Le Café Littéraire luxovien / les jumeaux...

 

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Il tenta de lire une réponse sur le visage d'Elme, qui était son propre visage, comme s'il était reflété dans un miroir, la même denture et le même nez, les mêmes yeux, sauf que le dessin de la fatigue semblait plutôt tatoué sous ses traits que creusé dans la masse et en surface, mais le signe d'accablement, finalement comme une des principales caractéristiques de ressemblance entre les deux hommes était là. (...) (C'était Cardo en double exemplaire. Mais cependant, les gens qui connaissaient les deux jumeaux, entre Nonhigny et Montreux, même à Badonviller où ils avaient tous deux travaillé un temps, ou encore plus loin, savaient ne pas les confondre en dépit de cette spectaculaire ressemblance physique qui ne faisait que s'accentuer avec le temps, comme deux vieux troncs d'arbres ne peuvent après tout que se ressembler, les gens savaient ne pas les confondre, depuis des années, pour la simple et bonne raison qu'ils n'en rencontraient généralement qu'un, et pas les deux ensemble: c'était Cardo, celui qu'on appelait Cardo et non Alain, parce qu'à lui seul il représentait la famille active, qui travaillait à l'extérieur, et c'était l'autre, Elme (dont le véritable nom était Elmer), qui restait à la maison, malade, plus paresseux que malade sans doute (avaient décrété les gens), la plupart du temps invisible. Les gens n'ignoraient rien de la réelle distinction à faire entre les deux frères, l'un profitant de l'autre alors que celui-ci y gagnait en contrepartie un vague ascendant sur celui-là - et chacun des deux, probablement, à sa façon, ne l'ignorait pas davantage). 

Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je

 

Sa femme, Mme Euterpe, avait eu des jumeaux, du même âge que moi, qui s'appelaient Oreste et Pylade, comme les frères de la mythologie grecque. Ils se ressemblaient tellement que même leurs parents ne les distinguaient pas l'un de l'autre. Ils faisaient tout pour qu'on les confonde, la même coupe de cheveux, le même nœud de cravate, si l'un se blessait, l'autre aussi se mettait un sparadrap. Ils éclataient de rire ensemble. Ils s'appliquaient soigneusement à paraître identiques, ce qui leur permettait d'échanger leur place et leur nom. Eux-mêmes devaient croire qu'ils étaient l'un et l'autre à la fois. Ils avaient mis toutes leurs forces à être doubles. 
       Le comptable Cummuglio (leur père) avait renoncé à les distinguer et ne les appelait pas par leurs prénoms. Il leur avait donné un surnom collectif, I Vuie, les Vous. Ils répondaient volontiers à ce nom-là. S'il voulait en appeler un, il disait: «Un de Vous.» dans l'immeuble aussi, on les appelait les Vous. 

Erri De Luca, Le jour avant le bonheur

 

Seigneur! Il doit y avoir mille manières d'évoquer ces deux femmes. Quand elles étaient jeunes filles, dans leurs robes jaunes, pour se brosser les cheveux, elles pouvaient se planter l'une face à l'autre. Si la vie était un coucou suisse géant, ces deux-là seraient les plus fringants volatiles jamais surgis simultanément de derrière leur petite porte afin d'annoncer la même heure, à la seconde près, chacun de son côté. Quand elles clignaient des yeux, on aurait dit qu'un grand magicien tirait en coulisse une seule et même ficelle. Elles portaient les mêmes souliers, penchaient la tête dans le même sens et laissaient toutes deux flotter leurs mains dans leur sillage aérien, tels des rubans blancs. Jamais on ne vit bouteilles de lait frappé, ou deux sous flambant neufs, aussi identiques. Quand elles arrivaient à la fête de l'école, les danseurs faisaient halte, comme si l'on venait d'un coup d'aspirer tout l'air contenu dans la salle de bal; chacun retenait son souffle. 
      «Les jumelles», commentait-on. On ne leur donnait pas de nom. Peu importait qu'elles s'appellent Wycherly; leurs rôles étaient interchangeables; on n'aimait pas l'une d'entre elles, on tombait amoureux d'une véritable corporation, d'une entreprise. Ah, ces jumelles, ces jumelles! Comme elles voguaient joliment au fil du grand fleuve des ans telles deux marguerites jetées à l'eau! 
      «Elles épouseront les rois du monde», disait-on. 
      Pourtant, elles demeurèrent assises sur leur terrasse pendant vingt ans; elles finirent par faire partie intégrante du jardin public, au même titre que les cygnes, et dans la nuit sombre du cinéma, on voyait leurs visages levés, comme tendus en avant, tels des spectres hivernaux. 

Ray Bradbury, Le miroir 
(nouvelle dans: Train de nuit pour Babylone)

 

Qu'est-ce qu'un être vivant? Un petit bloc d'hérédité déambulant à travers un certain milieu. Et rien de plus: tout ce qui dans un être vivant ne relève pas de l'hérédité provient du milieu. Et réciproquement. À ces deux éléments s'en ajoute néanmoins chez les jumeaux vrais un troisième le frère pareil qui est à la fois hérédité et milieu, avec quelque chose en plus.
      Car la gémellité enfonce un coin de milieu au cœur d'une hérédité homogène, et cela n'est pas seulement mutilation, mais aussi engouffrement d'air, de lumière et de bruit dans l'intimité d'un être. Des jumeaux vrais ne sont qu'un seul être dont la monstruosité est d'occuper deux places différentes dans l'espace. Mais l'espace qui les sépare est d'une nature particulière. Il est si riche et si vivant que celui où errent les sans-pareils est en comparaison un désert aride. Cet espace inter-gémellaire
l'âme déployée est capable de toutes les extensions. Il peut se réduire à presque rien quand les frères-pareils dorment enlacés en posture ovale. Mais si l'un d'eux s'enfuit au loin, il se distend et s'affine sans jamais se déchirer à des dimensions qui peuvent envelopper la terre et le ciel. (...) 
      Reste une ultime question qui ne cesse de me tarauder depuis le départ de Jean: quid de l'âme déployée si l'un des jumeaux disparaît à tout jamais? 

Michel Tournier, Les météores

 

L'éolien part du silence de la communication viscérale, et s'élève jusqu'aux confins de la parole sociale sans jamais les atteindre. C'est un dialogue absolu, parce qu'impossible à faire partager à un tiers, dialogue de silences, non de paroles. Dialogue absolu, formé de paroles lourdes, ne s'adressant qu'à un seul interlocuteur, frère-pareil de celui qui parle. 

Michel Tournier, Les météores

 

Que nous fussions des monstres, mon frère-pareil et moi, c'est une vérité que j'ai pu me dissimuler longtemps, mais dont j'avais secrètement conscience dès mon plus jeune âge. Après des années d'expérience et la lecture de recherches et d'études sur le sujet, elle flamboie sur ma vie avec un éclat qui aurait été la honte il y a vingt ans, ma fierté il y a dix ans, et que j'envisage froidement aujourd'hui. 
      Non, l'homme n'est pas fait pour la gémellité. Et comme toujours en pareil cas
je veux dire lorsqu'on sort des rails de la médiocrité une force supérieure peut vous élever à un niveau surhumain, mais des facultés ordinaires vous laisseront tomber dans les bas-fonds. La mortalité infantile est plus forte pour les faux jumeaux que pour les enfants singuliers, et plus forte pour les vrais jumeaux que pour les faux. La taille, le poids, la longévité et même les chances de réussite dans la vie sont plus élevées chez les singuliers que chez les gémellaires. 
      Mais peut-on toujours, à coup sûr, distinguer les vrais et les faux jumeaux? Les traités sont formels: il n'y a jamais de preuve absolue de gémellité vraie. Tout au plus peut-on se fonder sur l'absence apparente de différences mettant en cause la gémellité. Mais jamais une preuve négative n'a rien prouvé avec certitude. Selon moi, la gémellité est affaire de conviction qui a la force de modeler deux destins, et quand je regarde mon passé, je ne puis douter de la présence invisible, mais toute-puissante de ce principe, au point que je me demande si
à l'exception des couples mythologiques comme Castor et Pollux, Remus et Romulus, etc., Jean et moi nous ne sommes pas les seuls vrais jumeaux ayant jamais existé. 

Michel Tournier, Les météores

 

Se rappelant que dans les ténèbres humides et chauds du ventre de leur mère, il s'était battu pour se nourrir et, plus désespérément encore, pour ne pas être consommé par son jumeau. Car il arrive parfois, plus souvent qu'un jumeau survivant ne souhaite le penser, que le plus gros des fœtus suce la vie du plus petit, qu'il l'absorbe en lui-même à la façon d'une tumeur secrète dans une région de la poitrine, du ventre ou du crâne. 
      Il portait profondément inscrit en lui une sorte de mémoire prénatale, l'instinct d'un animal qui n'a jamais vu les grandes prairies, par exemple, mais qui sait se dresser avec prudence, d'abord sur ses pattes de derrière, puis sur celles de devant, les sens aux aguets, parce qu'un paysage plat est un terrain de chasse pour les prédateurs. 

Joyce Carol Oates, Sacrifice

 

De Jacob et d'Ésaü, les jumeaux-rivaux, l'Écriture sainte nous dit qu'ils se battaient déjà dans le sein de leur mère. Elle ajoute qu'Ésaü étant venu au monde le premier, son frère le retenait par le talon. Qu'est-ce à dire sinon qu'il voulait l'empêcher de sortir des limbes maternels où ils vivaient enlacés? Ces mouvements du fœtus double que j'imagine lents, rêveurs, irrésistibles, à mi-chemin du tractus viscéral et de la poussée végétale pourquoi les interpréter comme une lutte? Ne faut-il pas plutôt voir la vie douce et caressante du couple gémellaire? 

Michel Tournier, Les météores

 

Mais le fratricide est de toutes les générations, de tous les siècles. Caïn dit à Abel: "Allons aux champs. Et comme ils étaient dans les champs, Caïn s'éleva contre Abel, son frère, et le tua." Et Yahvé dit à Caïn: "Où est Abel, ton frère?" Il répondit "Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère?" Yahvé dit: "Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi!"
      «Et on dirait que ce premier fratricide a servi de modèle dans la légende et dans l'histoire de l'humanité. Des frères jumeaux Jacob et Ésaü, l'Écriture sainte nous dit qu'ils se battaient déjà avant de naître dans le sein de leur mère Rébecca. Et puis il y a eu Remus et Romulus, Amphion et Zêthos, Étéocle et Polynice, tous frères ennemis, tous fratricides...» 
      (...) 
      ces vieilles histoires, ces légendes que je viens d'évoquer (...) ont toutes mystérieusement un point commun. Ce point commun, c'est la ville. Une ville symbolique qui chaque fois paraît exiger le sacrifice fratricide. Ayant tué Abel, Caïn s'enfuit loin de la face de Dieu, et il fonde une ville, la première ville de l'histoire humaine, qu'il appelle du nom de son fils, Henoch. Romulus tue Remus, puis il trace l'enceinte de la future Rome. Amphion écrase son jumeau Zêthos sous des blocs de pierre en bâtissant les murs de Thèbes, et c'est encore sous ces mêmes murs de Thèbes que les jumeaux Étéocle et Polynice s'entr'égorgent. 

Michel Tournier, Les météores

 

Il n'y a jamais eu de créature. Il n'y a jamais eu que le couple. Dieu n'a pas créé l'homme et la femme l'un après l'autre. Il a créé deux corps jumeaux, unis par des lanières de chair qu'il a tranchées depuis, le jour où il a créé la tendresse.

Jean Giraudoux

 

 

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