Le Café Littéraire luxovien / Des lectures (12) | |||||||
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Venise
était un piège, de Michèle Larrère J'ai
lu d'une traite, emportée par la verve jubilatoire des premières pages
qui démarrent sur des chapeaux de roues ce roman qui nous transporte de
Venise la Sérénissime italienne avec ses palais et œuvres d'art, ses
canaux, ses lagunes et ses brumes, ses miasmes, son climat à la
mauvaise saison, son carnaval et ses excès, sa vie trépidante envahie
de touristes, à la Venise verte et calme du marais poitevin où règnent
encore des idées désuètes et une morale conventionnelle. Nourries
et intéressantes sont les descriptions et les considérations
historiques et actuelles sur Venise, comme si l'auteure luxovienne Michèle
Larrère qui les décrit avec son franc parler, y avait vécu
longuement. Du moins s'est-elle énormément documentée avant d'écrire
ces pages qui nous en apprennent beaucoup sur cette ville et ses
dessous, ville vitrine et lieu de prédilection pour des voyages de
noces. Le
roman est qualifié par l'auteure de policier. Mais à part la
commissaire au caractère trempé surnommée Furiosa, son chef
hiérarchique de la sûreté nationale et l'inspecteur Pavani non loin
de la retraite qui sont largement présentés avec leurs qualités,
leurs défauts et leurs frustrations, de même qu'est largement narrée
l'histoire des personnes soupçonnées du double crime qui a eu lieu au
dernier jour du carnaval, les détours de l'enquête en elle-même sont
bien minces. Et le criminel, dévoilé à la fin, surgit un peu comme un
lapin du chapeau d'un prestidigitateur, ce qui ne se conforme pas
vraiment à la dixième règle énoncée par S.S. Van Dine concernant
les romans de ce genre. Il
n'empêche, Venise était un piège est un petit roman qui ne
manque pas de piquant, où tout est bien qui finit bien, une heureuse
distraction
La
femme à la fenêtre, de A.J.Finn
(éd. Les
Presses de la Cité 2018) Elle est psychologue pour enfants. Elle vit recluse avec son chat "Punch", dans sa maison de Harlem, seul lieu où elle se sente en sécurité après qu'un grave traumatisme (on en découvrira peu à peu le pourquoi et le comment au fil du roman) l'ai rendue agoraphobe. Elle
passe son temps à aider des gens à aller mieux sur un site en ligne
sous le pseudo "votrepsyenligne" ; à jouer aux échecs sur
Internet ; à se gaver d'anciens films en noir et blanc dont elle possède
quantité de DVD
; à boire du bon vin, du merlot, mais excessivement, ce qui ne
fait pas forcément bon ménage avec les divers médicaments bêtabloquants
qui lui sont prescrits et qu'elle ingurgite parfois à l'aveuglette,
bien que de part son métier elle en sache les possibles effets
secondaires néfastes, dont possiblement des hallucinations. Elle
occupe aussi son temps à observer ses divers voisins depuis ses fenêtres
à l'aide du "viseur de son Nikon D5500 équipé d'une
lentille Opteka qui ne rate pas grand chose", ce qui l'amène
à être témoin d'un crime: "Mais comment convaincre la police
quand on doute soi-même de sa propre raison", nous dit la quatrième
de couverture : "Le
locked-in syndrome, ou syndrome d'enfermement... Parmi les causes
possibles: crise cardiaque, lésion du tronc cérébral, sclérose en
plaque et même poison. En d'autres termes, il s'agit d'un état
neurologique et non psychologique. Pourtant, je me retrouve littéralement
enfermée derrière des portes verrouillées et des fenêtres closes, à
fuir la lumière ―
témoin impuissant de l'agression d'une femme de l'autre côté du parc.
Personne d'autre n'a remarqué quoi que ce soit, personne n'est au
courant. Je suis la seule à savoir. Moi, une femme bouffie par
l'alcool, séparée de sa famille, qui s'envoie son locataire. Un
monstre de foire pour les voisins. Une cinglée pour les flics. Un cas
à part pour son psychiatre. Une source de pitié pour sa kiné. Une
recluse. Certainement pas une héroïne, ni un limier. Elle,
c'est la narratrice, Anna Fox. Ses seuls contacts sont son psychiatre,
sa kiné, un locataire à qui elle loue son sous-sol depuis deux mois
pour n'être pas tout à fait seule dans sa grande maison, mais aussi et
surtout, Ed son époux et sa fille Olivia dont elle vit "séparée"
mais avec qui elle dialogue. Sans
vouloir résumer ce roman, ou plutôt ce thriller à suspens paru en
2018 qui nous tient en haleine au long de ses
521 pages et dont la renommée n'est plus à faire puisqu'il a été
traduit dans le monde entier et qu'en a été réalisé un film, je
dirai simplement qu'Anna Fox, mêle à son récit, très vivant, elle
s'exprime au présent, de nombreuses allusions à des situations de
films en similitude avec les siennes et met en écho à ses propres pensées
des répliques de héros de polars en noir et blanc à suspens pour la
plupart, qu'elle regarde "pour s'apaiser"... et connaît
par coeur pour les avoir vus, revus et les revoir encore. En
fait, dans ce roman, très hitchcockien, le premier A.J.Finn que l'on
devine grand cinéphile, l'auteur réalise le tour de force de nous
rappeler par le biais du personnage imaginaire d'Anna et de ses
angoisses et paniques, les films dont elle évoque les titres tout au
long , il n'y en a pas moins de 52,
une véritable anthologie, que le lecteur découvre à mesure
avec l'envie de les voir ou revoir. Pour n'en citer au hasard que
quelques-uns : Question style, on apprécie particulièrement les dialogues d'Anna avec les autres protagonistes du roman, où l'écriture intercalée à la ligne et sans tiret de ses pensées intérieures en décalage avec ce qu'elle prononce, permet au lecteur de détecter sa vivacité d'esprit et ses éventuels mensonges.
Quand
sort la recluse, de Fred Vargas
(éd.
Flammarion 2017 et J'ai lu 2018) Excellent
roman policier dans lequel le lecteur retrouve les personnages qui
gravitent dans le sillage du commissaire Adamsberg, avec chacun son
trait de caractère particulier: ses divers inspecteurs et lieutenants,
son ami archéologue et évidemment le commandant Danglard qui ne sera
pas d'accord avec le fait de mener l'enquête non officielle sur
laquelle Adamsberg les oriente, ce qui, un temps, divisera la brigade. Cette
fois, ce qui préoccupe Adamsberg ce sont des morts apparemment
naturelles, mais statistiquement trop nombreuses, de vieux, survenues
suite à des morsures par araignée. Et pas par n'importe laquelle, par
celle dite "recluse". Le
roman est sous-tendu par cette idée de réclusion que l'auteur explore
sous toutes ses formes: celle de l'araignée qui se cache et dont le
venin est mortel à forte dose ; celle de la femme qui à l'instar des
recluses du moyen âge s'est volontairement faite enfermer dans un
pigeonnier ; celle, contrainte, des séquestrées ; enfin, celle
d'emprisonnement infligée par le législateur. Le
roman est sous-tendu également par l'idée de l'éjection: celle du
venin de l'araignée ; celle du sperme par éjaculation du violeur. Car
s'il y eut déjà il y a plus de cinquante ans dans cette histoire, des
"mordus" par venin de recluse, il y eut aussi d'anciennes séquestrées
et violées, qui à présent se vengent des sévices subis à l'époque
de leur jeunesse et dont ils/elles ont gardé traumatismes et séquelles. Est
donc menée, bien sûr à partir des "bulles gazeuses"
ou "proto-pensées" du commissaire Adamsberg, une enquête
prenante débouchant parfois sur de fausses pistes, des rebondissements
sur les méfaits, anciens et récents, qui sont mis au jour, pour découvrir
la, le ou les auteurs de ces meurtres presque parfaits par venin de
recluses. Bref,
ce roman, bien écrit, est aussi très instructif de par son côté
documentaire sans qu'il y paraisse, puisqu'il nous apprend, en même
temps que leur façon de vivre, qu'existaient autrefois (et peut-être
encore aujourd'hui), des recluses. *NB. Paru en 2017, soit avant les confinements pour causes du Covid19, cette sorte de réclusion par souci sanitaire ou par mise en quarantaine, qui n'aurait d'ailleurs pas été nécessaire dans le déroulement de ce roman, n'y est pas évoquée.
Vivre
vite, de Brigitte Giraud
(éd. Flammarion 2022) L'auteur tente vingt ans après, de faire un dernier point sur cet accident de moto qui a pris la vie de son jeune époux dont elle n'a jamais su la véritable cause. Au
fil des pages, elle va dresser une liste très longue de «Si» comme
une litanie, qui l'a obsédée pendant des années. Beaucoup
de questions s'imposent : Un
auteur psychothérapeute et auteur de l'ouvrage: Prendre en main son
destin, transformer ses faiblesses en sagesse, nous éclaire sur ce
qu'est selon lui «la destinée» et comment nos choix influent ou non,
dessus. lire
une deuxième note de lecture sur : Vivre vite
La
recluse du Destel, de Martine Alix Coppier
(éd. Presses
de la Cité, collection Terres de France 2014) D'une
écriture maîtrisée pour un roman du terroir, c'est un récit facile
à lire, moral et "presque" sage, qui se termine dans l'émotion. Mêlée
d'accent provençaux, cette fiction qui se passe en effet en Provence
est inspirée d'une ermite mystérieuse ayant réellement vécu
autrefois dans ses contrées reculées mais dont on ne savait rien et
dont parlaient les anciens aux veillées. Nous
sommes au début du XVIIIème
siècle, dans la Varoise, à la Ciotat et à Marseille. Il y est
question d'amour, de fautes d'une jeune femme recluse volontaire pour
les expier dans une grotte reculée de la région où coule le Destel,
non loin de la Sainte-Baume, où, selon la tradition, Marie Madeleine,
arrivée en Gaule après avoir quitté la Béthanie pour faire pénitence
d'avoir été prostituée, s'était elle-même retirée. Le
récit, émaillé de nombreux termes et expressions du vocabulaire
provençal, est surtout prétexte à évoquer les paysages et la nature,
l'Histoire, les légendes, les croyances et les us, les lieux, les
constructions, les Bastides des riches, les bouges des pauvres, leurs vêtements
et nourriture, leurs métiers ―
dans
le textile, on est au pays des mûriers et du ver à soie; dans la
marine, la Méditerranée est proche; dans le travail du bois; de la
terre...―
,
tels ils étaient à cette époque dans ces contrées bucoliques l'été,
hostiles l'hiver pour une ermite. Est
narrée, bien sûr, par retour de mémoire, le scandale qui a amené l'héroïne,
Marie Laugier, à se reclure et à vivre misérablement des produits de
la nature sauvage et d'aumônes, et son histoire tragique, s'abandonnant
aux aléas du hasard et à son destin. L'intérêt
de ce roman, qui a une petite allure d'écomusée n'est pas à négliger
car l'auteure, Martine Alix Coppier, ―
diplômée
des Beaux-Arts et des Monuments Historiques
et qui a également enseigné ―,
aime recueillir la mémoire des anciens et de leurs coutumes pour les
nouvelles générations et s'est spécialisée dans l'écriture de
romans historiques, de biographies et de romans du terroir. Elle s'est
assurément largement documentée sur le passé provençal et fait donc
par le biais de ce roman, de plus en plus prenant au fil des pages, où
les enseignements ethnologiques arrivent tout naturellement au détour
des phrases sans guère importuner le lecteur, œuvre
de transmission.
Face
aux ombres, de Catherine Enjolet (éd.
Phébus 2014) Sur
Ariane Lavnir pèse une lourde hérédité qu'elle ne soupçonnait pas
ayant été confiée à droite et à gauche par sa mère qui ne s'est
plus occupée d'elle dès le décès de son père. Mère qui ensuite a
bien vite disparu de sa vie. Aussi ne sait-elle absolument rien de qui
que ce soit de sa famille. Elle n'a gardé que quelques souvenirs de sa
mère qui aimait chanter du temps de son enfance où on ne lui avait
rien dit.
Comme
dans un film de Noël, d'Elliot P.Lewis Nous avions déjà remarqué cet auteur en lisant The Zephyr song - du lait et des cookies. Dans ce nouvel ouvrage de 115 pages, à nouveau publié à compte d'auteur, mais sans les restrictions évoquées dans le précédent, on retrouve les mêmes qualités d'écriture et cette façon d'avancer dans le récit qui ne lasse pas. Cette
fois c'est un seul des personnages, Jill, qui s'exprime au présent. Un
jeune, toujours, d'à peu près dix-sept ans, puisque, décidément
l'auteur semble s'attacher à cette période charnière de la vie où
les jeunes se cherchent. C'est un récit de jeunes, qui ressemble à ces séries télé faites pour eux, légères et sans grands drames, plus léger donc que Du lait et des cookies, période et magie de Noël oblige. Agréable et facile à lire, sans qu'on se prenne la tête, on y suit les méandres des pensées de Jill, qui lui, se la prend, la tête, et se fait des films, imaginant différentes façons de se déclarer, de faire le premier pas...
L'ordre
et le chaos, de Maud Tabachnik (éd.
Albin Michel 2014) Paru dans la collection "Spécial suspense", c'est un road movie un peu particulier puisque le lecteur s'y prend de sympathie à la fois pour l'auteur des crimes et pour les enquêteurs. Ce, parce que la tueuse, Merryl, la quarantaine narre elle même son histoire à la première personne. Elle a mené jusque là avec sa mère sévère et claustratrice une vie d'obéissance, sans attrait et sans beaucoup de distractions, sans se mêler aux futilités inutiles du monde et travaillant dans la même société que qu'elle. Au décès de sa mère, si soudain qu'il pourrait être suspect, Merryl, désormais libre, réalise enfin son rêve: prendre la route à bord d'un camping-car. Malheureusement, le hasard la met en face de la brutalité des hommes. Et c'est pour en soustraire une fillette qu'elle effectuera son premier crime. Elle en commettra d'autres, toujours le hasard la mettant devant une situation qui la révulse, où elle se sent le devoir de tuer sans se sentir coupable et se sentant en légitime défense. Et le lecteur la comprend, l'excuse et souhaite qu'elle s'en sorte. Car évidemment ses crimes finiront par être reliés entre eux, d'autant que malgré sa prudence, elle commettra une faute... Elle sera recherchée dans toute l'Angleterre où se passe ce récit, même si au départ, devant la brutalité des crimes, on ne croyait pas qu'ils soient l'œuvre d'une femme. Même si, seule en camping car, voyageant dans des coins perdus en dehors de la saison touristique. En face, l'inspecteur Milland, ancien excellent policier de Scotland Yard, dégradé et muté à Chester, ― la ville à ses yeux la plus ennuyeuse du comté de Cheshire ― , suite à une soi-disant bavure au cours de laquelle a été tué son ami et coéquipier, abandonné par suite par son épouse qui a demandé le divorce, ce qui l'a plongé dans la déprime. Bref, il n'est plus motivé par son boulot. Chargé de l'enquête dans ce commissariat d'habitude tranquille où les policiers n'ont pas l'habitude de faire du zèle, il choisit pour le seconder un jeunot fraîchement arrivé qui se révélera efficace. Et le lecteur de souhaiter que ces deux-là aboutissent dans leur enquête, dont le récit alterne à la troisième personne, à partir de la page 66, avec les chapitres où s'exprime la tueuse. Le tout au présent, ce qui rend le récit très vivant. Et même si ce n'est pas de la grande littérature, le lecteur se laisse vite emporter par l'intrigue et d'une égale sympathie pour les deux clans... Il
semble au lecteur, qu'arrivée à ce point du récit, l'auteure se soit
trouvée dans une impasse. Car dès lors, comment faire avancer le
roman? La tueuse doit être arrêtée, bien sûr, mais elle est sympathique
au lecteur qui souhaite qu'elle s'en sorte. De même il faudrait que les
policiers, dont Milland, qui a repris goût à la vie et à son métier,
soient couronnés de succès, comme dans tout roman policier qui se
respecte. Le titre, L'ordre et le chaos, s'explique peut-être par ce début de roman logique et bien huilé où Merryl a un comportement apparemment raisonné, puis que survient tout d'un coup de façon totalement imprévisible ce basculement dans la folie et le chaos, même si l'on sentait que Merryl n'était pas psychologiquement bien nette dès le départ... Et cette fin, décevante pour le lecteur, bouclée en une trentaine de pages d'un roman qui en comporte 309.
La
fête de l'insignifiance, de Milan Kundera
(éd.
Gallimard 2014) Écrire un roman où aucun mot ne serait sérieux, c'est ce qu'a voulu faire ici Milan Kundera. Est-ce à dire pour cela que ce roman est insignifiant? Non, car si sa trame en elle-même semble l'être, il est prétexte, par les réflexions philosophiques des personnages agrémentées d'une dose de non-sérieux, à mettre en lumière les problèmes les plus sérieux de la réalité de notre monde. Il
y a Alain qui se questionne sur le sexe des anges, sur le nombril et
l'arbre d'Ève, cette généalogie issue de la toute première femme,
celle sans nombril, à l'origine de l'humanité... Il y a dans la société les excusards et les accusateurs. Gagnera qui réussira à rendre l'autre coupable. Perdra qui avouera sa faute. Lors d'une bousculade involontaire par exemple: qui va engueuler l'autre? Qui va s'excuser? Il y a les blagues et l'époque d'après blagues, le retour à la nostalgie. Il
y a la
question des droits de l'homme: Et
enfin et surtout, il y a l'insignifiance qui donne son titre au
roman: lecture par Marie-Claude Holder : Roman
dans le monde d'aujourd'hui à Paris, dans les beaux quartiers. Milieu
aisé de la culture, d'artistes, de créateurs, de comédiens, d'auteurs
de théâtre, etc. Troisième
partie Cinquième
partie p90 L'arbre
d'Eve p101 La
chute des anges «Une
utopie assassinée», après laquelle il n'y en aura plus aucune autre?
L'Identité,
de Milan Kundera (éd.
Gallimard 1998) Chantal et Jean-Marc s'aiment et doivent se retrouver dans une ville normande trouvée par hasard dans un guide. Mais des circonstances fortuites feront qu'ils ne s'y rejoindront pas tout de suite. Jean-Marc
rencontre F., ancien ami volontairement perdu de vue, parce que
Jean-Marc qui lui en voulait de ne pas l'avoir soutenu autrefois ce qui
lui avait valu de perdre son poste. F. lors de cette rencontre lui
rappelle qu'à l'époque Jean-Marc n'aimait pas, chez les filles, les
sécrétions, le clignement perpétuel des paupières qui irrigue
l'oeil, comme si le Créateur avait bâclé son travail. Jean-Marc ne
s'en souvient absolument pas et se rend compte que les amis ne sont là
que pour être le miroir de soi-même en vous rappelant des souvenirs.
Or, lui, Jean-Marc, n'en a rien à faire. F. lui donne aussi des
nouvelles de sa santé, lui raconte son récent coma au cours duquel il
était resté lucide, mais comme en rêve. Il entendait les médecins
qui disaient à côté de lui inconscient qu'il allait mourir. F. lui
confie: «Je n'ai jamais eu peur de mourir. Maintenant si. Je ne peux
pas me débarrasser de l'idée qu'après la mort on reste vivant.
Qu'être mort, c'est vivre un cauchemar infini.» C'est alors qu'ils vivront tous deux un cauchemar. Jean-Marc arrive devant une maison dont la porte est close pour lui. Il sait Chantal à l'intérieur au milieu d'une partouze. Chantal devant ses propres visions est prise de peur panique. Elle se réveille dans les bras de Jean-Marc qui crie «Chantal! Chantal! Chantal!» Et
l'auteur qui narrait ce récit de se poser ces questions : Et le lecteur, de rester perplexe entre l'insignifiance et la puissance des rêves et de l'irréel dans nos vies.
La
nuit de l'oracle, de Paul Auster (éd.
Actes Sud 2003) Le narrateur, Sidney Orr, écrivain qui a été victime d'un collapsus, est de retour chez lui après un long séjour à l'hôpital. Convalescent, toujours aussi amoureux de sa femme Grace, il revient peu à peu à la vie et lors d'une promenade dans son quartier découvre une nouvelle papeterie au charme irrésistible tenue par un Chinois. Il y achète, ainsi que le matériel nécessaire pour se remettre à l'écriture, un étrange carnet bleu, made in Portugal, qui l'attire. Rentré chez lui, il commence le même soir à écrire dans ce carnet, comme dans un état second, comme si une histoire lui était dictée. Celle d'un directeur littéraire d'une grande maison d'édition new-yorkaise qui vient d'échapper miraculeusement à la mort après qu'une gargouille tombée d'un toit ait failli l'écraser dans sa chute. La trame de départ de son récit, il la raconte aussi, c'est l'histoire de Flitcraft lue dans le Faucon maltais. Celle d'un homme, "mari, père, homme dont les affaires marchent bien et qui n'a à se plaindre de rien", qui échappe à la chute malencontreuse d'une poutre, et suite à cela, se rendant compte que "des événements fortuits nous guettent à chaque jour de notre vie, et [que] ces vies peuvent nous être ôtées à tout moment ― sans la moindre raison", en arrive "à la conclusion qu'il n'a pas le choix, se soumet à cette force destructrice", sort de sa propre vie et disparaît... Mise en abîme dans le récit, qui lui-même en comportera un troisième... Dans un style simple en apparence, Sidney, qui parle de ses propres péripéties et de sa vie conjugale, s'exprime à la première personne. Mais il y mêle, à la troisième personne, des bifurcations, des histoires qui s'entrecroisent on l'a dit, qu'il invente à mesure qu'il écrit dans son carnet bleu le récit des agissements de Nick Bowen, c'est le nom de son personnage. S'y imbrique également l'histoire d'un manuscrit retrouvé que son personnage, Nick, parti brusquement lui aussi après la chute de la gargouille, est en train de lire. C'est un "Bref roman portant un titre suggestif, La Nuit de l'oracle, attribué à une romancière en vogue dans les années vingt et trente, décédée depuis plus de vingt ans." Ce manuscrit a été écrit par Sylvia Maxwell, la grand-mère de Rosa. Laquelle Rosa l'a confié à l'agent littéraire de la maison d'édition où travaille Nick. Rosa de qui Nick est tombé amoureux au premier regard... Mais ce carnet bleu dans lequel Sidney, notre narrateur du départ, écrit, a une puissance magique, quelque peu maléfique, et le mènera à l'impasse... Et le lecteur de se demander comment diable il se sortira de cette impasse... Dans
son roman, Paul Auster mêle amour, hasard, coïncidences troublantes,
notion de temps et de destinée. Y sont exprimées des idées
philosophiques sur le présent, le passé, l'avenir. L'auteur y confère
aux choses simples de l'existence, un réalisme magique. Et
la troublante idée de la possibilité qu'ont les événements imaginés
par un écrivain de survenir dans le futur :
Les
désenchantées, de Pierre Loti Émouvant
roman sur la condition des femmes de la haute société des harems de
Turquie au tout début des années 1900 lorsque, ayant bénéficié d'une
culture intellectuelle, elles restent cependant contraintes de ne vivre
qu'entre femmes, sans avoir le droit de sortir après la tombée du
jour. Sans avoir le droit de montrer leur visage aux hommes autres que
les eunuques chargés de les surveiller ou de leur époux qui leur est
imposé. Sans pouvoir avec lui discuter. Alors qu'après leurs lectures
d'œuvres
occidentales, elles aspirent à l'amour et au choix, à être libres de
prendre leur envol, à s'exprimer, elles sont obligées de mener une vie
de recluses, même si c'est dans le luxe. Ce
roman est aussi magnifique qui révèle la beauté de la Turquie, de ses
paysages, ses villes, Istanbul, Constantinople, le Bosphore, la mer de
Marmara, l'atmosphère orientale qui a charmé Pierre Loti lors de ses
voyages et qu'il décrit si bien. Il y donne aussi un aperçu de la vie
que les étrangers y mènent alors. L'étranger
du roman, c'est André Lhéry, écrivain renommé qui, ayant accepté un
poste de diplomate à l'ambassade de l'ancienne Constantinople, revient
pour deux ans dans ces lieux auxquels il est sentimentalement attaché.
Il s'y lie d'amitié avec trois jeunes musulmanes très cultivées, après
que l'une d'elles ayant lu ses romans, ait osé prendre contact avec lui
par lettre. Leurs
rencontres à haut risque seront toujours, bien sûr, clandestines et
voilées, qui permettront au lecteur occidental de connaître la vie de
ces femmes des harems d'orient, dont l'auteur se fait ici la voix en déplorant
par ailleurs les changements dus au progrès d'une Turquie qui
s'occidentalise vivant les dernières heures de l'Empire ottoman. "Aurez-vous
bien senti la tristesse de notre vie. Aurez-vous bien compris le crime
d’éveiller des âmes qui dorment et puis de les briser si elles
s’envolent, l’infamie de réduire des femmes à la passivité des
choses… Dites-le, vous, que nos existences sont comme enlisées dans
du sable, et pareilles à de lentes agonies… Oh! dites-le! Que ma
mort serve au moins à mes sœurs musulmanes ! J’aurais tant voulu
leur faire du bien quand je vivais!… J’avais caressé ce rêve
autrefois, de tenter de les réveiller toutes… Oh ! non, dormez,
dormez, pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes!… Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevu
d’autres horizons que celui du harem, oh! André, je vous les
confie; parlez d’elles et parlez pour elles." Dans son roman, Pierre Loti souhaitait pour les femmes d'Orient un changement de ces coutumes traditionnelles basées sur la religion, et nul doute qu'il eut lieu. Mais le cri de détresse de ses héroïnes est redevenu actuel avec l'émergence de l'islam politique dans les années 1970, lorsque la condition des femmes s'est dégradée dans plusieurs pays comme en Iran ou au Soudan, avec le cas limite de l'Afghanistan sous les talibans. L'auteur,
Louis-Marie-Julien Viaud, connu sous le nom de Pierre Loti, est né en
janvier 1850 à Rochefort et mort le 10 juin 1923 à Hendaye. C'était
un officier de marine français. Il bourlingua sur les océans, du
Bosphore à Tahiti en passant par Valparaiso ou la mer de Chine. Ses récits
de perpétuel voyageur connurent une audience populaire de son vivant déjà
et enchantèrent plusieurs générations de lecteurs. Il fut membre de
l'Académie française. Et si dans l'avant propos de Les Désenchantées,
il présente son récit comme entièrement imaginé, on sait qu'il s'est
nourri de ses innombrables voyages pour écrire et qu'une grande partie
de son oeuvre est d'inspiration autobiographique...
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