Le Café Littéraire luxovien
/ miroirs
Aller à la bibliographie


La Madeleine au miroir, de Georges de la Tour

     

      Le soir venu, je me dirigeai vers la chambre du Rat pour lui emprunter d'autres livres, quand mon attention fut attirée au bas de l'escalier par une grande psyché affreusement sale. Je repris mon torchon et mon spray pour les vitres, mais j'eus beau frotter, la crasse ne partait pas. Je ne comprenais pas comment le Rat avait pu laisser cette psyché dans un tel état. J'allai remplir un seau d'eau chaude, et armé d'une brosse de nylon, je décapai la graisse qui collait au miroir, avant de le polir au chiffon sec.
       À la fin de l'opération l'eau de mon seau était devenue parfaitement noire. 
       À voir le châssis de bois très ouvragé, il devait s'agir d'une antiquité d'une très grande valeur, et au demeurant de belle qualité, car mon polissage ne laissa aucun endroit terni. Je m'y reflétais de pied en cap sans une déformation, sans une égratignure. Je me regardai ainsi quelque temps dans la glace. Il n'y avait rien que de bien normal. C'était moi, avec cette expression peu reluisante que j'ai toujours sur le visage. Je trouvais seulement que mon image était d'une netteté inhabituelle. Il manquait cette impression de mise à plat spécifique aux miroirs. On eût dit que ce n'était pas moi qui regardais mon image dans la glace, mais que c'était cette image, laquelle me représentait, qui regardait ce moi de chair et d'os. Je levai mon bras droit vers le visage et me frottai la bouche du revers de la main. Mon image dans le miroir fit exactement le même geste. Mais ce pouvait être moi, tout aussi bien, qui avait imité ce que j'avais fait dans le miroir. Je n'aurais pu affirmer avec certitude que je m'étais frotté la bouche du revers de la main de par le seul fait de mon libre arbitre. 
       Tout en gardant cette expression de «libre arbitre» dans un coin de la tête, je me pinçai cette fois l'oreille entre le majeur et l'index de la main gauche. Mon image fit exactement la même chose. Selon toute vraisemblance, elle avait elle aussi gardé cette expression de «libre arbitre» dans un coin de sa tête. 
       Découragé, je m'éloignai du miroir. Elle aussi d'ailleurs. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Les policiers m'ont rendu le médaillon. Je n'ai pas eu besoin de loupe pour reconnaître le portrait. C'était un cadeau de monsieur Degas à ma mère. Il l'avait serti lui-même sous un demi-globe de la taille d'un ongle. «Vous pouvez le monter en bague, ou en broche», avait-il dit, croyant lui faire plaisir. Elle ne l'avait jamais revu après ça. Lui offrir le portrait de sa fille? Quelle idée. Quel manque de goût. Son visage à elle aurait d'un bien plus bel effet. Elle avait traduit ce geste d'affection comme une attaque délibérée. Miroir, mon beau miroir, avait-elle pensé. Degas n'avait-il jamais lu Blanche-Neige? 

Agnès Desarthe, Ce cœur changeant

 

De retour dans le hall, elle alla se planter devant le grand miroir comme pour se mettre dans sa propre peau bizarrement intangible. Jamais encore elle n'avait connu le luxe d'un si grand nombre de miroirs. Jamais encore elle n'avait pu se voir en pied et dévêtue. Tout ce dont elle disposait dans sa chambre de bonne, c'était d'un petit miroir carré, guère plus grand qu'une des dalles du hall. (...) 
       Elle essaya de voir Emma Hobday dans le miroir. Elle avait même du mal à le voir, lui
il avait pourtant sûrement dû s'arrêter moins d'une heure plus tôt devant ce miroir pour un ultime regard, n'était-il pas magnifique, avec ou sans orchidée? 

Un miroir peut-il garder une image? Peut-on s'y regarder et voir quelqu'un d'autre? Peut-on passer de l'autre côté du miroir et être quelqu'un d'autre? 

Graham Swift, Le dimanche des mères

 

Elian se rendit au cabinet de toilette contigu. Il alluma et fit face à un homme pâle, transpirant, aux cheveux courts et agglutinés, à la moustache drue accentuant la proéminence de la lèvre supérieure, qui le contemplait dans le miroir. Il lui trouva l'œil un rien injecté, le regard fatigué sous les paupières lourdes, beaucoup de poils gris dans cette moustache en balai. Elian et l'homme dans le miroir sourirent mécaniquement. 

Pierre Pelot, Ce soir, les souris sont bleues

 

Chaque visage était déformé, éborgné, tordu, tuméfié, bleui, bosselé, bandé. Pour un jour ou pour toujours, c'était le couloir des gueuses cassées. Les uns finiraient par se ressembler de nouveau; les autres, jamais. Certains des cancéreux allaient mourir, dans un mois, dans un an. Quel que soit l'avenir, dans ce couloir chacun était le miroir de l'autre. Il n'y a que les fous et les vilaines reines pour parler à leur miroir, surtout déformant. 

Philippe Lançon, Le lambeau

 

Chaque jour, nous croisons notre reflet dans le miroir et, malgré nos efforts, il est difficile de discerner à l'œil nu ce qui différencie notre visage de celui que nous observions la veille. Encore faut-il tomber sur une vieille photographie pour saisir l'ampleur des changements. Pourtant, le processus de vieillissement est bien à l'œuvre et il n'épargne aucun d'entre nous. Il a creusé des rides sur notre front, il a accentué les marques sous nos yeux, il a posé sur notre visage le masque indélébile du temps. Nous avons changé! 

Bruno David, À l'aube de la sixième extinction

 

Sa toilette était achevée. Sa physionomie s'était animée et éclaircie pendant le long entretien qu'elle venait d'avoir avec elle-même, et jamais peut-être la main habile de sa camériste n'avait eu un succès plus complet. Camille ne put retenir un sourire de satisfaction, et elle donna à sa psyché un de ces longs regards qu'une femme prolonge jusqu'au dernier moment, et qu'elle laisse à son miroir, la tête tournée longtemps encore, en interminable adieu. 

Nadar, La robe de Déjanire

 

Quand on y pense se regarder dans un miroir est une chose impossible, être en même temps celui qui regarde et celui qui est regardé, mais qui est soi et qui est l'autre? 

Fabienne Jacob, Corps

 

      Je m'aperçois que je n'ai encore rien dit de moi. De l'air que j'ai. Je me trouvais le visage de tout le monde et celui de personne. Cela faisait longtemps que j'avais perdu le goût de mon reflet dans les miroirs. Je n'y laissais aucune image. Comme on le veut des fantômes qui se remarquent au blanc que réfléchissent les glaces. Pourtant, j'étais quelqu'un. Autant qu'un autre, je vivais ma vie. 

Philippe Forest, Crue

 

La nuit plus encore que le jour l'idée de passer devant un miroir me glaçait le sang. Je ne pouvais m'ôter de l'esprit qu'il contenait mon image alors même que, toutes lumières éteintes, je ne m'y voyais pas.

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

      Un jour, j'avais environ seize ans, personne ne se trouvait à la maison, je me suis planté tout nu en face d'un grand miroir et je me suis observé sous toutes les coutures. Ensuite, j'ai dressé la liste de mes faiblesses (du moins, de ce que j'ai considéré comme des faiblesses). Par exemple (en voici deux, parmi bien d'autres), mes sourcils étaient trop fournis, la forme de mes ongles détestable, etc. Si je me souviens bien, ma liste comportait vingt-sept points. Arrivé à ce total, j'en ai eu assez et j'ai abandonné. Voici ce que j'ai alors pensé: «Si je découvre autant de parties visibles de moi-même qui me paraissent pire que chez un individu normal, quand j'en viendrai à considérer d'autres aspects de moi, par exemple mon caractère, mes capacités intellectuelles ou physiques, la liste risque d'être interminable. (...) 
      Pourtant, cette honte que j'ai ressentie lorsque je m'examinais nu face au miroir et que je dressais la liste de mes défauts physiques a laissé subsister en moi, encore aujourd'hui, des traces tangibles. Sur le misérable graphique qui me constitue en tant qu'homme, je vois combien mes dettes l'emportent de manière écrasante sur mes crédits. 
      (...) 
      Ainsi donc, l'âge ne change rien à l'affaire, et je ferai sur moi-même des découvertes aussi longtemps que je vivrai. On a beau se poster nu devant un miroir aussi longtemps qu'on le souhaite, ce qui est à l'intérieur ne s'y reflète pas. 

Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

      Je déteste le petit miroir de l'escalier, dit Jinny. Il ne reflète que nos têtes; il nous décapite. 

Virginia Woolf, Les Vagues

 

      Je l'ai fait! Je l'ai fait! J'ai fait tomber le drap de mon armoire et je me suis regardé dans la glace. J'ai décidé que c'était fini. J'ai fait tomber le drap, j'ai serré les poings, j'ai respiré un bon coup, j'ai ouvert les yeux et je me suis regardé! JE ME SUIS REGARDÉ ! C'était comme si je me voyais pour la première fois. Je suis resté très longtemps devant le miroir. Ce n'était pas vraiment moi à l'intérieur. C'était mon corps mais ce n'était pas moi. Ce n'était pas même un camarade. Je me répétais: Tu es moi? C'est toi, moi? Moi, c'est toi? C'est nous? Je ne suis pas fou, je sais très bien que je jouais avec l'impression que ce n'était pas moi, mais un garçon quelconque abandonné au fond du miroir. Je me demandais depuis combien de temps il était là. (...)
Je suis sorti de la chambre, je suis allé dans la bibliothèque sur la pointe des pieds, j'ai ouvert le Larousse, j'ai découpé l'écorché à la règle (...), je suis revenu dans la chambre, j'ai mis le verrou, je me suis mis tout nu, j'ai glissé l'écorché dans la rainure de la glace, et je nous ai comparés, lui et moi.

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

      (...) physiquement elle n'avait pas changé du tout, c'était effrayant, elle avait dépassé trente-cinq ans maintenant et elle avait toujours l'allure d'une gamine de dix-neuf. J'avais moi-même changé, physiquement, j'étais conscient que j'avais subi un ou plusieurs coups de vieux, je le savais pour me croiser de temps à autre dans la glace sans réelle satisfaction, sans réel déplaisir non plus, à peu près comme on croise un voisin de palier pas très gênant.

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

      Devant les miroirs, elle ne se retrouve jamais. Elle a toujours détesté les miroirs. Quand elle est devant des miroirs, elle ne se voit jamais elle-même. Elle ne voit que de grands yeux, une peau lisse, des cheveux attachés sur la nuque, des lèvres pleines et quelques grains de beauté. Qui est-ce? pense-t-elle.

Markus Orths, Femme de chambre

 

      «Tu sais, à notre premier rendez-vous, tu m'avais donné le croquis que tu avais fait de mon visage (...) De temps en temps, je le ressors, je le regarde. Il est vraiment très bien dessiné. J'ai l'impression de regarder mon vrai moi. 
     
Ton vrai moi? 
      ―
Oui. 
      ―
Tous les matins, tu dois bien le voir dans la glace, non? 
     
C'est différent, dit Yuzu. Le moi que je vois dans le miroir, ce n'est rien de plus qu'un reflet physique.» 
      Après avoir raccroché, j'allai au cabinet de toilette et me regardai dans la glace. Mon visage était reflété là. Cela faisait très longtemps que je ne l'avais pas observé, de face. Le moi que l'on voyait dans la glace, avait-elle dit, n'était rien de plus qu'un reflet physique. Mais le visage qui était réfléchi là, le mien, ce n'était que l'autre moitié de moi, une moitié hypothétique qui, à un certain moment de ma vie, avait bifurqué. Celui qui était là, c'était le moi que je n'avais pas choisi. Ce n'était même pas un simple reflet physique. 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(livre 1 : Une Idée apparaît) 

 

      En voyant Étienne s'admirer dans un miroir, je m'avise que je ne me suis jamais vraiment regardé, moi, dans une glace. Jamais un de ces coups d'œil innocemment narcissiques, jamais une de ces saisies coquines qui vous font jouir de votre image. J'ai toujours réduit les miroirs à leurs fonctions. Fonction d'inventaire quand adolescent j'y vérifiais la croissance de les muscles, fonction vestimentaire quand il faut accorder cravate, veste et chemise, fonction de vigilance quand je me rase le matin. Mais la vision d'ensemble ne me retiens pas. Je n'entre pas dans le miroir. (Peur de ne pas en ressortir?). Étienne, lui, se regarde pour de bon; comme tout un chacun il plonge en son image. Moi non. Les éléments de mon corps me constituent sans me caractériser. Bref, je ne me suis jamais vraiment regardé dans une glace. Ce n'est pas vertu, c'est distance plutôt, cette irréductible distance que ce journal cherche à combler. Quelque chose en mon image me demeure étranger. Au point qu'il m'arrive de sursauter quand j'en fais la rencontre inattendue, dans une vitrine de magasin.

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

      Verra se vit dans le miroir de l'entrée (...). Le miroir était vieux et en mauvais état, et elle trouva qu'elle avait une certaine ressemblance avec le verre piqueté de taches sombres. 

Camilla Läckberg, La princesse des glaces

 

      Si l'on n'avait pas appris l'art cruel de faire des miroirs, et que les femmes dussent passer leur vie au bord des rivières, chacun de nous ne verrait vieillir que les autres... (...) 
      Il n'est pas de miroir d'une eau plus pure , partant plus implacable.

Octave Mirbeau, L'abbé Jules

 

      Elle finit, dans cet appartement désert, à force de démarches incertaines et indifférentes, par trouver un miroir et par s'y regarder. Il fallait, évidemment, qu'elle se remît du fond de teint, du noir aux cils, du rouge aux lèvres et qu'elle ranimât ainsi, d'une manière factice, la seule vérité qu'elle sentait en elle et qui était son squelette.

Françoise Sagan, Des bleus à l'âme

 

      Je me suis vue dans le miroir. Ce n'était pas glorieux. J'ai ouvert grands les yeux. Je connais tous les détails de mon visage, parfois je cherche les liens avec ce que je suis dedans. J'ai approché encore, les cils au ras du reflet. J'ai cherché mon âme. Mon âme, ou quelque chose qui devrait être là, quelque part.
      Je me suis rappelé un faux miroir acheté par les filles dans un magasin de farces et attrapes. Elles l'avaient installé dans la salle de bains. Une glace sans tain, quand on se regarde, il n'y a rien, je détestais ça.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      En un miroir, obscurément», dit Fred. Un miroir assombri. Une caméra obscure. Et par miroir, saint Paul n'entendait pas un objet de verre étamé ça n'existait pas, à son époque mais une surface métallique polie, celle d'un plateau par exemple, dans laquelle il pouvait contempler son reflet. (...) Pas un télescope ou un dispositif à lentille, qui ne créent aucune inversion, mais simplement l'image inverse de son visage aperçue dans un miroir étirée à travers l'infini, comme ils disent. Pas à travers un miroir, mais réfléchie par un miroir. Et ce reflet qui te revient: c'est toi, c'est ton visage et pourtant ça ne l'est pas. Ils n'avaient pas de caméras en ce temps-là, et personne ne pouvait se voir autrement qu'à l'envers.
(...)
      Songez à l'effroi du primitif lorsqu'on lui montre une photo de lui-même: il ne s'y reconnaît pas, bien qu'il ait déjà eu maintes occasions d'apercevoir son reflet dans l'eau ou sur des objets de métal polis. C'est que son reflet est inversé tandis que la photographie ne l'est pas. Aussi ne sait-il pas qu'il s'agit du même individu.
      Il ne connaît que son image inversée et s'imagine que c'est à cela qu'il ressemble.

Philip K. Dick, Substance Mort

 

      Il ne se borne pas toujours au reflet matériel d'un visage, d'une silhouette, d'un milieu; ce reflet accompagne ou évoque souvent les vicissitudes des vies les plus humbles ou terre à terre, des existences les plus remarquables, des hommes d'affaires, honnêtes ou louches, des ménagères et des poètes. Le miroir, rayonnant ou terni, reflète les lumières et les souffrances, le soleil et les ténèbres de la vie humaine; il la déforme, tantôt; tantôt il la volatilise, presque; il est souvent le témoin d'une introspection des humains, il est, parfois, une espèce de rétroviseur, réunissant un passé révolu à un avenir possible ou incertain, horripilant ou convoité.

Suzanne Gugenheim, Le rôle du miroir dans la littérature française du XXème siècle

 

      Elle regagne le vestiaire, range sa blouse sur le portemanteau, change de chaussures et se regarde dans la glace. Elle a le teint épuisé des travailleurs au noir. Des mèches grasses lui tombent sur le visage. Enfant, il lui arrivait de se regarder dans un miroir, exactement au fond des yeux et, au bout d'un moment, elle ressentait une sorte de vertige hypnotique qui l'obligeait à se retenir au lavabo pour ne pas perdre l'équilibre. C'était un peu comme une plongée dans la part d'inconnu qui sommeille en nous.

Pierre Lemaitre, Robe de mariée

 

      La première chose dont il put se souvenir distinctement fut son visage dans la fontaine; quelqu'un comme lui était enfin venu s'amuser avec lui. Et indéfiniment, tournant autour du bassin, il suivait l'autre petit garçon. «Anthony» dit un jour une des vieilles religieuses qui s'était arrêtée en souriant pour le regarder. Et c'est ainsi que l'enfant de la fontaine devint Anthony, son meilleur et pendant quelque temps son seul ami.

Hervey Allen, Anthony Adverse

 

      L'amitié est indispensable à l'homme pour le bon fonctionnement de sa mémoire. Se souvenir de son passé, le porter toujours avec soi, c'est peut-être la condition nécessaire pour conserver, comme on dit, l'intégrité de son moi. Afin que le moi ne rétrécisse pas, afin qu'il garde son volume, il faut arroser les souvenirs comme des fleurs en pot et cet arrosage exige un contact régulier avec des témoins du passé, c'est-à-dire avec des amis. Ils sont notre miroir; notre mémoire; on n'exige rien d'eux, si ce n'est qu'ils astiquent de temps en temps ce miroir pour que l'on puisse s'y regarder.

Milan Kundera, L'identité

 

À la fin de sa vie, ma mère donnait des miettes aux fleurs. Les plantes ont crevé les unes après les autres, pas à cause des miettes mais par défaut d'eau, alors elle a parlé au reflet d'elle qu'elle voyait dans son miroir. Les gens qui vivent seuls finissent un jour ou l'autre par faire des choses comme celles-là.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      Ce n'est pas un simple désir de mythologie, c'est une véritable prescience du rôle psychologique des expériences naturelles qui a déterminé la psychanalyse à marquer du signe de Narcisse l'amour de l'homme pour sa propre image, pour ce visage tel qu'il se reflète dans une eau tranquille. En effet, le visage humain est avant tout l'instrument qui sert à séduire. En se mirant, l'homme prépare, aiguise, fourbit ce visage, ce regard, tous les outils de séduction. 

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves

 

     L'opinion des autres (...) c'est une sorte d'écume aussi vaine que celle qui s'amuse avec les rochers et ce n'est pas cela qui vous use. Ce qui vous use, c'est la vague: et la vague, c'est le reflet de soi-même milles fois affronté abruptement dans quelque glace, et ce reflet est mille fois plus pur, mille fois plus dur que celui qui traîne, trop souvent attendri, dans le regard de ces fameux autres.

Françoise Sagan, Des bleus à l'âme

 

      Elle [Sarah] avait la passion des miroirs. Elle savait les dénicher dans des dépôts hétéroclites des marchands syriens, et les disposait un peu partout dans la maison. Elle agrémentait ses journées de la présence de ces miroirs où elle était la seule à surprendre certaines choses(...)
      (...)
      Elle [la Bonne] n'eut jamais confirmation de ce lot de chimères, car dès la mort de Sarah elle ne vit jamais rien, ni n'entendit le moindre gémissement, mais sa peau graisseuse entrait en chair de poule chaque fois qu'un de ces miroirs reflétait son image. Plus d'une fois, et mine de rien, elle les avait couverts de crêpe, de mouchoirs, de rideaux, de nappes et de serviettes, sous prétexte de leur épargner un envol de poussières. 
      (...)
      Il [Le jeune bougre] surveillait sans cesse les cinquante-sept miroirs répartis autour d'elle. Sur les cloisons. Au pied du lit. Suspendus au plafond. Noués à la moustiquaire. Ils répercutaient entre eux des morceaux de la pièce, ses objets, les paysages de ses fenêtres. Suscitaient un espace en reflets qui se superposaient à celui de sa chambre. Parfois il croyait surprendre quelque chose au fond de tel ou tel miroir. Il se levait d'un bond, cœur battant, prêt à combattre l'Yvonette Cléoste. Ce n'était jamais elle, jamais ça, juste un bougé de voilages répercutés sept fois dans les divers miroirs. 
      (...)
      Les miroirs faisaient ventouse sur les cloisons. On aurait dit des chatrous, étalés comme des ectoplasmes pour se fondre dans le bois. Ils ne se décrochaient qu'en se déformant dans une souplesse de caoutchouc, et laissaient à leur place un dégât de peinture et de fibres arrachées. Le jeune bougre et la Bonne décrochaient ensemble ceux qui tenaient moins bien. Les transportant tout au fond du jardin, ils essayaient de les briser ou de les enflammer. Les miroirs résistaient à tout. Sous l'action des flammes ou des coups de marteau, ils devenaient comme de l'acier poli, noircissaient comme des plaques de mica, se déformaient avec des tressaillements de religieuse enceinte, ululaient parfois dans des dilatations ou des contractions de leurs matières. Mais tous conservaient ce reflet irréel où l'on pouvait se voir, et où l'univers tout entier pouvait se refléter.

Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes


      

      En tourniquant devant la glace de l'armoire à quatorze ans il ne manquait que le regard de l'autre, pour moi-même j'étais déjà apparence. Au cours de rédac en quatrième, Marie-Thérèse se contemplait dans le miroir sombre de la fenêtre ouverte, d'imperceptibles mouvements l'agitaient, elle dressait le menton, penchait la tête, bombait les seins et tirait sur son médaillon en même temps pour les faire jaillir. Toutes les filles qui n'en avaient jamais assez de se voir, n'importe où, dans les vitrines, entre les paires de chaussures, les robes des mannequins, celles qui avaient toujours le miroir dan  la poche, avec le peigne. Le coup de peigne, prétexte à se vérifier le visage tout en se caressant mollement les tifs. Toilettes-dames, chacune devant sa glace, à se modifier la bouche, les yeux, gestes obscènes. Moi aussi je m'hypnotisais sur mon reflet.  

Annie Ernaux, La femme gelée

 

      Entrée en fredonnant l'air de Mozart, elle s'approcha de la psyché, baisa sur la glace l'image de ses lèvres, s'y contempla. Après un soupir, elle alla s'étendre sur le lit, ouvrit le livre de Bergson, le feuilleta tout en dégustant des fondants au chocolat. Après quoi elle se leva et se dirigea vers la salle de bain attenante à la chambre.
      (...)
      Suivie d'une traîne onduleuse, elle se promena orgueilleusement, lançant de temps à autre des regards furtifs vers la glace.
      «La plus belle femme du monde», déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. «Oui, tout est terriblement beau, conclut-elle. Le nez peut-être un peu fort, non? Non pas du tout. Juste bien. L'Himalaya maintenant. Allons mettre notre chapeau tibétain.»
      Revenue de la salle de bain, coiffée d'un béret écossais qui s'accordait mal avec sa robe du soir, elle arpenta la chambre du pas sûr et pesant des alpinistes expérimentés. (...)
      Elle déambula, les bras croisés, les mains aux épaules, se berçant d'une mélopée lugubre, trouvant plaisir à en accentuer l'idiotie, essayant une marche niaise, les pieds en dedans. Devant la glace, elle s'arrêta et fit la gâteuse, les yeux ronds, la bouche grande ouverte, la langue pendante, les pieds toujours en dedans. Vengée d'elle-même, elle sourit, redevint belle, remisa le béret écossais, s'étendit sur le lit, ferma les yeux, rêvassa.

Albert Cohen, Belle du Seigneur

 

     Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait: c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.
      N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.
      Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était même pas reconnu; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil.
      Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.
      Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments: l'étonnement, le plaisir, l'approbation; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.

Guy de Maupassant, Bel Ami

 

      Quelques années plus tard, le Roi se remarie. La nouvelle Reine est très belle, mais son cœur est dur et cruel. Elle est jalouse de toutes les jolies femmes du royaume et en particulier de la petite princesse.
      Parmi ses joyaux les plus précieux, la souveraine possède un miroir magique qu'elle consulte chaque jour.
      Miroir, gentil miroir, ô conseiller fidèle,
      Dis-moi, je t'en supplie, laquelle est la plus belle?

interroge-t-elle. Si le miroir assure que c'est elle la plus belle, la Reine est de bonne humeur, mais s'il désigne quelqu'un d'autre, la Reine entre dans une colère terrible et fait disparaître sa rivale.

Grimm, Blanche-Neige et les sept nains

 

      La petite fille avant cette expérience du miroir était un petit chien, de ceux qui passent devant le miroir sans se voir, indifférents à leur reflet (...). 
      Cette conscience de petit chien que j'avais avant quatre ans, je ne m'en souviens plus, elle vit dans un trou noir de la mémoire, auquel je n'ai plus accès. 
      Peut-être vais-je à nouveau connaître cet état de conscience à la fin de ma vie. 
      Aujourd'hui les gens vivent si vieux que beaucoup d'entre en peux passent devant les miroirs sans se reconnaître. Mais après tout est-ce si important de se reconnaître? Peut-être ceux qui ne se reconnaissent plus ont-ils d'autres satisfactions, d'autres bonheurs. Peut-être après tout le bonheur de se reconnaître n'est-il pas si grand qu'on veut bien le dire. 

Fabienne Jacob, Mon âge

 

      Mon reflet dans la glace. Satisfaisant. Mais à vingt-deux ans, derrière le visage réel, déjà la menace d'un autre, imaginaire, terrible, peau fanée, traits durcis. Vieille égale moche égale solitude.

Annie Ernaux, La femme gelée

 

      Au moment où elle posa sa broche sur la table, elle eut un spasme soudain comme si, pendant qu'elle songeait, les griffes glacées en avaient profité pour se planter en elle. Elle n'était pas encore vieille. Elle venait tout juste d'attaquer sa cinquante-deuxième année. Des mois et des mois en étaient encore intacts. Juin, juillet, août! Chacun restait presque entier et, comme pour en recueillir la dernière goutte, Clarissa (allant vers la coiffeuse) plongea au cœur même de l'instant, l'immobilisa là cet instant matinal de juin contre lequel s'arc-boutaient tous les autres matins, elle regarda la glace, la coiffeuse et tous les flacons d'un œil neuf, se rassemblant tout entière en un seul point (en regardant le miroir), et vit le rose et délicat visage de la femme qui ce soir donnait une réception; le visage de Clarissa Dalloway; elle se vit elle-même.
      Combien de millions de fois avait-elle vu son visage, et toujours avec le même imperceptible tressaillement! Elle pinça les lèvres en regardant dans la glace. Pour donner sens à son visage. C'était bien son moi pointé; comme une flèche; précis. C'était elle quand un effort, une volonté d'être elle-même en rassemblaient les fragments, mais elle seule savait combien était différente, inconciliable et tellement composée en un centre, en un diamant pour le seul usage du monde la femme qui, assise dans son salon, offrait un point de rencontre, un rayonnement, sûrement, pour certaines mornes vies, un refuge peut-être pour les isolés; (...)

Virginia Woolf, Mrs Dalloway

 

      Et ce dont je suis sûre c'est que, si j'étais Dieu, de ce chaos bouillonnant que nous appelons progrès, j'inventerais quelque chose (une machine peut-être) qui ornerait les miroirs, ces futurs autels, de toutes les jeunes filles sans grâce qui vivent de quelque chose comme ceci  ―ce qui est si peu puisque nous désirons si peu―: ce visage  photographié. Il n'y aurait même pas besoin d'un crâne derrière; presque anonyme, il n'y aurait besoin que de la vague supposition de chair et de sang vivants désirés par une autre, ne fût-ce que dans quelqu'obscur royaume d'illusion.

William Faulkner, Absalon! Absalon

 

   ― Elle s'appelait Doris, dit-il en me tendant le cliché (...).
      Doris avait un visage agréable, des formes rondes et avenantes. Sur son trente et un, elle posait avec raideur, l'air intimidé et gêné. Je l'avais déjà vue une centaine de fois: le monde est plein de Doris. Je les connaissais, ces douces jeunes filles assises sous les vérandas ou dans leurs balancelles, rêvant d'amour en contemplant les cieux étoilés, grisées par les effluves de l'été. Pourtant elles n'étaient que des miroirs. Leur image à leur propres yeux naissait du reflet de ce qu'attendaient d'elles leurs proches, leurs aimés. Elles tiraient leur importance des services rendus aux autres, elles survivaient en sacrifiant petit bout par petit bout toutes leurs ambitions, et puis, un beau matin, elles se réveillaient secouées par une effroyable colère.

Patricia Cornwell, Et il ne restera que poussière

 

      Un regard non sans douceur tenait dans sa souriante clarté ce que Danthès inventait peut-être dans une fixité de marbre où étaient saisies les eaux du lac et lui-même, et le lac n'était peut-être qu'un autre regard. Les miroirs s'entre-dévoraient, et dans ces puits le mannequin en habit de cour sombrait sans fin et demeurait pourtant à la surface. Des visages apparaissaient, qui se prêtaient à toutes les volontés, pour peu qu'elles fussent soucieuses d'art, et les événements qui avaient déjà eu lieu se plaisaient à se répéter, pour peu qu'ils eussent été goûtés, ou à se défaire et à se reproduire autrement et ailleurs, s'ils avaient déplu, dans un cadre plus propice, avec  ici ou là une touche nouvelle, dans une mouvance constante et créatrice d'elle-même, se pliant ainsi avec courtoisie et compréhension à tout ce qui, dans l'imagination, ne pouvait se contenter d'être une fois pour toutes.

Romain Gary, Europa

 

      ...il y a même eu beaucoup de gens qui se sont noyés dans un miroir...

Ramon Gòmez de la Serna, Gustave l'incongru

 


       Aujourd'hui, au terme de tant et tant d'années
      Perplexes où j'écrivais sous la changeante lune,
      Je me demande quel hasard de la fortune
      À été cause de ma crainte des miroirs. 

Jorge Luis Borges, Les miroirs

 

      Les miroirs sont cruels, ils brillent de joie, ils sont tout luisants de plaisir chaque fois que quelqu'un se perd. Ils ont le regard fixe au loin, le regard sans passion des serpents. Mais c'est pour mieux tromper. La vérité, c'est que les miroirs voient tout, même les plus petites choses. Ils examinent votre peau, vos cheveux, vos poils et vos ongles avec leur loupe, ils perçoivent les plus rapides frissons, les plus infimes douleurs, ils entendent les moindres murmures, ils sentent le plus léger trouble qui traverse l'eau de vos yeux. Les miroirs sont vos yeux mêmes, vos yeux. Quand ils sont là, ils vous prennent par la tresse de votre regard et ils vous font aller de l'autre côté de la barrière de vos pupilles, à l'intérieur des terribles machines à voir. D'où viennent-ils? Qui a conçu les miroirs des cellules? Qui a inventé vos yeux? 

JMG Le Clézio, Les géants

 

      Belle comme un modèle de Leonardo avait coutume de dire César quand le miroir encadrait son visage de reflets d'or, ma piu bella. Et si l'on pouvait croire César plus connaisseur en éphèbes qu'en madonnas, Julia n'en savait pas moins que cette affirmation était rigoureusement exacte. Elle aimait d'ailleurs se regarder dans ce miroir au cadre doré, car il lui donnait l'impression de se trouver de l'autre côté d'une porte magique qui, au-delà du temps et de l'espace, lui renvoyait l'image de son visage en lui donnant le teint velouté d'une beauté de la Renaissance italienne. 

Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand

 

      «Allons, Kitty, si tu veux bien m'écouter, au lieu de bavarder sans arrêt, je vais te dire tout ce que je pense de la Maison du Miroir. D'abord, il y a la pièce que tu peux voir dans le Miroir... Elle est exactement pareille à notre salon, mais les choses sont en sens inverse. Je peux la voir tout entière quand je grimpe sur une chaise... tout entière, sauf la partie qui est juste derrière la cheminée. Oh ! je meurs d'envie de la voir ! Je voudrais tant savoir s'ils font du feu en hiver vois-tu, on n'est jamais fixé à ce sujet, sauf quand notre feu se met à fumer, car, alors, la fumée monte aussi dans cette pièce-là...; mais peut-être qu'ils font semblant, pour qu'on s'imagine qu'ils allument du feu... Tiens, tu vois, les livres ressemblent pas mal à nos livres, mais les mots sont à l'envers ; je le sais bien parce que j'ai tenu une fois un de nos livres devant le miroir, et, quand on fait ça, ils tiennent aussi un livre dans l'autre pièce.
      «Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si on te donnerait du lait. Peut-être que le lait du Miroir n'est pas bon à boire... Et maintenant, oh ! Kitty ! maintenant nous arrivons au couloir. On peut tout juste distinguer un petit bout du couloir de la Maison du Miroir quand on laisse la porte de notre salon grande ouverte : ce qu'on aperçoit ressemble beaucoup à notre couloir à nous, mais, vois-tu, peut-être qu'il est tout à fait différent un peu plus loin. Oh ! Kitty! ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir ! Faisons semblant de pouvoir y entrer, d'une façon ou d'une autre. Faisons semblant que le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers. Mais, ma parole, voilà qu'il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça va être assez facile de passer à travers...» Pendant qu'elle disait ces mots, elle se trouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactement comme une brume d'argent brillante.
      Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir. 

Lewis Carroll, À travers le miroir (traduction de Jacques Papy)

 

      Mais la semaine d'après Lorenza a mal aux oreilles et, roulée en boule dans le grand lit, elle regarde la glace biseautée de l'armoire où un rayon de soleil se décompose dans les couleurs de l'arc-en-ciel. Une lumière fraîche de printemps pénètre par la fenêtre entrebâillée (...) et quand un souffle de vent fait bouger le rideau, il y a dans la glace comme une fulgurance de diamants. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

C'est à ce moment que le récit pourrait rappeler que les vertus des miroirs dont dissertent les anciens livres comprennent aussi la capacité de montrer les choses lointaines et occultes. Dans leurs descriptions du port d'Alexandrie les géographes arabes du Moyen Âge rappellent la colonne qui s'élevait sur l'île du Phare, surmontée par un miroir d'acier où l'on pouvait voir les navires avancer à une distance immense au large de Chypre et de Constantinople et de toutes les terres des Romains. En concentrant les rayons, les miroirs incurvés peuvent capter une image du tout. 

Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur

 

      Tout comme celui qui se regarde dans un miroir 
      Voit une image distinctement apparaître, 
      Les choses sont vides tout en apparaissant clairement. 
      Et pour cette raison même, infaillible est la causalité. 

VIIe Dalaï-Lama, Kelzang Gyatso, cité par Matthieu Ricard dans Chemins spirituels, Petite anthologie des plus beaux textes tibétains

 

      Et qu'a-t-il de plus vénitien que les autres? 
      Son cadre, monsieur Surin. Ce cadre énorme, disproportionné, qui fait presque oublier le miroir lui-même perdu en son centre. Et le fait est que ce cadre est composé d'une quantité de petits miroirs inclinés dans tous les sens. De telle sorte que toute complaisance vous est interdite. À peine votre regard s'est-il posé au centre, sur l'image de votre visage, qu'il est sollicité à droite, à gauche, en haut, en bas par les miroirs secondaires qui reflètent chacun un spectacle différent. C'est un miroir centrifuge qui chasse vers sa périphérie tout ce qui approche son foyer. Certes ce miroir-là est particulièrement révélateur. Mais tous les miroirs vénitiens participent de cette nature centrifuge, même les plus simples, même les plus francs. Les miroirs de Venise ne sont jamais droits, ils ne renvoient jamais son image à qui les regarde. Ce sont des miroirs inclinés qui obligent à regarder ailleurs. Certes il y a de la sournoiserie, de l'espionnage en eux, mais ils vous sauvent des dangers d'une contemplation morose et stérile de soi-même. Avec un miroir vénitien, Narcisse était sauvé. Au lieu de rester englué à son propre reflet, il se serait levé, aurait serré sa ceinture, et il serait parti à travers le monde. 

Michel Tournier, Les météores

 

      Elle se regarda dans le miroir vénitien, à peine une ombre parmi les ombres, la tache légèrement plus pâle de son visage, un profil qui s'estompait, de grands yeux sombres. Alice qui se penchait de l'autre côté du miroir. Elle se regarda dans le Van Huys, dans le miroir peint qui reflétait un autre miroir, le vénitien, reflet d'un reflet. Elle sentit alors le même vertige s'emparer d'elle et se dit qu'à cette heure de la nuit les miroirs, les tableaux et les échiquiers jouent de vilains tours à l'imagination. 

Arturo Pérez Reverte, Le tableau du maître flamand

 

      (...) Comme de s'approcher d'un miroir.
      Venir à sa propre rencontre et se demander alors qui approche. Un reflet, bien sûr, un simple reflet. Mais à un certain type de personnes il est impossible d'imaginer que le miroir ne recèle pas une profondeur, qu'il n'y a pas, de l'autre côté de cette surface qu'on croit plane, un monde aussi complet et réel que le nôtre, peut-être plus. Que ce couloir dont on aperçoit l'amorce ne se poursuit pas aussi dans le monde du miroir. Et, de fil en aiguille, on en vient facilement à l'idée que le vrai monde se trouve de l'autre côté du miroir et que nous sommes, nous, les habitants du reflet. Phil le savait depuis sa petite enfance, et il en savait même un peu plus que les autres: car il savait, lui, qui vivait de l'autre côté du miroir. De ce côté-ci, qu'on lui disait être le réel, Jane était morte et pas lui. Mais de l'autre, c'était le contraire. Il était mort et Jane se penchait anxieusement sur le miroir où habitait son pauvre petit frère. Peut-être le vrai monde était-il celui de Jane, peut-être vivait-il dans le reflet, dans les limbes. On avait parfaitement imité le réel pour ne pas l'effrayer, mais il vivait parmi les morts.

Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
- Philip K. Dick 1928-1982

 

      Je lui parle d'un labyrinthe de miroirs à Naples au temps de mon enfance. On y entrait en achetant un billet, le but était d'en sortir, un jeu semblable à celui de l'alpinisme. Il valait mieux avancer les mains en avant pour ne pas se cogner la tête. C'était bien éclairé, mais on était stupéfait de se trouver entouré par soi-même. Je pouvais même me voir de dos sans me reconnaître. Je savais que c'était bien moi, mais aussi un étranger. Étourdi par trop de moi-même, je me tapais la tête contre les vitres. Je montre à Irène les gestes que je faisais, une main sur le front ou sur le nez, après m'être cogné. 

Erri de Luca, Histoire d'Irène

 

      Spéculer, réfléchir: chaque activité de la pensée me renvoie aux miroirs. Selon Plotin l'âme est un miroir qui crée les choses matérielles en réfléchissant les idées de la raison supérieure. Est-ce pour cela que j'ai besoin de miroirs pour penser? Je ne sais pas me concentrer sans la présence d'images réfléchies, comme si mon âme avait besoin d'un modèle à imiter chaque fois qu'elle veut mettre en acte sa vertu spéculative. (Le mot assume ici toutes les significations: je suis à la fois un homme qui pense et un homme d'affaire, doublé d'un collectionneur d'appareils optiques.) 
      (...) Depuis que, encore adolescent, je me suis aperçu que la contemplation des jardins émaillés qui tournoient au fond de ce puits de miroirs exaltait mon aptitude aux décisions pratiques et aux prévisions risquées, j'ai commencé à collectionner les kaléidoscopes. 
      (...) C'est mon image que je veux multiplier, mais non pas par narcissisme ou mégalomanie comme on pourrait trop facilement le croire: au contraire, pour dissimuler, au sein de tant de fantômes illusoires de moi-même, le vrai moi qui les fait se mouvoir. C'est pourquoi, si je ne craignais pas d'être mal compris, je n'aurais rien contre l'idée de reconstruire chez moi la pièce entièrement tapissée de miroirs selon le projet de Kircher, à l'intérieur de laquelle je me verrais marcher sur le plafond la tête en bas, et voler vers le haut depuis les profondeurs du plancher. 

Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur

 

      Doigt tendu, il avait ensuite tiré un trait rapide sur la vitre embuée, non sans voir apparaître et flotter devant lui un œil féminin. De surprise, il avait failli lâcher un cri. Mais ce n'était qu'un rêve dans son rêve, et en se reprenant, le voyageur constata que c'était, réfléchie dans la glace, l'image de la jeune personne assise de l'autre côté. L'obscurité s'était faite dehors; la lumière avait été donnée dans le train; et les glaces des fenêtres jouaient l'effet de miroirs. La buée qui masquait la glace l'avait empêché, jusque-là, de jouir du phénomène qui s'était révélé avec le trait qu'il avait tiré. (...)
      Sur le fond, très loin, défilait le paysage du soir qui servait, en quelque sorte, de tain mouvant à ce miroir; les figures humaines qu'il réfléchissait, plus claires, s'y découpaient un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n'y avait aucun lien, bien sûr, entre les images mouvantes de l'arrière-plan et celles, plus nettes, des deux personnages; et pourtant tout se maintenant en une unité fantastique, tant l'immatérielle transparence des figures semblait correspondre et se confondre au flou ténébreux du paysage qu'enveloppait la nuit, pour composer un seul et même univers, une sorte de monde surnaturel et symbolique qui n'était plus d'ici.

Yasunari Kawabata, Pays de neige

 

     La grande flaque devant le bungalow avait gelé, elle emprisonnait tout un morceau de ciel et les branches de l'arbre et la balançoire.
      Accroupis l'un près de l'autre, la Môme et Marius regardaient leurs visages dans ce miroir. Ils glissaient leurs doigts gantés sur la surface en vitre.
      La Môme à appuyé sur la glace, elle l'a fait plier jusqu'à ce qu'elle se brise, une boue noire est remontée à la surface et à flouté tout ce qui s'était reflété, le ciel, le toit, les branches et les deux visages.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      Le paysage profond qui s'étendait en dessous de lui était encore prisonnier des brumes. Au-dessus du lac de Zurich, qu'il voyait d'ordinaire depuis sa petite maison en hauteur comme un miroir ciselé dans lequel chaque nuage du ciel gravait le reflet blanc de son glissement hâtif, se balançait une épaisse écume laiteuse. 

Stefan Zweig, La contrainte

 

      Maintenant la mémoire est un grand lac de ciel. Je n'y prendrai jamais deux fois le même mirage. Et pourtant ce sera la même. Et pourtant il échappe au temps. Et si je meurs il meurt aussi. Nous sommes des miroirs où s'accumulent des reflets un peu plus durables, un peu moins mouvants que les nuages qui glissent sur le tain du ciel. Jusqu'au moment où ces miroirs se brisent.
(...)
      Qui aime pourra-t-il jamais comprendre les sentiments de qui n'aime pas, ou n'aime plus? L'amour de l'autre, ressenti comme l'exercice d'une sorte de droit de propriété ― la possession de l'objet aimé ― me donne envie de fuir, ou pis encore. Je suis contre ce droit, contre sa persistance. Je ne veux pas posséder. Il ne faudrait pas insister. Et si l'on doit souffrir, que ce soit seul ― l'autre ne peut plus rien pour vous ― pitié, mensonge tout au plus. Un miroir brisé, recollé, reste un miroir brisé, incapable de renvoyer l'image unique. (...)
      Miroir, c'est bien le mot, théorie que j'aurai sondé aussi. Conti, as-tu jamais eu conscience que c'était toi, ou ton propre reflet, que tu aimais dans une autre, ou la projection de cette autre sur ta propre flambée intérieure?

François-René Daillie, Le divertissement

 

      Mais il n'eut pas plutôt soulevé la glace à hauteur de son visage que celle-ci s'obscurcit et devint tout à fait mate comme si elle venait de perdre tout son tain. Victor-Flandrin la reposa sur la table. Jusqu'à sa mort il ne devait plus jamais pouvoir contempler son visage et il lui fallut désormais vivre en miroir du seul regard des autres. 

Sylvie Germain, Le livre des nuits

 

      Pour Toru, le bonheur consistait à diriger ses yeux à de pareilles distances. Pour lui, il ne pouvait plus complètement se dépouiller de son Moi qu'à voir ainsi. Seuls les yeux procuraient l'oubli ― hormis l'image du miroir. 
[...]
    
Quand il se lassait de regarder la mer, il prenait une glace sur le bureau et se mirait soi-même. Ce visage pâle, bien modelé, contenait des yeux magnifiques où minuit ruisselait sans cesse. Malgré les sourcils minces mais pleins de fierté, la douceur et la fermeté des lèvres, les yeux en étaient le trait le plus admirable. Il n'était pas sans ironie que ses yeux fussent l'élément le plus beau de son être physique, que l'organe par lequel il pouvait constater sa propre beauté en fût le plus admirable.

Yukio Mishima, L'ange en décomposition

 

      Lorsque Gregor H. se regardait dans un miroir ― et notamment avant de se rendre chez Maria pour prendre le thé avec elle ―, il lui était bien difficile de retrouver le visage qu'il s'était connu et qui lui était familier avant sa traversée de l'Europe par les forêts: car soit il s'observait sans ses lunettes, et alors il lui semblait reconnaître certains traits de celui qu'il avait été, mais trop flous pour pouvoir en juger et pour que sa perception ne reste pas une projection subjective; soit il portait ses lunettes, et alors le visage qui lui apparaissait dans la glace était parfaitement net et précis, mais c'était celui d'un autre homme, même si certaines ressemblances finissaient par le convaincre qu'il s'agissait encore de lui.

Alain Fleischer, La traversée de l'Europe par les forêts

 

     Il semble qu'aux origines, le miroir corresponde à la recherche concrète de ce double de nous-mêmes, de cet autre qui serait en quelque sorte l'âme, pour utiliser un vocabulaire qui nous est familier, de cet esprit qui agit en nous et qui se prolonge au-delà de notre condition terrestre; et par conséquent le premier acte du miroir, l'acte fondateur de la glace, ce serait un moyen de concilier le temps terrestre et ce temps céleste qui s'appelle l'éternité.

Claude Mettra, Au delà des portes du rêve
(entretien avec Roger Dadoun sur l'anthropologie onirique de Géza Ròheim)

 

     Cet univers du temps musulman remontait à Othello et au-delà ― Cafés où retentissaient tout au long du jour les roulades des oiseaux des cages garnies de miroirs pour leur donner l'illusion de la compagnie. Chants d'amour que les oiseaux dédiaient à des compagnons imaginaires ― et qui n'étaient que des reflets d'eux-mêmes. Déchirantes mélodies qui étaient l'illustration de l'amour humain!

Dominique Barbéris, La ville

 

      Les extrémités étaient glacées. Seule, la poitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujours démesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posa sa main sur le cœur. Le cœur ne battait plus. Il approcha un miroir des lèvres blêmes du marquis; la glace demeura brillante; aucun souffle ne la ternit.

Ernest Capendu, Marcof-le-Malouin

 

     Hormis la mort et la putréfaction, qu'il savait inéluctables, il ne redoutait rien tant que l'oisiveté. Jour après jour, il noircissait cahier sur cahier, ne se relisait jamais. Il espérait en l'immortalité acquise par les livres. Un livre, disait-il, est le seul moyen pour autrui de saisir un être dans sa vérité immédiate. En cela il est hors du temps, seul tributaire des instants : instant de l'écriture, et par-delà les années, les siècles, son miroir : instant de la lecture. Il disait aussi : L'homme est l'ombre d'un songe, et son œuvre est son ombre.

Christian Garcin, Étienne Dolet dans "Vidas"

 

      La racine est l'arbre mystérieux, elle est l'arbre souterrain, l'arbre renversé. Pour elle, la terre la plus sombre ― comme l'étang, sans l'étang ― est aussi un miroir, un étrange miroir opaque qui double toute réalité aérienne par une image sous terre.

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos

 

Il m'arrive de m'apercevoir ailleurs que dans un morceau d'aluminium, au coin d'une rue, par exemple, ou dans un bar, c'est moi et c'est un étranger. Je suis assis à une table, à une certaine distance, là maintenant je regarde ce type à cette table plus loin: je crois me voir. Je me suis reconnu à un je-ne-sais-quoi, pas une véritable ressemblance physique, mais un détail, un geste, une expression, ma myopie arrange bien les choses, une manière, le même esprit qui passe et nous habite un instant lui et moi. Je vis dans les apparences et les surfaces. C'est juste une image, peut-être fausse, que je me fais de moi-même, moi qui ne me regarde qu'à peine et furtivement dans les miroirs, évite toute photo, et ignore le socratique «Connais-toi toi-même». 

Jean-Jacques Schuhl, Les apparitions

 

L'homme ne voit plus maintenant les plats faubourgs mais le jardin aimé qui se dédouble méticuleusement et sa pensée, comme si l'abandon de son corps appuyé au dossier lui permettait d'y circuler en liberté, de développer de lentes hypothèses, lui propose un immense miroir qui coupe en deux l'allée principale. Il accepte cette image de façon intermittente, perdu par moments dans sa rêverie, par moments s'en détachant et, entre l'adhésion et le doute, il se dit   bien qu'il pressente qu'il redécouvre là un lieu commun de la métaphysique   que le miroir est le principe de la connaissance, car seule la répétition d'un objet nous permet de le voir et nous donne la certitude de son existence, que la fascination exercée par la symétrie provient de cette répétition qu'elle comporte, et que connaître c'est reconnaître, mais le train pénètre sous un tunnel et la nuit soudaine anéantit ses élucubrations, son corps revient à lui et la théorie à peine ébauchée se dissout. 

Hector Bianciotti, Le traité des saisons

 

C'est les miroirs qui ont raison: ils ne reflètent que le présent. Et encore, quand il y a de la lumière. 

Franz Bartelt, Hôtel du Grand Cerf

 


Retour à la liste   /   Aller à la bibliographie
Accueil Calendrier  /   Expositions /  Rencontre  Auteurs
A propos  / Entretiens / Sorties