vieillesse dans la maison familiale de Vendée, à La
Tranche-sur-mer, où, fillette, elle passait ses vacances. Ce, parce
qu'à la fenêtre de la maison d'en face l'intriguait autrefois une dame
étrange et triste au comportement bizarre, obéissant à son mari
qu'elle semblait aimer et qui semblait l'aimer mais qui lui évitait
soigneusement toute rencontre avec le monde. Pourquoi? Une dame, qui, un
beau jour de retour en vacances, soudain, ne fut plus là.
Pourquoi?
Ici les sonorités sont russes et la
langue poétique, l'histoire de Sidonie et de Günther, ancien soldat
allemand rescapé des neiges russes qui apportera la clé de
l'énigme, prenante, poignante et très fraîche à la fois.
Pierre
et Jean, de Guy de Maupassant
lecture par Marie-Françoise
C'est une histoire toute simple, écrite dans le bon style de Maupassant
et qu'on lit de bout en bout avec l'intérêt que suscite toujours cet auteur.
C'est l'histoire de deux frères. Pierre l'aîné et Jean de
cinq années plus jeune. Ils qui viennent de terminer leurs études. L'un de
médecine, l'autre de droit. Au moment où ils vont s'installer dans la
vie, tombe, brisant l'équilibre familial, l'héritage d'un ancien ami
intime de la famille qui fait de Jean son légataire universel. D'où
les soupçons de Pierre quant à la naissance de Jean qui lui ressemble
si peu physiquement et moralement. Le père est un balourd naïf qui ne
rendait pas sa femme heureuse. Ce qui explique la conduite de la mère.
Conduite que Pierre n'admet pas. Personne jusque là n'avait rien
soupçonné. Personne ne s'étonne non plus que cet héritage qui les réjouit, soit ciblé. Étonnamment,
ce n'est pas le fils qu'on croît qui devra s'éloigner... On
trouve dans ce roman de belles pages sur la mer. La lente montée de la
crise de jalousie de Pierre. Les problèmes d'argent,
d'héritage, de légitimité, enfin de respectabilité et de culpabilité de la
mère que pourtant les deux fils aiment pareillement.
Le
tapisseau byzantin, de Christelle
Ravey (éd.
de la Boucle)
lecture par Odile Duchanois:
Un étrange puzzle généalogique, déroutant au départ: on passe d'une
époque à l'autre sans chronologie, les tableaux se succèdent. Le fil
d'Ariane qui les relie: ce bizarre tapisseau byzantin qui dérange,
perturbe, mais suscite l'intérêt et qui conduira aux retrouvailles de
plusieurs familles dont les destins se sont croisés en France depuis la
fuite des Grecs de Constantinople en 1922, à la suite des massacres de
l'armée ottomane.
Cette quête de la mystérieuse tisseuse
du tapisseau mènera les protagonistes de Marseille aux rives du
Bosphore, puis en Crête où s'était réfugiée Cassiopée (la
tisseuse).
L'auteur nous tient en haleine jusqu'à
la fin, en nous incitant à reconstituer ce puzzle si déconcertant de
prime abord, mais finalement plein d'intérêt et d'originalité.
Mon
chemin, de Michel
Brouillard
lecture
par Odile D.
Si le lecteur souhaite trouver un guide du Routard à l'usage du pèlerin
de Compostelle, il fait fausse route: en effet, le titre "Mon
chemin" remet immédiatement les pendules à l'heure, c'est avant
tout l'expérience personnelle de l'auteur.
Un auteur auquel il aura fallu soit une
dose de masochisme, soit une motivation hors du commun pour terminer son
pèlerinage. Il endure la souffrance physique, l'inconfort, la
promiscuité des dortoirs et réussit à transcender ses souffrances
pour en retirer un bonheur quasi parfait. A son retour, il semble avoir
atteint une autre dimension et éprouver des difficultés à retrouver
le quotidien.
Alors, fierté de prouver que l'âge de
la retraite ne signifie pas "mise hors circuit", fierté de
dépasser ses propres limites, fierté d'avoir obtenu sa "Compostella",
d'avoir pu vivre une vie ramenée à l'essentiel, expérience
spirituelle, peut-être est-ce un peu tout cela qui l'a motivé?
Peut-être l'auteur est-il arrivé
"en lui-même" conformément au précepte: "Ne te presse
pas! là où tu dois arriver, c'est en toi-même".
Orlando,
de Virginia Woolf
lecture par Marie
Paru en 1928, Orlando, est, selon les propres termes de Virginia Woolf
dans son Journal le 5 octobre 1927: "Une biographie
commençant vers 1500 et qui se poursuivra jusqu'à notre époque ;
intitulée Orlando : Vita ; mais avec un changement de sexe en cours de
route"
Ce, parce que Vita Sackville West est une
jeune femme qu'elle aime et avec laquelle elle aime être, une jeune
femme qui "est ce que je n'ai jamais été: une vraie femme. Et
puis une certaine sensualité se dégage de sa personne" notait
Virginia dans ce même Journal en date du 25 décembre 1925.
Orlando sera donc tour à tour homme puis
femme, à l'image de Vita, de Virginia… et sa "biographie",
selon ce qu'elle se proposait dans son Journal du 18 mars 1928
véritablement "de bout en bout qu'une farce… une récréation
d'écrivain".
Il est vrai que ce long récit est hors
du commun, puisque le personnage Orlando traverse les siècles et les
pays (Angleterre, Perse, Italie) dans de
multiples aventures "avec la maladie de lire, empirée avec
celle d'écrire", pour à la fin rejoindre l'instant présent,
celui où sa (ou son?) biographe écrit. Une biographe qui n'a cessé de mettre son
grain de sel au long des pages, pimentant le récit avec humour,
discrètement d'abord, puis de plus en plus amplement pour en arriver à
prendre presque toute la place à la fin de l'ouvrage. Comme si Orlando
avait fusionné avec elle. Était devenu la Virginia écrivant qui peine à achever
son œuvre. Et comment le pouvait-elle puisque son personnage a atteint
l'instant présent, celui même où elle l'écrit, en même temps que la
célébrité au seuil de l'âge mûr. Et que d'elle, dans le même
temps, semble s'être détachée Vita pour qui elle écrivait.
Et si le lecteur a l'illusion que Virginia, Orlando et sa biographe sont soudain
fondus en un
unique personnage, quelque temps auparavant dans son récit, la soit
disant biographe évoquait les multiples moi de tout un
chacun: "Les moi dont nous sommes faits, empilés les uns sur
les autres comme les assiettes sur la main d'un serveur, ont des
attachements qui les éloignent de nous, des inclinations, des petites
obligations et des droits qui leur sont propres ―
appelez comme vous voulez (et souvent ça n'a pas de nom) ―,
si bien qu'un moi n'accepte de venir que s'il pleut, un autre s'il y a
des rideaux verts dans la pièce, un autre en l'absence de Mrs Jones, un
autre si vous pouvez lui assurer un verre de vin, etc. ; tout un chacun
peut multiplier, par expérience personnelle, les divers accords passés
avec lui par ses divers moi; et certains sont par trop ridicules et
insensés pour être mentionnés noir sur blanc." Orlando
homme, Orlando femme. Virginia. L'écrivain. Le biographe narrateur. Toute la
complexité de Virginia…
Il n'empêche, cette manière d'avancer
dans le
récit, par biographe interposée, permet à Virginia de donner libre
court à ses jugements virulents sur tous les aspects de l'ère
victorienne: sociaux, moraux, littéraires, artistiques, et même
météorologiques… dans des pages souvent emplies d'humour que le
lecteur savoure, attend.
Témoin ce long extrait: "Or il
est clair qu'il n'y a que deux moyens de se faire une opinion concluante
sur la littérature victorienne : l'une, c'est d'en remplir soixante
volumes in-octavo ; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas
plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de
l'économie ―
car le temps commence à manquer ―
nous engage à choisir la seconde; en avant, donc! Orlando conclut
d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très
étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme;
ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de
ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands
que le sien; ensuite qu'il serait fort mal avisé d'envelopper la pince
à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait
prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine
d'invitations à des dîners commémorant des centenaires) que la
littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien
obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur
l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la
survivance romantique; et d'autres sujets tout aussi engageants) que la
littérature à force d'écouter toutes ces conférences, devait être
bien aride; ensuite (elle assistait à une réception donnée par une
pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de
fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la
chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait
besoin d'être tant choyé, devait devenir bien fragile; elle parvint
enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance
mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes,
nous sommes forcés d'omettre."
La
chambre de Jacob, de Virginia Woolf (éd.
Le Livre de Poche, collection La Pochothèque; dans la traduction
de Magali Merle)
Une écriture et une construction déroutantes pour le lecteur qui ne
voit pas très bien ou Virginia Woolf veut le mener. Un livre qui, somme
toute, pense-t-on arrivé enfin en fin d'ouvrage, pourrait se résumer
par cette phrase glissée par l'auteur elle-même dans son roman: "―illustrations
grossières, images d'un livre dont nous tournons sans cesse et
retournons les pages comme si nous devions enfin trouver ce que nous
cherchons. Chaque visage, chaque boutique, chambre, fenêtre de chambre,
débit de boisson, square obscur, forment dans la fièvre un
kaléidoscope ―en
quête de quoi? Même chose pour les livres! Que cherchons-nous à
travers des millions de pages? L'espoir au cœur, nous continuons à
tourner les pages? ah, voici, la chambre de Jacob."
Ce roman est en effet une succession d'instantanés dans lesquels tout
est livré en vrac. Sont relatés tous les détails qui tombent sous l'œil,
comme si tous avaient la même importance, sans que ce qui soit utile au
récit soit dissocié de l'anodin. Sans focalisation. Les dialogues,
quand il y en a, sont décousus, coupés par des distractions de
pensées ou les occupations et le spectacle environnant les/des uns et
les/des autres, et ils sont nombreux. Virginia Woolf, sans
cesse, coupe son récit comme on coupe la parole.
Un récit kaléidoscope, oui, qui
met en écriture tous les flux de pensée qui passent par la tête des
nombreux personnages.
Il présente tout de même au fur
et à mesure, parmi d'autres, les facettes de Jacob Flanders. Car c'est
lui le héros que, théoriquement, l'on suit. Enfant
tout d'abord, avec sa mère et ses frères au bord de la mer, où, jouant
sur les rochers avec son petit seau à la recherche de crabes il découvre un couple d'amoureux allongés sur le sable. Étudiant
dans les villes. Amoureux de Clara qui sert le thé à des dames d'une
rigidité victorienne. À qui il n'ose donc se déclarer. Alors il a
d'autres aventures avec Florinda, Fanny, Sandra...
À propos de Fanny qui pose pour
des peintres on peut lire le portrait, (presque de Virginia ?): "Elle
n'était pas belle, dans sa pose guindée; la lèvre inférieure, trop
saillante; le nez, trop grand; les yeux, trop rapprochés. Fille mince,
les joues écarlates, les cheveux noirs, boudeuse dans l'instant, ou
raidie à force de maintenir la pose."
Il
fréquente des peintres, étudie les classiques, effectue un voyage
enchanteur en Grèce, écrit. Des lettres à sa mère aussi, dans
lesquelles il ne lui confie pas ce qui l'intéresserait, elle: ses
relations avec les femmes. Il mène sa vie de jeune homme, sans
problèmes financiers, insouciante, dérisoire quoi.
Dérisoire
pour lui mais aussi pour les autres. Comme pour cette Mrs Jarvis qui
fréquente sa mère et papote: "«Je
ne m'apitoie jamais sur les morts»
dit Mrs Jarvis, rajustant le coussin dans son dos et croisant les mains
derrière sa tête. Betty Flanders n'entendit pas; ses ciseaux faisaient
un de ces bruits sur la table.
«Ils reposent»,
dit Mrs Jarvis. «Et
nous, nous passons nos journées à des futilités ridicules sans même
savoir pourquoi.»"
Puis
on devine que, précipitamment pour ceux qui menaient cette vie
nonchalante, des désordres amènent la guerre. Lorsque arrive le titre
du chapitre qui clôt le livre, on se dit : «ah!
voici enfin la chambre de Jacob».
Elle est vide, ou du moins celui-ci n'y est plus, tout y est
également désordre. Jacob est parti comme s'il croyait qu'il allait
revenir. Ses fils sont en train de se battre pour son pays, pensait Mrs
Flanders, sa mère, dans les dernières phrases du chapitre précédent,
lorsque, à moitié endormie, elle croyait entendre les canons dans le
bruit de la mer...
Ironie de l'auteur de ce livre de 157 pages qui se lisent lentement, où
l'on est souvent tenté de survoler des passages, ou l'essentiel se révèle par sa
fin, on lit ceci: "J'aime les livres dont toute la valeur se
ramasse en une page ou deux. J'aime les phrases qui ne bougent pas quand
bien même des armées leur passent dessus. J'aime que les mots soient
d'airain ―telles
étaient les conceptions de Bonamy"
Nul
doute que Virginia Woolf a semé dans son roman propos et
allusions qui échappent au lecteur trop pressé ou non averti. Alors, tout de même,
si vous n'avez rien d'autre à faire, lisez La chambre de Jacob.
Karen
Blixen / Une odyssée africaine, de Jean-Noël Liaut (éd.
Petite bibliothèque Payot)
lecture par Marie:
Dans son célèbre ouvrage, La ferme africaine, Karen Blixen,
issue d'une famille patricienne, occulte bien des choses, sur
elle-même, sa maladie, ses tourments… Des personnes qui lui sont
chères, comme son frère, n'y sont même pas évoquées. Elle ne parle
quasiment pas de son époux, le baron Blor Blixen-Finecke dont elle est
fière de porter le titre (jusqu'à leur divorce...), on sait tout juste
qu'il existe, elle ne le "charge" pas… Quant à Denys Finch
Hatton, pour lequel elle éprouve la passion de sa vie, il y est
présent à de trop rares moments, déplore-t-on... Karen nous le
présente surtout comme un ami très cher, elle ne s'étend pas sur
l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre. Au lecteur de le deviner… Et
puis, lui non plus, elle ne veut pas le charger… Elle ne veut se
souvenir que du meilleur. Que seul ce meilleur reste dans son livre. Le
meilleur de ces presque vingt ans de vie passés en Afrique, des
safaris, des rencontres et réceptions de personnages illustres, des
fêtes, de sa grande amitié pour ses "frères noirs", de ses
combats pour les aider, pour tenter de rendre son entreprise viable dans
ce Kenya qu'elle aimait tant…
Or l'ouvrage de Jean-Noël Liaut
nous détrompe. Il nous renseigne sur ses contradictions, sur le
comportement de ses proches. Il se réfère à des passages d'ouvrages,
ceux de Karen Blixen et ceux des personnes qui l'ont connue et l'ont
évoquée dans leurs écrits, à sa correspondance aussi. Avec les siens
notamment, frère et mère durant ces années, où, elle qui exécrait
la vie bourgeoise et rangée, fut somme toute à leur charge
financièrement. Jean-Noël Liaut donne au fur et à mesure la
référence des sources qui étayent le récit qu'il nous fait de cette
période de sa vie.
Ainsi éclairés, on pardonne à
Karen d'avoir accommodé la vérité à sa propre sauce, d'avoir
présenté les choses et son amour de façon si discrète et lyrique,
puisqu'en écrivant elle passe à un autre registre, celui de l'œuvre
littéraire qui l'y autorise. Et la sauve d'une certaine manière...
Relu à cette lumière, le court
extrait de poème que cite Denys dans "La ferme africaine",
lorsqu'elle s'apprête à quitter définitivement l'Afrique pour
regagner son Danemark natal et vit au milieu des cartons de
déménagement:
"Troquez donc vos soupirs,
pour un air enjoué,
Je ne viendrai jamais
par pitié,
Mais bien par plaisir."
sonne
tout autrement…
Maigret
à Vichy, de Georges Simenon
lecture
par Marie-Françoise:
Voici un petit polar qui a l'heur de plonger le lecteur dans le bain du
thermalisme. On y suit en effet pas à pas le cheminement de Maigret
vieillissant qui effectue consciencieusement une cure à Vichy accompagné de son
épouse et découvre la vie de curiste. Visites au docteur, soins,
innombrables marches à travers la
ville pour meubler les heures durant les 21 jours oisifs que dure la cure.
À Vichy,
où il n'a rien d'autre à faire, Maigret est un lent spectateur. Il
observe les curistes qu'il croise et côtoie journellement lors des marches,
lors des haltes pour boire ses verres d'eau, lors des repas dans la
salle de restaurant de la pension hôtel. Il
a tôt fait de "distinguer, selon leur régime, les hépatiques
des diabétiques". Il s'efforce "de deviner l'histoire
de chacun, de les situer dans leur vie normale et, parfois, il fai(sai)t
participer sa femme à cette distraction."
Tous deux ne manquent pas
de remarquer un personnage fascinant qu'ils appellent:"la dame en lilas":
"Elle suivait la cure aussi, seulement à la grande Grille, où
ils la voyaient chaque matin... Elle avait sa place, un peu à l'écart
des autres,près du kiosque à journaux. Elle ne prenait qu'une gorgée
d'eau à la fois puis, après avoir rincé et essuyé son verre, elle le
replaçait avec soin dans son étui de paille, toujours digne et
lointaine..."
Lorsqu'on la retrouvera étranglée,
Maigret, curieux, se mêlera tout naturellement à l'enquête. Et
s'il ne peut la mener lui-même, puisqu'il est en "vacances"
et pas dans son secteur, il la suivra de près, échangeant amicalement observations et
déductions avec le
commissaire Lecœur qui fut autrefois sous ses ordres et la mène
brillamment.
Ainsi il percera le secret de cette femme qui louait une ou deux pièces à des
curistes, vivait seule à Vichy depuis plusieurs années sans
fréquenter quiconque, eut autrefois un amant,
avait une sœur
qui eut un fils. IPassant inaperçue au milieu des allées et venues des
multiples curistes toujours renouvelés, elle recevait régulièrement de fortes sommes
d'argent malgré ses origines pauvres. Le lecteur, s'il n'est pas
sot, croit deviner avant que cela ne soit explicité comment
l'étrangleur, retrouvé parmi les curistes les plus aisés, en est
arrivé à son geste.
La
châtelaine de Wildfell Hall, d'Anne Brontë
lecture par Adéla
L'automne 1827, une jeune locataire, Helen Graham, s'est installée dans
une aile retapée du château de Wildfell. Château inhabité depuis des
années et au jardin non entretenu. Prétendument veuve, mère d'un
jeune enfant, elle tente d'y vivre de sa peinture à l'écart du
voisinage. Mais suscite bientôt la curiosité et ne peut se soustraire
à un minimum de visites de politesse.
Rien ne pourra empêcher les commérages
et les calomnies qui ne tarderont pas à être colportées au sujet de
visites jugées trop fréquentes et tardives, bien que très discrètes
de son propriétaire. Jusqu'à ce qu'elle donne à lire son journal à
l'ami et narrateur qu'elle s'est fait dans la région pour se disculper
à ses yeux d'une condamnation injuste. Un journal qui éclaire sur sa véritable identité,
sa
vie antérieure et les conséquences d'un mariage néfaste qui
l'ont amenée à
vouloir vivre volontairement cachée et en recluse.
Ce journal occupe la majeure partie du
roman d'Anne Brontë. Roman, dont la fin tout en rebondissements tient
le lecteur en haleine.
Si Anne Brontë y prône le refus du
mariage arrangé, ―
nous sommes au début du XIXème siècle, en Angleterre ―,
elle déplore les désillusions inévitables et souvent douloureuses,
voire cruelles de l'amour aveugle, les méfaits de l'inactivité,
de la vie dissolue, de l'intempérance et de l'alcool. De trop d'orgueil
aussi. À l'exemple sublime de son héroïne, elle convie à prendre ses
responsabilités, à respecter ses engagements et ses devoirs,
d'épouse, de mère, de charité chrétienne envers les pêcheurs, et
croit à l'au-delà rédempteur.
Ourania,
de Jean-Marie Gustave Le Clézio
lecture par Marie-Françoise
Enfant pendant la guerre, alors que sa grand-mère fixait du papier bleu
sur les fenêtres pour le couvre-feu et que sa mère se plongeait dans
des ouvrages sur la Grèce, Daniel Sillitoe mangeait, dessinait,
rêvait, parfois dormait sur la table de la cuisine dont les motifs
imprécis de la nappe lui faisaient penser à un pays imaginaire qu'il
nommait: "Ourania". Il n'y avait pas d'homme dans la vieille
maison de pierre, hormis son grand-père professeur de géographie qui
avait démissionné pour se consacrer au spiritisme et qui ne s'occupait
pas de son éducation.
Et puis les Allemands ont occupé le
village. Et puis Mario (ami de la famille et peut-être amoureux de sa
mère?) est mort en transportant une bombe destinée à détruire un
pont : "On n'a jamais rien retrouvé de lui. C'était
merveilleux.
C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers
Ourania."
Adulte, devenu géographe, en mission au Mexique, Daniel rejoint les
anthropologues dans une vallée rêvée pour les utopies, il rencontre
le jeune homme le plus étrange qu'il ait jamais connu: Raphaël
Zacharie. Celui-ci lui fera découvrir la république idéale de Campos,
communauté refuge pour les enfants avec ses lois particulières. Là,
les enfants n'appartiennent à personne, ce sont les plus grands qui
élèvent les autres. "Elmen", la langue qu'on y parle est un mélange de toutes
les langues. Tout le village est une grande école où l'on apprend la
vie. Un Conseiller, sage et âgé, ainsi qu'un couple modèle les guident.
Daniel découvrira aussi la terre noire
du chernozem, le rêve humaniste des chercheurs de l'Emporio, la révolution
sandiniste, l'amour de Dahlia à l'âme révolutionnaire, la zone rouge qui retient prisonnière
Lili de la lagune, la prostituée.
Mais aussi la spéculation immobilière,
le pouvoir dévastateur de l'argent et tout ce que l'auteur, proche des
humbles, dénonce dans ses livres.
Puis ce sera l'expulsion des habitants de
Campos, la recherche de la terre promise par ceux qui restent de leur
communauté, guidés par le vieux Conseiller vers un îlot qui se révèlera
invivable, l'éparpillement final, l'adieu à l'Emporio, le
retour de chacun à sa vie… qui aura été illuminée par ce rêve.
Vrai. Tout ceci conté avec "un parfum de légende"... Plus spectateur qu'acteur,
Daniel retournera mener une vie d'enseignant
en Seine Maritime.
Il faut attendre la fin du livre pour que, après avoir mené une vie
tranquille sans avoir eu de descendance (Il n'en voulait pas et évitait
ainsi les risque de consanguinité disait-il. En plaisantant?), Daniel
évoque son père.
Un père qui fut absent de son enfance,
qu'on indiquait décédé sur ses papiers scolaires. Mais un père tout
de même, "fluctuant, vagabond, infidèle", parti vivre
sa vie de par le monde. Y avoir des enfants, qui sait? Alors le lecteur se remémore les
pensées de Raphaël au moment de partir: "Il
(Raphaël) pense aux filles qu'il rencontrera le
soir, sur les places des villages où sous les magnolias. Ça fait
briller les yeux. Il pense aux amitiés qu'il va nouer en cours de
route. Tel ce Français, très brun, l'air naïf, qui lui ressemblait
comme un grand frère et qui recueillait des échantillons de terre
partout où il allait. Ce garçon, comment s'appelait-il? Daniel, c'est
cela, Daniel, se dit-il."
Un Daniel qui, vingt-cinq ans après
retourne sur les lieux pour une seconde mission, et s'avise, presque
avec étonnement peu avant la fin du livre, être allé vers ce pays
lointain lors de sa première mission, peut-être inconsciemment à
cause d'une adresse d'expéditeur vue sur un courrier reçu par sa mère,
de ce père parti et qu'il n'a pas connu...
Un père qui, finalement, aura sous-tendu
sa vie par son absence même, peut-on penser lorsque Daniel confie que les
dernières vingt-cinq années ne comptent pas pour lui, que seul compte
l'amour de Dahlia qu'il a connue là-bas et cherche à retrouver.
Elle au moins a réalisé son désir de
consacrer sa vie aux autres, femmes en détresses, enfants malades, etc.
Des innocents. Comme
autrefois son fils, un bambin qui fit soudain son entrée dans une pièce
en grande discussion et qui laissa tout le monde sans voix: "...toutes ces belles phrases à
propos de la révolution et de la religion, (...), tout cela était balayé par le regard de ce petit
garçon et celui de l'Indien de Chalatenango, par la force juvénile de
ceux qui n'avaient pas besoin de mots. Une force qui débordait de
l'histoire comme la lave d'un cratère, avançait avec lenteur, avec
majesté, une force pareille à la vie."
Et si Daniel, pour finir, restera chez
Dahlia, c'est à cause d'une enfant sidéenne qu'il a pris là en affection. Peut-être parce que, quelque part, les rêves des enfants
existent? Comme "Ourania" exista pour lui en ce Campos que lui contait Raphaël.
On lit en fin d'ouvrage l'indication en italique précisant
le temps durant lequel fut écrit ce récit: "Saint-Martin 1945 -
San Juan 2009", alors que le copyright de l'éditeur Gallimard
est antérieur, il date de 2006. Est-ce à dire qu'il se situe dans un
temps irréel, dans des lieux irréels? Raphaël quant à lui disait:
"Inventé, ou vrai, pour nous à Campos ça veut dire la même
chose. Nous ne considérons pas comme vrai uniquement ce que nous
touchons ou ce que nous voyons. Les choses mortes continuent d'exister,
elles changent, elles ne sont plus les mêmes quand elles sont sur le
bout de notre langue."
Au fil des pages, le lecteur a remarqué une similitude entre le vieux
Conseiller Jadi et Moîse conduisant le peuple élu
vers la terre promise. Entre "elmen" la langue que tous ceux
ce Campos comprennent, et celle qui fut perdue depuis la construction de la tour
de Babel, mais que les très petits enfants parlent encore. Les noms donnés par Le Clézio à ses
personnages se trouvent dans la Bible: Daniel (prophète), Raphaël
(archange qui aida Tobie dans son voyage), Zacharie (dont la
femme était stérile et à qui l'ange du seigneur parla pour lui
annoncer la naissance d'un fils: "Il sera rempli de
l'Esprit Saint dès avant sa naissance. Il ramènera de nombreux fils
d'Israël au Seigneur leur Dieu; il sera son précurseur, avec l'esprit
et la force d'Elie. Dans le cœur des pères, il fera renaître l'amour
de leurs fils, et rendra aux pécheurs endurcis la sagesse des saints,
afin de préparer pour le Seigneur un peuple parfait.")
Ainsi
dans ce roman qu'il intitule "Ourania" ("pays du ciel"), si JMG Le Clézio émet d'amères
critiques envers l'évolution occidentale moderne, il reprend l'un des grands mythes de l'humanité. Celui de
la recherche de l'Eden perdu, de la terre promise. Une quête qui n'a
jamais cessé. De Moïse aux hippies, en passant par toutes les
tentatives de
cités utopiques et toutes les révolutions.
Narcisse
et Goldmund, d'Hermann
Hesse
Lecture par Marie:
C'est l'histoire d'une amitié rare. Mais peut-on parler de simple amitié
en ce qui concerne les liens qui unissent le jeune moine Narcisse et son
élève Goldmund?
Ils se rencontrent dans
un couvent, encore adolescents. Goldmund croit avoir la vocation
religieuse, mais Narcisse, qui se défend de lui témoigner le moindre
geste de tendresse, a pressenti chez son élève une nature tout autre
et lui révèle qu'il lui faut chercher sa vérité ailleurs que dans la
vie religieuse que son père l'avait convaincu de mener.
En effet, alors que Narcisse est un
intellectuel brillant, enseignant et ascète, qui finira abbé de son
couvent, le blond Goldmund est séduisant avec sa mine florissante. D'un
tempérament sentimental et sensuel, il sera épris de liberté et du désir
des femmes. "Sans feu ni lieu" comme il le répètera
souvent, il cherchera sa voie dans le vagabondage et l'art, à la
recherche, à travers la jouissance et l'amour des femmes, de l'image de
la Mère primitive et de la beauté. De sa propre mère, dont il fut précocement
séparé parce qu'elle était de même tempérament que lui, et que son
père lui fit oublier. Mais aussi de la grande Eve maternelle, dont il
voudrait sculpter l'image, au sein de laquelle on naît, et qui vous
reprend à la fin, se confondant avec la mort, "la grande
faucheuse", qui tout au long de votre vie vous accompagne, fait son
oeuvre et vous aide finalement à mourir : "Comment veux-tu
mourir un jour, Narcisse, puisque tu n'as pas de mère ? Sans mère on
ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir."
C'est ce long apprentissage de Goldmund en quête de soi-même et de
l'amour que nous conte Hesse. Son lent cheminement vers la sagesse qu'il
trouvera en fin de vie. "Goldmund le regarda de ses yeux rieurs,
avec ce sourire qu'il avait rapporté de son voyage et qui semblait si
vieux, si cassé, un peu idiot par moments et qui, parfois rayonnait la
bonté pure et la sagesse."
Le cloître, la vie d'errance de Goldmund
dans la nature douce ou cruelle, sa période de formation chez un maître
sculpteur, le type d'œuvres qu'il réalise, sa traversée d’une épidémie
de peste, la mission diplomatique de Narcisse qui les fait se retrouver
après bien des années, nous font reconnaître que l'auteur place son
histoire dans l'Allemagne du Moyen-Âge finissant. Mais c'est le questionnement
sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort, de l'équilibre à
trouver entre corps et esprit, de chaque être humain de quelque époque
qu'il soit, que Hermann Hesse exprime à travers son récit et les
dialogues qu'il prête aux deux amis.
"Tout être reposait semblait-il
sur une dualité, sur une opposition. On était homme ou femme,
chemineau ou bourgeois, intellectuel ou sentimental; nulle part on ne
trouverait ce rythme de l'inspiration et de l'expiration, on ne pouvait
être à la fois homme et femme, jouir de la liberté et de l'ordre,
vivre en même temps la vie de l'instinct et de l'intelligence. Toujours
il fallait payer l'un de la perte de l'autre et toujours l'un était
aussi précieux et désirable que l'autre."
De même les deux amis sont de tempérament
opposé. De même Hesse sentait en lui cette dualité entre corps et
esprit et fut apprenti horloger, peintre et poète. De même sa famille
le vouait à une carrière religieuse qu'il fuit en s'échappant du séminaire.
Dans cette histoire prenante on relève nombre de réflexions sur la
douleur, la beauté, les rapports entre art et religion, la liberté du
vagabond, etc. exprimées en de belles et fortes phrases:
"Sans doute ce ne sont pas
toujours les désirs d'un homme qui règlent son destin et sa mission,
mais quelque chose d'autre: une prédestination." (dit le jeune
Narcisse à l'abbé Daniel).
"Il s'affaissa pantelant, au pied
de la colonne. La douleur était trop intense, elle avait atteint son
paroxysme. Autour de lui, tout se brouilla; il perdit connaissance, le
visage au sol, dans le soulagement tant désiré du non-être."
"Qu'ils étaient beaux l'érable
et le frêne sous leur fardeau d'hiver supporté avec tant de douceur!
Ne pouvait-on devenir comme eux, ne pouvait-on rien apprendre d'eux?"
"Les ateliers, les églises, les
palais étaient pleins de ces tristes œuvres d'art et lui-même avait
collaboré à la confection de quelques-unes d'entre elles. Elles étaient
si décevantes parce qu'elles éveillaient le désir des valeurs les
plus hautes sans le satisfaire, parce qu'il leur manquait l'essentiel:
le mystère. C'était cela que le rêve et le chef-d'œuvre suprême
avaient de commun: le mystère."
Le vagant "Qu'il soit intelligent
ou sot, qu'il ait profondément conscience de la fragilité et de
l'instabilité de toute vie et sache que tous les êtres vivants traînent
leurs quelques gouttes de sang chaud à travers la glace des espaces
infinis, ou qu'il obéisse simplement, puéril et vorace, aux ordres de
son ventre, toujours il est l'adversaire et l'ennemi mortel du possédant
et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est
tant de choses qu'il ne veut pas qu'on lui rappelle: l'instabilité de
toute existence, l'incessante décomposition de toute vie, la mort glacée
et inexorable dans laquelle baigne l'univers."
"Il aimait à l'entendre, la
chanson inquiète d'amour. Que serait l'amour sans le mystère? Que
serait l'amour sans le danger?"
"C'est que toutes nos œuvres, en
fin de compte, nous font honte, qu'il nous faut toujours recommencer par
le commencement, et que, le sacrifice doit toujours se renouveler."
Amours
en fugue, de Christelle Ravey
(éditions de la Boucle)
lecture par Adéla:
C'est un roman reposant, gentil et frais que nous propose
Christelle Ravey, et tellement vrai en ce qu'il dévoile la face cachée de certains
êtres, leur face rêveuse.
Les personnages sont des rêveurs en
effet. Qu'ils soient amateurs de trains connaissant parfaitement le
Chaix pour Noël, un vieux monsieur qui vit seul. Passionné de modélisme
ferroviaire pour Lucas, plus jeune. Ou dame
âgée dans une maison de retraite, pour Olia qui voyage dans sa tête et
voudrait le faire jusqu'à Pribielkino où Boris, son amoureux de jadis, danseur
étoile qui
l'avait quittée pour poursuivre sa carrière artistique, a dû aller finir ses
jours.
Tous, ou presque, désirent faire un
voyage. Qui les mènera au terminus, ou à l'orée de leur amour,
ou leur apportera l'oubli. Comme le désire après un
naufrage amoureux Céleste, la maîtresse du chat Belzébuth qu'elle a
pourtant
choisi d'avoir pour être sûre de ne pas partir. En
pèlerinage jusqu'au quai de la gare de La Ciota pour le vieux Noël
Boisgivré, trop lent ou indécis?, qui dans sa jeunesse y avait croisé une femme dont il gardera
le souvenir toute sa vie. (Femme de sa vie qui ne le fut pas… et c'est
peut-être pour cela qu'elle le fut…) Par réaction à l'abandon de son
petit ami, pour Kelly, adolescente de quinze ans, bien de notre époque, qui ne
rêve pas, agit, et fuguera de concert avec la grand-mère, en des pages
cocasses. Complices. Jusqu'en Russie peut-être?
Dans des pages bien écrites, où fleure
la poésie et l'émotion parfois, Christelle Ravey amène ses personnages
de tout âges à se rencontrer, à tisser entre eux des
liens amicaux ou plus tendres. Ils s'aident à progresser sur le chemin
de la vie, à concrétiser leur désir.
Désir indissociable de leurs amours croisés, de leurs amours rêvés
surtout, qui durant leur vie les a secrètement accompagnés, les
accompagne encore et continuera peut-être de les accompagner,
qu'ils soient jeunes, moins jeunes ou âgés… "Le
désir qui ne s'éteint pas de sa propre lassitude, ou de sa propre consumation
dans les années qui passent à s'aimer, ce désir-là ne meurt jamais.
Et si la vieillesse a raison de sa nature première, elle ne peut rien
contre le rêve obsédant qu'il devient."
À moins que l'amitié
ne vienne tout simplement combler le manque, relier leurs solitudes ?
lecture
par Odile Duchanois :
La solitude hantée par les souvenirs et envahie, habitée par le rêve:
voilà le thème de ce roman. Les différents héros, après leurs
ruptures, se sont inventé un monde imaginaire qui les fait vivre.
Ainsi, Olia qui, obsédée par sa Russie
natale, entreprend une fugue en train pour la retrouver et Noël, qui, obsédé par une rencontre furtive dans un train à La
Ciotat, cinquante ans auparavant, entreprend de revivre son rêve.
Dans une certaine mesure, Lucas
aussi, passionné par les trains miniatures, "électron
libre" dans la galaxie de Paris, aspire à trouver dans ses
miniatures "un monde entier docile et huilé": "je
construis un circuit, je façonne un monde".
La solitude et le rêve reviennent sans
cesse comme un leitmotiv, au fil des pages. La dernière phrase
traduisant la pensée d'Olia confirme cette impression: "Il n'est
pas vrai que les rêves se laissent. Un jour elle ira en Russie".
Notons quelques réflexions sur les
rêves: "plus constitutifs de notre être que les actes" et le
rêve "nécessaire pour oublier la triste réalité", "le
rêve a envahi la mémoire tout autant que l'avenir".
Tristesse
et Beauté, de Yasunari Kawabata,
traduit par Amina Okada.
par Adéla :
Le livre s'ouvre par l'évocation de
chaises qui tournent dans le wagon d'un train. Il mène Oki Toshio,
écrivain, à Kyôto. Les chaises tournent à l'identique au gré des
oscillations du train, sauf une, que regarde Oki. Celle-ci tourne de
manière complètement imprévisible et lui donne une impression de
solitude.
Si Oki va à Kyôto, c'est moins pour assister à la sonnerie des
cloches du Nouvel An que pour tenter de revoir Ueno Otoko qu'il
séduisit alors qu'elle avait seize ans, que lui-même était marié et
avait déjà un fils.
D'Oki, Otoko
eut une fille dont elle accoucha prématurément. Une fille qui ne survécut pas faute d'être venue au monde dans une clinique de renom.
Otoko tenta de se suicider, fut internée, puis continua sa vie sans
jamais en vouloir à Oki, sans se marier, l'aimant toujours et
regrettant son enfant morte.
Ils ne se revirent plus. Oki ne divorça pas et continua à mener
vie commune avec son épouse, malgré sa jalousie. Après qu'elle eut
fait une fausse couche, leur viendra même une nouvelle enfant.
Oki eut probablement d'autres histoires
avec d'autres femmes, comme il en avait eu sans doute avant Otoko. Mais
celle avec Otoko fut particulière, il l'écrivit. Elle parut sous le
titre de "Une jeune fille de seize ans" et lui valut sa
célébrité littéraire et la richesse matérielle qui lui permit de
faire vivre sa famille.
Lorsque Oki effectue ce voyage à Kyôto, Otoko qui s'est établie dans
cette ville a maintenant quarante ans et est devenue un peintre
célèbre. C'est d'ailleurs en voyant sa photo dans la presse qu'Oki en
retrouva la trace et eut envie de la revoir.
Mais Otoko ne le rencontre pas seule
comme il l'aurait souhaité. Elle s'est fait accompagner de son élève
Keiko avec qui elle a une liaison et vit. Moyen de rompre sa solitude,
de satisfaire ses sens, ou façon d'aimer à nouveau sans que ce soit un
autre homme qu'Oki?
Keiko est belle et séduisante, elle aime
Otoko et veut la venger de tout ce qu'elle a subi à cause d'Oki. Elle trouble Oki et son fils
Taîchirô -
qui aurait lui aussi des
raisons de venger sa mère. Elle a souffert au point que son enfance fut perturbée. Kawabata nous décrit le jeu habile de la séduction
de Keiko, tout l'attrait sensuel qu'elle exerce avec art.
Jusqu'au jour ou Keiko et Taîchirô
visitent d'anciens monastères en montagne. Où Keiko réussit à
entraîner Taîchirô dans une sortie en yacht sur le lac. Alors qu'il
ne sait pas naviguer. Taîchirô est pourtant prévenu des intentions de
Keiko. Elle veut à travers lui atteindre son père. Il désobéit à
sa mère qui l'avait mis en garde et lui avait demandé de rentrer.
À ce moment, le lecteur peut croire que
Keiko est réellement amoureuse de Taîchirô. Comme Taïchirô l'est
d'elle. Et peut-être l'amour après tout est-il plus fort que le désir
de vengeance.
Mais la fin est abrupte et l'on repense à la chaise folle du wagon de
départ. À ses virevoltes imprévisibles.
Pourquoi avoir voulu renouer avec le
passé?
Si on se retrouve encore une fois face à la
perte et à la solitude dans "Tristesse et Beauté" qui est le
dernier roman que publia Kawabata, l'auteur y pose aussi le problème de
la vie privée de l'écrivain, plus ou moins dévoilée dans
les livres. De l'idéalisation des personnages. Du rapport des proches
face à l'œuvre. Il met le doigt sur l'ambiguïté des rapports
sensuels entre êtres de même sexe. Enfin, la peinture y tient une
grande place, qui traduit les sensations individuelles éprouvées au
contact de la nature, tente de les rendre. Otoko et Keika sont peintres
toutes les deux. Et n'oublions pas qu'à l'âge de six ans, Kawabata
voulait devenir peintre. Il le fut merveilleusement dans ses livres.
Kyôto, de
Yasunari Kawabata,
traduit du
japonais par Philippe
Pons.
lecture par Adéla :
Kawabata nous conte ici l'histoire de deux
jumelles séparées depuis la naissance. L'une, Chieko, fut abandonnée
par ses parents, soit parce qu'il était mal vu d'avoir des jumelles,
soit par pauvreté. Celle-ci fut recueillie par un couple de
commerçants en tissus de kimonos qui la déclarèrent fille légitime.
Élevée à la ville, elle devint une jeune fille raffinée, moderne et
libre, qui, bien que se sachant recueillie, ne chercha jamais à savoir
quoi que ce soit sur ses véritables parents, ni ne les rechercha, car
elle fut toujours entourée d'affection. Paradoxalement sa vie fut plus
douce que celle de sa sœur Naeko, la jumelle qui ne fut pas abandonnée
et fut élevée dans la montagne d'où étaient originaires leurs
parents, exploitants forestiers dans les plantations de cryptomères*.
Orpheline très tôt, elle fut accueillie et employée par d'autres
montagnards chez lesquels elle travaille. Elle sait qu'elle a une sœur,
sa seule famille, et souhaite fortement la retrouver. Les deux jumelles
finiront par se croiser lors d'une fête au pied d'un reposoir où Naeko
fait ses dévotions... Elles se retrouveront un peu plus tard,
ressentant immédiatement l'une envers l'autre cette affection si
particulière aux jumeaux. Elles ont l'âge où une jeune fille commence
à avoir des amoureux, des prétendants…
Hideo, jeune artisan tisseur de ceintures
de kimonos de grand talent, épris de Chieko, a pu les confondre dans la
pénombre tant la ressemblance est grande même si Naeko est plus robuste
que sa jumelle aux mains douces... Mais Naeko, fille de la
montagne, élevée selon les traditions et les convenances
anciennes respecte les différences sociales et ne souhaite pas faire de
tort à sa sœur qu'elle appelle " Mademoiselle "…
 |
|
On retrouve dans ce livre, l'omniprésence de la nature
chère à Kawabata, l'admiration toute sensuelle qu'en ont ses
différents personnages, leur vie en symbiose avec elle aux différentes
saisons, avec
les fleurs, avec les arbres, qu'ils vont
contempler. Kawabata l'exprime dans de belles pages, jamais
lassantes, emplies de symbolisme, de poésie. Cette nature
inspire les décorateurs et les tisseurs d'étoffes de
kimonos et obis que l'auteur décrit largement, kimonos anciens,
ou modernes aux motifs plus abstraits, aux harmonies qui
choquent.
La ville de Kyôto est largement
présente évidemment dans ce livre qui en porte le titre. C'est
le Kyôto traditionnel avec ses vieux quartiers, ses ateliers de
tissage, ses boutiques d'étoffes, mais aussi ses nombreuses
fêtes qui peu à peu sont moins suivies, se perdent... comme il
en va des kimonos. C'est le Kyôto ancien face au Kyôto
moderne, américanisé des années soixante quand fut écrit le
livre. |
On y retrouve la préoccupation nostalgique qu'a Kawabata, - qui perdit
très tôt ses parents et fut élevé dans la solitude -, de
ce qui se perd, de ce qui doit être séparé, de la cassure, de ce qui
manque, de ce qui s'effondre, de ce qui change... Et la neige, blanche,
qui a une grande place dans son œuvre, tombe ici en averse légère et
clôt le livre sans lui donner de fin, lorsque Naeko repart pour son
village... Reviendra-t-elle comme elle semble l'avoir promis à Chieko?
*Sorte de cyprès que l'on élague afin que les troncs soient bien
droits pour qu'ils puissent être exploités pour la fabrication de
meubles et d'objets utilisés lors de la cérémonie du thé.
Château
en Suède, de
Françoise Sagan
(pièce de
théâtre 1960)
lecture par Adéla :
Pour aider à passer les longs hivers de neige, la châtelaine Agathe
invite un jeune chercheur inexpérimenté ou un lointain cousin à étudier les
archives familiales. Vivent avec elle son neveu, Hugo,
châtelain rude aux travaux qui s'occupe du domaine et Éléonore qu'il
épousa après
le décès et l'enterrement factices de sa première femme Ophélie (laquelle vit encore au château, mais
que l'on
cache lorsqu'il y a de la visite, car
on ne divorce pas chez les Falsen). Vit également avec eux, en
parasite, Sébastien, le frère d'Éléonore,
qui a des rapports troubles, voire incestueux, avec sa soeur et qui l'avait poussée à ce
mariage pour se faire entretenir tous les deux.
Depuis la fausse mort d'Ophélie, vivant retirés à dix-huit kilomètres du
prochain village dont ils sont coupés durant des semaines tous les
hivers, ces quatre-là
"jouent" avec le nouveau venu, cette année, lointain cousin
d'Éléonore et Sébastien. Il est intrigué par Ophélie,
qu'il ne voit jamais, mais qu'il entend parfois et qui hante les couloirs la
nuit. Il est subjugué par la belle Éléonore qui finit par le prendre
pour amant, par pure perversion cérébrale, car son mari lui plaît
dit-elle. Il se sauvera enfin, terrifié par la brutalité d'Hugo
qu'on lui fait entrevoir. Mais c'est l'hiver et il est à
pied, le village est loin, les routes coupées par les tempêtes de
neige et il tombe souvent...
Tous les hivers Agathe, Hugo, Sébastien et Éléonore recommencent
ainsi le même jeu. Un jeu qui mène invariablement le nouveau visiteur à une
mort... naturelle. Parce qu'il y a entre eux l'ennui des longs
mois de neige, le secret honteux sur la bigamie d'Hugo, leurs relations
de faux-semblant, ambiguës, dans une atmosphère close. Le couple Hugo
Éléonore, qui fait chambre à part. Le couple Sébastien Éléonore. La jalousie
d'Hugo. Celle du cynique et débauché Sébastien aussi. La châtelaine vieillissante qui voudrait que naisse un
descendant à ses ancêtres avant sa mort. Descendant que Hugo jusqu'à
présent ne sait lui donner à
travers ses épouses successives.
PS. Le film de Josée Dayan paru récemment est lent, statique, sans action ou presque
dans cette atmosphère bien rendue de vase clos, façon château XVIIIe
sous la
neige. Dans le silence et sans musique ou presque, hors rarement la chanson d'Ophélie, et
les disques passés: Frédéric Botton, Jean Yves d'Angelo. Les acteurs collent bien à leur
rôle. Jeanne Moreau tient celui d'Agathe, aux airs faussement étonnés,
qui sait obtenir ce qu'elle veut. Une Jeanne Moreau de 2007. Celle très âgée
des "Rois maudits" et des "Vents de Neptune", à l'articulé très lent et pensé. Guillaume Depardieu,
celui de Sébastien qui tient les cartes, qui mène le jeu? Tout est
dans les attitudes, les expressions des visages, les dialogues.
La
complainte oubliée, de Didier Daeninckx
lecture par Julie :
Un petit livre qui dépayse, plonge le lecteur dans le Finistère
profond. Fait
découvrir les lieux et paysages de là-bas à la faveur d'une enquête
menée par le narrateur revenu sur les lieux où il
fut avec son aimée décédée. Sur fond de contrebande d'armes et de
résistance, de navire coulé en août 1939, le narrateur contemporain
et obstiné cherche à faire la lumière au péril de sa vie sur la mort
suspecte d'un vieux marin ivre, qu'il venait d'entendre chanter dans un
bar, une complainte, Matelots de l'Orient, qui évoquait un
crime ancien...
Mais attention, l'auteur est engagé et
dénonce.
À
Penvénan "Je me suis garé rue Charles-Lindberg et j'ai marché
dans les rues désertes du village jusqu'au Bar du Nobel, un café
en rotonde place Alexis-Carrel.(...) Un bienfaiteur de l'humanité et un
pionnier de l'aviation qui choisissent de vivre sur deux tas
d'amoncellements de pierrailles ignorés des cartographes ! (...) Je
suis de ceux qui pensent qu'on devrait dévisser les plaques. La gloire
de ces deux-là ressemble à un couvercle doré sur une boîte à
ordure..."
Cannibale,
de Didier Daeninckx
lecture par Julie :
À partir d'un fait vrai. Des Kanak expédiés au temps de
l'exposition coloniale des 1931, pour être montrés en
spectacle dans un zoo à Paris, dans un cirque en Allemagne…
Yeux
bleus cheveux noirs, de Marguerite Duras
lecture par Marie :
Mer du Nord un été exceptionnel de soleil.
Un contrat entre elle et lui: "…il
lui avait dit qu'il cherchait une jeune femme pour dormir auprès de lui
pendant quelque temps." "Elle dit que toutes les femmes
auraient accepté sans savoir pourquoi cette union blanche et
désespérée."
"Ils se ressemblent. Ils ont la
même taille, des yeux de la même couleur bleue, et les cheveux noirs (…)
et dans le regard, la tristesse d'un paysage de nuit." Elle est
jeune, longue et souple à peau blanche. Lui est élégant aux
vêtements trop chers, mince et grand, "il na jamais pensé à
une femme comme à un objet qu'on pouvait aimer".
C'est l'histoire de leur amour qui se lit, ou
s'écrit, ou se joue… dans le désespoir, nuit blanche après nuit blanche, face
à la rumeur de la mer, avec le souvenir lancinant du jeune étranger aux
yeux bleus cheveux noirs, au teint blanc des amants, qu'elle a aimé et que, lui,
aurait voulu revoir…
Le même pour tous les deux, mais, eux, ne le savent pas, ou du moins pas
encore.
"…du moment que rien ne se passe entre eux, la mémoire reste
infernale de ce qui n'arrive pas."
Le lecteur est plongé l'atmosphère
étrange de Marguerite Duras... qui retranche les
êtres pour vivre leur amour exceptionnel à l'abri du monde
extérieur. Qui pourtant est présent avec la rumeur incessante de la
mer, avec le "mur qui fermait la scène. Il était massif,
exposé au couchant, face à la mer. À
l'origine, il se serait agi d'un fort allemand abandonné. Ce mur était
défini comme étant indestructible, bien qu'il soit battu par le vent
de la mer, jour et nuit, et qu'il en subisse de plein fouet les
tempêtes les plus fortes." Avec le bateau qui part emmenant le
jeune étranger.
"À elle, il ne parle pas de lui. L'idée ne lui en vient pas.
Il ne parle pas de sa vie. Il ne lui est jamais venu à l'idée qu'on
pouvait le faire. Les mots ne sont pas là ni la phrase pour y mettre
les mots. Pour eux dire ce qui leur arrive il y a le silence ou bien le
rire ou quelquefois, par exemple, avec elle, pleurer."
"Elle dit qu'on devrait arriver
à vivre comme ils le font, le corps laissé dans un désert avec, dans
l'esprit, le souvenir d'un seul baiser, d'une seule parole, d'un seul
regard pour tout amour."
Des phrases qui font naître peu à peu une histoire. Une écriture toute poétique,
énigmatique, que le lecteur lit lentement et doit déchiffrer, interpréter à
mesure, en y mettant parfois, peut-être, un peu de lui...
"Une dernière phrase, dit l'acteur, aurait peut-être été
dite avant le silence. Elle aurait été censée avoir été dite par
elle, pour lui, pendant la dernière nuit de leur amour. Elle aurait eu
trait à l'émotion que l'on éprouve parfois à reconnaître ce que
l'on ne connaît pas encore, à l'empêchement dans lequel on est de ne
pas pouvoir exprimer cet empêchement à cause de la disproportion des
mots, de leur maigreur, devant l'énormité de la douleur."
Mémoires
d'une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir
(1958, éd. Gallimard )
lecture par Marie-Françoise :
J'en
ai enfin terminé de ce long livre autobiographique de Simone de Beauvoir :
"Mémoires d'une jeune fille rangée". Rangée, de part son
milieu et son éducation, ses lectures censurées, cette Simone qui
toute petite avait des crises furieuses qui la jetaient sur le
sol, violette et convulsée, hurlant lorsqu'on lui opposait un
"non" qu'elle ne comprenait pas, finira par ne plus l'être.
Ou plutôt par être libre. Dans ce livre elle décrit dans le menu son
long cheminement, à travers doutes et certitudes, son affranchissement
des contraintes, de l'autorité parentale et de la religion, son
obstination aussi à l'étude, peu courante et mal vue à l'époque pour
les filles, la découverte de son sacerdoce : écrire. "En
écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerai moi-même
à neuf et je justifierai mon existence. En même temps je servirai
l'humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres?"
Ces mémoires vont jusqu'à l'époque de sa rencontre avec Sartre. Elle
y évoque toutes ses autres rencontres et ses amis. Surtout, Zaza,
connue et aimée depuis l'école, dont elle devient la confidente. De
Zaza, morte de ne pas avoir pu, ou su, oser passer outre la volonté de
sa mère qu'elle aimait, Simone fait, par ce livre, d'une manière
extrêmement discrète, le deuil. Se pourrait-il que ce livre , bien que
sans dédicace, fut écrit à cause d'elle et pour elle ? Il parut en
1958 et fut suivi jusqu'en 1972, de trois autres livres
autobiographiques: "La force de l'âge", "La
force des choses", et "Tout compte fait"
auxquels s'adjoint "Une mort très douce" (celle
de sa mère), paru en 1964.
Livres très lents, qui contrastent avec ceux de Françoise Sagan,
courts, rapides, laquelle dans son enfance n'avait subi aucune
contrainte... et qui écrivit "Bonjour tristesse" cinq ans
après que soit paru "Le deuxième sexe" de Simone de
Beauvoir.
Le
Loup des steppes, d'Hermann Hesse (1927-
éd. Calman-Lévy 2004)
lecture par Adéla :
Curieux, ce "Loup des steppes" d'Hermann Hesse. Et curieuse
sa construction.
Le soi-disant éditeur préfacier, s'efface pour laisser le personnage,
Harry Haller, narrer son histoire, ou plutôt ses états d'être, par le
biais de ses carnets retrouvés avec cette mise en garde: réservé
aux insensés. Sur ses carnets, Harry Haller a également recopié
un petit opuscule arrivé en sa possession de façon mystérieuse :
"Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n'est pas
autorisé à lire", à la lecture duquel il s'était reconnu.
Peu communicatif, Harry Haller vit en marginal dans une chambre meublée
et intrigue le neveu de sa logeuse (celui qui éditera plus tard lesdits
carnets): "De façon générale, on avait l'impression que cet
homme venait d'un monde différent." "Un Loup des
steppes égaré chez nous dans les villes où les gens mènent une
existence de troupeau; aucune autre image ne pouvait représenter de
façon plus pertinente l'homme, son isolement farouche, son caractère
sauvage, son anxiété, sa nostalgie d'une patrie perdue." Il y
vit donc, renfermé sur lui-même, à part les rares échanges obligés
avec sa logeuse (excellents d'ailleurs), et le neveu qui, lorsqu'il sera parti une dizaine de
mois plus tard sans donner de nouvelles, trouvera,
lira et éditera ses étranges écrits.
La vie que mène Harry Haller dans cette maison bourgeoise revête un
caractère ambigu. "J'ignore pourquoi, moi, le Loup des steppes
apatride et l'adversaire solitaire du monde des philistins, j'ai
toujours résidé dans de vraies demeures bourgeoises pour lesquelles
j'éprouve un vieux penchant sentimental. (…) Eh oui! J'aime
également le contraste entre mon existence solitaire, froide et
traquée, plongée dans un profond désordre, et ce milieu familial et
bourgeois. (…) Mais j'aime ensuite aussi franchir le seuil de
ma mansarde où tout cela s'évapore; où les mégots de cigarettes et
les bouteilles de vin s'accumulent entre les piles de livres; où tout
est désordonné, froid, laissé à l'abandon; où les ouvrages, les
manuscrits, les fruits de la pensée, sont tous profondément marqués
par la détresse de l'individu solitaire, par la question de savoir ce
que signifie être un homme, par le désir nostalgique de redonner un
sens à une existence humaine devenue absurde."
Absurde, oui. Il critique la vie sociale
petite bourgeoise tout en appréciant le confort qu'elle apporte à son
corps, et se sent cruellement, en la menant, en désaccord avec ses
aspirations de l'esprit. Une situation qui lui est moralement de plus en
plus insupportable.
La première moitié du livre est consacrée à la présentation de
cette dualité qu'il sait en lui, sur laquelle le "Traité sur
Le Loup des steppes" met le doigt, et à son désir de
rejoindre les "Immortels", purs esprits dont parle ce
traité, seul moyen de mettre fin à ses tourments. Pour ce, il s'est
résolu au suicide et erre dans les rues, entre une dernière fois dans
un bar avant de remonter dans sa mansarde mettre à exécution son
triste dessein.
Mais dans ce bar il fait une rencontre.
Et à partir de cette rencontre, sa vie et le livre basculent. Une femme
a su lire les tourments et la néfaste résolution que cache son visage taciturne et défait. Sans
qu'il soit besoin de paroles. Il acceptera de la revoir se sentant avec
elle des affinités. Et cette femme, Hermine, comme une bouée de
sauvetage à laquelle il se raccroche, l'entraînera partout, bars, bals
(elle l'obligera à apprendre à danser), le mêlera au monde. Pour
l'amour d'elle, toujours déchiré par sa dualité, il mènera la vie
sociale et basse qui lui répugnait, qui lui répugne encore. Elle lui
révèlera que non seulement il est double, ce qu'il savait déjà, mais
multiple. Qu'il est tous les êtres à la fois. -
Folie, effets de la drogue
à laquelle il s'adonne? -
Il devinera en Hermine la
part féminine qui est en lui, et son ancienne amitié masculine de
jeunesse: Hermann. Il pénètrera dans le "théâtre magique",
où "tout le monde n'est pas autorisé à entrer" où
les personnages vivants se révèleront n'être que des figurines, (ou
vice versa ?), dont il est le maître du jeu. "Je savais que
j'avais dans ma poche des centaines de milliers de figurines du jeu de
l'existence dont je pressentais la signification avec une profonde
émotion. J'étais disposé à reprendre, à éprouver une nouvelle fois
ses souffrances, à frémir d'horreur devant son absurdité, à
parcourir encore et encore l'enfer que je cachais au fond de moi."
Cela ne ressemble-t-il pas fort au
travail d'écrivain et à la vie d'Hermann Hesse ?
N.B.
En
aparté, on pourrait ajouter que la fin du livre fait étrangement
penser à celle de "Mayapura",
livre fort que Christian
Charrière écrivit et
publia en 1963, lorsque, John, le héros, en un dernier regard
visionnaire voit défiler devant ses yeux tous les personnages, êtres
vivants ou marionnettes ? , rencontrés dans sa vie, ainsi que
lui-même, réduits en torches…
L'on peut également en rapprocher, plus
récemment encore, le personnage de l'Anderer (un peu trop
pommadé mais étranger lui-aussi, dont on ne savait pas non plus d'où
il venait), du "Rapport
de Brodeck" de Philippe
Claudel paru en 2007. L'Anderer,
par sa différence, dérangeait, ne réussît pas à s'intégrer et fut
éliminé sauvagement par une coalition des habitants de la localité
où il s'était installé. Habitants que, dessinateur, il avait croqué
dans des caricatures en outrant leurs défauts méprisables, en montrant
leur bestialité.
Marise
Querlin, l'énigmatique, de Michèle
Larrère
(éd. La Société des Écrivains 2008)
lecture par Marie-Françoise :
Michèle Larrère ne nous donne pas ici
une biographie romancée de Marise
Querlin.
Trop peu d'éléments pour le faire sont connus de la vie privée de la
journaliste écrivain née en 1903 sous le nom d'état civil de
Marie-Louise Quinlin, qui prit un ou plusieurs pseudonymes et dont la
publication des reportages et romans fut en son temps, perçue avec un
goût de souffre. Elle ne nous propose pas non plus une fiction
imaginaire qui en comblerait les lacunes.
Michèle Larrère au contraire, a choisi
d'avancer dans son ouvrage à la façon d'un reporter, - comme son sujet
l'était - ne s'en tenant qu'à ce qui est vérifié. On reconnaît là,
sa formation scientifique, puis de juriste. Pour les zones d'ombre, elle
émet des hypothèses, plausibles, mais qui, dit-elle, restent à
démontrer. Elle fait appel d'ailleurs à tout lecteur qui pourrait
l'éclairer davantage.
Après une courte présentation, en trois
chapitres, dans lesquels elle rend compte de ce qui est avéré de la vie de Marise Querlin,
- qui semble
avoir brouillé à plaisir les pistes sur son ascendance, et sa
descendance s'il y en eut -,
et l'exposition de la légende familiale qui la motiva dans ses
recherches sur elle, Michèle Larrère, qui sous titre son ouvrage par
"entre légende et réalité", étudie méthodiquement
tour à tour chaque œuvre parue, - reportages, romans, recueils de poèmes,
biographies romancées sur Messaline, sur la princesse Mathilde, sur
Chopin… Elle les décrit tant dans leur forme matérielle (qui palie
l'absence d'illustrations que le lecteur regrette), que dans leur teneur
même. Elle les résume d'une manière vivante et précise, les refond
pour ainsi dire en autant de nouvelles, les émaille de ses propres
réflexions... De sorte que le lecteur n'en est jamais lassé, d'autant
que les sujets ne laissent pas indifférents: les filles-mères, les
enfants abandonnés, la drogue, l'alcoolisme, le jeu, l'homosexualité,
etc.
Michèle Larrère a également à cœur
de reproduire les jugements élogieux de nombreux critiques de l'époque
sur les œuvres de cet auteur talentueux qu'était Marise Querlin. Et
sur ce que laissent supposer de sa vie privée, ses préfaciers…
Arrivée au chapitre de conclusion, elle
émet ses dernières réflexions. Note d'étranges coïncidences.
Énonce les questions qui restent en suspend quant à Marise
Querlin, dont elle entrevoit les réponses dans ses œuvres: "Elle
a transformé l'histoire de sa vie en quantité de petites parcelles de
sa propre désespérance, sans doute beaucoup de souffrances
personnelles", et plus loin s'interroge: "Je ne sais si
parler d'elle de la sorte lui aurait plu. Rendre hommage à sa mémoire
en brisant ainsi le miroir? Cette reconnaissance publique, l'aurait-elle
partagée? " Ce qui nous renvoie au propos de B.Traven: "Un
écrivain ne devrait pas avoir d'autre biographie que ses livres."
Puissent les meilleurs de Marise Querlin, grâce à celui de Michèle
Larrère, être réédités!
La
jeune fille à la perle, de
Tracy Chevalier
(éd. Quai Voltaire)
lecture par Marie-Françoise :
On
ne sait pas grand-chose sur la vie de Vermeer de Delft, peintre
hollandais du XVIIème siècle qui jouait avec les effets de
la lumière et de la texture dans ses compositions. Auteur de 45 toiles
seulement en vingt ans, il peignait lentement. Il vendait ses tableaux
à des particuliers, pour beaucoup à Pieter Claesz van Ruijven, riche
percepteur patricien. Artiste indépendant, il s'occupait de la guilde
de Saint Luc dont il fut le doyen. On sait, par les explications de son
épouse, que "pour des raisons financières il perdit la santé
et mourut en l'espace d'un jour et demi" laissant onze enfants
et des dettes. On n'en sait encore moins sur les servantes de la
famille.
Et pourtant, c'est l'une d'elles que Tracy
Chevalier voit dans La jeune fille à la perle, tableau qu’il
peint à l’âge de trente-quatre ans. Le plus beau des deux seuls
qu'il peignit jamais de cette manière. Sans décor, avec pour unique
sujet le personnage: une jeune fille regardant par-dessus son épaule.
Elle est séduisante, aux traits simples, au regard clair et triste.
Elle semble vouloir dire quelque chose. En ce temps-là, on ne montrait
pas ses cheveux, sauf les grandes dames à la coiffure apprêtée et les
femmes de mauvaise vie. Aussi les siens sont-ils cachés. Non par une
coiffe comme en portaient à l'époque les femmes de condition modeste
et les servantes, mais d'un étrange bandeau bleu et jaune tombant sur
son épaule. À son oreille gauche, la seule visible, brille une perle,
comme une larme, aussi grosse que ses yeux lumineux.
On ne sait pas ce que cette jeune fille,
d'apparence simple, fut pour le peintre. Mais on devine qu'elle dut,
pour lui, dévouée, poser de longues heures…
Marcel Proust s'était déjà interrogé
sur ce peintre discret : "Pour Ver Meer de Delft, elle lui
demanda s'il avait souffert par une femme, si c'était une femme qui
l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu'on n'en savait rien, elle
s'était désintéressée de ce peintre." Mais Tracy Chevalier,
elle, imagine.
Avec le peu de connaissance sur lui et
cette interrogation sans doute, elle fait raconter à la jeune servante,
par touches successives, délicates et fraîches, son histoire. Depuis le jour où
elle est entrée, innocente, au service de la famille de ce peintre dont
elle est chargée, entre autres travaux de courses au marché, de
lessives et de garde d'enfants, etc., de faire le ménage de l'atelier
sans déplacer aucun objet…
Le roman émeut, comme le tableau, le
plus fascinant de Vermeer, qu'une fois le livre refermé on ne regarde
plus avec les mêmes yeux. Tracy Chevalier en a fait surgir un vécu,
qui peut-être n'est pas le vrai. Peu importe, on voudrait être encore
à le lire, à subir la magie de ce lent et silencieux apprivoisement,
comme on ne peut détacher les yeux de ceux de cette jeune fille énigmatique
et lumineuse.
Le roi
Cophetua, de Julien Gracq (La Presqu'île, éd. José Corti)
par Adéla :
Une situation étrange que celle où se trouve le narrateur qui se rend
un jour de Toussaint au rendez-vous que son ami Nueil lui a donné dans
son riche pavillon, et attend. Nueil, le maître de maison,
aviateur en
1917, qui ne vient pas. Qui, on le sent, ne viendra plus. Un narrateur
qui continue malgré tout d'attendre une fois la nuit tombée. Un
narrateur plein de désir, qu'il ne sait pas encore?, pour la femme
mystérieuse, servante et/ou maîtresse de Nueil?, qui l'invite à
prolonger son attente, le sert jusqu'à la nuit et le dirige jusqu'à
son lit. Sans un mot. Qui, au matin, soudain, se fige dans son
occupation ménagère de servante à la vaisselle lorsqu'elle entend
crisser le gravier sous les pas du narrateur qui s'éloigne, qui
s'enfuit, pris de panique à son lever, sans même avoir pris son petit
déjeuner, ni avoir pris congé.
Il y a dans cette longue nouvelle de
Gracq, la description d'une gravure de Goya: La mala noche, que le
narrateur se remémore. Et celle du tableau qui se trouve dans le salon
de musique où le narrateur attend Nueil. C'est un tableau inspiré de
Burne-Jones. Il représente en une "annonciation sordide" le
roi Cophetua et la mendiante dont il est amoureux. L'histoire est belle
que celle de ce roi Cophetua, personnage d'une ballade du XVe siècle
traduite par Thomas Percy en 1765, que Shakespeare évoqua dans Roméo
et Juliette, que Burne-Jones mit en peinture en 1884.
Plus loin, Gracq évoque les miniatures
du Moyen Age, le "profil perdu"... car c'est toujours en
profil perdu ou dans l'ombre, on s'éclaire aux bougies, que le
narrateur voit cette femme dont le visage disparaît sous l'épaisse
chevelure qui retombe...
La nouvelle de Gracq nous plonge dans
l'atmosphère délicieuse et inquiétante des peintures d'antan. Celle
des intérieurs nocturnes, avec leurs plans précis éclairés par la
flamme et leurs larges zones d'ombre... Comme ombre et inconnu aussi il
y a dans ce qui guide nos actes…
Mais qui est chez Gracq le roi Cophetua?
Nueil l'absent qui vit avec cette femme servante? Ou le narrateur qui
faillit se faire prendre au piège comme le fut le vrai roi de la
ballade qui épousa la mendiante?
Un
balcon en forêt, de Julien Gracq
(éd. José Corti)
par Marc Petit, dans
"L'équation
de Kolmogoroff"
:
"...atmosphère étrange, un peu irréelle, Un balcon en forêt
situé dans le même secteur des Ardennes, précisément à l'époque de
la "drôle de guerre": une impression de temps suspendu,
presque immobile, comme si plus rien ne devait arriver alors qu'on sent
bien, obscurément, que la catastrophe est imminente, que l'ennemi peut
attaquer à tout instant."
L'homme
sans empreinte, d'Éric Faye
(éd. Stock 2008)
par Marie-Françoise :
D'avoir retrouvé dans Le mystère des trois frontières,
nouvelle d'Éric Faye (parue au Serpent à plumes en 1998), qui se situe
dans une antique forêt au cœur de laquelle le narrateur peu à peu
confond mythe et réalité, le même frisson d'étrangeté qui me
parcourut à la lecture du Visiteur du soir dans la jungle
mexicaine de B. Traven, j'ai voulu lire L'homme sans empreinte,
dont Éric Faye confie en note de fin d'ouvrage que cet auteur fut pour
lui un point d'appui, ou de départ…
N'en aurais-je pas été avertie, que la page 142, évoquant l'épisode
des cochons fouilleurs, et le titre à peine voilé de Visite
nocturne dans la jungle, m'eut mise sur la voie. Cet épisode choisi
par Éric Faye est significatif. La curiosité des contemporains de
Traven ne le laissait pas en paix.
B.Traven, comme B.Osborn dans le livre de Faye, s'attachait à effacer
ses traces, à cacher son histoire personnelle, refusant d'être
reconnu. Lui pour qui "un écrivain ne devrait pas avoir d'autre
biographie que ses livres", -l'œuvre seule devant importer au
lecteur-, refusait d'avoir affaire à la presse, au public, de parler
des détails de son existence, ne cherchait pas la notoriété. Au point
que l'on n'est même pas sûr de l'endroit où il est né, de sa
nationalité. Sous des noms différents, il a tenu à conserver ses
origines obscures, sa carrière orageuse de révolutionnaire, qui l'ont
incité à choisir "l'exil, le silence et la ruse"
comme mode de défense. Pourquoi ?
La vie de B.Traven est donc un mystère. Aussi sur l'auteur du célèbre
Trésor de la Sierra Madre porté au cinéma par John Huston,
circulent des légendes. Éric Faye, qui aime les atmosphères
mystérieuses, à monté son récit L'homme sans empreinte à
partir des matériaux fournis par des chercheurs qui ont esquissé les
contours de la vie de Traven. En brouillant lui aussi les pistes,
modifiant les situations, les noms, de personnes (celui/ceux de Traven
n'est pas cité dans le récit) et de lieux. Son œuvre est, dit-il,
d'imagination, il est allé dans ses propres interrogations sur
l'effacement et l'identité, la fuite et la seconde chance. De sorte que
le mystère persiste. Je veux croire que Traven eut apprécié.
Vies
minuscules, de Pierre Michon (Folio
Gallimard)
par Adéla :
Vies
minuscules se lit lentement, posément. C'est le constat du peu que
sait être l'auteur qui les écrit. Ou du beaucoup si l'on se fie à
l'exergue emprunté à André Suarez : "Par malheur, il croit
que les petites gens sont plus réels que les autres."
L'auteur le sait à travers quelques êtres qu'il fait renaître en
remontant sa lignée familiale. L'on veut croire le livre
autobiographique puisqu'il y cite le nom, sien, de Michon. Une lignée
qui voit la défaillance des branches mâles. Et la sienne.
Ce sont des hommes éclipsés par leurs
épouses. Ou partis sans plus jamais donner de
nouvelles après une dispute. Comme Antoine Peluchet, dont le père
imaginera une vie de réussite en Amérique. Jusqu'à ce que l'on apprenne qu'il échoua au bagne.
"Au cimetière de Saint-Goussaud,
la place d'Antoine est vide, et c'est la dernière: s'il y reposait, je
serais enterré n'importe où; au hasard de ma mort. Il m'a laissé sa
place. Ici, fin de la race, moi le dernier à me souvenir de lui, je
serai gisant: alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront
n'importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint
son père. Ce lieu venteux m'attend. Ce père sera le mien."
Car le géniteur de l'auteur fut lui aussi un grand absent. "Mon père, à
l'entendre, était parvenu à l'ultime degré de l'alcoolisme et,
disait-on, se droguait. Nul n'entendit le rire terrifié qui secoua mon
seul esprit: l'Absent était là, il habitait mon corps défait."
Vies minuscules, c'est aussi celles d'êtres croisés dans l'enfance:
André Dufourneau,
parti en Afrique pour réussir, croit-on, dans une plantation. Et
on ne sut de quoi ni comment il mourut.
. Les frères Bakroot, pensionnaires, des
années de lycée. Opposés en tout, qui ne se réconcilièrent, peut-être, que lorsque l'un d'eux se
pencha sur la
tombe de l'autre.
L'abbé Georges Bandy, brillant dans sa
prestance, ses sermons et auprès des femmes. Décrépit avec l'âge,
n'aidant plus que les fous d'un asile où se retrouve l'auteur :
"Je sombrais; pour des raisons que l'on apprendra, j'accusais
avec grandiloquence le monde entier de m'avoir spolié et parachevais
mon œuvre; je brûlais mes vaisseaux, me noyais dans des flots d'alcool
que j'empoisonnais, y diluant des monceaux de pharmacopées enivrantes;
je mourais; j'étais vivant." Fous dont il semble connaître les
rouages : "Et tous simulent sans doute, si l'on admet que la
folie accomplie, à lier, et sans plus de mots pour se dire, est une
simulation qui a outrepassé son but."
Le père Foucault, vieillard
qui clamait "Je suis illettré". Ce qui bouleversait
l'auteur: "…une joie et une peine capiteuse me
transportèrent, un sentiment infiniment fraternel m'envahit: dans cet
univers de savants et de discoureurs, quelqu'un, comme moi peut-être,
pensait quant à lui ne rien savoir, et voulait en mourir."
L'auteur qui tout au long de son ouvrage, Vies
minuscules, déplore son impossibilité à écrire : "…j'étais
l'analphabète esseulé au pied d'un Olympe où tous les autres, Grands
Auteurs et Lecteur difficile, lisaient et forgeaient en se jouant
d'inégalables pages; et la langue divine était interdite à mon sabir."
mais s'envole dans des pages riches de vocabulaire, de sens, de
références littéraires nettes ou voilées, innombrables: "Nos
rencontres postérieures pourraient être racontées par des douloureux
idiots de Faulkner, de ceux que hantent la perte et le désir de perdre,
puis la théâtralisation de la perte (…)."
Perte des enfants morts, aussi, que
peut-être on envie. Comme sa sœur Madeleine qui ne vécut pas une
année: "Allons, il faudrait bien faire l'ange, un jour, pour
être aimé comme sont les morts."
Car c'est bien de la perte d'êtres
aimés et d'être aimé qu'il s'agit. Que l'on reste ou qu'on
fuie. Parents, amis, êtres rencontrés aux détours de la vie, femmes.
Capacité et intégrité de la personne aussi.
Et l'auteur de conclure les Vies minuscules de ces quelques-uns
qu'il vient de ressusciter sous sa plume: "Qu'un style juste
ait ralenti leur chute, et la mienne peut-être en sera plus lente; que
ma main leur ait donné licence d'épouser dans l'air une forme combien
fugace par ma seule tension suscitée; que me terrassant aient vécu,
plus haut et clair que nous ne vivons, ceux qui furent à peine et
redeviennent si peu. Et que peut-être ils soient apparus, étonnamment.
Rien ne m'entiche comme le miracle."
Miracle de l'écriture…
de Pierre Michon, et du lecteur touché. C'est toute la grandeur de
notre insignifiance.
Parlez-moi
du feu, de Cathie Barreau
(éd. Atelier
du Bief
2008)
Thierry F. :
Grand merci pour "Parlez-moi du feu", d'une écriture sobre
et sensible: il y a le feu dont parle Cathie Barreau et celui dont
elle ne parle pas mais que l'on devine.
Anne L. :
J'aime la délicatesse de l'histoire et
la justesse de l'écriture.
Les
Égarés, de Marise Querlin
(éd. Fasquelle)
lecture par Marie :
Dans l'immédiat après guerre, Béryl Davidson, à l'instar des filles
de familles bourgeoises aisées, a bénéficié d'une bonne éducation.
Mais, elle est fille naturelle d'un Pierre de Montarassin qui ne l'a
jamais reconnue. De sa mère, Béryl se sent délaissée; à sa mère, elle s'oppose parfois violemment. Élevée en
pension grâce aux "relations" de sa mère, elle
fera de la peinture, deviendra journaliste, fréquentera les milieux
artistiques, mondains et politiques.
Sont-ce ses années passées au
pensionnat, ses lectures, son éducation religieuse qui lui ont mis en
tête cette idée de l'amour absolu corps et âme, divin, qu'elle
recherche dans l'humain?: "Peut-être que Dieu, c'est l'ordre,
qu'à travers le désordre total de ma naissance, de mon angoisse, de
mes défaites, de mes scandales, de mes rêves, je n'ai cessé de suivre
un chemin vers le mal, alors que j'aspirais à ce chemin qui vous
projette vers Dieu."
Femme indépendante, après plusieurs
amants et avoir mis au monde un fils, Éric, enfant naturel comme elle, qu'elle ne saura élever,
qu'elle aimera trop, à qui elle passera tout et qui tournera mal, elle finira par
épouser un musicien, compositeur de renom, Philippe d'Holmès: "Pendant
douze ans, j'ai laissé croire que j'étais une femme heureuse,
confortablement installée dans le mariage. Ce n'était pas vrai."
Car Béryl, qui s'illusionne d'un regard,
attendait autre chose et tombera amoureuse folle de Michel Bermond,
politicien d'un autre bord que celui du journal d'extrême droite pour
lequel elle travaille et que son patron voudrait gagner à sa cause:
"...alors que je m'étais si lâchement éloignée de toute
spiritualité, il m'a semblé que Michel Bermond était celui que
j'avais cherché toujours dans la vie, au-delà de la vie, au-delà de
la mort, en moi, dans tous les autres, dans le souvenir d'un visage
penché sur ma fièvre d'enfant, sur la tombe d'un inconnu."
"Et lui que je n'avais alors encore jamais vu, l'instant d'après
m'est apparu comme l'être que j'avais attendu depuis toujours, depuis
mon enfance ulcérée, depuis l'étincelle de l'âme ! Comme un être
dont le rayonnement de lumière venait du même point de l'infini que ma
propre lumière."
Mais, Michel, s'il lui dit qu'il l'aime
éperdument, est marié, doté d'une maîtresse qu'il ne peut et ne veut
abandonner. Il est souvent en déplacement, voit Béryl de plus en plus
rarement, joue avec elle au chat et à la souris, refuse que leurs deux corps se joignent.
Elle deviendra
incapable de se dominer, ira parfois jusqu'à le haïr: "L'éloignement
et la séparation, en abolissant toute occasion de nous heurter, par
l'agressivité des mots, me donnaient l'illusion d'un rapprochement et
laissaient à nouveau le rêve s'échapper du réel et déborder sur
l'avenir."
Le lecteur ne peut s'empêcher se penser à la
cruauté de Sollal, héros de Belle du Seigneur d'Albert Cohen
dont Marise Querlin fut contemporaine et dont l'œuvre, déjà en
gestation, ne parut que dix-huit ans après Les Égarés.
Toute une conception de l'amour…
" - Un
jour nous partirons en voyage ensemble. Très loin, pour tout oublier.
-
Il suffisait qu'il me fasse une telle promesse pour que je sois ivre de
joie, jusqu'au moment où ne pouvant plus vivre dans l'attente de le
revoir, hypnotisée par l'appareil téléphonique qui une seconde, me
donnerait l'apaisement, je l'appelais, incapable de refuser ce besoin qui
déferlait en moi comme pour un alcoolique, celui de boire."
Or, Michel Bermond sera assassiné et
Béryl accusée, emprisonnée.
L'ouvrage de Marise Querlin, journaliste
comme son héroïne dans la vie, est la longue lettre au juge dans laquelle
Béryl d'Holmès, l'accusée, analyse ses pensées, le pourquoi de ses
actes depuis l'enfance, tout ce qui l'a conduite à se retrouver,
étonnée, à côté du cadavre de Michel Bermond, tué d'une balle de
revolver, alors qu'elle dit n'avoir pas tiré, même si elle se
sent coupable. Tout ce qui l'a égarée, elle et son fils devenu fou,
mais aussi Philippe son époux qui s'est laissé mourir.
Bref, c'est un roman psychologique dont
l'action se déroule dans les milieux aisés et politiques sous fond de
campagne électorale. Bien mené, bien écrit, dans une langue,
datée parfois par l'emploi d'un subjonctif passé dont nous n'avons
plus l'habitude, ce récit introspectif retient notre attention durant
plus de trois cents pages.
Je
suis vivant et vous êtes morts Philip K. Dick 1928-1982, d'
Emmanuel Carrère
(Point Seuil)
lecture par Julie :
La
quatrième de couverture dit ceci : "Une question l'obsédait,
qui fit de sa vie chaotique une étrange odyssée spirituelle :
qu'est-ce qui est réel ? Qu'est-ce qui nous prouve, par exemple, que
nous sommes vivants ? Dans la Californie des années 1970, ces doutes
vertigineux devaient rencontrer la drogue. Le créateur d'Ubick
et de Blade Runner passa pour un gourou de la contre-culture,
avant de connaître une expérience mystique, en 1974.
Romancier-enquêteur, Emmanuel Carrère a plongé dans le cerveau de ce
visionnaire qui déclarait n'avoir jamais écrit d'œuvres
d'imagination, mais de simples rapports."
C'est bien cela et l'on sort de ce livre époustouflant d'Emmanuel
Carrère, quelque peu ébranlé d'apprendre que les œuvres qu'on avait
lu de Philip K. Dick aient tant collé à sa vie, aux tempêtes de
parano, de schizophrène, de drogué, de mystique qu'il était. Et l'on
frissonne lorsque l'on sait que les visions d'auteurs de science-fiction
se réalisent tôt au tard, sont réelles d'une certaine façon. Même
s'il put écrire : "Un écrivain de science-fiction n'a pas le
droit de se mettre à croire à ce qu'il raconte ; sinon, imaginez la
confusion".
L'éternité
n'est pas de trop, de François
Cheng (Le
livre de poche)
lecture
par Marie :
L'éternité
n'est pas de trop, conte l'histoire d'une passion vécue par deux
êtres à la fois ordinaires et peu communs, en Chine, au XVIIè
siècle, au temps où la dynastie Ming commence à battre de l'aile, où
arrivent les premiers missionnaires Jésuites.
C'est la présence intense dans l'absence
et dans l'éloignement de deux êtres qui s'aiment… et vivent dans
l'imagination. "Peut-être aux yeux des autres, est-ce de
l'illusion? Pour ceux qui le vivent, le vrai de la vie s'y vérifie,
l'accomplissement du désir ne réside-t-il pas dans le désir même?"
François Cheng dit la raconter en
se remémorant un livre chinois ancien rapporté par un vieux sinologue:
Récit de l'homme de la montagne. Il l'aurait lu lors d'un
séjour au Royaumont et n'ayant pu l'y retrouver par la suite, a voulu
en réécrire l'histoire.
Celle de Dao-sheng, médecin divinateur
itinérant venu d'un monastère de haute montagne, et de Dame Ying, que
celui-ci avait osé regarder et avec qui il avait échangé des sourires
alors qu'il n'était qu'un tout jeune musicien, et elle une toute jeune
fille pas encore mariée, mais déjà promise par sa famille. Le récit
original reprendrait les dires d'un personnage qui aurait joué un rôle
dans leur histoire.
Y sont mêlées des considérations sur
le contexte de l'époque, le taoïsme, le bouddhisme, l'arrivée des
Jésuites en Chine, avec leurs conceptions de l'amour, du Ciel, de la
vie éternelle, et si parfois ces considérations semblent un peu
longues au lecteur, elles sont nécessaires, et la fin du récit, où se
mêle le "je" de Dao-sheng aimant et l'impersonnel du
narrateur, est poignante .
Les
Rendez-vous de Toussaint, d'Yves
Couturier
(éd. Gunten 2007)
lecture par Marie-Françoise :
De Toussaint en Toussaint Rémi avance dans la vie. Petit garçon de
neuf ans, adolescent puis homme. Chaque année c'est la visite
incontournable au cimetière des cousins, cousines, soeurs, oncles et tantes, mère, et
grands-parents qui l'élèvent. On se recueille devant la
grande tombe familiale où son père, mort à cause de la dernière
guerre, -"repris
par le Bon Dieu",
dit la grand-mère-, repose auprès des siens. On place les pots de
chrysanthèmes sur chacun des défunts.
En même temps que Rémi grandit, ses
proches vieillissent. Rejoignent la tombe.
Les Rendez-vous de Toussaint, c'est
l'incompréhension de l'enfant face à la mort. Le rejet de Dieu qui la
permet.
Mais c'est aussi, lumineux, le
rendez-vous de Rémi avec l'amour, avec Mathilde. Même si la vie les
sépare. Ils se retrouveront. Même si le fini, tragique, que nous annonce la quatrième
de couverture, est tout teinté de rouge.
Les Rendez-vous de Toussaint, se lisent
lentement, en savourant le style d'Yves Couturier: des phrases simples,
le plus souvent musicales, teintées d'un humour parfois sarcastique. Elles évoquent les pensées de
Rémi avec ses mots d'enfant, d'adolescent, font un constat des êtres et de
leur vie chaque
Toussaint qui passe.
"Le vent du nord papote avec quelques
vieux corbeaux noirs. La Toussaint d'hier a battu son record de
chrysanthèmes. Les morts rêvent de toutes les couleurs. Le Bon Dieu a
fait salle comble. Les hosties étaient à point. Le vin de messe d'un
cru exceptionnel. Maintenant, au fond des mouchoirs, les larmes dorment
mêlées à la morve."
Les Rendez-vous de
Toussaint, c'est enfin, un roman émouvant,
de ceux que l'on n'oubliera pas, chaque Toussaint qui passe.
La
petite fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel (Livre
de poche 2007)
par Marie-Françoise :
C'est
une histoire d'amitié. Poignante et belle, entre Monsieur Linh, vieil
homme réfugié de l'Asie, solitaire, déraciné, qui a perdu sa famille
et son pays à cause de la guerre, et Monsieur Bark, gros homme du pays
d'accueil, rencontré sur un banc, malheureux parce qu'il vient de
perdre son épouse. Une amitié toute simple, vraie, profonde, toute
d'émotions, née entre ces deux hommes qui, sans parler la même
langue, se comprennent, sont heureux d'être ensemble dans la
musique des mots ou le simple silence, à cause de la souffrance, du
bonheur d'une présence, des attentions à l'autre. Une
amitié intense, des états et des événements de vie comme on n'en vit
qu'en rêve, ou si l'on a perdu la raison à cause de la réalité trop
dure à supporter.