Le Café Littéraire luxovien / les masques | ||
La vie aime les masques, l'entêtement aveugle, les conventions, la tenue. Et moi aussi: je suis une brute correcte, savonnée, briquée, peignée! C'est un masque; sous le masque, mon esprit est noyé d'incertitudes, il s'élance, se reprend, essaie de comprendre, s'avoue incapable; dessus, le masque tient bon. Anita Conti, Racleurs d'océans
C'est d'ailleurs moins l'espion qui m'intéresse que sa femme, ou son frère, ou son ami, celle ou celui dont l'existence va se mettre à pourrir parce que l'être aimé a deux figures, deux vies, deux cœurs à l'insu de tous. Il est masqué et l'on prend toujours son masque pour son visage. On se méprend et la tragédie commence: la tragédie de la méprise, la plus insoutenable de toutes. Boileau-Narcejac, Maldonne
La femme au tablier s'était penchée vers Rose, les poings plantés dans le plateau de la table. Ses lèvres mauves étaient mobiles et pleines, deux serpents en cavale. Les pommettes hautes et très marquées, les yeux ronds enfoncés profond dans les orbites, comme si chacun avait reçu un coup, cernés qu'ils étaient de multiples anneaux allant du rose à l'indigo, elle avait une beauté grotesque de masque. Agnès Desarthe, Ce cœur changeant
Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n'étaient pas encore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure; si bien qu'il eût été impossible de les distinguer l'un de l'autre. On eût dit des croque-morts masqués conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais, sous ce masque, il y avait des hommes qui avançaient malgré tout sur cette terre désolée, méprisante de sa railleuse ironie, et dressés, quelque chétifs qu'ils fussent, contre la puissance d'un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et impassible que l'abîme infini de l'espace. Jack London, Croc-blanc
Il
venait de faire en version intégrale son plus mauvais rêve (...) John Irving, La quatrième main
Les quatre chefs regardent les cadavres martyrisés du vieux couple tandis que plusieurs agents de la police scientifique, portant combinaison blanche, gants bleus, sur chaussures bleues et masque vert, s'affairent autour d'eux en silence ou en chuchotant, absorbés par leur tâche. Javier Cercas, Terra Alta
Eaux usées et excréments se retrouvent à ciel ouvert dans les rues, ce qui non seulement fait régner une odeur putride, mais induit aussi des épidémies de choléra et de typhus provenant des eaux de boisson souillées. Ces maladies ravagent les populations jusqu'au XVIIIe siècle. Pour lutter contre elles, les médecins du Moyen Âge en Europe suivent les écrits antiques de Galien. Ainsi, quand la peste s'abat sur l'Europe en 1348 et tue un tiers de la population européenne, le continent est noyé sous ces odeurs fétides. Comme protection, les médecins portent des masques au long nez, repris plus tard par la commedia dell'Arte et les carnavals. Ces masques sont chargés d'épices et de plantes aromatiques telles que thym, mélisse, camphre, clous de girofle, laudanum, myrrhe... dont les odeurs intenses et agréables possédaient, selon les médecins d'alors, des vertus protectrices. Pour lutter contre les miasmes mortels, ces plantes sont aussi placées dans tous les orifices du corps pour prévenir l'entrée des pathogènes que l'on pensait capables de pénétrer dans l'organisme par le moindre pore de peau à découvert. Sentir, d'Hirac Gurden
Il y avait bien eu quelques morts ici et là ― «Davantage, sans doute, qu'on ne nous le dit!» ―, cette agitation dans la Sarre, en septembre, qui avait coûté la vie à deux ou trois cents bonhommes, mais enfin, «c'est pas ça, une guerre!» disait-il en passant la tête par la porte de la cuisine. Les masques à gaz reçus à l'automne, qu'on oubliait aujourd'hui sur le coin du buffet, étaient devenus des sujets de dérision dans les dessins humoristiques. On descendait aux abris avec fatalisme, comme pour satisfaire un rituel assez stérile, c'étaient des alertes sans avions, une guerre sans combats qui traînait en longueur. La seule chose tangible était l'ennemi, toujours le même, celui avec qui on se promettait de s'étriper pour la troisième fois en un demi-siècle, mais qui ne semblait pas disposé, lui non plus, à se jeter à corps perdu dans la bagarre. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
La menace d'une attaque chimique le hantait. Capable de traverser les vêtements et les masques, l'ypérite causait des brûlures aux yeux, à l'épiderme, aux muqueuses. Il s'était ouvert de cette inquiétude persistante au médecin-major, un homme fatigué, blanc comme un lavabo, sinistre comme un fossoyeur, qui trouvait tout normal parce que rien ici ne ressemblait à rien, ni l'attente interminable d'on ne savait quoi, ni la vie dans un endroit pareil, personne ne va bien, professait-il avec lassitude, il distribuait de l'aspirine, revenez me voir, disait-il, il aimait la compagnie. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
La ville était fébrile, inquiète. En pleine journée, des magasins s'étaient repliés frileusement derrière leurs rideaux de fer comme à l'annonce d'une manifestation. Louise revit des passants porter des étuis avec des masques à gaz, courant à pas pressés. Un crieur hurla: «Attaques acharnées des Allemands dans le Nord!» Un marchand de primeurs chargeait des valises dans une camionnette. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
Les autres avaient cessé leur travail et déposé leur chalumeau. Ils s'étirèrent, firent quelques pas pour soulager leurs muscles endoloris, avant d'ôter leur masque en grommelant. Nicolas Vanier, L'école buissonnière
Le chantier de l'île Saint-Louis est perturbé dans les dernières semaines par la mise au jour d'une fresque du dix-septième siècle sous la couche d'enduit d'une restauration antérieure, une peinture sur le point de disparaître un peu plus sous le nouveau décor et qu'il s'agit de sauver. C'est une première pour Paula actrice de l'événement, qui revêt chaque matin un masque et une combinaison de protection en polypropylène, puis s'approche très près de la paroi, munie d'un cutter, de différentes brosses et d'un plumeau en "aile d'oie", pour gratter le mur, et révéler ce qui n'est encore qu'une présence spectrale, dissimulée sous le plâtre. Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main
J'ai
sonné. L'infirmière a fixé l'entrée du masque à oxygène sur la
trach'. Philippe Lançon, Le lambeau
L'infirmière devait soulever le masque à oxygène pour lui permettre de parler; alors il aspirait l'air avec un bruit de succion, et l'infirmière lui couvrait de nouveau la bouche et le nez avec le masque. John Irving, Une veuve de papier
Kate était partie nager avec les baleines de La Réunion. Elle levait le pouce devant l'objectif en articulant let's go to the real world !, et respirait exagérément en gonflant le thorax et les épaules, assise sur le bordé de l'embarcation, puis se laissait glisser dans l'eau en tenant son masque à deux mains, suivie des autres passagers, chaque saut créant des points de perforation entre le ciel et la mer, des cratères d'écume. Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main
Ce jeune homme, Edouard Péricourt, portait des masques pour dissimuler son visage, dont le bas avait été emporté par un éclat d'obus. Louise avait dix ans. Elle avait pris l'habitude, lorsqu'elle rentrait de l'école, de monter le rejoindre pour gâcher de la pâte à papier, coller des perles, des rubans, peindre, il y avait des dizaines de masques accrochés aux murs, un pour chaque état d'âme. Louise à cette époque déjà parlait peu, elle écoutait la respiration rauque et sifflante d'Édouard, elle aimait ses mains qu'il posait sur ses maigres épaules, il avait le plus beau regard qu'on puisse imaginer, jamais Louise n'en avait vu un pareil. Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines
Bien sûr, il commença par se rafraîchir la mémoire en lisant tout ce qu'il put trouver sur l'homme au masque de fer, ce mystérieux prisonnier enfermé à la Bastille en 1698, et au sujet duquel les registres de la prison eux-mêmes précisaient qu'on ne devait pas «dire son nom». Malgré ce que son sobriquet laissait entendre, cet illustre inconnu avait porté tout au long de sa détention un masque de velours noir, afin que personne ne put le reconnaître. De nombreuses légendes couraient encore aujourd'hui sur son identité réelle... Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers
Vous
allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle. Alexandre Dumas, Le roman du Masque de fer
À mi-carême, en carnaval, Robert Desnos, La chauve souris (dans recueil Chantefables)
En choisissant pour son cinquième colloque le thème «Masque et carnaval», l'Association Européenne François Mauriac avait comme premier but d'examiner les traces importantes de la culture populaire et folklorique dans la littérature européenne. Ainsi, quelques-uns des intervenants nous montrent comment le carnaval hante toujours la mémoire de plusieurs écrivains, qui continuent à exploiter ses motifs et symboles, consciemment ou inconsciemment. De nombreux intervenants ont choisi de creuser le motif riche et ambigu du masque qui, selon le contexte, peut être quelque chose de positif ou de négatif, qui libère ou qui emprisonne. Comme nous le montrent ces communications, il s'agit d'un motif qui ouvre une perspective sur quelques-unes des questions les plus fondamentales que pose la littérature de toutes les cultures, en nous invitant à nous interroger sur les notions d'identité, de vérité, d'authenticité. Introduction à : Masque et carnaval dans la littérature européenne. Actes du Colloque de Ljubljana
Edgar
Poe, Le masque de la mort rouge
C'est le domaine de l'impénétrable, où le soleil devient l'intrus, où à chaque pas je m'attends à rencontrer l'inconnu voûté portant tricorne et loup de velours noir, cet effrayant raffiné à l'allure vénitienne, messager d'une mort violente toujours, et qui vit dans les profondeurs de complexes romans gothiques. Philippe Claudel, Meuse l'oubli
Comment expliquer la fascination
qu'exerce, sur ceux d'entre nous qui viennent à le connaître, l'ancien monde
aztèque de Tenochtitlàn, la capitale mexicaine qui devait tomber aux mains
de Cortés? Exotisme? Bien sûr. Masques de jade, coiffures de plumes, femmes
semblables à de précieux oiseaux des Tropiques, pyramides aiguës et
terrasses couronnées de fleurs, rythme lancinant des flûtes et des
teponaztli : autant de philtres, qui nous entraînent, comme jadis les
champignons sacrés et le peyotl, dans un univers de rêve à jamais disparu.
Mais ce n'est pas tout. Attrait un peu trouble que ressent le civilisé
occidental face à une autre civilisation, à une autre conception de la vie?
(...) Le
Livre de Poche, LGF,
À
propos du Roman de Renart : Michel Pastoureau, Le loup/Une histoire culturelle
Quand
le loup devient masque : Michel Pastoureau, Le loup/Une histoire culturelle
Dix
mois environ après la naissance de Toto, Renée participa à un bal
masqué à Paris, où, se grimant pour l'occasion, elle remit au goût
du jour son costume de page noir à la cour de Louis XV. Elle était
toujours excellente danseuse, et des hommes de tous âges l'entourèrent
de leurs attentions. Jim Fergus, Marie-Blanche
Oh, les masques... On a toujours trop tendance à penser aux visages qu'ils cachent; en réalité, c'est le masque qui compte, que ce soit celui-là et non un autre. Dis-moi quel masque tu mets, je te dirai quel visage tu as. Julio Cortazar, Les gagnants
Remets ton masque pour que je te reconnaisse. Salah Stetié, Carnets du méditant
Chaque masque était à mes yeux un homme à l'état de péché. François Mauriac, Commencements d'une vie
Un aristocrate, le duc Lorenzo, convie ses amis à un bal masqué ; d'abord enjoué, il réalise progressivement que ses invités ne sont peut-être pas ceux qu'il attendait ; débordée par les masques, harcelée d'images troubles, la fête dérive. Mais quelles sont ces images qui viennent recouvrir les masques des invités qui assistent, désoeuvrés, à l'ivresse du duc ? sur "Les masques noirs", pièce de Leonid Andreïev
― Vous connaissez bien Amaril maintenant ; eh bien, cet être si charmant, si romantique ― cet ami si fidèle et ce médecin si compétent ―a fait notre désespoir pendant des années. On aurait dit qu'il était incapable de tomber amoureux. (...) Et puis, l'année dernière, pendant le carnaval, le miracle s'est produit: il rencontra un mince domino masqué. Ils tombèrent follement amoureux (...) mais la jeune femme disparut, toujours masquée, sans vouloir lui dire son nom. Deux belles mains blanches et une bague sertie d'une pierre jaune, voilà tout ce qu'il connaissait d'elle. (...) Pendant toute une année il courut la ville en quête de ces mains de rêve ; il les cherchait partout, suppliant ses amis de l'aider, négligeant son travail. (...) Il attendit le carnaval de cette année avec une impatience croissante car elle avait promis de revenir à l'endroit même où ils s'étaient rencontrés la première fois.(...) Elle revint, et une fois de plus ils échangèrent les plus brûlants serments ; mais cette fois, Amaril était bien décidé à ne pas la laisser échapper ― car elle ne voulait toujours pas lui donner son nom et son adresse.(...) La jeune fille tenta à plusieurs reprises de lui échapper, mais il ne se laissa pas faire et insista pour la raccompagner chez elle dans un de ces vieux fiacres qui roulent encore. Elle avait presque perdu la tête, et lorsqu'ils atteignirent le faubourg est de la ville, assez misérable et peu fréquenté, avec de vastes propriétés abandonnées et des jardins incultes, elle se sauva à toutes jambes. Amaril, que sa passion romantique avait rendu furieux, pourchassa la nymphe et la rattrapa au moment où elle se glissait dans une petite cour obscure. Incapable de se contenir, il saisit le capuchon au moment où la créature, le visage enfin dénudé, fondait en larmes sur le seuil de la porte. (...) Elle restait assise là, secouée par les sanglots et émettant une sorte de hennissement sifflant, couvrant son visage de ses deux mains. Elle n'avait pas de nez. Lawrence
Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie,
Il
y avait bal costumé, à l'Élysée-Montmartre, ce soir-là. C'était à
l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l'eau dans une
vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de
danse. (...) Guy
de Maupassant, Le masque
Chaque jour, nous croisons notre reflet dans le miroir et, malgré nos efforts, il est difficile de discerner à l'œil nu ce qui différencie notre visage de celui que nous observions la veille. Encore faut-il tomber sur une vieille photographie pour saisir l'ampleur des changements. Pourtant, le processus de vieillissement est bien à l'œuvre et il n'épargne aucun d'entre nous. Il a creusé des rides sur notre front, il a accentué les marques sous nos yeux, il a posé sur notre visage le masque indélébile du temps. Nous avons changé! Bruno David, À l'aube de la sixième extinction
Elle
chantait encore, que Pétia se précipita tout triomphant dans la salle,
pour annoncer l'arrivée d'une troupe de masques. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome II
― Le carnaval a été très brillant cette année: tout Paris était déguisé. C'est à qui tiendra le plus longtemps haleine à clamer du plus haut sa tirade en vers des halles, style Vadé. Des crieurs circulent par la foule, vendant: «L'art de s'engueuler en société sans se fâcher». Affluence inimaginable sur les boulevards, partout, et joie universelle débordante, bienveillante remarquablement; mais bien des gosiers enroués ont dû être aphones avant le soir. Les voitures de masques entassés foisonnaient, au pas, avec arrêts forcés à chaque pas. Lors Seymour, très populaire décidément sous le nom de «Milord l'Arsouille», conduisait lui-même en postillon, comme les autres fois, sa calèche à six chevaux, mais cette année, au lieu des dragées ordinaires, c'étaient dans la voiture de grands sacs pleins des nouvelles pièces de quatre sous toutes neuves que les laquais en grande livrée lançaient à pleine volée par la foule. On a parfaitement reconnu dans l'un des domestiques, malgré son faux nez, le baron Hope, le célèbre financier; il s'amusait beaucoup aux bousculades des gamins sous les roues. ― Il a changé de ministère; c'est au tour de M. Guizot de remplacer M. Thiers. Nadar,
1830 et environs
Historiquement, le carnaval se matérialisait par une inversion des rôles: le maître se déguisait ainsi en esclave et réciproquement. Porter un masque permettait de préserver le mystère de l'identité de chacun… Aujourd'hui, quelques éléments demeurent indissociables du carnaval. Symbole de tous les désagréments liés à l'hiver, le Roi du Carnaval est parfois brûlé après un ultime défilé pour exorciser le malheur et signifier l'arrivée du printemps. Aux batailles de farine, bonbons ou sucreries, qui prévalaient à Nice au XVIIIe siècle, on préfère aujourd'hui le lancé de confettis… moins dangereux mais tout aussi salissant. Journal des femmes
Certains charmés, se déguisent de nouveau en imitant les costumes de l'Histoire. D'autres fuient, travestis eux aussi (…) Ceux qui, dans les fêtes d'autrefois, s'habillaient en mendiants mendient, couverts de haillons. Ceux qui jouaient aux fantômes ou aux chauves-souris se cachent dans les greniers, en épiant le bruit des talons ferrés. Ceux qui portaient la cagoule du bourreau deviennent bourreau ou, plus souvent, victimes… Andreï Makine, Le crime d'Olga Arbelina
―
Le masque de l'ironie perd de son charme, Louis, quand on ne l'enlève
jamais. Je me doute que vous avez beaucoup à cacher sous vos sarcasmes
mais, avec moi, il faudra bien un jour que vous arrêtiez de
jouer. Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers
Dans cette lumière sourde, sous la voûte de pierre, douze hommes vêtus de rouge étaient répartis sur deux banquettes en granit qui se faisaient face à face. Leur visage caché par des masques figurant des têtes d'animaux, ils portaient de larges capuches par-dessus. À leur flanc scintillait le tranchant d'une épée, et leurs mains étaient recouvertes de gants d'un pourpre profond. Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers
«
Le comte de Nideck, accroupi sur son lit, les deux bras en avant, la
tête basse, inclinée sous les tentures rouges, les yeux étincelants,
poussait des hurlements lugubres ! Hugues-le-Loup, Erckmann-Chatrian
Cette
chambre, ce lit, aire d'algues en mouvance, de hauts joncs bercés par
quelle brise, d'herbes couchées par quelle main, ce lit n'était que le
lieu de sa débauche, le nœud de son écœurement. Il fallait partir,
quitter cette garçonnière et puis, à l'autre bout de la ville,
au-dessus des bureaux de l'étude, l'appartement spacieux de Me Régis
Labergie. Il fallait jeter comme une défroque toute cette honorabilité
de façade, ces cérémonies de singe habillé où il s'était complu,
ces galas, ces réceptions, et laisser l'étude aussi pour un temps, et
pour toujours peut-être. Roger Bichelberger, Les noctambules ----0000---- Elle pouvait se fermer tout aussi facilement qu'elle pouvait ironiser. Un masque efficace, pour l'octogénaire qu'elle était, que ce faciès de lavette essorée! Graham Swift, Le dimanche des mères
L'humour est un masque pour cacher le malheur et surtout pour cacher ce cynisme profond que la vie fait naître en tous les hommes. Nous essayons de bluffer Dieu. C'est ce qu'on appelle la politesse. André Maurois, Mes songes que voici
Une femme est là, derrière un bureau. Paula ne la dissocie pas immédiatement des lieux tant elle semble faire corps avec eux, y appartenir, emboîtée dans l'espace comme l'ultime pièce d'un puzzle. Elle est penchée sur un cahier dont elle tourne les pages d'un geste lent, puis relève la tête, et pose ses yeux sur la jeune fille avec la sûreté du trapéziste qui se réceptionne sur l'étroite plate-forme au terme d'une figure de voltige. À présent, on la voit bien, on reçoit pleinement ce visage aussi neutre qu'un masque, ce maintient où rien ne force, où rien ne branle, l'économie et la rigueur émanent de ce corps face auquel Paula se sent aussitôt pataude, souillon. Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main
Il y a un mystère pour chacun de nous qui croyons si bien nous connaître, mais quelle vie humaine n'est pas dans la nuit? Julien Green, Qui sommes-nous ?
«Qu'est-ce
que tu aimes le plus et déteste le plus? me demanda-t-il un soir après
avoir éteint la lumière. Simone Somekh, Grand angle
À
partir de ce moment, le frère et l'épouse ne quittèrent plus le
mourant. Il y avait quelque chose de lugubrement risible dans cette
comédie qu'ils jouaient l'un vis-à-vis de l'autre et dans le masque
réciproque, masque de convention et si inutile, dont chacun s'était
affublé par un faux semblant de pudeur. (...) Nadar,
Le testament du boulanger
Comme dans les phénomènes fantasmagoriques et sous l'obsession de certains cas de double vue, il me semblait que les traits de mon digne Héraldique et l'honnête visage du jeune ouvrier se mêlaient, se fondaient en je ne sais quel masque méphistophélique où m'apparaissait une figure inquiétante que je n'avais jamais vue et que je reconnaissais tout de suite : ― Mauclerc le captieux Mauclerc, «de passage en notre ville », me tendant narquoisement son visage électrique, du pays d'Henri IV... Nadar,
Gabezon vengé
D'une excellente famille française, Silvy décelait des origines évidemment italiennes par son masque de jeune Michel-Ange, la correction tout académique de sa statuaire et cette pureté classique de la forme qui fait la grâce, l'eurythmie du geste. Nadar,
Les primitifs de la photographie
Mme Papatou elle aussi était jaune, mais d'un luisant vigoureux qui était magnifique. La face plate, aux traits forts, comme celle d'un peau-rouge américain, était dure comme du cuir. Italienne de naissance, grecque par son mariage, par profession baigneuse depuis vingt-huit ans à l'établissement thermal, elle avait autant de masques différents qu'un totem en bois. Il y avait le visage soumis qu'elle arborait pour masser, asperger, savonner, frapper et essuyer les Américaines et les Anglaises qui allaient de leur hôtel au bain en chaise à porteur voilée; il y avait le visage empoisonné qu'elle faisait quand un pourboire trompait son attente, et la fureur, la cupidité exaspérée pouvaient lui faire déchirer avec ses dents un billet de dix francs qu'elle crachait sur la cliente; il y avait le visage guetteur, soupçonneux, Dieu-vous-assiste, qu'elle prenait pour M. Papatou, dont les grosses mains aimaient le contact des femmes grasses et qui était aussi huileux que les sardines qu'il saisissait par la queue et avalait d'un coup; il y avait enfin le visage taillé dans du noyer qu'elle réservait à ses pensionnaires et celui, plein d'onction, dont elle saluait son curé. Fanny Hurst, Back street
L'image qu'on se faisait généralement de lui, d'après sa voix, était celle d'un homme dans sa seconde jeunesse, grand, mince, souple, avec une masse de cheveux châtains indomptés qui atténuaient par leur flou romantique ce que son masque noblement tourmenté, aux pommettes un peu hautes, aurait pu avoir d'excessivement sombre, malgré la douceur de ses grands yeux mélancoliques. (...) La publication d'une photo qui ne ressemblait en rien à la sienne ne pouvait qu'achever d'égarer le public et renforcer son incognito. Sans l'avoir cherché, il avait désormais un visage à fournir à ses admirateurs, et ce visage n'était qu'un masque derrière lequel il resterait parfaitement invisible. Michel Tournier, Tristan Vox (nouvelle dans Le coq de bruyère)
Il
n'y avait rien à écouter, sinon sa colère qui ne s'était pas apaisée,
qui avait pris un autre visage, un masque pétrifié qui collait à ses
traits et qu'il ne pourrait jamais tout à fait retirer — plus jamais: il avait au moins cette certitude-là, la plus forte, ballotté dans
les tourbillons salvateurs du silence. Pierre
Pelot, Elle qui ne sait pas dire je
Jeune,
il n'aimait pas son visage. Puis, au fil d'années de honte et de
dissimulation, il avait fini par le trouver parfait et avait cessé de
courir après le masque idéal. Reginald Hill, Un amour d'enfant
Il croit vivre un cauchemar. Il cherche autour de lui un visage qui ne serait pas empli de haine. Antony s'est fait happer par le col et a été rejeté en arrière par la foule: «Fous le camp, toi!» Dans la vie d'Alain, il n'est rien arrivé de plus masque et tambour basque. C'est un joli pêle-mêle de ballet turc. Il a beau faire la paix partout: «Mes amis, mes amis!...», il ne reçoit que des insultes. Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez
La
nourrice profita du mouvement pour lui chuchoter à l'oreille: Nicolas Vanier, L'école buissonnière
Un beau jour de 1880, le corps d'une jeune femme est repêché de la Seine. Aucune trace de contusion ou de plaies. On conclut au suicide. Sur son visage comme endormi se dessine un sourire énigmatique. Fasciné, l'assistant légiste décide d'en réaliser un moulage. Si la pratique est alors courante, d'ordinaire ce sont les traits d'hommes illustres que l'on fige dans l'immortalité. Pourtant voici que dans les vitrines et sur les étalages des mouleurs parisiens, entre deux bustes de Napoléon ou de Beethoven, l'Inconnue de la Seine vient de faire son apparition... Cette mode du masque mortuaire peut aujourd'hui nous sembler incongrue ou dérangeante, mais elle fait partie de la sensibilité de l'époque. Autres temps, autres mœurs dira-t-on. Adrienne Rey (sur l'Inconnue de la Seine, dans Slate.fr)
À
peu de distance des retranchements inachevés, il vit venir à lui, dans
le crépuscule d'une brumeuse soirée d'automne, plusieurs militaires à
cheval. Le premier, qui marchait en avant, revêtu d'une bourka, montait
un cheval blanc; c'était le prince Bagration, qui, reconnaissant le
prince André, le salua d'un signe de tête. Celui-ci s'était arrêté
pour l'attendre et le mettre au fait de ce qu'il avait vu. Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome I
Dans l'intérêt de la main, tout geste hostile envers un objet de métal, de verre, de bois, de pierre ou de plastique était à déconseiller. Pourtant, chez les célébrités, la violence envers les objets était la première cause de blessure à traiter. Lorsqu'il revoyait les visages dociles de ses patients connus, il se disait que leur réussite et leur contentement apparents n'étaient que des masques. John Irving, La quatrième main
En vérité, les deux œuvres de fiction qui te sont consacrées, et qui ont occupé deux ans de mon travail d'écrivain, sont probablement à l'origine de la répugnance à me constituer plus longtemps moi-même en objet de fiction, épuisé que j'étais de persuader de venir à l'existence un être dont l'expérience était comparable à la mienne et dont pourtant la valence était plus forte, la vie plus riche et pleine, plus divertissante que la mienne... en vérité consumée, pour l'essentiel, sans aucune distraction, seul dans une pièce devant une machine à écrire. J'étais exténué par les règles que j'avais moi-même établies ― harassé d'avoir à imaginer les choses point tout à fait comme elles m'étaient arrivées ou des choses qui n'étaient jamais arrivées ou des choses qui n'auraient jamais pu m'arriver et qui arrivaient à mon agent, une de mes projections, une sorte de moi. Si ce manuscrit veut dire quoi que ce soit, c'est mon indigestion des masques, des déguisements, des distorsions et des mensonges. Philip
Roth, Les faits
Il existait naguère — il existe peut-être encore —, dans quelque village perdu de l'île de Madura, une forme de théâtre inspirée des jeux de marionnettes tels qu'on les pratique toujours dans certaines régions de Java. Ce qui distingue cet art des autres, c'est que les acteurs y sont vivants; ou si l'on préfère, ces acteurs, masqués comme dans la Grèce antique, au lieu de se mouvoir d'eux-mêmes comme sur toutes les scènes du monde, ne sont que des sortes de marionnettes entre les mains d'un montreur. Cet homme, qu'on appelle «dalang» est le vrai héros du spectacle. C'est lui seul qui dit les répliques, jouant tour à tour tous les rôles à la place des acteurs qui ne font que mimer son récit. Ainsi chaque personnage, suspendu à ses paroles, obéit-il sans dire mot à la voix qui le dirige; il n'a d'autre ambition que de jouer parfaitement son rôle, de ne pas s'en écarter, de ne jamais rien faire paraître qui rappelle au spectateur qu'un homme se cache sous son masque. (...) Les premiers temps, le maître du jeu imposait à chacun de jouer le rôle qui s'accordait le moins avec son caractère. Au timide, il donnait le masque du guerrier; au rêveur, celui du valet, à l'orgueilleux celui du bouffon. C'était là une épreuve dont on sortait brisé, vaincu le plus souvent, rarement vainqueur. Celui qui s'était défait de soi n'était plus qu'une marionnette entre les mains du dalang. (...) Le
jeune homme hésita un moment, mordit ses lèvres, baissa et releva la
tête, puis d'un geste brusque, incontrôlé, comme s'il confiait à sa
main le soin de décider à sa place, jeta le masque de Busba qui roula
aux pieds du dalang. (...) Quelque part à l'est de Java, deux de ces hommes traqués avançaient dans la nuit à la recherche d'un refuge. L'un d'eux était blessé et marchait avec peine; les traits de son visage, marqués par les années, avaient la dureté crispée de ceux d'un masque. Marc
Petit, Le montreur et ses masques
Nous autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes des personnages de toute condition, à défaut de l'être, nous avons au moins le paraître, qui lui ressemble comme le reflet ressemble à la chose. Quand il nous plaît, grâce à notre garde-robe où sont tous nos royaumes, patrimoines et seigneuries, nous prenons l'apparence de princes, hauts barons, gentilshommes de fière allure et de galante mine. Pour quelques heures nous égalons en bravoure d'ajustements ceux qui s'en piquent le plus... Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse
Quelle chance aussi de faire ce métier, de traverser au galop les siècles et les pays, de porter un jour la cuirasse et un autre, la soutane, de défier les puissants et galvaniser le peuple, d'inverser le cours de l'Histoire, de pouvoir être éloquent, courageux, héroïque, mais aussi lâche, sournois et perfide, de n'avoir jamais l'occasion de se décevoir, de se donner de nouvelles mères, de nouveaux pères, d'être polygame, de se cacher sous de multiples masques, de réchapper de toutes les maladies, de tomber pour mieux se relever, de mourir pour de faux et vivre pour de vrai. Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid (sur l'acteur Gérard Philipe)
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