Le Café Littéraire luxovien /  Des lectures (4)


 

Le Message, d'Andrée Chedid
lecture par Marie :

      C'est un récit où l'on retrouve les thèmes qu'a à cœur Andrée Chedid : l'absurde guerre et son sombre cortège de violences. L'amour nourri de disputes et de réconciliations.

      Dès le début on en connaît l'issue, car la balle d'un franc-tireur que reçoit Marie est fatale. Marie partait rejoindre Steph pour une définitive réconciliation. Les lieux et l'époque ne sont pas précisés, cela pourrait se passer n'importe où. Ce récit, Andrée Chedid l'a imaginé à partir d'une photo de presse.

      Pris dès le début par la blessure dans le dos de Marie qui part rejoindre Steph, et l'écriture très maîtrisée, sobre et rapide de l'auteur, le lecteur lit de bout en bout sans prendre haleine, dans la tension qui s'accélère au fur et à mesure que s'accélère l'urgence. Car urgence il y a, de secourir Marie, de la voir réunie à Steph, qu'elle attend pour mourir.

      Saura-t-il qu'elle venait le rejoindre? Pourra-t-elle mourir, apaisée, entre ses bras?

      Un livre qu'on lit en voulant pouvoir courir plus vite que Marie pour rejoindre Steph. Plus vite que la vieille Anya qui part lui transmettre le message, "Je venais, je t'aime.", de Marie mortellement blessée. Plus vite que Gorgio qui, l'arme en bandoulière, cherche une ambulance. Plus vite enfin que Steph vers une Marie agonisante. Une Marie qui pense à son vécu, à tout vécu : "Comment peut-on se prendre au sérieux quand l'existence est si éphémère et qu'elle ne cesse de courir vers sa fin?"

      Si le roman pessimiste a une fin tragique, l'optimisme n'en est pas exclu. Le franc-tireur, Giorgo, a pour la jeune femme à secourir un revirement inexpliqué, "Vivre est gloire!" pense-t-il en courant, se souvenant de la phrase de Rilke sur son lit de mort. Le très vieux couple, Anton le médecin et sa femme Anya, qui aide Marie, est la réplique de ce qu'ils seraient devenus après bien des années, avec le même amour, si fort, que pas même la mort ne pourra les séparer.

 

 

 

Le Quartier Mieg dans Luxeuil-les-Bains, de Michèle Larrère
lecture par Marie-Françoise

      On pourrait craindre que la lecture de ce petit livre que Michèle Larrère annonce modestement dans sa préface être sans dimension historique et qui traite d'un quartier spécifique de la ville de Luxeuil, ne soit pas d'un bien grand intérêt pour quelqu'un dont les origines sont extérieures à cette ville, pour quelqu'un qui n'en connaît pas la topologie, qui n'est pas lié avec les habitants actuels de ces anciennes "cités", encore moins avec les anciens résidents.
      Dès les premières pages le lecteur est détrompé parce qu'il se rend compte que de tout temps il a connu ce nom de Mieg, (partie du célèbre sigle DMC : Dollfus-Mieg-Koechlin devenu Dollfus-Mieg et Cie) dont l'alsacien Charles Mieg implanta un tissage à Luxeuil dès 1875. C'est l'histoire et l'essor de ce tissage et des cités construites pour ses ouvriers par un patron paternaliste que Michèle Larrère nous conte. La vie qu'on y menait au quotidien, familiale et chaleureuse, puis les années noires et la crise du textile, le déclin et les diverses affectations jusqu'aux jours d'aujourd'hui. Et puis il faut le dire la présentation de Michèle Larrère accompagnée de documents photographiques est loin d'être ennuyeuse, son style est agréable et vivant, qui atteint son but de faire revivre ce quartier et ses habitants d'autrefois.
      Mais ce petit livre qui ne paye pas de mine, va au-delà, car Michèle Larrère y aborde un sujet qui retient l'attention de chacun parce partout l'histoire se ressemble, des usines qui prennent essor, périclitent, ferment à cause de la crise, des ouvriers qui doivent se reconvertir… Un sujet qui sous des apparences quelque peu personnelles, puisque l'auteur est née dans ce quartier d'un père encolleur à la filature, atteint donc à l'universel. Et si l'on s'attarde à regarder en dernière partie de l'ouvrage une galerie de portraits des personnes des anciennes familles de ces cités, c'est moins pour y reconnaître les gens, dont l'auteur petite fille, que pour se replonger dans un temps qui fut le nôtre, autrement, ailleurs, autrefois, ou, pour les plus jeunes, par curiosité de ce que fut la vie avant, tant les portraits des plus anciens, avec le temps, d'une famille à l'autre, se ressemblent. On regrette seulement qu'une plus grande attention n'ait pas été portée à la reproduction de ces photos, peut-être issues de clichés en trop mauvais état, qui témoignent de ceux qui ont vécu dans ce quartier en tant qu'individus avec leurs particularités, et rendent ce quartier moins anonyme.

 

 

 

Europa, de Romain Gary
lecture par Marie

      Europa, de Romain Gary, publié en 1972, est une histoire assez singulière, dans laquelle le lecteur, de prime abord, a du mal à entrer. Parce qu'on y perd tout repère temporel, qu'on a l'impression, souvent, de relire une situation déjà vécue par le, ou les personnages. Et puis on s'aperçoit que le, ou les personnages imaginent, rêvent à l'avance ce qui va se passer, le vivent, le revivent, de multiples façons, sous divers points de vue, le leur, celui des autres, et à divers moments. 
      Le ou les personnages, parce que, en effet, ceux-ci, malades,
déprimés ou schizophrènes , ne savent plus eux-mêmes, sauf à de rares moments de lucidité, croient-ils, croit-on , ce qui est réel et ce qui est rêve, ce qui est  réel et ce qui est hallucination, s'il est le rêve de l'autre ou si l'autre est son rêve, qui en fin de compte mène le jeu?, les déplaçant à sa guise comme des pièces sur le grand échiquier de la vie, de l'Histoire.
      Car s'il y a une histoire d'amour entre Danthès, ambassadeur de France à Rome au moment où l'auteur écrit et imagine son roman et Erika
dont il finit par ne plus savoir à certains moments si elle est la fille de Malvina von Leyden, où si elle est elle-même cette Malvina,  magicienne, voyante qui se dit "conseillère d'avenir" et prétend avoir traversé plusieurs siècles, vécut à celui des Lumières, connut les Médicis, Louis II de Bavière, Nostradamus, Leibniz, Choderlos de Laclos… Malvina, à présent très vieille et infirme, que Danthès a connue et aimée lorsqu'il n'était encore qu'attaché d'Ambassade, Malvina qu'il a laissé tomber pour suivre sa Carrière, Malvina qui se venge à travers Erika , il y est aussi question de la grande Histoire, celle de l'Europe, et surtout de l'idée de l'Europe que l'on se faisait au XVIIIe siècle, celui des Lumières, la seule vraie Europe pour Danthès, inconsolable de sa disparition et de son avilissement. Une Europe féminine qui donne son titre à l'ouvrage et ne se différencie plus trop d'Erika, de Malvina, à la fin du roman lorsque Danthès, lorsque le Maître du jeu, lorsque Romain Gary peut-être est tenté de penser le lecteur , semble en proie à des personnages qu'il ne sait plus comment inventer, dans cet ouvrage, cette œuvre d'art qu'il ne sait plus finir sans délirer... "Danthès poussait le psychiatre avec violence, car il le savait complice du complot qui se tramait contre lui et le soupçonnait même d'être l'un des instruments d'une machination cosmique où tout, depuis la création du monde, ne visait qu'à la destruction d'un seul homme."
      Le lecteur frissonne en lisant ces lignes, car n'est-ce pas une vision juste, en somme ?
      Ce roman, c'est tout Romain Gary, qui connaît la dépression, qui menait une vie multiple, qui s'est dédoublé avec grand art, sous le nom, notamment d'Émile Ajar, ce qu'on n'a su qu'après son suicide en 1980, huit ans après la parution d'Europa, quatre ans après celle de Pseudo, dans lequel il écrivait : "Cette nuit-là, j'ai eu de nouvelles hallucinations ; je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C'était intolérable. J'ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympas, quand il hallucine. Moi, je vois la réalité." Europa c'est cela.

 

 

 

Le désert des Tartares, de Dino Buzzati
lecture par Marie

      C'est passer toute sa vie à espérer, à guetter, quelque chose qui ne vient pas. Et pour ce quelque chose, qui serait pour l'officier qu'est Giovanni Drogo dans ce roman se distinguer par des faits militaires en défendant la Forteresse située face au désert aux confins du pays ―, sacrifier toute sa vie. Renoncer à sa ville, à la maison dans laquelle il a grandi, à ses amis, aux plaisirs, au monde des affaires, à une possible épouse, à fonder une famille...
      Tout cela parce qu'il /on attend que cela vienne tout seul, sans avoir le courage de faire changer les choses par soi-même, de prendre une décision aux moments opportuns, parce qu'il /on s'englue dans la vie monotone et terne des jours qui passent les uns après les autres, de plus en plus rapidement, une vie dont il /on s'accoutume, même si elle ne satisfait pas.
      Une vie pour rien. De l'instant où l'on est nouveau-né béat et quiet dans le sommeil de son berceau, à la vieillesse, la maladie, l'impuissance, la douleur amère d'un destin inaccompli.
      Et puis in extremis, s'illusionner encore peut-être?, savoir mourir en souriant, glorieusement seul, face à ce qui se révèle avoir été finalement l'ennemi, l'unique, tant attendu de toute une vie : la mort.
      Une fin poignante, après une vie vaine, comme le sont au bout du compte (peut-être?) toutes les vies. Mais un dernier instant serein, heureux et courageux que l'on ne peut s'empêcher de souhaiter à tout ceux qui vieillissent seuls, exclus et douloureux.

 

 

La Fanée, de Thomas Sandoz (éditions G d'encre 2008)
lecture par Marie-Françoise

      "Dans ces contrées on résiste par le foin où la micromécanique, on se nourrit de saisons ou de millisecondes, les jalousies sont aigres et les ouvriers traités de lâches." 
      La Fanée, c'est qua
tre-vingt neuf paragraphes  qui s'égrènent, ou plutôt frappent, intenses, cadençant implacablement comme au pas d'une trotteuse de montre, de la saison d'été à la neige proche de la Nativité, les ravages progressifs que s'inflige ou se laisse infliger "parce que c'est plus simple" ou que "même mal lui au moins réagit" , une adolescente face à l'indifférence de son père, bloqué après le départ de la mère.
      Quatre-vingt neuf paragraphes sans dialogues, parce que ni l'un ni l'autre ne savent trouver les mots, parce que "Les territoires sont si scrupuleusement clôturés que les fils barbelés retiennent bovidés et sentiments."
      Le père, d'origine étrangère,  infirme, essaye de taire sa pauvreté dans un appartement propret, se brûle les yeux dans une usine de galvanoplastie, vit replié sur lui-même. L'adolescente est mal vue par les gens du pays, son comportement la fait renvoyer du collège, elle a du mal à trouver du travail à cause de sa tenue négligée. 
      Un désespoir, un mésespoir suinte tout au long de ces lignes écrites en une prose belle, sobre et poétique qui dit ce "cul du monde" où "le ciel est fatalement bleu", où "les géraniums dégoulinent aux fenêtres", où "les paillassons dissimulent des caillots de boue sèche", où "Il n'y a plus de traces de la mère" où "Même les jouets qui rappelaient le passé ont été débarrassés" par le père, où "Elle (l'adolescente) est le dernier témoin, le souvenir de trop", où "elle ne reconnaît plus sa vie, cette vie fanée depuis longtemps déjà", où elle ressent ne pas avoir plus d'importance qu'un rebut. 
      "Le bus scolaire suit le même itinéraire que le camion des ordures ménagères.", faisait constater l'auteur dès l'exergue du rabat de couverture de ce livre dans lequel, elle, pas plus que ceux qui la croisent d'ailleurs, ni les lieux n'ont de nom.

par Adéla :

      Lorsqu'on tient le livre pour la première fois en main, on est frappé par sa présentation soignée. Belle couverture à rabats. Papier beige d'un fort grammage, présentation aérée du texte en paragraphes de taille à peu près égale, équilibrés par de nombreuses illustrations couleur de Catherine Louis. On sent le travail d'équipe entre l'auteur, l'illustrateur et l'éditeur/imprimeur du Locle. On sait d'emblée qu'on lira lentement, qu'on savourera, même et peut-être aussi parce qu'on sait par la quatrième de couverture que le thème en est grave, de cette adolescente qui s'enferre "dans les gravats d'une existence qu'elle ne comprend plus".

Lire des extraits

 

 

Étrennes de Russie, de Christelle Ravey
lecture par Marie-Françoise

      Quête inconsciente des origines, souci d'une promesse à tenir la vie durant , ce roman de Christelle Ravey mêle à nouveau toutes les générations. Il résout la grande énigme de l'enfance de Sidonie, revenue vivre le temps de sa vieillesse dans la maison familiale de Vendée, à La Tranche-sur-mer, où, fillette, elle passait ses vacances. Ce, parce qu'à la fenêtre de la maison d'en face l'intriguait autrefois une dame étrange et triste au comportement bizarre, obéissant à son mari qu'elle semblait aimer et qui semblait l'aimer mais qui lui évitait soigneusement toute rencontre avec le monde. Pourquoi? Une dame, qui, un beau jour de retour en vacances, soudain, ne fut plus là. Pourquoi? 
      Ici les sonorités sont russes et la langue poétique, l'histoire de Sidonie et de Günther, ancien soldat allemand rescapé des neiges russes qui apportera la clé de l'énigme, prenante, poignante et très fraîche à la fois.

 

 

Pierre et Jean, de Guy de Maupassant
lecture par Marie-Françoise

      C'est une histoire toute simple, écrite dans le bon style de Maupassant et qu'on lit de bout en bout avec l'intérêt que suscite toujours cet auteur. C'est l'histoire de deux frères. Pierre l'aîné et Jean de cinq années plus jeune. Ils qui viennent de terminer leurs études. L'un de médecine, l'autre de droit. Au moment où ils vont s'installer dans la vie, tombe, brisant l'équilibre familial, l'héritage d'un ancien ami intime de la famille qui fait de Jean son légataire universel. D'où les soupçons de Pierre quant à la naissance de Jean qui lui ressemble si peu physiquement et moralement. Le père est un balourd naïf qui ne rendait pas sa femme heureuse. Ce qui explique la conduite de la mère. Conduite que Pierre n'admet pas. Personne jusque là n'avait rien soupçonné. Personne ne s'étonne non plus que cet héritage qui les réjouit, soit ciblé. Étonnamment, ce n'est pas le fils qu'on croît qui devra s'éloigner...  On trouve dans ce roman de belles pages sur la mer. La lente montée de la crise de jalousie de Pierre. Les problèmes d'argent, d'héritage, de légitimité, enfin de respectabilité et de culpabilité de la mère que pourtant les deux fils  aiment pareillement.

 

 

Le tapisseau byzantin, de Christelle Ravey (éd. de la Boucle)
lecture par Odile Duchanois:

      Un étrange puzzle généalogique, déroutant au départ: on passe d'une époque à l'autre sans chronologie, les tableaux se succèdent. Le fil d'Ariane qui les relie: ce bizarre tapisseau byzantin qui dérange, perturbe, mais suscite l'intérêt et qui conduira aux retrouvailles de plusieurs familles dont les destins se sont croisés en France depuis la fuite des Grecs de Constantinople en 1922, à la suite des massacres de l'armée ottomane.
      Cette quête de la mystérieuse tisseuse du tapisseau mènera les protagonistes de Marseille aux rives du Bosphore, puis en Crête où s'était réfugiée Cassiopée (la tisseuse).
      L'auteur nous tient en haleine jusqu'à la fin, en nous incitant à reconstituer ce puzzle si déconcertant de prime abord, mais finalement plein d'intérêt et d'originalité.

 

 

Mon chemin, de Michel Brouillard
lecture par Odile D.

      Si le lecteur souhaite trouver un guide du Routard à l'usage du pèlerin de Compostelle, il fait fausse route: en effet, le titre "Mon chemin" remet immédiatement les pendules à l'heure, c'est avant tout l'expérience personnelle de l'auteur.
      Un auteur auquel il aura fallu soit une dose de masochisme, soit une motivation hors du commun pour terminer son pèlerinage. Il endure la souffrance physique, l'inconfort, la promiscuité des dortoirs et réussit à transcender ses souffrances pour en retirer un bonheur quasi parfait. A son retour, il semble avoir atteint une autre dimension et éprouver des difficultés à retrouver le quotidien.
      Alors, fierté de prouver que l'âge de la retraite ne signifie pas "mise hors circuit", fierté de dépasser ses propres limites, fierté d'avoir obtenu sa "Compostella", d'avoir pu vivre une vie ramenée à l'essentiel, expérience spirituelle, peut-être est-ce un peu tout cela qui l'a motivé?
      Peut-être l'auteur est-il arrivé "en lui-même" conformément au précepte: "Ne te presse pas! là où tu dois arriver, c'est en toi-même".

 

Orlando, de Virginia Woolf
lecture par Marie

      Paru en 1928, Orlando, est, selon les propres termes de Virginia Woolf dans son Journal le 5 octobre 1927: "Une biographie commençant vers 1500 et qui se poursuivra jusqu'à notre époque ; intitulée Orlando : Vita ; mais avec un changement de sexe en cours de route"
      Ce, parce que Vita Sackville West est une jeune femme qu'elle aime et avec laquelle elle aime être, une jeune femme qui "est ce que je n'ai jamais été: une vraie femme. Et puis une certaine sensualité se dégage de sa personne" notait Virginia dans ce même Journal en date du 25 décembre 1925.
      Orlando sera donc tour à tour homme puis femme, à l'image de Vita, de Virginia… et sa "biographie", selon ce qu'elle se proposait dans son Journal du 18 mars 1928 véritablement "de bout en bout qu'une farce… une récréation d'écrivain".
      Il est vrai que ce long récit est hors du commun, puisque le personnage Orlando traverse les siècles et les pays (Angleterre, Perse, Italie) dans de multiples aventures "avec la maladie de lire, empirée avec celle d'écrire", pour à la fin rejoindre l'instant présent, celui où  sa (ou son?) biographe écrit. Une biographe qui n'a cessé de mettre son grain de sel au long des pages, pimentant le récit avec humour, discrètement d'abord, puis de plus en plus amplement pour en arriver à prendre presque toute la place à la fin de l'ouvrage. Comme si Orlando avait fusionné avec elle. Était devenu la Virginia écrivant qui peine à achever son œuvre. Et comment le pouvait-elle puisque son personnage a atteint l'instant présent, celui même où elle l'écrit, en même temps que la célébrité au seuil de l'âge mûr. Et que d'elle, dans le même temps, semble s'être détachée Vita pour qui elle écrivait.
      Et si le lecteur a l'illusion que Virginia, Orlando et sa biographe sont soudain fondus en un unique personnage, quelque temps auparavant dans son récit, la soit disant biographe évoquait les multiples moi de tout un chacun: "Les moi dont nous sommes faits, empilés les uns sur les autres comme les assiettes sur la main d'un serveur, ont des attachements qui les éloignent de nous, des inclinations, des petites obligations et des droits qui leur sont propres
appelez comme vous voulez (et souvent ça n'a pas de nom) , si bien qu'un moi n'accepte de venir que s'il pleut, un autre s'il y a des rideaux verts dans la pièce, un autre en l'absence de Mrs Jones, un autre si vous pouvez lui assurer un verre de vin, etc. ; tout un chacun peut multiplier, par expérience personnelle, les divers accords passés avec lui par ses divers moi; et certains sont par trop ridicules et insensés pour être mentionnés noir sur blanc." Orlando homme, Orlando femme. Virginia. L'écrivain. Le biographe narrateur. Toute la complexité de Virginia…
      Il n'empêche, cette manière d'avancer dans le récit, par biographe interposée, permet à Virginia de donner libre court à ses jugements virulents sur tous les aspects de l'ère victorienne: sociaux, moraux, littéraires, artistiques, et même météorologiques… dans des pages souvent emplies d'humour que le lecteur savoure, attend.
      Témoin ce long extrait: "Or il est clair qu'il n'y a que deux moyens de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne : l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo ; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie
car le temps commence à manquer nous engage à choisir la seconde; en avant, donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort mal avisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitations à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et d'autres sujets tout aussi engageants) que la littérature à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assistait à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait devenir bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre."

 

 

La chambre de Jacob, de Virginia Woolf (éd. Le Livre de Poche, collection La Pochothèque; dans la traduction de Magali Merle)

       Une écriture et une construction déroutantes pour le lecteur qui ne voit pas très bien ou Virginia Woolf veut le mener. Un livre qui, somme toute, pense-t-on arrivé enfin en fin d'ouvrage, pourrait se résumer par cette phrase glissée par l'auteur elle-même dans son roman: "illustrations grossières, images d'un livre dont nous tournons sans cesse et retournons les pages comme si nous devions enfin trouver ce que nous cherchons. Chaque visage, chaque boutique, chambre, fenêtre de chambre, débit de boisson, square obscur, forment dans la fièvre un kaléidoscope en quête de quoi? Même chose pour les livres! Que cherchons-nous à travers des millions de pages? L'espoir au cœur, nous continuons à tourner les pages? ah, voici, la chambre de Jacob."

       Ce roman est en effet une succession d'instantanés dans lesquels tout est livré en vrac. Sont relatés tous les détails qui tombent sous l'œil, comme si tous avaient la même importance, sans que ce qui soit utile au récit soit dissocié de l'anodin. Sans focalisation. Les dialogues, quand il y en a, sont décousus, coupés par des distractions de pensées ou les occupations et le spectacle environnant les/des uns et les/des autres, et ils sont nombreux. Virginia Woolf, sans cesse, coupe son récit comme on coupe la parole. 
       Un récit kaléidoscope, oui, qui met en écriture tous les flux de pensée qui passent par la tête des nombreux personnages.
       Il présente tout de même au fur et à mesure, parmi d'autres, les facettes de Jacob Flanders. Car c'est lui le héros que, théoriquement, l'on suit. Enfant tout d'abord, avec sa mère et ses frères au bord de la mer, où, jouant sur les rochers avec son petit seau à la recherche de crabes il découvre un couple d'amoureux allongés sur le sable. Étudiant dans les villes. Amoureux de Clara qui sert le thé à des dames d'une rigidité victorienne. À qui il n'ose donc se déclarer. Alors il a d'autres aventures avec Florinda, Fanny, Sandra...
       À propos de Fanny qui pose pour des peintres on peut lire le portrait, (presque de Virginia ?): "Elle n'était pas belle, dans sa pose guindée; la lèvre inférieure, trop saillante; le nez, trop grand; les yeux, trop rapprochés. Fille mince, les joues écarlates, les cheveux noirs, boudeuse dans l'instant, ou raidie à force de maintenir la pose."
       Il fréquente des peintres, étudie les classiques, effectue un voyage enchanteur en Grèce, écrit. Des lettres à sa mère aussi, dans lesquelles il ne lui confie pas ce qui l'intéresserait, elle: ses relations avec les femmes. Il mène sa vie de jeune homme, sans problèmes financiers, insouciante, dérisoire quoi.
       Dérisoire pour lui mais aussi pour les autres. Comme pour cette Mrs Jarvis qui fréquente sa mère et papote: "«Je ne m'apitoie jamais sur les morts» dit Mrs Jarvis, rajustant le coussin dans son dos et croisant les mains derrière sa tête. Betty Flanders n'entendit pas; ses ciseaux faisaient un de ces bruits sur la table.
«Ils reposent», dit Mrs Jarvis. «Et nous, nous passons nos journées à des futilités ridicules sans même savoir pourquoi.»
"
       Puis on devine que, précipitamment pour ceux qui menaient cette vie nonchalante, des désordres amènent la guerre. Lorsque arrive le titre du chapitre qui clôt le livre, on se dit : «ah! voici enfin la chambre de Jacob». Elle est vide, ou du moins celui-ci  n'y est plus, tout y est également désordre. Jacob est parti comme s'il croyait qu'il allait revenir. Ses fils sont en train de se battre pour son pays, pensait Mrs Flanders, sa mère, dans les dernières phrases du chapitre précédent, lorsque, à moitié endormie, elle croyait entendre les canons dans le bruit de la mer...

       Ironie de l'auteur de ce livre de 157 pages qui se lisent lentement, où l'on est souvent tenté de survoler des passages, ou l'essentiel se révèle par sa fin, on lit ceci: "J'aime les livres dont toute la valeur se ramasse en une page ou deux. J'aime les phrases qui ne bougent pas quand bien même des armées leur passent dessus. J'aime que les mots soient d'airain telles étaient les conceptions de Bonamy"
       Nul doute que Virginia Woolf a semé dans  son roman propos et allusions qui échappent au lecteur trop pressé ou non averti. Alors, tout de même, si vous n'avez rien d'autre à faire, lisez La chambre de Jacob.

 

 

Karen Blixen / Une odyssée africaine, de Jean-Noël Liaut (éd. Petite bibliothèque Payot)
lecture par Marie:

      Dans son célèbre ouvrage, La ferme africaine, Karen Blixen, issue d'une famille patricienne, occulte bien des choses, sur elle-même, sa maladie, ses tourments… Des personnes qui lui sont chères, comme son frère, n'y sont même pas évoquées. Elle ne parle quasiment pas de son époux, le baron Blor Blixen-Finecke dont elle est fière de porter le titre (jusqu'à leur divorce...), on sait tout juste qu'il existe, elle ne le "charge" pas… Quant à Denys Finch Hatton, pour lequel elle éprouve la passion de sa vie, il y est présent à de trop rares moments, déplore-t-on... Karen nous le présente surtout comme un ami très cher, elle ne s'étend pas sur l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre. Au lecteur de le deviner… Et puis, lui non plus, elle ne veut pas le charger… Elle ne veut se souvenir que du meilleur. Que seul ce meilleur reste dans son livre. Le meilleur de ces presque vingt ans de vie passés en Afrique, des safaris, des rencontres et réceptions de personnages illustres, des fêtes, de sa grande amitié pour ses "frères noirs", de ses combats pour les aider, pour tenter de rendre son entreprise viable dans ce Kenya qu'elle aimait tant…
       Or l'ouvrage de Jean-Noël Liaut nous détrompe. Il nous renseigne sur ses contradictions, sur le comportement de ses proches. Il se réfère à des passages d'ouvrages, ceux de Karen Blixen et ceux des personnes qui l'ont connue et l'ont évoquée dans leurs écrits, à sa correspondance aussi. Avec les siens notamment, frère et mère durant ces années, où, elle qui exécrait la vie bourgeoise et rangée, fut somme toute à leur charge financièrement. Jean-Noël Liaut donne au fur et à mesure la référence des sources qui étayent le récit qu'il nous fait de cette période de sa vie.
       Ainsi éclairés, on pardonne à Karen d'avoir accommodé la vérité à sa propre sauce, d'avoir présenté les choses et son amour de façon si discrète et lyrique, puisqu'en écrivant elle passe à un autre registre, celui de l'œuvre littéraire qui l'y autorise. Et la sauve d'une certaine manière...
       Relu à cette lumière, le court extrait de poème que cite Denys dans "La ferme africaine", lorsqu'elle s'apprête à quitter définitivement l'Afrique pour regagner son Danemark natal et vit au milieu des cartons de déménagement:

       "Troquez donc vos soupirs,
         pour un air enjoué,
         Je ne viendrai jamais par pitié,
         Mais bien par plaisir.
"

sonne tout autrement…

 

 

Maigret à Vichy, de Georges Simenon
lecture par Marie-Françoise:

      Voici un petit polar qui a l'heur de plonger le lecteur dans le bain du thermalisme. On y suit en effet pas à pas le cheminement de Maigret  vieillissant qui effectue consciencieusement une cure à Vichy accompagné de son épouse et découvre la vie de curiste. Visites au docteur, soins, innombrables marches à travers la ville pour meubler les heures durant les 21 jours oisifs que dure la cure. 
       À Vichy, où il n'a rien d'autre à faire, Maigret est un lent spectateur. Il observe les curistes qu'il croise et côtoie journellement lors des marches, lors des haltes pour boire ses verres d'eau, lors des repas dans la salle de restaurant de la pension hôtel. Il a tôt fait de "distinguer, selon leur régime, les hépatiques des diabétiques". Il s'efforce "de deviner l'histoire de chacun, de les situer dans leur vie normale et, parfois, il fai(sai)t participer sa femme à cette distraction."  
       Tous deux ne manquent pas de remarquer un personnage fascinant qu'ils appellent:"la dame en lilas": "Elle suivait la cure aussi, seulement à la grande Grille, où ils la voyaient chaque matin... Elle avait sa place, un peu à l'écart des autres,près du kiosque à journaux. Elle ne prenait qu'une gorgée d'eau à la fois puis, après avoir rincé et essuyé son verre, elle le replaçait avec soin dans son étui de paille, toujours digne et lointaine..."  
       Lorsqu'on la retrouvera étranglée, Maigret, curieux, se mêlera tout naturellement à l'enquête.  Et s'il ne peut la mener lui-même, puisqu'il est en "vacances" et pas dans son secteur, il la suivra de près, échangeant amicalement observations et  déductions avec le commissaire Lecœur qui fut autrefois sous ses ordres et la mène brillamment.
       Ainsi il percera le secret de cette femme qui louait une ou deux pièces à des curistes, vivait seule à Vichy depuis plusieurs années sans fréquenter quiconque, eut autrefois un amant, avait une sœur qui eut un fils. IPassant inaperçue au milieu des allées et venues des multiples curistes toujours renouvelés, elle recevait régulièrement de fortes sommes d'argent malgré ses origines pauvres. Le lecteur, s'il n'est pas sot, croit deviner avant que cela ne soit explicité  comment l'étrangleur, retrouvé parmi les curistes les plus aisés, en est arrivé à son geste. 

 

 

La châtelaine de Wildfell Hall, d'Anne Brontë
lecture par Adéla

      L'automne 1827, une jeune locataire, Helen Graham, s'est installée dans une aile retapée du château de Wildfell. Château inhabité depuis des années et au jardin non entretenu. Prétendument veuve, mère d'un jeune enfant, elle tente d'y vivre de sa peinture à l'écart du voisinage. Mais suscite bientôt la curiosité et ne peut se soustraire à un minimum de visites de politesse. 
      Rien ne pourra empêcher les commérages et les calomnies qui ne tarderont pas à être colportées au sujet de visites jugées trop fréquentes et tardives, bien que très discrètes de son propriétaire. Jusqu'à ce qu'elle donne à lire son journal à l'ami et narrateur qu'elle s'est fait dans la région pour se disculper à ses yeux d'une condamnation injuste. Un journal qui éclaire sur sa véritable identité, sa vie antérieure  et les conséquences d'un mariage néfaste qui l'ont amenée à vouloir vivre volontairement cachée et en recluse. 
      Ce journal occupe la majeure partie du roman d'Anne Brontë. Roman, dont la fin tout en rebondissements tient le lecteur en haleine. 
      Si Anne Brontë y prône le refus du mariage arrangé,
nous sommes au début du XIXème siècle, en Angleterre , elle déplore les désillusions inévitables et souvent douloureuses, voire cruelles de l'amour aveugle, les méfaits de l'inactivité, de la vie dissolue, de l'intempérance et de l'alcool. De trop d'orgueil aussi. À l'exemple sublime de son héroïne, elle convie à prendre ses responsabilités, à respecter ses engagements et ses devoirs, d'épouse, de mère, de charité chrétienne envers les pêcheurs, et croit à l'au-delà rédempteur.

 

 

Ourania, de Jean-Marie Gustave Le Clézio
lecture par Marie-Françoise

      Enfant pendant la guerre, alors que sa grand-mère fixait du papier bleu sur les fenêtres pour le couvre-feu et que sa mère se plongeait dans des ouvrages sur la Grèce, Daniel Sillitoe mangeait, dessinait, rêvait, parfois dormait sur la table de la cuisine dont les motifs imprécis de la nappe lui faisaient penser à un pays imaginaire qu'il nommait: "Ourania". Il n'y avait pas d'homme dans la vieille maison de pierre, hormis son grand-père professeur de géographie qui avait démissionné pour se consacrer au spiritisme et qui ne s'occupait pas de son éducation.
      Et puis les Allemands ont occupé le village. Et puis Mario (ami de la famille et peut-être amoureux de sa mère?) est mort en transportant une bombe destinée à détruire un pont : "On n'a jamais rien retrouvé de lui. C'était merveilleux.
C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania
."

      Adulte, devenu géographe, en mission au Mexique, Daniel rejoint les anthropologues dans une vallée rêvée pour les utopies, il rencontre le jeune homme le plus étrange qu'il ait jamais connu: Raphaël Zacharie. Celui-ci lui fera découvrir la république idéale de Campos, communauté refuge pour les enfants avec ses lois particulières. Là, les enfants n'appartiennent à personne, ce sont les plus grands qui élèvent les autres. "Elmen", la langue qu'on y parle est un mélange de toutes les langues. Tout le village est une grande école où l'on apprend la vie. Un Conseiller, sage et âgé, ainsi qu'un couple modèle les guident.
      Daniel découvrira aussi la terre noire du chernozem, le rêve humaniste des chercheurs de l'Emporio, la révolution sandiniste, l'amour de Dahlia à l'âme révolutionnaire, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, la prostituée. 
      Mais aussi la spéculation immobilière, le pouvoir dévastateur de l'argent et tout ce que l'auteur, proche des humbles, dénonce dans ses livres. 
      Puis ce sera l'expulsion des habitants de Campos, la recherche de la terre promise par ceux qui restent de leur communauté, guidés par le vieux Conseiller vers un îlot qui se révèlera invivable, l'éparpillement final, l'adieu à l'Emporio, le retour de chacun à sa vie… qui aura été illuminée par ce rêve. Vrai. Tout ceci conté avec "un parfum de légende"... Plus spectateur qu'acteur, Daniel retournera mener une vie d'enseignant en Seine Maritime.

      Il faut attendre la fin du livre pour que, après avoir mené une vie tranquille sans avoir eu de descendance (Il n'en voulait pas et évitait ainsi les risque de consanguinité disait-il. En plaisantant?), Daniel évoque son père.
      Un père qui fut absent de son enfance, qu'on indiquait décédé sur ses papiers scolaires. Mais un père tout de même, "fluctuant, vagabond, infidèle", parti vivre sa vie de par le monde. Y avoir des enfants, qui sait? Alors le lecteur se remémore les pensées de  Raphaël au moment de partir: "Il (Raphaël) pense aux filles qu'il rencontrera le soir, sur les places des villages où sous les magnolias. Ça fait briller les yeux. Il pense aux amitiés qu'il va nouer en cours de route. Tel ce Français, très brun, l'air naïf, qui lui ressemblait comme un grand frère et qui recueillait des échantillons de terre partout où il allait. Ce garçon, comment s'appelait-il? Daniel, c'est cela, Daniel, se dit-il."
      Un Daniel qui, vingt-cinq ans après retourne sur les lieux pour une seconde mission, et s'avise, presque avec étonnement peu avant la fin du livre, être allé vers ce pays lointain lors de sa première mission, peut-être inconsciemment à cause d'une adresse d'expéditeur vue sur un courrier reçu par sa mère, de ce père parti et qu'il n'a pas connu...
      Un père qui, finalement, aura sous-tendu sa vie par son absence même, peut-on penser lorsque Daniel confie que les dernières vingt-cinq années ne comptent pas pour lui, que seul compte l'amour de Dahlia qu'il a connue là-bas et cherche à retrouver.
      Elle au moins a réalisé son désir de consacrer sa vie aux autres, femmes en détresses, enfants malades, etc. Des innocents. Comme autrefois son fils, un bambin qui fit soudain son entrée dans une pièce en grande discussion et qui laissa tout le monde sans voix: "...toutes ces belles phrases à propos de la révolution et de la religion, (...), tout cela était balayé par le regard de ce petit garçon et celui de l'Indien de Chalatenango, par la force juvénile de ceux qui n'avaient pas besoin de mots. Une force qui débordait de l'histoire comme la lave d'un cratère, avançait avec lenteur, avec majesté, une force pareille à la vie."
      Et si Daniel, pour finir, restera chez Dahlia, c'est à cause d'une enfant sidéenne qu'il a pris là en affection. Peut-être parce que, quelque part, les rêves des enfants existent? Comme "Ourania" exista pour lui en ce Campos que lui contait Raphaël.

      On lit en fin d'ouvrage l'indication en italique précisant le temps durant lequel fut écrit ce récit: "Saint-Martin 1945 - San Juan 2009", alors que le copyright de l'éditeur Gallimard est antérieur, il date de 2006. Est-ce à dire qu'il se situe dans un temps irréel, dans des lieux irréels? Raphaël quant à lui disait: "Inventé, ou vrai, pour nous à Campos ça veut dire la même chose. Nous ne considérons pas comme vrai uniquement ce que nous touchons ou ce que nous voyons. Les choses mortes continuent d'exister, elles changent, elles ne sont plus les mêmes quand elles sont sur le bout de notre langue."

      Au fil des pages, le lecteur a remarqué une similitude entre le vieux Conseiller Jadi et Moîse conduisant le peuple élu vers la terre promise. Entre "elmen" la langue que tous ceux ce Campos comprennent, et celle qui fut perdue depuis la construction de la tour de Babel, mais que les très petits enfants parlent encore. Les noms donnés par Le Clézio à ses personnages se trouvent dans la Bible: Daniel (prophète), Raphaël (archange qui aida Tobie dans son voyage), Zacharie (dont la femme était stérile et à qui l'ange du seigneur parla pour lui annoncer la naissance d'un fils: "Il sera rempli de l'Esprit Saint dès avant sa naissance. Il ramènera de nombreux fils d'Israël au Seigneur leur Dieu; il sera son précurseur, avec l'esprit et la force d'Elie. Dans le cœur des pères, il fera renaître l'amour de leurs fils, et rendra aux pécheurs endurcis la sagesse des saints, afin de préparer pour le Seigneur un peuple parfait.") 

     Ainsi dans ce roman qu'il intitule "Ourania" ("pays du ciel"), si JMG Le Clézio émet d'amères critiques envers l'évolution occidentale moderne, il reprend l'un des grands mythes de l'humanité. Celui de la recherche de l'Eden perdu, de la terre promise. Une quête qui n'a jamais cessé. De Moïse aux hippies, en passant par toutes les tentatives de cités utopiques et toutes les révolutions.  

 

Narcisse et Goldmund, d'Hermann Hesse
Lecture par Marie:

      C'est l'histoire d'une amitié rare. Mais peut-on parler de simple amitié en ce qui concerne les liens qui unissent le jeune moine Narcisse et son élève Goldmund?

      Ils se rencontrent dans un couvent, encore adolescents. Goldmund croit avoir la vocation religieuse, mais Narcisse, qui se défend de lui témoigner le moindre geste de tendresse, a pressenti chez son élève une nature tout autre et lui révèle qu'il lui faut chercher sa vérité ailleurs que dans la vie religieuse que son père l'avait convaincu de mener.
      En effet, alors que Narcisse est un intellectuel brillant, enseignant et ascète, qui finira abbé de son couvent, le blond Goldmund est séduisant avec sa mine florissante. D'un tempérament sentimental et sensuel, il sera épris de liberté et du désir des femmes. "Sans feu ni lieu" comme il le répètera souvent, il cherchera sa voie dans le vagabondage et l'art, à la recherche, à travers la jouissance et l'amour des femmes, de l'image de la Mère primitive et de la beauté. De sa propre mère, dont il fut précocement séparé parce qu'elle était de même tempérament que lui, et que son père lui fit oublier. Mais aussi de la grande Eve maternelle, dont il voudrait sculpter l'image, au sein de laquelle on naît, et qui vous reprend à la fin, se confondant avec la mort, "la grande faucheuse", qui tout au long de votre vie vous accompagne, fait son oeuvre et vous aide finalement à mourir : "Comment veux-tu mourir un jour, Narcisse, puisque tu n'as pas de mère ? Sans mère on ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir."

      C'est ce long apprentissage de Goldmund en quête de soi-même et de l'amour que nous conte Hesse. Son lent cheminement vers la sagesse qu'il trouvera en fin de vie. "Goldmund le regarda de ses yeux rieurs, avec ce sourire qu'il avait rapporté de son voyage et qui semblait si vieux, si cassé, un peu idiot par moments et qui, parfois rayonnait la bonté pure et la sagesse."
      Le cloître, la vie d'errance de Goldmund dans la nature douce ou cruelle, sa période de formation chez un maître sculpteur, le type d'œuvres qu'il réalise, sa traversée d’une épidémie de peste, la mission diplomatique de Narcisse qui les fait se retrouver après bien des années, nous font reconnaître que l'auteur place son histoire dans l'Allemagne du Moyen-Âge finissant. Mais c'est le questionnement sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort, de l'équilibre à trouver entre corps et esprit, de chaque être humain de quelque époque qu'il soit, que Hermann Hesse exprime à travers son récit et les dialogues qu'il prête aux deux amis.
      "Tout être reposait semblait-il sur une dualité, sur une opposition. On était homme ou femme, chemineau ou bourgeois, intellectuel ou sentimental; nulle part on ne trouverait ce rythme de l'inspiration et de l'expiration, on ne pouvait être à la fois homme et femme, jouir de la liberté et de l'ordre, vivre en même temps la vie de l'instinct et de l'intelligence. Toujours il fallait payer l'un de la perte de l'autre et toujours l'un était aussi précieux et désirable que l'autre.
      De même les deux amis sont de tempérament opposé. De même Hesse sentait en lui cette dualité entre corps et esprit et fut apprenti horloger, peintre et poète. De même sa famille le vouait à une carrière religieuse qu'il fuit en s'échappant du séminaire.

      Dans cette histoire prenante on relève nombre de réflexions sur la douleur, la beauté, les rapports entre art et religion, la liberté du vagabond, etc. exprimées en de belles et fortes phrases:
      "Sans doute ce ne sont pas toujours les désirs d'un homme qui règlent son destin et sa mission, mais quelque chose d'autre: une prédestination." (dit le jeune Narcisse à l'abbé Daniel).
      "Il s'affaissa pantelant, au pied de la colonne. La douleur était trop intense, elle avait atteint son paroxysme. Autour de lui, tout se brouilla; il perdit connaissance, le visage au sol, dans le soulagement tant désiré du non-être."
      "Qu'ils étaient beaux l'érable et le frêne sous leur fardeau d'hiver supporté avec tant de douceur! Ne pouvait-on devenir comme eux, ne pouvait-on rien apprendre d'eux?"
      "Les ateliers, les églises, les palais étaient pleins de ces tristes œuvres d'art et lui-même avait collaboré à la confection de quelques-unes d'entre elles. Elles étaient si décevantes parce qu'elles éveillaient le désir des valeurs les plus hautes sans le satisfaire, parce qu'il leur manquait l'essentiel: le mystère. C'était cela que le rêve et le chef-d'œuvre suprême avaient de commun: le mystère."
      Le vagant "Qu'il soit intelligent ou sot, qu'il ait profondément conscience de la fragilité et de l'instabilité de toute vie et sache que tous les êtres vivants traînent leurs quelques gouttes de sang chaud à travers la glace des espaces infinis, ou qu'il obéisse simplement, puéril et vorace, aux ordres de son ventre, toujours il est l'adversaire et l'ennemi mortel du possédant et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est tant de choses qu'il ne veut pas qu'on lui rappelle: l'instabilité de toute existence, l'incessante décomposition de toute vie, la mort glacée et inexorable dans laquelle baigne l'univers."
      "Il aimait à l'entendre, la chanson inquiète d'amour. Que serait l'amour sans le mystère? Que serait l'amour sans le danger?"
      "C'est que toutes nos œuvres, en fin de compte, nous font honte, qu'il nous faut toujours recommencer par le commencement, et que, le sacrifice doit toujours se renouveler."

 

 

 

Amours en fugue, de Christelle Ravey (éditions de la Boucle)
lecture par Adéla:

      C'est un roman reposant, gentil et frais que nous propose Christelle Ravey, et tellement vrai en ce qu'il dévoile la face cachée de certains êtres, leur face rêveuse.
      Les personnages sont des rêveurs en effet. Qu'ils soient amateurs de trains connaissant parfaitement le Chaix pour Noël, un vieux monsieur qui vit seul. Passionné de modélisme ferroviaire pour Lucas, plus jeune. Ou dame âgée dans une maison de retraite, pour Olia qui voyage dans sa tête et voudrait le faire jusqu'à Pribielkino où Boris, son amoureux de jadis, danseur étoile qui l'avait quittée pour poursuivre sa carrière artistique, a dû aller finir ses jours.
      Tous, ou presque, désirent faire un voyage. Qui les mènera au terminus, ou  à l'orée de leur amour, ou leur apportera l'oubli. Comme le désire après un naufrage amoureux Céleste, la maîtresse du chat Belzébuth qu'elle a  pourtant choisi d'avoir pour être sûre de ne pas partir. En pèlerinage jusqu'au quai de la gare de La Ciota pour le vieux Noël Boisgivré, trop lent ou indécis?,  qui dans sa jeunesse y avait croisé une femme dont il gardera le souvenir toute sa vie. (Femme de sa vie qui ne le fut pas… et c'est peut-être pour cela qu'elle le fut…) Par réaction à l'abandon de son petit ami, pour Kelly, adolescente de quinze ans, bien de notre époque, qui ne rêve pas, agit, et fuguera de concert avec la grand-mère, en des pages cocasses. Complices. Jusqu'en Russie peut-être?
      Dans des pages bien écrites, où fleure la poésie et l'émotion parfois, Christelle Ravey amène ses personnages de tout âges à se rencontrer, à tisser entre eux des liens amicaux ou plus tendres. Ils s'aident à progresser sur le chemin de la vie, à concrétiser leur désir. Désir indissociable de leurs amours croisés, de leurs amours rêvés surtout, qui durant leur vie les a secrètement accompagnés, les accompagne encore et continuera peut-être de les accompagner, qu'ils soient jeunes, moins jeunes ou âgés…
"Le désir qui ne s'éteint pas de sa propre lassitude, ou de sa propre consumation dans les années qui passent à s'aimer, ce désir-là ne meurt jamais. Et si la vieillesse a raison de sa nature première, elle ne peut rien contre le rêve obsédant qu'il devient."  
      À moins que l'amitié ne vienne tout simplement combler le manque, relier leurs solitudes ? 

 

lecture par Odile Duchanois :

      La solitude hantée par les souvenirs et envahie, habitée par le rêve: voilà le thème de ce roman. Les différents héros, après leurs ruptures, se sont inventé un monde imaginaire qui les fait vivre.
      Ainsi, Olia qui, obsédée par sa Russie natale, entreprend une fugue en train pour la retrouver et Noël, qui, obsédé par une rencontre furtive dans un train à La Ciotat, cinquante ans auparavant, entreprend de revivre son rêve.
      Dans une certaine mesure, Lucas aussi, passionné par les trains miniatures, "électron libre"  dans la galaxie de Paris, aspire à trouver dans ses miniatures "un monde entier docile et huilé": "je construis un circuit, je façonne un monde".
      La solitude et le rêve reviennent sans cesse comme un leitmotiv, au fil des pages. La dernière phrase traduisant la pensée d'Olia confirme cette impression: "Il n'est pas vrai que les rêves se laissent. Un jour elle ira en Russie".
      Notons quelques réflexions sur les rêves: "plus constitutifs de notre être que les actes" et le rêve "nécessaire pour oublier la triste réalité", "le rêve a envahi la mémoire tout autant que l'avenir".


      

 

 

Tristesse et Beauté, de Yasunari Kawabata, traduit par Amina Okada.
par Adéla :


      Le livre s'ouvre par l'évocation de chaises qui tournent dans le wagon d'un train. Il mène Oki Toshio, écrivain, à Kyôto. Les chaises tournent à l'identique au gré des oscillations du train, sauf une, que regarde Oki. Celle-ci tourne de manière complètement imprévisible et lui donne une impression de solitude.

      Si Oki va à Kyôto, c'est moins pour assister à la sonnerie des cloches du Nouvel An que pour tenter de revoir Ueno Otoko qu'il séduisit alors qu'elle avait seize ans, que lui-même était marié et avait déjà un fils. 
      D'Oki, Otoko eut une fille dont elle accoucha prématurément. Une fille qui ne survécut pas faute d'être venue au monde dans une clinique de renom. Otoko tenta de se suicider, fut internée, puis continua sa vie sans jamais en vouloir à Oki, sans se marier, l'aimant toujours et regrettant son enfant morte. 

      Ils ne se revirent plus. Oki ne divorça pas et continua à mener vie commune avec son épouse, malgré sa jalousie. Après qu'elle eut fait une fausse couche, leur viendra même une nouvelle enfant.
      Oki eut probablement d'autres histoires avec d'autres femmes, comme il en avait eu sans doute avant Otoko. Mais celle avec Otoko fut particulière, il l'écrivit. Elle parut sous le titre de "Une jeune fille de seize ans" et lui valut sa célébrité littéraire et la richesse matérielle qui lui permit de faire vivre sa famille.

      Lorsque Oki effectue ce voyage à Kyôto, Otoko qui s'est établie dans cette ville a maintenant quarante ans et est devenue un peintre célèbre. C'est d'ailleurs en voyant sa photo dans la presse qu'Oki en retrouva la trace et eut envie de la revoir.
      Mais Otoko ne le rencontre pas seule comme il l'aurait souhaité. Elle s'est fait accompagner de son élève Keiko avec qui elle a une liaison et vit. Moyen de rompre sa solitude, de satisfaire ses sens, ou façon d'aimer à nouveau sans que ce soit un autre homme qu'Oki? 
      Keiko est belle et séduisante, elle aime Otoko et veut la venger de tout ce qu'elle a subi à cause d'Oki. Elle trouble Oki et son fils Taîchirô 
- qui aurait lui aussi des raisons de venger sa mère. Elle a souffert au point que son enfance fut perturbée. Kawabata nous décrit le jeu habile de la séduction de Keiko, tout l'attrait sensuel qu'elle exerce avec art.
      Jusqu'au jour ou Keiko et Taîchirô visitent d'anciens monastères en montagne. Où Keiko réussit à entraîner Taîchirô dans une sortie en yacht sur le lac. Alors qu'il ne sait pas naviguer. Taîchirô est pourtant prévenu des intentions de Keiko. Elle veut à travers lui atteindre son père. Il désobéit à sa mère qui l'avait mis en garde et lui avait demandé de rentrer. 
      À ce moment, le lecteur peut croire que Keiko est réellement amoureuse de Taîchirô. Comme Taïchirô l'est d'elle. Et peut-être l'amour après tout est-il plus fort que le désir de vengeance.

      Mais la fin est abrupte et l'on repense à la chaise folle du wagon de départ. À ses virevoltes imprévisibles. 
      Pourquoi avoir voulu renouer avec le passé? 
      
      Si on se retrouve encore une fois face à la perte et à la solitude dans "Tristesse et Beauté" qui est le dernier roman que publia Kawabata, l'auteur y pose aussi le problème de la vie privée de l'écrivain, plus ou moins dévoilée dans les livres. De l'idéalisation des personnages. Du rapport des proches face à l'œuvre. Il met le doigt sur l'ambiguïté des rapports sensuels entre êtres de même sexe. Enfin, la peinture y tient une grande place, qui traduit les sensations individuelles éprouvées au contact de la nature, tente de les rendre. Otoko et Keika sont peintres toutes les deux. Et n'oublions pas qu'à l'âge de six ans, Kawabata voulait devenir peintre. Il le fut merveilleusement dans ses livres.

 

 

Kyôto, de Yasunari Kawabata, traduit du japonais par Philippe Pons.
lecture par Adéla :

      Kawabata nous conte ici l'histoire de deux jumelles séparées depuis la naissance. L'une, Chieko, fut abandonnée par ses parents, soit parce qu'il était mal vu d'avoir des jumelles, soit par pauvreté. Celle-ci fut recueillie par un couple de commerçants en tissus de kimonos qui la déclarèrent fille légitime. Élevée à la ville, elle devint une jeune fille raffinée, moderne et libre, qui, bien que se sachant recueillie, ne chercha jamais à savoir quoi que ce soit sur ses véritables parents, ni ne les rechercha, car elle fut toujours entourée d'affection. Paradoxalement sa vie fut plus douce que celle de sa sœur Naeko, la jumelle qui ne fut pas abandonnée et fut élevée dans la montagne d'où étaient originaires leurs parents, exploitants forestiers dans les plantations de cryptomères*. Orpheline très tôt, elle fut accueillie et employée par d'autres montagnards chez lesquels elle travaille. Elle sait qu'elle a une sœur, sa seule famille, et souhaite fortement la retrouver. Les deux jumelles finiront par se croiser lors d'une fête au pied d'un reposoir où Naeko fait ses dévotions... Elles se retrouveront un peu plus tard, ressentant immédiatement l'une envers l'autre cette affection si particulière aux jumeaux. Elles ont l'âge où une jeune fille commence à avoir des amoureux, des prétendants…
      Hideo, jeune artisan tisseur de ceintures de kimonos de grand talent, épris de Chieko, a pu les confondre dans la pénombre tant la ressemblance est grande même si Naeko est plus robuste que sa jumelle aux mains douces...   Mais Naeko, fille de la montagne,  élevée selon les traditions et les convenances anciennes respecte les différences sociales et ne souhaite pas faire de tort à sa sœur qu'elle appelle " Mademoiselle "…

   

      On retrouve dans ce livre, l'omniprésence de la nature chère à Kawabata, l'admiration toute sensuelle qu'en ont ses différents personnages, leur vie en symbiose avec elle aux différentes saisons, avec les fleurs, avec les arbres, qu'ils vont contempler. Kawabata l'exprime dans de belles pages, jamais lassantes, emplies de symbolisme, de poésie. Cette nature inspire les décorateurs et les tisseurs d'étoffes de kimonos et obis que l'auteur décrit largement, kimonos anciens, ou modernes aux motifs plus abstraits, aux harmonies qui choquent.
      La ville de Kyôto est largement présente évidemment dans ce livre qui en porte le titre. C'est le Kyôto traditionnel avec ses vieux quartiers, ses ateliers de tissage, ses boutiques d'étoffes, mais aussi ses nombreuses fêtes qui peu à peu sont moins suivies, se perdent... comme il en va des kimonos. C'est le Kyôto ancien face au Kyôto moderne, américanisé des années soixante quand fut écrit le livre.

      On y retrouve la préoccupation nostalgique qu'a Kawabata, - qui perdit très tôt ses parents et fut élevé dans la solitude -, de ce qui se perd, de ce qui doit être séparé, de la cassure, de ce qui manque, de ce qui s'effondre, de ce qui change... Et la neige, blanche, qui a une grande place dans son œuvre, tombe ici en averse légère et clôt le livre sans lui donner de fin, lorsque Naeko repart pour son village... Reviendra-t-elle comme elle semble l'avoir promis à Chieko?

      *Sorte de cyprès que l'on élague afin que les troncs soient bien droits pour qu'ils puissent être exploités pour la fabrication de meubles et d'objets utilisés lors de la cérémonie du thé.

 

 

Château en Suède, de Françoise Sagan (pièce de théâtre 1960)
lecture par Adéla :

      Pour aider à passer les longs hivers de neige, la châtelaine Agathe invite un jeune chercheur inexpérimenté ou un lointain cousin à étudier les archives familiales. Vivent avec elle son neveu, Hugo, châtelain rude aux travaux qui s'occupe du domaine et Éléonore qu'il épousa après le décès et l'enterrement factices de sa première femme Ophélie (laquelle vit encore au château, mais que l'on cache lorsqu'il y a de la visite, car on ne divorce pas chez les Falsen). Vit également avec eux, en parasite, Sébastien, le frère d'Éléonore, qui a des rapports troubles, voire incestueux, avec sa soeur et qui l'avait poussée à ce mariage pour se faire entretenir tous les deux.

      Depuis la fausse mort d'Ophélie, vivant retirés à dix-huit kilomètres du prochain village dont ils sont coupés durant des semaines tous les hivers, ces quatre-là "jouent" avec le nouveau venu, cette année, lointain cousin d'Éléonore et Sébastien. Il est intrigué par Ophélie, qu'il ne voit jamais, mais qu'il entend parfois et qui hante les couloirs la nuit. Il est subjugué par la belle Éléonore qui finit par le prendre pour amant, par pure perversion cérébrale, car son mari lui plaît dit-elle. Il se sauvera enfin, terrifié par la brutalité d'Hugo qu'on lui fait entrevoir. Mais c'est l'hiver et il est à pied, le village est loin, les routes coupées par les tempêtes de neige et il tombe souvent...

     Tous les hivers Agathe, Hugo, Sébastien et Éléonore recommencent ainsi le même jeu. Un jeu qui mène invariablement le nouveau visiteur à une mort...  naturelle. Parce qu'il y a entre eux l'ennui des longs mois de neige, le secret honteux sur la bigamie d'Hugo, leurs relations de faux-semblant, ambiguës, dans une atmosphère close. Le couple Hugo Éléonore, qui fait chambre à part. Le couple Sébastien Éléonore. La jalousie d'Hugo. Celle du cynique et débauché Sébastien aussi. La châtelaine vieillissante qui voudrait que naisse un descendant à ses ancêtres avant sa mort. Descendant que Hugo jusqu'à présent ne sait lui donner à travers ses épouses successives.

      PS. Le film de Josée Dayan paru récemment est lent, statique, sans action ou presque dans cette atmosphère bien rendue de vase clos, façon château XVIIIe sous la neige. Dans le silence et sans musique ou presque, hors rarement la chanson d'Ophélie, et les disques passés: Frédéric Botton, Jean Yves d'Angelo. Les acteurs collent bien à leur rôle. Jeanne Moreau tient celui d'Agathe, aux airs faussement étonnés, qui sait obtenir ce qu'elle veut. Une Jeanne Moreau de 2007. Celle très âgée des "Rois maudits" et des "Vents de Neptune", à l'articulé très lent et pensé. Guillaume Depardieu, celui de Sébastien qui tient les cartes, qui mène le jeu? Tout est dans les attitudes, les expressions des visages, les dialogues.

 

 

 

La complainte oubliée, de Didier Daeninckx
lecture par Julie : 

      Un petit livre qui dépayse, plonge le lecteur dans le Finistère profond. Fait découvrir les lieux et paysages de là-bas à la faveur d'une enquête menée par le narrateur revenu sur les lieux où il fut avec son aimée décédée. Sur fond de contrebande d'armes et de résistance, de navire coulé en août 1939, le narrateur contemporain et obstiné cherche à faire la lumière au péril de sa vie sur la mort suspecte d'un vieux marin ivre, qu'il venait d'entendre chanter dans un bar,  une complainte, Matelots de l'Orient, qui évoquait un crime ancien...
      Mais attention, l'auteur est engagé et dénonce.
À Penvénan "Je me suis garé rue Charles-Lindberg et j'ai marché dans les rues désertes du village jusqu'au  Bar du Nobel, un café en rotonde place Alexis-Carrel.(...) Un bienfaiteur de l'humanité et un pionnier de l'aviation qui choisissent de vivre sur deux tas d'amoncellements de pierrailles ignorés des cartographes ! (...) Je suis de ceux qui pensent qu'on devrait dévisser les plaques. La gloire de ces deux-là ressemble à un couvercle doré sur une boîte à ordure..."

 

Cannibale, de Didier Daeninckx
lecture par Julie :

      À partir d'un fait vrai. Des Kanak expédiés au temps de l'exposition coloniale des 1931, pour être montrés en spectacle dans un zoo à Paris, dans un cirque en Allemagne…

 

 

 

Yeux bleus cheveux noirs, de Marguerite Duras
lecture par Marie :

      Mer du Nord un été exceptionnel de soleil.
      Un contrat entre elle et lui: "…il lui avait dit qu'il cherchait une jeune femme pour dormir auprès de lui pendant quelque temps." "Elle dit que toutes les femmes auraient accepté sans savoir pourquoi cette union blanche et désespérée."
      "Ils se ressemblent. Ils ont la même taille, des yeux de la même couleur bleue, et les cheveux noirs (…) et dans le regard, la tristesse d'un paysage de nuit." Elle est jeune, longue et souple à peau blanche. Lui est élégant aux vêtements trop chers, mince et grand, "il na jamais pensé à une femme comme à un objet qu'on pouvait aimer".
      C'est l'histoire de leur amour qui se lit, ou s'écrit, ou se joue… dans le désespoir, nuit blanche après nuit blanche, face à la rumeur de la mer, avec le souvenir lancinant du jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs, au teint blanc des amants, qu'elle a aimé et que, lui, aurait voulu revoir… Le même pour tous les deux, mais, eux, ne le savent pas, ou du moins pas encore.

      "…du moment que rien ne se passe entre eux, la mémoire reste infernale de ce qui n'arrive pas." 
      Le lecteur est plongé l'atmosphère étrange de Marguerite Duras... qui retranche les êtres pour vivre  leur amour exceptionnel à l'abri du monde extérieur. Qui pourtant est présent avec la rumeur incessante de la mer, avec le "mur qui fermait la scène. Il était massif, exposé au couchant, face à la mer.
À l'origine, il se serait agi d'un fort allemand abandonné. Ce mur était défini comme étant indestructible, bien qu'il soit battu par le vent de la mer, jour et nuit, et qu'il en subisse de plein fouet les tempêtes les plus fortes." Avec le bateau qui part emmenant le jeune étranger.

      "À elle, il ne parle pas de lui. L'idée ne lui en vient pas. Il ne parle pas de sa vie. Il ne lui est jamais venu à l'idée qu'on pouvait le faire. Les mots ne sont pas là ni la phrase pour y mettre les mots. Pour eux dire ce qui leur arrive il y a le silence ou bien le rire ou quelquefois, par exemple, avec elle, pleurer."
      "Elle dit qu'on devrait arriver à vivre comme ils le font, le corps laissé dans un désert avec, dans l'esprit, le souvenir d'un seul baiser, d'une seule parole, d'un seul regard pour tout amour."

      Des phrases qui font naître peu à peu une histoire. Une écriture toute poétique, énigmatique, que le lecteur lit lentement et doit déchiffrer, interpréter à mesure, en y mettant parfois, peut-être, un peu de lui...
      "Une dernière phrase, dit l'acteur, aurait peut-être été dite avant le silence. Elle aurait été censée avoir été dite par elle, pour lui, pendant la dernière nuit de leur amour. Elle aurait eu trait à l'émotion que l'on éprouve parfois à reconnaître ce que l'on ne connaît pas encore, à l'empêchement dans lequel on est de ne pas pouvoir exprimer cet empêchement à cause de la disproportion des mots, de leur maigreur, devant l'énormité de la douleur."

 

 

 

Mémoires d'une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir (1958, éd. Gallimard )
lecture par Marie-Françoise :

      J'en ai enfin terminé de ce long livre autobiographique de Simone de Beauvoir : "Mémoires d'une jeune fille rangée". Rangée, de part son milieu et son éducation, ses lectures censurées, cette Simone qui toute petite avait des crises furieuses qui la jetaient sur le sol, violette et convulsée, hurlant lorsqu'on lui opposait un "non" qu'elle ne comprenait pas, finira par ne plus l'être. Ou plutôt par être libre. Dans ce livre elle décrit dans le menu son long cheminement, à travers doutes et certitudes, son affranchissement des contraintes, de l'autorité parentale et de la religion, son obstination aussi à l'étude, peu courante et mal vue à l'époque pour les filles, la découverte de son sacerdoce : écrire. "En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerai moi-même à neuf et je justifierai mon existence. En même temps je servirai l'humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres?
      Ces mémoires vont jusqu'à l'époque de sa rencontre avec Sartre. Elle y évoque toutes ses autres rencontres et ses amis. Surtout, Zaza, connue et aimée depuis l'école, dont elle devient la confidente. De Zaza, morte de ne pas avoir pu, ou su, oser passer outre la volonté de sa mère qu'elle aimait, Simone fait, par ce livre, d'une manière extrêmement discrète, le deuil. Se pourrait-il que ce livre , bien que sans dédicace, fut écrit à cause d'elle et pour elle ? Il parut en 1958 et fut suivi jusqu'en 1972, de trois autres livres autobiographiques: "La force de  l'âge", "La force des choses", et "Tout compte fait" auxquels s'adjoint  "Une mort très douce" (celle de sa mère), paru en 1964.
      Livres très lents, qui contrastent avec ceux de Françoise Sagan, courts, rapides, laquelle dans son enfance n'avait subi aucune contrainte... et qui écrivit "Bonjour tristesse" cinq ans après que soit paru "Le deuxième sexe" de Simone de Beauvoir.

 

 

 

Le Loup des steppes, d'Hermann Hesse (1927- éd. Calman-Lévy 2004)
lecture par Adéla :

      Curieux, ce "Loup des steppes" d'Hermann Hesse. Et curieuse sa construction. Le soi-disant éditeur préfacier, s'efface pour laisser le personnage, Harry Haller, narrer son histoire, ou plutôt ses états d'être, par le biais de ses carnets retrouvés avec cette mise en garde: réservé aux insensés. Sur ses carnets, Harry Haller a également recopié un petit opuscule arrivé en sa possession de façon mystérieuse : "Traité sur le Loup des steppes. Tout le monde n'est pas autorisé à lire", à la lecture duquel il s'était reconnu.

      Peu communicatif, Harry Haller vit en marginal dans une chambre meublée et intrigue le neveu de sa logeuse (celui qui éditera plus tard lesdits carnets): "De façon générale, on avait l'impression que cet homme venait d'un monde différent." "Un Loup des steppes égaré chez nous dans les villes où les gens mènent une existence de troupeau; aucune autre image ne pouvait représenter de façon plus pertinente l'homme, son isolement farouche, son caractère sauvage, son anxiété, sa nostalgie d'une patrie perdue." Il y vit donc, renfermé sur lui-même, à part les rares échanges obligés avec sa logeuse (excellents d'ailleurs), et le neveu qui, lorsqu'il sera parti une dizaine de mois plus tard sans donner de nouvelles, trouvera, lira et éditera ses étranges écrits.

      La vie que mène Harry Haller dans cette maison bourgeoise revête un caractère ambigu. "J'ignore pourquoi, moi, le Loup des steppes apatride et l'adversaire solitaire du monde des philistins, j'ai toujours résidé dans de vraies demeures bourgeoises pour lesquelles j'éprouve un vieux penchant sentimental. (…) Eh oui! J'aime également le contraste entre mon existence solitaire, froide et traquée, plongée dans un profond désordre, et ce milieu familial et bourgeois. (…) Mais j'aime ensuite aussi franchir le seuil de ma mansarde où tout cela s'évapore; où les mégots de cigarettes et les bouteilles de vin s'accumulent entre les piles de livres; où tout est désordonné, froid, laissé à l'abandon; où les ouvrages, les manuscrits, les fruits de la pensée, sont tous profondément marqués par la détresse de l'individu solitaire, par la question de savoir ce que signifie être un homme, par le désir nostalgique de redonner un sens à une existence humaine devenue absurde."
      Absurde, oui. Il critique la vie sociale petite bourgeoise tout en appréciant le confort qu'elle apporte à son corps, et se sent cruellement, en la menant, en désaccord avec ses aspirations de l'esprit. Une situation qui lui est moralement de plus en plus insupportable.

      La première moitié du livre est consacrée à la présentation de cette dualité qu'il sait en lui, sur laquelle le "Traité sur Le Loup des steppes" met le doigt, et à son désir de rejoindre les "Immortels", purs esprits dont parle ce traité, seul moyen de mettre fin à ses tourments. Pour ce, il s'est résolu au suicide et erre dans les rues, entre une dernière fois dans un bar avant de remonter dans sa mansarde mettre à exécution son triste dessein.
      Mais dans ce bar il fait une rencontre. Et à partir de cette rencontre, sa vie et le livre basculent. Une femme a su lire les tourments et la néfaste résolution que cache son visage taciturne et défait. Sans qu'il soit besoin de paroles. Il acceptera de la revoir se sentant avec elle des affinités. Et cette femme, Hermine, comme une bouée de sauvetage à laquelle il se raccroche, l'entraînera partout, bars, bals (elle l'obligera à apprendre à danser), le mêlera au monde. Pour l'amour d'elle, toujours déchiré par sa dualité, il mènera la vie sociale et basse qui lui répugnait, qui lui répugne encore. Elle lui révèlera que non seulement il est double, ce qu'il savait déjà, mais multiple. Qu'il est tous les êtres à la fois.
- Folie, effets de la drogue à laquelle il s'adonne? - Il devinera en Hermine la part féminine qui est en lui, et son ancienne amitié masculine de jeunesse: Hermann. Il pénètrera dans le "théâtre magique", où "tout le monde n'est pas autorisé à entrer" où les personnages vivants se révèleront n'être que des figurines, (ou vice versa ?), dont il est le maître du jeu. "Je savais que j'avais dans ma poche des centaines de milliers de figurines du jeu de l'existence dont je pressentais la signification avec une profonde émotion. J'étais disposé à reprendre, à éprouver une nouvelle fois ses souffrances, à frémir d'horreur devant son absurdité, à parcourir encore et encore l'enfer que je cachais au fond de moi."
      Cela ne ressemble-t-il pas fort au travail d'écrivain et à la vie d'Hermann Hesse ?

N.B. En aparté, on pourrait ajouter que la fin du livre fait étrangement penser à celle de "Mayapura", livre fort que Christian Charrière écrivit et publia en 1963, lorsque, John, le héros, en un dernier regard visionnaire voit défiler devant ses yeux tous les personnages, êtres vivants ou marionnettes ? , rencontrés dans sa vie, ainsi que lui-même, réduits en torches…
      L'on peut également en rapprocher, plus récemment encore, le personnage de l'Anderer (un peu trop pommadé mais étranger lui-aussi, dont on ne savait pas non plus d'où il venait), du "
Rapport de Brodeck" de Philippe Claudel paru en 2007. L'Anderer, par sa différence, dérangeait, ne réussît pas à s'intégrer et fut éliminé sauvagement par une coalition des habitants de la localité où il s'était installé. Habitants que, dessinateur, il avait croqué dans des caricatures en outrant leurs défauts méprisables, en montrant leur bestialité.

 

 

 

 

Marise Querlin, l'énigmatique, de Michèle Larrère (éd. La Société des Écrivains 2008)
lecture par Marie-Françoise :

      Michèle Larrère ne nous donne pas ici une biographie romancée de
Marise Querlin. Trop peu d'éléments pour le faire sont connus de la vie privée de la journaliste écrivain née en 1903 sous le nom d'état civil de Marie-Louise Quinlin, qui prit un ou plusieurs pseudonymes et dont la publication des reportages et romans fut en son temps, perçue avec un goût de souffre. Elle ne nous propose pas non plus une fiction imaginaire qui en comblerait les lacunes.
      Michèle Larrère au contraire, a choisi d'avancer dans son ouvrage à la façon d'un reporter, - comme son sujet l'était - ne s'en tenant qu'à ce qui est vérifié. On reconnaît là, sa formation scientifique, puis de juriste. Pour les zones d'ombre, elle émet des hypothèses, plausibles, mais qui, dit-elle, restent à démontrer. Elle fait appel d'ailleurs à tout lecteur qui pourrait l'éclairer davantage.
      Après une courte présentation, en trois chapitres, dans lesquels elle rend compte de ce qui est avéré de la vie de Marise Querlin,
- qui semble avoir brouillé à plaisir les pistes sur son ascendance, et sa descendance s'il y en eut -, et l'exposition de la légende familiale qui la motiva dans ses recherches sur elle, Michèle Larrère, qui sous titre son ouvrage par "entre légende et réalité", étudie méthodiquement tour à tour chaque œuvre parue, - reportages, romans, recueils de poèmes, biographies romancées sur Messaline, sur la princesse Mathilde, sur Chopin… Elle les décrit tant dans leur forme matérielle (qui palie l'absence d'illustrations que le lecteur regrette), que dans leur teneur même. Elle les résume d'une manière vivante et précise, les refond pour ainsi dire en autant de nouvelles, les émaille de ses propres réflexions... De sorte que le lecteur n'en est jamais lassé, d'autant que les sujets ne laissent pas indifférents: les filles-mères, les enfants abandonnés, la drogue, l'alcoolisme, le jeu, l'homosexualité, etc.
      Michèle Larrère a également à cœur de reproduire les jugements élogieux de nombreux critiques de l'époque sur les œuvres de cet auteur talentueux qu'était Marise Querlin. Et sur ce que laissent supposer de sa vie privée, ses préfaciers…
      Arrivée au chapitre de conclusion, elle émet ses dernières réflexions. Note d'étranges coïncidences. Énonce les questions qui restent en suspend quant à Marise Querlin, dont elle entrevoit les réponses dans ses œuvres: "Elle a transformé l'histoire de sa vie en quantité de petites parcelles de sa propre désespérance, sans doute beaucoup de souffrances personnelles", et plus loin s'interroge: "Je ne sais si parler d'elle de la sorte lui aurait plu. Rendre hommage à sa mémoire en brisant ainsi le miroir? Cette reconnaissance publique, l'aurait-elle partagée? " Ce qui nous renvoie au propos de B.Traven: "Un écrivain ne devrait pas avoir d'autre biographie que ses livres." Puissent les meilleurs de Marise Querlin, grâce à celui de Michèle Larrère, être réédités!

 

 

La jeune fille à la perle, de Tracy Chevalier (éd. Quai Voltaire)
lecture par Marie-Françoise :

     On ne sait pas grand-chose sur la vie de Vermeer de Delft, peintre hollandais du XVIIème siècle qui jouait avec les effets de la lumière et de la texture dans ses compositions. Auteur de 45 toiles seulement en vingt ans, il peignait lentement. Il vendait ses tableaux à des particuliers, pour beaucoup à Pieter Claesz van Ruijven, riche percepteur patricien. Artiste indépendant, il s'occupait de la guilde de Saint Luc dont il fut le doyen. On sait, par les explications de son épouse, que "pour des raisons financières il perdit la santé et mourut en l'espace d'un jour et demi" laissant onze enfants et des dettes. On n'en sait encore moins sur les servantes de la famille.
      Et pourtant, c'est l'une d'elles que Tracy Chevalier voit dans La jeune fille à la perle, tableau qu’il peint à l’âge de trente-quatre ans. Le plus beau des deux seuls qu'il peignit jamais de cette manière. Sans décor, avec pour unique sujet le personnage: une jeune fille regardant par-dessus son épaule. Elle est séduisante, aux traits simples, au regard clair et triste. Elle semble vouloir dire quelque chose. En ce temps-là, on ne montrait pas ses cheveux, sauf les grandes dames à la coiffure apprêtée et les femmes de mauvaise vie. Aussi les siens sont-ils cachés. Non par une coiffe comme en portaient à l'époque les femmes de condition modeste et les servantes, mais d'un étrange bandeau bleu et jaune tombant sur son épaule. À son oreille gauche, la seule visible, brille une perle, comme une larme, aussi grosse que ses yeux lumineux. 
      On ne sait pas ce que cette jeune fille, d'apparence simple, fut pour le peintre. Mais on devine qu'elle dut, pour lui, dévouée, poser de longues heures…
      Marcel Proust s'était déjà interrogé sur ce peintre discret : "Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s'il avait souffert par une femme, si c'était une femme qui l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu'on n'en savait rien, elle s'était désintéressée de ce peintre." Mais Tracy Chevalier, elle, imagine.
      Avec le peu de connaissance sur lui et cette interrogation sans doute, elle fait raconter à la jeune servante, par touches successives, délicates et fraîches, son histoire. Depuis le jour où elle est entrée, innocente, au service de la famille de ce peintre dont elle est chargée, entre autres travaux de courses au marché, de lessives et de garde d'enfants, etc., de faire le ménage de l'atelier sans déplacer aucun objet…
      Le roman émeut, comme le tableau, le plus fascinant de Vermeer, qu'une fois le livre refermé on ne regarde plus avec les mêmes yeux. Tracy Chevalier en a fait surgir un vécu, qui peut-être n'est pas le vrai. Peu importe, on voudrait être encore à le lire, à subir la magie de ce lent et silencieux apprivoisement, comme on ne peut détacher les yeux de ceux de cette jeune fille énigmatique et lumineuse.

 

 

 

Le roi Cophetua, de Julien Gracq (La Presqu'île, éd. José Corti)
par Adéla :

      Une situation étrange que celle où se trouve le narrateur qui se rend un jour de Toussaint au rendez-vous que son ami Nueil lui a donné dans son riche pavillon, et attend. Nueil, le maître de maison, aviateur en 1917, qui ne vient pas. Qui, on le sent, ne viendra plus. Un narrateur qui continue malgré tout d'attendre une fois la nuit tombée. Un narrateur plein de désir, qu'il ne sait pas encore?, pour la femme mystérieuse, servante et/ou maîtresse de Nueil?, qui l'invite à prolonger son attente, le sert jusqu'à la nuit et le dirige jusqu'à son lit. Sans un mot. Qui, au matin, soudain, se fige dans son occupation ménagère de servante à la vaisselle lorsqu'elle entend crisser le gravier sous les pas du narrateur qui s'éloigne, qui s'enfuit, pris de panique à son lever, sans même avoir pris son petit déjeuner, ni avoir pris congé.
      Il y a dans cette longue nouvelle de Gracq, la description d'une gravure de Goya: La mala noche, que le narrateur se remémore. Et celle du tableau qui se trouve dans le salon de musique où le narrateur attend Nueil. C'est un tableau inspiré de Burne-Jones. Il représente en une "annonciation sordide" le roi Cophetua et la mendiante dont il est amoureux. L'histoire est belle que celle de ce roi Cophetua, personnage d'une ballade du XVe siècle traduite par Thomas Percy en 1765, que Shakespeare évoqua dans Roméo et Juliette, que Burne-Jones mit en peinture en 1884.
      Plus loin, Gracq évoque les miniatures du Moyen Age, le "profil perdu"... car c'est toujours en profil perdu ou dans l'ombre, on s'éclaire aux bougies, que le narrateur voit cette femme dont le visage disparaît sous l'épaisse chevelure qui retombe...
      La nouvelle de Gracq nous plonge dans l'atmosphère délicieuse et inquiétante des peintures d'antan. Celle des intérieurs nocturnes, avec leurs plans précis éclairés par la flamme et leurs larges zones d'ombre... Comme ombre et inconnu aussi il y a dans ce qui guide nos actes…
      Mais qui est chez Gracq le roi Cophetua? Nueil l'absent qui vit avec cette femme servante? Ou le narrateur qui faillit se faire prendre au piège comme le fut le vrai roi de la ballade qui épousa la mendiante?

 

 

 

 

Un balcon en forêt, de Julien Gracq (éd. José Corti)
par Marc Petit, dans "L'équation de Kolmogoroff"
:

      "...atmosphère étrange, un peu irréelle, Un balcon en forêt situé dans le même secteur des Ardennes, précisément à l'époque de la "drôle de guerre": une impression de temps suspendu, presque immobile, comme si plus rien ne devait arriver alors qu'on sent bien, obscurément, que la catastrophe est imminente, que l'ennemi peut attaquer à tout instant."

 

 

L'homme sans empreinte, d'Éric Faye (éd. Stock 2008)
par Marie-Françoise :

      D'avoir retrouvé dans Le mystère des trois frontières, nouvelle d'Éric Faye (parue au Serpent à plumes en 1998), qui se situe dans une antique forêt au cœur de laquelle le narrateur peu à peu confond mythe et réalité, le même frisson d'étrangeté qui me parcourut à la lecture du Visiteur du soir dans la jungle mexicaine de B. Traven, j'ai voulu lire L'homme sans empreinte, dont Éric Faye confie en note de fin d'ouvrage que cet auteur fut pour lui un point d'appui, ou de départ…

      N'en aurais-je pas été avertie, que la page 142, évoquant l'épisode des cochons fouilleurs, et le titre à peine voilé de Visite nocturne dans la jungle, m'eut mise sur la voie. Cet épisode choisi par Éric Faye est significatif. La curiosité des contemporains de Traven ne le laissait pas en paix.

      B.Traven, comme B.Osborn dans le livre de Faye, s'attachait à effacer ses traces, à cacher son histoire personnelle, refusant d'être reconnu. Lui pour qui "un écrivain ne devrait pas avoir d'autre biographie que ses livres", -l'œuvre seule devant importer au lecteur-, refusait d'avoir affaire à la presse, au public, de parler des détails de son existence, ne cherchait pas la notoriété. Au point que l'on n'est même pas sûr de l'endroit où il est né, de sa nationalité. Sous des noms différents, il a tenu à conserver ses origines obscures, sa carrière orageuse de révolutionnaire, qui l'ont incité à choisir "l'exil, le silence et la ruse" comme mode de défense. Pourquoi ?

      La vie de B.Traven est donc un mystère. Aussi sur l'auteur du célèbre Trésor de la Sierra Madre porté au cinéma par John Huston, circulent des légendes. Éric Faye, qui aime les atmosphères mystérieuses, à monté son récit L'homme sans empreinte à partir des matériaux fournis par des chercheurs qui ont esquissé les contours de la vie de Traven. En brouillant lui aussi les pistes, modifiant les situations, les noms, de personnes (celui/ceux de Traven n'est pas cité dans le récit) et de lieux. Son œuvre est, dit-il, d'imagination, il est allé dans ses propres interrogations sur l'effacement et l'identité, la fuite et la seconde chance. De sorte que le mystère persiste. Je veux croire que Traven eut apprécié.

 

 

Vies minuscules, de Pierre Michon (Folio Gallimard)
par Adéla :

      Vies minuscules se lit lentement, posément. C'est le constat du peu que sait être l'auteur qui les écrit. Ou du beaucoup si l'on se fie à l'exergue emprunté à André Suarez : "Par malheur, il croit que les petites gens sont plus réels que les autres."

      L'auteur le sait à travers quelques êtres qu'il fait renaître en remontant sa lignée familiale. L'on veut croire le livre autobiographique puisqu'il y cite le nom, sien, de Michon. Une lignée qui voit la défaillance des branches mâles. Et la sienne.
      Ce sont des hommes éclipsés par leurs épouses. Ou partis sans plus jamais donner de nouvelles après une dispute. Comme Antoine Peluchet, dont le père imaginera une vie de réussite en Amérique.  Jusqu'à ce que l'on apprenne qu'il échoua au bagne. "Au cimetière de Saint-Goussaud, la place d'Antoine est vide, et c'est la dernière: s'il y reposait, je serais enterré n'importe où; au hasard de ma mort. Il m'a laissé sa place. Ici, fin de la race, moi le dernier à me souvenir de lui, je serai gisant: alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront n'importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint son père. Ce lieu venteux m'attend. Ce père sera le mien." Car le géniteur de l'auteur fut lui aussi un grand absent.
"Mon père, à l'entendre, était parvenu à l'ultime degré de l'alcoolisme et, disait-on, se droguait. Nul n'entendit le rire terrifié qui secoua mon seul esprit: l'Absent était là, il habitait mon corps défait."

      Vies minuscules, c'est aussi celles d'êtres croisés dans l'enfance:
      André Dufourneau, parti en Afrique pour réussir, croit-on, dans une plantation. Et on ne sut de quoi ni comment il mourut.
      . Les frères Bakroot, pensionnaires, des années de lycée. Opposés en tout, qui ne se réconcilièrent, peut-être, que lorsque l'un d'eux se pencha sur la tombe de l'autre.
      L'abbé Georges Bandy, brillant dans sa prestance, ses sermons et auprès des femmes. Décrépit avec l'âge, n'aidant plus que les fous d'un asile où se retrouve l'auteur : "Je sombrais; pour des raisons que l'on apprendra, j'accusais avec grandiloquence le monde entier de m'avoir spolié et parachevais mon œuvre; je brûlais mes vaisseaux, me noyais dans des flots d'alcool que j'empoisonnais, y diluant des monceaux de pharmacopées enivrantes; je mourais; j'étais vivant." Fous dont il semble connaître les rouages : "Et tous simulent sans doute, si l'on admet que la folie accomplie, à lier, et sans plus de mots pour se dire, est une simulation qui a outrepassé son but."
      Le père Foucault, vieillard qui clamait "Je suis illettré". Ce qui bouleversait l'auteur: "…une joie et une peine capiteuse me transportèrent, un sentiment infiniment fraternel m'envahit: dans cet univers de savants et de discoureurs, quelqu'un, comme moi peut-être, pensait quant à lui ne rien savoir, et voulait en mourir."
      L'auteur qui tout au long de son ouvrage, Vies minuscules, déplore son impossibilité à écrire : "…j'étais l'analphabète esseulé au pied d'un Olympe où tous les autres, Grands Auteurs et Lecteur difficile, lisaient et forgeaient en se jouant d'inégalables pages; et la langue divine était interdite à mon sabir." mais s'envole dans des pages riches de vocabulaire, de sens, de références littéraires nettes ou voilées, innombrables: "Nos rencontres postérieures pourraient être racontées par des douloureux idiots de Faulkner, de ceux que hantent la perte et le désir de perdre, puis la théâtralisation de la perte (…)."
      Perte des enfants morts, aussi, que peut-être on envie. Comme sa sœur Madeleine qui ne vécut pas une année: "Allons, il faudrait bien faire l'ange, un jour, pour être aimé comme sont les morts."
      Car c'est bien de la perte d'êtres aimés et d'être aimé qu'il s'agit. Que l'on reste ou qu'on fuie. Parents, amis, êtres rencontrés aux détours de la vie, femmes. Capacité et intégrité de la personne aussi.

      Et l'auteur de conclure les Vies minuscules de ces quelques-uns qu'il vient de ressusciter sous sa plume: "Qu'un style juste ait ralenti leur chute, et la mienne peut-être en sera plus lente; que ma main leur ait donné licence d'épouser dans l'air une forme combien fugace par ma seule tension suscitée; que me terrassant aient vécu, plus haut et clair que nous ne vivons, ceux qui furent à peine et redeviennent si peu. Et que peut-être ils soient apparus, étonnamment. Rien ne m'entiche comme le miracle.
      Miracle de l'écriture… de Pierre Michon, et du lecteur touché. C'est toute la grandeur de notre insignifiance.

 

 

 

Parlez-moi du feu, de Cathie Barreau (éd. Atelier du Bief 2008)


Thierry F. :
      Grand merci pour "Parlez-moi du feu", d'une écriture sobre et  sensible: il y a le feu dont parle Cathie Barreau et celui dont elle ne parle pas mais que l'on devine.

Anne L. :
      J'aime la délicatesse de l'histoire et la justesse de l'écriture.

 

 

Les Égarés, de Marise Querlin (éd. Fasquelle)
lecture par Marie :

      Dans l'immédiat après guerre, Béryl Davidson, à l'instar des filles de familles bourgeoises aisées, a bénéficié d'une bonne éducation. Mais, elle est fille naturelle d'un Pierre de Montarassin qui ne l'a jamais reconnue. De sa mère, Béryl se sent délaissée; à sa mère, elle s'oppose parfois violemment. Élevée en pension grâce aux "relations" de sa mère, elle fera de la peinture, deviendra journaliste, fréquentera les milieux artistiques, mondains et politiques.
      Sont-ce ses années passées au pensionnat, ses lectures, son éducation religieuse qui lui ont mis en tête cette idée de l'amour absolu corps et âme, divin, qu'elle recherche dans l'humain?: "Peut-être que Dieu, c'est l'ordre, qu'à travers le désordre total de ma naissance, de mon angoisse, de mes défaites, de mes scandales, de mes rêves, je n'ai cessé de suivre un chemin vers le mal, alors que j'aspirais à ce chemin qui vous projette vers Dieu."
      Femme indépendante, après plusieurs amants et avoir mis au monde un fils, Éric, enfant naturel comme elle, qu'elle ne saura élever, qu'elle aimera trop, à qui elle passera tout et qui tournera mal, elle finira par épouser un musicien, compositeur de renom, Philippe d'Holmès: "Pendant douze ans, j'ai laissé croire que j'étais une femme heureuse, confortablement installée dans le mariage. Ce n'était pas vrai."
      Car Béryl, qui s'illusionne d'un regard, attendait autre chose et tombera amoureuse folle de Michel Bermond, politicien d'un autre bord que celui du journal d'extrême droite pour lequel elle travaille et que son patron voudrait gagner à sa cause: "...alors que je m'étais si lâchement éloignée de toute spiritualité, il m'a semblé que Michel Bermond était celui que j'avais cherché toujours dans la vie, au-delà de la vie, au-delà de la mort, en moi, dans tous les autres, dans le souvenir d'un visage penché sur ma fièvre d'enfant, sur la tombe d'un inconnu." "Et lui que je n'avais alors encore jamais vu, l'instant d'après m'est apparu comme l'être que j'avais attendu depuis toujours, depuis mon enfance ulcérée, depuis l'étincelle de l'âme ! Comme un être dont le rayonnement de lumière venait du même point de l'infini que ma propre lumière.
      Mais, Michel, s'il lui dit qu'il l'aime éperdument, est marié, doté d'une maîtresse qu'il ne peut et ne veut abandonner. Il est souvent en déplacement, voit Béryl de plus en plus rarement, joue avec elle au chat et à la souris, refuse que leurs deux corps se joignent. Elle deviendra incapable de se dominer, ira parfois jusqu'à le haïr: "L'éloignement et la séparation, en abolissant toute occasion de nous heurter, par l'agressivité des mots, me donnaient l'illusion d'un rapprochement et laissaient à nouveau le rêve s'échapper du réel et déborder sur l'avenir."
      Le lecteur ne peut s'empêcher se penser à la cruauté de Sollal, héros de Belle du Seigneur d'Albert Cohen dont Marise Querlin fut contemporaine et dont l'œuvre, déjà en gestation, ne parut que dix-huit ans après Les
Égarés. Toute une conception de l'amour… 
"
- Un jour nous partirons en voyage ensemble. Très loin, pour tout oublier.
-
Il suffisait qu'il me fasse une telle promesse pour que je sois ivre de joie, jusqu'au moment où ne pouvant plus vivre dans l'attente de le revoir, hypnotisée par l'appareil téléphonique qui une seconde, me donnerait l'apaisement, je l'appelais, incapable de refuser ce besoin qui déferlait en moi comme pour un alcoolique, celui de boire."
      Or, Michel Bermond sera assassiné et Béryl accusée, emprisonnée.
      L'ouvrage de Marise Querlin, journaliste comme son héroïne dans la vie, est la longue lettre au juge dans laquelle Béryl d'Holmès, l'accusée, analyse ses pensées, le pourquoi de ses actes depuis l'enfance, tout ce qui l'a conduite à se retrouver, étonnée, à côté du cadavre de Michel Bermond, tué d'une balle de revolver, alors qu'elle dit n'avoir pas tiré, même si elle se sent coupable. Tout ce qui l'a égarée, elle et son fils devenu fou, mais aussi Philippe son époux qui s'est laissé mourir.
      Bref, c'est un roman psychologique dont l'action se déroule dans les milieux aisés et politiques sous fond de campagne électorale. Bien mené, bien écrit, dans une langue, datée parfois par l'emploi d'un subjonctif passé dont nous n'avons plus l'habitude, ce récit introspectif retient notre attention durant plus de trois cents pages.

 

 

 

Je suis vivant et vous êtes morts Philip K. Dick 1928-1982, d' Emmanuel Carrère  (Point Seuil)
lecture par Julie :

      La quatrième de couverture dit ceci : "Une question l'obsédait, qui fit de sa vie chaotique une étrange odyssée spirituelle : qu'est-ce qui est réel ? Qu'est-ce qui nous prouve, par exemple, que nous sommes vivants ? Dans la Californie des années 1970, ces doutes vertigineux devaient rencontrer la drogue. Le créateur d'Ubick et de Blade Runner passa pour un gourou de la contre-culture, avant de connaître une expérience mystique, en 1974. Romancier-enquêteur, Emmanuel Carrère a plongé dans le cerveau de ce visionnaire qui déclarait n'avoir jamais écrit d'œuvres d'imagination, mais de simples rapports."
      C'est bien cela et l'on sort de ce livre époustouflant d'Emmanuel Carrère, quelque peu ébranlé d'apprendre que les œuvres qu'on avait lu de Philip K. Dick aient tant collé à sa vie, aux tempêtes de parano, de schizophrène, de drogué, de mystique qu'il était. Et l'on frissonne lorsque l'on sait que les visions d'auteurs de science-fiction se réalisent tôt au tard, sont réelles d'une certaine façon. Même s'il put écrire : "Un écrivain de science-fiction n'a pas le droit de se mettre à croire à ce qu'il raconte ; sinon, imaginez la confusion".

 

 

L'éternité n'est pas de trop, de François Cheng (Le livre de poche)
lecture par Marie :

      L'éternité n'est pas de trop, conte l'histoire d'une passion vécue par deux êtres à la fois ordinaires et peu communs, en Chine, au XVIIè siècle, au temps où la dynastie Ming commence à battre de l'aile, où arrivent les premiers missionnaires Jésuites.
      C'est la présence intense dans l'absence et dans l'éloignement de deux êtres qui s'aiment… et vivent dans l'imagination. "Peut-être aux yeux des autres, est-ce de l'illusion? Pour ceux qui le vivent, le vrai de la vie s'y vérifie, l'accomplissement du désir ne réside-t-il pas dans le désir même?
       François Cheng dit la raconter en se remémorant un livre chinois ancien rapporté par un vieux sinologue: Récit de l'homme de la montagne. Il l'aurait lu lors d'un séjour au Royaumont et n'ayant pu l'y retrouver par la suite, a voulu en réécrire l'histoire. 
      Celle de Dao-sheng, médecin divinateur itinérant venu d'un monastère de haute montagne, et de Dame Ying, que celui-ci avait osé regarder et avec qui il avait échangé des sourires alors qu'il n'était qu'un tout jeune musicien, et elle une toute jeune fille pas encore mariée, mais déjà promise par sa famille. Le récit original reprendrait les dires d'un personnage qui aurait joué un rôle dans leur histoire. 
      Y sont mêlées des considérations sur le contexte de l'époque, le taoïsme, le bouddhisme, l'arrivée des Jésuites en Chine, avec leurs conceptions de l'amour, du Ciel, de la vie éternelle, et si parfois ces considérations semblent un peu longues au lecteur, elles sont nécessaires, et la fin du récit, où se mêle le "je" de Dao-sheng aimant et l'impersonnel du narrateur, est poignante .

 

 

 

Les Rendez-vous de Toussaint, d'Yves Couturier (éd. Gunten 2007)
lecture par Marie-Françoise :

      De Toussaint en Toussaint Rémi avance dans la vie. Petit garçon de neuf ans, adolescent puis homme. Chaque année c'est la visite incontournable au cimetière des cousins, cousines, soeurs, oncles et tantes, mère, et grands-parents qui l'élèvent. On se recueille devant la grande tombe familiale où son père, mort à cause de la dernière guerre, -"repris par le Bon Dieu", dit la grand-mère-, repose auprès des siens. On place les pots de chrysanthèmes sur chacun des défunts.
      En même temps que Rémi grandit, ses proches vieillissent. Rejoignent la tombe.
      Les Rendez-vous de Toussaint, c'est l'incompréhension de l'enfant face à la mort. Le rejet de Dieu qui la permet. 
      Mais c'est aussi, lumineux, le rendez-vous de Rémi avec l'amour, avec Mathilde. Même si la vie les sépare. Ils se retrouveront. Même si le fini, tragique, que nous annonce la quatrième de couverture, est tout teinté de rouge.
      Les Rendez-vous de Toussaint, se lisent lentement, en savourant le style d'Yves Couturier: des phrases simples, le plus souvent musicales, teintées d'un humour parfois sarcastique. Elles évoquent les pensées de Rémi avec ses mots d'enfant, d'adolescent, font un constat des êtres et de leur vie chaque Toussaint qui passe.
       "Le vent du nord papote avec quelques vieux corbeaux noirs. La Toussaint d'hier a battu son record de chrysanthèmes. Les morts rêvent de toutes les couleurs. Le Bon Dieu a fait salle comble. Les hosties étaient à point. Le vin de messe d'un cru exceptionnel. Maintenant, au fond des mouchoirs, les larmes dorment mêlées à la morve."
      Les Rendez-vous de Toussaint, c'est enfin, un roman émouvant, de ceux que l'on n'oubliera pas, chaque Toussaint qui passe.

 

 

 

La petite fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel (Livre de poche 2007)
par Marie-Françoise :

      C'est une histoire d'amitié. Poignante et belle, entre Monsieur Linh, vieil homme réfugié de l'Asie, solitaire, déraciné, qui a perdu sa famille et son pays à cause de la guerre, et Monsieur Bark, gros homme du pays d'accueil, rencontré sur un banc, malheureux parce qu'il vient de perdre son épouse. Une amitié toute simple, vraie, profonde, toute d'émotions, née entre ces deux hommes qui, sans parler la même langue, se comprennent, sont heureux d'être ensemble dans la musique des mots ou le simple silence, à cause de la souffrance, du bonheur d'une présence, des attentions à l'autre. Une amitié intense, des états et des événements de vie comme on n'en vit qu'en rêve, ou si l'on a perdu la raison à cause de la réalité trop dure à supporter. 

 

 Accueil   /   Calendrier / Auteurs    Expositions  / Citations  / A propos / Rencontres / Entretiens / Goûterlivres  / Sorties