Le Café Littéraire luxovien /  Des lectures (11)
Table des lectures
Prix Marcel Aymé
Prix Chronos
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Die Charité, d'Ulrike Schweikert (éd. Rowohlt Polaris)
lecture par Hildegard Thorand :

L'auteure, Ulrike Schweikert, est née en 1966 en Allemagne. Après un apprentissage dans une banque et six ans de travail en tant que courtier en valeurs mobilières, elle a étudié la géologie et a obtenu un doctorat. Plus tard, elle a également étudié le journalisme. Son premier roman est paru en 2000.

La Charité est une série de romans parus en 2018, 2019 et 2022, je n'en ai pas trouvé de traduction en français.

La Charité est l'hôpital le plus traditionnel de Berlin et, avec près de 3100 lits, c'est l'un des plus grand hôpitaux universitaires d'Europe. Elle a pour origine une maison de peste fondée en 1710, puis est devenue en 1727 un hôpital bourgeois appelé Charité. En l'an 1810, l'université de Berlin y a commencé à enseigner et la Charité est ainsi devenue un important centre d'enseignement et de recherche, qui a accueilli plus de la moitié des lauréats allemands du prix Nobel de médecine et de physiologie.

Le roman, qui débute en 1831 — on attend depuis des semaines que le choléra frappe en Allemagne —, lie trois destins de femmes, qui sont liés eux-mêmes entre eux et bien sûr à la Charité.
       C'est un roman sur fond d'histoire de la médecine, mais également un roman d'amour. Il montre, dans le contexte de l'époque, les difficultés à faire progresser la médecine, les conditions à l'hôpital pour les patients, le personnel soignant et les médecins, la lutte des femmes pour plus de reconnaissance, plus d'éducation, plus de droit à la parole, le lutte des "classes inférieures" pour plus de reconnaissance, plus d'éducation, plus de droit à la parole — une "lutte" sans fin.

Ce livre mérite d'être lu. Malgré son contenu lourd, il a une certaine légèreté et il incite à réfléchir, à reconsidérer certaines choses.

 

 

Tu n'es pas une mère comme les autres (Du bist nicht so wie andere Mütter), d'Angelika Schrobsdorff (éd. Libretto 2014)
lecture par Hildegard Thorand :

L'auteure, Angelika Schrobsdorff, née en 1927 à Fribourg en Allemagne et morte à Berlin, était une écrivaine allemande.
       Sa mère Else Kirschner était juive, née à Berlin, son père Fritz Schweikert est issu de la bourgeoisie berlinoise. Après leur divorce en 1939, sa mère s'est réfugiée avec elle et sa demi-soeur Bettina en Bulgarie, où elle est restée jusqu'à la fin de la guerre (et où Angelika a appris la langue).

L'auteure retrace dans ce récit la vie anticonformiste de sa mère. Née à la veille de la Belle Époque, Else Kirschner (1893-1949) appartient à la bourgeoisie commerçante juive berlinoise. Éprise d'indépendance et de liberté, Else s'enfuit avec un artiste plutôt que d'épouser l'homme riche à qui sa famille la destine. Lorsqu'il la trompe, elle refuse de se laisser abattre et se met à vivre une sexualité sans préjugés. Les hommes et les fêtes se succèdent. Elle aura trois enfants de trois pères différents. convertie au christianisme, elle cache à ses enfants son origine juive et, rayonnante, ne s'inquiète pas de l'ascension d'Hitler. Mais après de longues années, l'évidence est là: les Allemands ne sont pas qu'un peuple de poètes et de penseurs. S'ensuit l'exil en Bulgarie.

En lisant ce livre on se sent plongé dans l'époque, avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. C'est parfois plus que déconcertant, parfois cela vous coupe le souffle. La lutte pour la survie est très bien décrite, malgré certains aspects déconcertants, c'est un livre qui valait la peine d'être lu.

Je l'ai lu, ce livre de 557 pages, en quelques jours, et ça valait la peine pour moi qui ait une amie bulgare, vraiment bulgare ! mais  aussi à cause de la langue allemande, en grande partie magnifique, ainsi qu'à cause de l'histoire réelle.

L'édition espagnole en a été élue livre de l'année 2016. En Bulgarie, l'auteure a reçu l'Ordre de la Rose (dont je n'ai pas trouvé la signification).

 

 

Dévoile-moi, de Sylvia Day (éd. J'ai lu 2012)
lecture par Hildegard Thorand :

Sylvia Day, américaine d'origine japonaise est née en 1973. C'est une  auteure de romans d'amour. Elle écrit également sous des pseudonymes, surtout des romans de fiction. Elle est auteure à succès numéro un dans vingt huit pays.

Dévoile-moi est le premier tome de la "série Crossfire". Gidéon Cross et Eva, les deux personnages principaux, sont deux personnes aux passés difficiles. Leur rencontre est explosive, leur histoire très passionnelle. 

Sur la quatrième de couverture on lit: 
       "Lorsqu'il est entré dans ma vie, je ne savais rien de Gidéon Cross sinon qu'il exerçait sur moi une attraction violente, si intense que j'en fus ébranlée. J'ignorais encore tout de sa force et de ses failles, de ce besoin qu'il avait de posséder et de dominer, de l'abîme au bord duquel il oscillait. Je n'imaginais pas que chacun deviendrait le miroir de l'autre
—un miroir dans lequel se reflèteraient les blessures intimes et les désirs vertigineux qui nous habitaient tous les deux."

Le résultat est magnifique, un roman d'amour, un roman érotique, avec beaucoup de scènes érotiques, beaucoup de scènes de sexe, mais pas vulgaires (à une exception près peut-être ).
       L'écriture est bonne, la lecture fluide.
       C'est un livre qui ne fait pas partie de notre répertoire habituel et qui, même si je m'aventure ici sur un terrain glissant, vaut à mon avis la peine d'être lu. Je ne veux pas dire par là qu'il faut toujours lire ce genre de livres, mais qu'il faut tout de même en avoir lu un (ou plus de temps en temps).

 

 

Crénom, Baudelaire ! de Jean Teulé (éd. Mialet-Barrault)
lecture par Hildegard Thorand :

L'auteur, Jean Teulé, est né en 1953. Il s'illustre dans divers domaines: le bande dessinée, le cinéma, la télévision. À son actif: plusieurs biographies, sur Rimbaud, Verlaine, François Villon...

Charles Baudelaire est né à Paris en 1821 et décédé en 1867.
       On dit qu'il a certainement écrit les plus beaux poèmes de la langue française.
       Mais qui était-il ?
       Avec son franc-parler, l'écrivain Jean Teulé n'y va pas par quatre chemins. "C'était un punk défoncé du matin au soir!"
       Accro à toutes sortes de substances dont la "confiture verte" faite de résine de cannabis, Baudelaire ne supportera pas que sa mère se remarie avec le commandant Jacques Aupick. Un jour il essaiera même d'étrangler son beau-père. Ce qui lui vaudra la punition de devoir partir en mer à bord du Paquebot-des-Mers-du-Sud. Celui qui écrira "Les Fleurs du mal" dilapidera au cours de sa vie les cent mille francs-or, héritage de son père. Provocant, misogyne et auteur de poèmes jugés obscènes (certains furent interdits jusqu'en 1949), Baudelaire souhaitait "pétrir la boue pour en extraire de l'or". À cause d'une vie dissolue, il décédera de la syphilis à l'âge de 46 ans.

Pourquoi ce titre "Crénom, Baudelaire !" ?
Parce qu'à la fin de sa vie, le poète ne parvenait plus à parler, si ce n'est à lâcher de temps en temps ce juron: "crénom".

Je n'ai terminé ce livre qu'au deuxième essai. Je n'ai pas aimé le lire. Pourquoi? Avant tout parce que le personnage principal m'était absolument antipathique.
       Même si ce livre peut être informatif, même s'il peut être intéressant de savoir quelle personnalité se cache derrière une littérature aussi merveilleuse...

 

 

Le dernier homme, de Mary Shelley (éd. du Rocher 1988 - Folio 2021)
par Marie-françoise :

Si vous vous retrouviez être le dernier homme sur terre, que feriez-vous?
       Lionel Verney, le personnage narrateur de ce roman éponyme de Mary Shelley est dans cette situation et dans un premier temps a employé son temps à écrire l'enchaînement des divers évènements l'y ont progressivement amené.
       Dernier survivant d'une épidémie de peste qui a décimé du genre humain la planète toute entière, il rappelle en trois "livres" : d'abord sa jeunesse pauvre et violente, puis son amitié pour Adrian d'ascendance royale (nous sommes en Angleterre), son amour pour Idris, s
œur d'Adrian, les séparations, les retrouvailles, sa maturité, son engagement politique, les dérèglements climatiques, enfin les progrès de la peste, qu'on tente vainement de fuir, les décès successifs des êtres chers... et pour finir sa solitude et sa façon de l'occuper.
       Ce, par l'écriture. Celle du roman que nous lisons. Qu'il fera suivre de la visite des musées des riches villes culturelles d'Italie et d'Europe, la lecture de livres  désormais en accès libre dans les bibliothèques, enfin d'une errance de port en port dans le vaste monde dans l'espoir précaire d'y rencontrer, qui sait?, un semblable épargné.
       La fin du roman n'est nullement pessimiste. Puisque Lionel vit, même s'il est seul, enfin pas tout à fait puisqu'il a à présent pour compagnon un ancien chien de berger, les animaux n'ayant, eux, pas été atteints par la maladie, et que subsiste chez lui ce mince espoir. Dernier représentant sur terre de l'humanité, il est riche de tous les acquis culturels à sa disposition. Il ne se laissera pas abattre, ne mettra pas fin prématurément à ses jours, jusqu'à ce que lui soit octroyée de façon naturelle, la tranquillité éternelle...

Le style d'écriture de cette œuvre du XIX ème siècle paru en 1828, est bien différent de celui, minimaliste, des écrivains d'aujourd'hui, rapide, qui, en phrases courtes, en mots souvent simples et succincts, suggère et laisse au lecteur deviner le non-dit, le non écrit... Mary Shelley au contraire, en de longues phrases souvent lyriques, déploie, analyse les sensations, le caractère, les sentiments et la sensibilité extrême des personnages, leurs défauts, leur bonté, leur symbiose avec les paysages qu'ils admirent ou qui les terrifient, la beauté du monde, l'horreur des calamités, etc., sans raccourcis. 
       Le lecteur au bout de quelques pages s'habitue à ce style riche et s'y tient. Car l'histoire contée retient l'attention durant les quelques 660 pages denses qui couvrent le dernier quart du
XXI ème siècle (encore futur pour nous lecteurs de 2023, puisque le récit va de 2073 à 2100).

Nous sommes dans un roman d'anticipation. Qui fut très remarqué à l'époque de sa parution, mais qui sonne comme un conte ancien pour nous. Car le mode de vie et les préoccupations des protagonistes vivant sur la petite île d'Angleterre y restent ceux des années 1818, sans qu'aucun progrès technologique ou industriel, encore moins numérique, n'ait encore eu lieu. En cela, Mary Shelley ne fut pas visionnaire.
       Écrit après la perte cruelle de son époux lors d'une tempête particulièrement violente à une époque de perturbations climatiques et épidémiques exceptionnelles, maintes situations y ont été inspirées par les phénomènes météorologiques inhabituels que l'auteure a pu rencontrer et observer dans l'année 1815 et celles qui l'ont suivie (perturbations, on le sait à présent, dues à l'éruption du volcan Tambora de l'île de Java, comme nous l'explique en détails l'excellent livre de
Gillen D'Arcy Wood: L'année sans été). De même l'ont certainement inspirée sa longue errance à travers l'Angleterre et l'Europe avec sa demi-sœur Claire, le poète Byron et Percy Bysshe Shelley qui sera son époux, ainsi que leur séjour en Suisse et leur découverte du Léman et des Alpes majestueuses.

L'auteure ne fut pas visionnaire non plus de l'impact des activités humaines sur le changement climatique et possiblement de l'épidémie meurtrière qu'elle fait sévir au cours de son roman. Chez elle, les hommes les subissent comme un destin inéluctable vécu sous l'œil de l'Être suprême, sans en être responsables:
       "À nouveau je sentis que nous étions enchaînés au char du destin et que nous n'avions aucun contrôle sur ses coursiers. Nous ne pouvions plus dire: je ferai ceci, et je ne ferai pas cela. Une puissance supérieure à l'homme s'employait à détruire nos projets ou à achever le travail dont nous nous étions dispensés."
       Pourtant, elle pressent que seuls l'amour et l'entraide entre les humains pourraient les aider : "car il possédait l'intime conviction que seule la solidarité et les vertus sociales pourraient apporter quelque sécurité à ce qui restait de l'humanité."

Que n'écrirait-elle pas, elle si talentueuse, si elle vivait de nos jours? Et la date aujourd'hui proche de 2100 qu'elle a choisie pour l'extinction de l'humanité n'est-elle pas prémonitoire de ce qui risque fort d'advenir d'ici là?

 

 

Le jardin d'Eden, d'Ernest Hemingway 
par Adéla :

Lu le jardin d'Eden (qui m'a fait penser à Amor de Dominique Forma, auteur que nous avions reçu aux Petites fugues), sauf que chez Hemingway, la fin n'est pas sanglante, bien qu'elle aurait pu l'être si l'épouse n'était pas partie d'elle-même... 
       C'est un roman posthume que l'auteur n'a pas mis au point lui-même, d'où peut-être des longueurs. Frappe le fait qu'à chaque page les protagonistes boivent  un alcool ou un autre. Il s'agit d'un jeune couple en voyage de lune de miel,
désœuvrés, dont le mari est écrivain. Il se remet au fil du roman à écrire après les quelques premières semaines du mariage, mais elle est jalouse de l'écriture avec qui, dit-elle, il la trompe...

 

 

L'envers des ombres, de Céline Navarre (éd. Gallimard 2023)
par Marie-Françoise :

Un récit sombre et lumineux. 

Sombre par les désastres successifs qui frappent Lily, l'héroïne qui se narre. Petite aux parents en désaccord. Au père fatigué de ses heures d'usine et rabrouant la mère. Petite se retrouvant chez sa tante Ida après le décès "accidentel" de son père. Après que sa mère "folle" eut été internée pour vingt ans sans que Lily puisse la voir. Une mère folle d'avoir tenté de s'ouvrir les veines. Folle d'avoir tenté de noyer son époux. Folle d'avoir fait dévier la voiture que celui-ci conduisait vers l'autre côté de la voie et s'encastre sous un camion-citerne...
       Sa vie chez tante Ida dans les Vosges. Et le désir "pour se dérober au monde et s'en créer un autre avec des histoires pleines de désastres presque le mien". Puis adulte affrontant le monde du travail à Paris où elle vit quelques années dans le domaine de l'édition. Une relation, sans issue, avec un écrivain marié. Le contrat d'engagement que lui fait miroiter un éditeur avant de la violer.
       D'où son retour dans les Vosges lorsque "coïncidence", sa mère vient de s'échapper de l'hôpital. Son retour pour la chercher... en vain.

Lumineux par l'attention à toutes les sensations les plus infimes avec des mots qui disent les fleurs, les animaux, les gens, les parfums, les choses, qui nous entourent. Maints détails auxquels nous lecteurs, dans notre quotidien, ne faisons pas attention, ou plutôt qui vont de soi et sur lesquels nous ne mettons pas de mots, mais qui chez Lily, par le biais de Céline Navarre, reviennent dans son désarroi, dans son manque... Traduisent en phrases courtes par le truchement des sensations un inexprimé indicible. 
       Le récit n'est pas chronologique. Mais une remémoration surgie au fil des sensations vécues à fleur de peau. Le lecteur doit réfléchir parfois, pour savoir où et à quel moment de sa vie Lily se trouve. Chez sa tante? à Paris? à présent? dans son enfance? avec ses parents? Car ses pensées ne cessent de vagabonder dans une écriture belle et poétique, moderne, rapide, émouvante aussi. Un livre qu'on ne lâche pas jusqu'à l'issue finale.  

 

 

Glen Affric, de Karine Giebel (éd. Plon 2021)
lecture par Marie-Françoise :

Je n'ai pas de mots pour exprimer l'émotion et l'angoisse qui étreint tout au long de ce roman terrible mais beau qui narre l'histoire de Léonard et de Jorge, et dont les âmes sensibles sortent en larmes.

Léonard, adolescent, fut trouvé dans la boue d'un fossé à l'âge de cinq ans. Son cerveau a gardé les séquelles de maltraitances subies dans sa petite enfance, c'est un "innocent" au regard d'enfant dont le coeur est immense et la force physique colossale.
       Jorge, jeune homme en liberté conditionnelle, vient de purger seize ans de prison qui l'ont profondément marqué, seize ans de vie perdus à cause d'une "erreur" judiciaire... 
        Ils sont frères depuis que Mona a adopté Léonard au début de l'incarcération de Jorge. Ils ne s'étaient jamais vus et n'ont pas grandi ensemble, mais une force fraternelle invincible les lie. Ils se sentiront responsables du bonheur l'un de l'autre et s'épauleront dans les adversités, Jorge excusant les erreurs de Léonard parce que ce n'est pas de sa faute, Léonard ayant toute confiance et obéissant aveuglément à Jorge.

Le récit est prenant, touchant. On ne lâche pas le livre dans la hâte de sortir de leur cauchemar, ou alors seulement pour souffler un peu... tant ces deux êtres tombent immanquablement quoi qu'ils entreprennent de mal en pis comme s'ils étaient nés pour ne connaître que souffrance et injustice, que l'enfer.
        Sont réunis dans ce thriller de quelques 762 pages une accumulation des ingrédients les plus sombres: vie carcérale, sévices, automutilation, viol, séquestration, crimes en série, prise d'otage, cavale, etc. Mais aussi tellement d'amitié et d'amour, et par la tendresse et le rêve de moments échappatoires de cette société qui ne les accepte pas et veut leur perte, vers une vie ailleurs, à Glen Affric en Ecosse, d'où Jorge avait expédié une carte postale à sa mère. Cela avant son incarcération, lors de sa période voyageuse, carte que Léonard garde précieusement.
        On espère une issue heureuse, la réhabilitation de Jorge. Et certains éléments et personnages qui ne les rejettent pas et les aident y tendent, nous incitent à y croire. Une sorte de bonheur enfin, même s'ils resteront toujours marqués par leurs années de souffrances. Mais en même temps on sait qu'une fin heureuse serait artificielle tant le destin implacable s'acharne sur ces deux êtres-là...
        On s'inquiète aussi du sort d'Angélique, la vraie mère de Léonard. Se retrouveront-ils un jour? Léonard ira-t-il enfin à Glen Affric, "vivre éternellement", ce dont il a toujours rêvé...?

Mais je m'aperçois que les mots me sont finalement venus et que je vous en ai trop dit... trop dévoilé... et peut-être rebuté. Je vous encourage pourtant à lire ce beau roman qui le mérite, sauf bien sûr si vous êtes dépressif ou trop sensible... Son exergue a été emprunté à la préface de Joseph Kessel pour le roman de Steinbeck, Des souris et des hommes, il s'applique exactement à Glen Affric dont les personnages portent les mêmes prénoms : Léonard/Léo/Lennie et George/Jorge...

 

À l'orée du verger, de Tracy Chevalier (éd. Quai Voltaire/La table ronde, 2016)
lecture par Marie-Françoise :

Tracy Chevalier a l'art de conter des histoires émouvantes qu'elle intègre toujours dans un cadre historique.  Cette fois le roman, qui couvre presque vingt ans de 1838 à 1856, nous emmène en Amérique à l'époque de la ruée vers l'or. Mais c'est surtout aux arbres que l'autrice s'est intéressée et en particulier à deux espèces, migrateurs du fait des hommes: des pommiers et certains pins millénaires de Californie.

À partir de personnages ayant réellement existé à cette époque:
John Chapman qui donnait des graines et revendait de jeunes plants de fruitiers aux colons de l'Ohio et de l'Indiana,
William Lobb qui introduisait en Angleterre des arbres et végétaux venus des Amériques,
Billie Lapham qui a développé le tourisme au Lac Tahok,
Tracy Chevalier, qui s'est comme à son habitude bien documentée sur son sujet, échafaude un roman instructif qui retrace la vie de personnages fictionnels qui auraient pu les côtoyer.

Elle s'attache surtout à celle de Robert Goodenough. Fils d'une famille de pionniers installée dans le Black Swamp, région marécageuse où il faut dessoucher le terrain d'arbres aux racines profondes avant de planter le potager et surtout les pommiers dont son père, James, s'adonne à la culture, voulant atteindre le chiffre de cinquante qui permettrait que le terrain leur appartienne définitivement. Ces pommiers proviennent de graines semées ou de jeunes plants achetés régulièrement lors des passages de John Chapman. Certains d'eux, James les greffe avec art comme le lui avait enseigné son propre père pour en obtenir des pommes à couteau au goût sucré, meilleur que celui de celles à cidre. 
       La vie n'est pas facile, surtout lorsque les parents ont des dissensions et des goûts opposés en matière de pommes. James privilégiant celles plus sucrées, de table, Sadie, la mère, celles à cidre... Et l'eau-de-vie de pommes dont elle se saoule, ne se faisant pas à la vie isolée dans le Black Swamp et ses moustiques, la fièvre des marécages qui les frappe régulièrement ayant tué cinq des dix enfants qu'elle a conçus.
       Robert fuira le Black Swamp après un ultime drame familial, laissant derrière lui ses deux frères et ses deux soeurs.
       Après bien des années sans recevoir de réponse, bien qu'il ait écrit régulièrement pour le Nouvel-An à ses frères et s
œurs, leur contant ses différentes pérégrinations à travers l'Amérique et ses diverses activités pas toujours licites d'ailleurs (il sera, entre autres, un temps garçon de ferme, un temps mineur, un temps chercheur d'or sans en éprouver la fièvre, et même emprisonné), il deviendra l'assistant de William Lobb, ce collecteur de graines et de jeunes plants d'arbres, les redwoods et les séquoias, qu'il conditionne au mieux afin qu'ils survivent au voyage qui doit les mener en Angleterre où ils seront acclimatés. William Lobb lui enseignera la botanique, Robert renouant ainsi avec l'amour des arbres que lui avait transmis son père.

Ce roman, bien sûr, n'est pas dénué d'un côté émotionnel qui retient le lecteur, car si Robert s'intéresse, comme son père et son grand-père avant lui avant tout aux arbres, ne manquent pas dans sa vie les personnages féminins:
       Sadie, sa mère, en premier lieu, qui confie elle-même à la première personne dans de longs paragraphes qui alternent  avec le récit narré à la troisième, ses sentiments et surtout ses ressentiments, son désir d'empêcher James de planter davantage de pommiers qui les ancrent au Black Swamp qu'elle voudrait quitter. 
       Martha, sa soeur qu'il a abandonnée lors de sa fuite et qui viendra le retrouver. 
       Madame Bienenstock, sa logeuse. 
       Et Molly, qui le fera devenir lui-même et agir enfin de façon responsable, sans poursuivre son éternelle fuite de l'ancien drame familial, sans crainte d'être accompagné d'une femme et d'enfants.

En quoi, L'orée du verger est un roman d'initiation, orée du verger, orée de la vie... Robert n'avait pas encore neuf ans au début du roman, il en a à présent vingt neuf, comme les graines d'arbres, il aura fallu qu'il s'éloigne pour se développer...

"...eh bien, ces arbres se plaisent plus dans le Black Swamp que je ne m'y plairait jamais. Ils se sont acclimatés ici. Pourtant c'est que des arbres!
       John, Chapman a rien dit, mais il m'a regardée avec ses yeux durs.
      
Les arbres ne sont pas censés se déplacer, et surtout pas se porter à merveille quand ils le font, j'ai ajouté.
       Sadie, les arbres se déplacent à longueur de temps! Mon commerce consiste à faire voyager les arbres. Je vais en Pennsylvanie en hiver, je prends des sacs de graines à la cidrerie là-bas. Puis je les emporte et je les distribue, et j'en plante aussi dans mes pépinières. Un an ou deux après, ces plants, je les arrache et je les vends à des gens dans tout l'Ohio et jusque dans l'Indiana. Et ils tiennent le coup. La majorité des plus belles pommes de ce pays viennent d'ailleurs... généralement d'Europe. Quand on y réfléchit, les arbres commencent toujours par se déplacer. Une graine doit atterrir loin de sa mère pour pousser, sinon elle restera à l'ombre et ne se développera pas. Les oiseaux peuvent emporter des graines sur des kilomètres dans leur ventre, des centaines de kilomètres, même, puis ils les évacuent avec leur fiente et l'arbre poussera très bien là où tombe leur merde. Vous savez que je ne suis pas partisan des greffes que fait votre mari. Mais je dois le reconnaître, c'est impressionnant que le rameau d'un pommier venu du Connecticut puisse donner un arbre ici dans l'Ohio. Un pommier qui venait lui-même d'un rameau anglais.
"
 

 

Le Grand Monde, de Pierre Lemaitre (éd. Calman Lévy 2022)
Lecture par Adélà

Faisant suite à la série Les enfants du désastre, de Pierre Lemaitre, après Au revoir là-haut (prix Goncourt 2013), Couleurs de l'incendie (2018), puis Miroir de nos peines (2020), Le Grand Monde se situe après guerre, en 1948.

On y suit le destin de la famille Pelletier:
       Famille installée à Beyrouth après guerre après s'être enrichie par un trafic de faux monuments aux morts (celui du personnage d'Au revoir là-haut) et avoir changé de nom, mais cela on ne l'apprend qu'à la toute fin.
       Le père, Louis, a fait fructifier, et plus que fructifier puisqu'il a des succursales dans d'autres parties du monde, une entreprise de savonnerie, "Les savons du Levant", après guerre.
       La mère, Angèle, déplore les départs successifs de ses enfants.
       Leurs quatre enfants:
       Jean, l'aîné dit Bouboule, aurait dû reprendre l'affaire de son père, mais s'en est révélé incapable. Il est affligé d'une épouse détestable, Geneviève. Elle l'a épousé pour sa situation mais a vite déchanté lorsque sa gestion de l'entreprise ayant été désastreuse, son père lui a trouvé un simple emploi de représentant. Jean a des accès meurtriers, et sous impulsions passe à l'acte, effectue des meurtres sans mobile, sans préméditation, insoupçonnés et impunis, qui seuls rehaussent son prestige aux yeux de son épouse.
       François, parti à Paris tenter de devenir journaliste (et il est doué pour ça, les péripéties diverses du roman le révèlent), faisant croire à ses parents qu'il y a réussi le concours d'entrée à Normale Supérieure et y suit des études. Il n'apprendra que bien plus tard que son père savait tout et fermait les yeux, continuant de financer une vie fictive d'étudiant.
       Étienne, autre fils, homosexuel, part en Indochine afin d'y retrouver son amant Raymond engagé dans la légion. Grâce aux relations de son père il y est employé à l'Agence Indochinoise des monnaies à Saïgon.
       Hélène, fille proche de son frère
Étienne partira à son tour. Elle vit mal elle aussi le poids du foyer familial, surtout depuis qu'elle s'y retrouve seule sans sa fratrie. Elle part à Paris tenter d'entrer aux Beaux-arts, et sera vite déçue. Elle est soutenue elle aussi, à son insu, par son père.

Ce que le roman met à jour:
       La guerre d'Indochine et ses dessous, les tortures, les guets-apens, les trafics de la piastre. La corruption. Qui font que la France au final, paie afin que ses ennemis Viêt... puissent acheter des armes destinées à les massacrer (comme le fut atrocement Raymond).
       Les enrichissements illicites d'après guerre. L'argent blanchi. La vie refaite sous de faux noms.
       Le pouvoir de l'argent, du piston.
       L'éternelle opposition des enfants qui veulent se démarquer de leurs parents et voudraient vivre par eux-mêmes sans rien leur devoir.
       Le domaine journalistique et ses dessous. Les faits montés en épingle, le suspens entretenu pour accrocher le lectorat et faire vendre le journal.
       La justice qui piétine et classe les affaires, incapable d'élucider certains meurtres.
       Les faits répréhensibles connus de hauts placés qui font mine de ne pas les connaître mais leur donnent prise sur certaines personnes.

Bref, tous les ingrédients à même de tenir le lecteur en haleine dans un entrelacs soigneusement ficelé jusqu'à la révélation finale sont là. 
       On y constate une nouvelle fois que ceux du Grand Monde ne sont pas tout à fait blancs, ni tout à fait noirs non plus, et réussissent toujours à retomber sur leurs pieds d'une manière ou d'une autre quand le vent tourne du mauvais côté.

 

 

Se souvenir encore des orages, de Pierre Pelot (éd. Les Presses de la Cité 2022)
lecture par Marie-Françoise :

Étrange, mais beau...
       Au tout début, on se dit que peut-être ce n'est pas le meilleur de Pelot que l'on va lire là... Et peu à peu, l'étrangeté vous happe... Celle du personnage et celle du langage d'abord. Et puis le sentiment de confusion et d'acuité mêlées dans un récit qui flirte avec ce que l'on sait des événements douloureux qui ont marqué la vie de l'auteur... émeut.
       L'auteur, Pierre Pelot,
—on sait que ce pseudo, Pelot, est le diminutif de Pierre lorsqu'il était enfant —y campe le personnage de Donovan Donnolly — aux nom et prénom pareillement en étrange résonance —, lequel, plus ou moins encore journaliste auteur de chroniques, dessinateur aussi, se rend, âgé, en train d'abord, en taxi ensuite, à l'hôtel de Rouge Pierre au cœur des Vosges. Sans qu'on sache pourquoi exactement... Se reposer dit-il, mais aussi y retrouver Alison, la propriétaire, en qui il croit, a cru, reconnaît sa fille Billie décédée suite à une rupture d'anévrisme cataclysmique. Fille Billie ou gamin Billy, garçon manqué... Dotée d'une deuxième vie? Mais Donovan est malade, a des troubles de mémoire ou plutôt des sortes de flash, de visions... 
       Les temps s'en mêlent, s'y mêlent, dans lesquels on se perd un peu et le personnage aussi qui ne se tient plus très au courant de l'actualité... Entre ses  réminiscences d'autrefois —dans le contexte et ses amitiés de l'époque, sa rencontre d'Elvira, la naissance de Billy-Billie, l'arrivée du chat Billy Blue, —et le présent. Celui du confinement annoncé au tout début de l'apparition du virus au nom de bière, au temps des mutilations de chevaux qui ont lieu en Haute-Saône et un peu partout en France et même à l'étranger, des incendies de granges et même de l'invasion de coccinelles...

Bref, un roman plein de zones d'ombres, mais attachant, qui mêle l'intime et l'universel douloureux de la perte, des pertes, la violence aussi qui s'acharne à sévir tout autour... et l'apaisement enfin... le retour à l'écriture...

«Il s'était décidé à écrire un livre, une histoire pour les enfants, l'histoire de Billy Blue le chat, l'histoire d'un bonhomme presque mort qui avait retrouvé Billie (c'était sa petite fille, sa jeune fille, sa grande fille), et le fantôme sinueux de son chat bleu, qui était le chat qu'il aimait le plus au monde. Tout ce monde s'efforçant de ne pas chuter des billots trop vite.»

 

Ma mère n'a pas eu d'enfant, de Geneviève Peigné (éd. des Lisières 2021)
par Bernadette Larrière :

       J'aime sa façon de disséquer les sentiments de ceux qu'elle n'a pas connu et son style original. 
       Mais pourquoi ce titre ? pour accrocher ? On lui posera la question...

par Hildegard Thorand : 
       J'ai beaucoup aimé le lire. Je trouve qu'il vaut absolument la peine d'être lu. Il donne beaucoup à réfléchir.

 

 

Vivre  vite, de Brigitte Giraud (éd. Flammarion 2022)
lecture par Adéla :

Vivre vite, se lit vite, sur des chapeaux de roue.
C'est, de chapitre en chapitre le recensement et l'autopsie détaillée à l'extrême de la série de coïncidences, pour ne pas dire des causes, qui ont mené  Claude, le mari de l'autrice à son accident de moto mortel, au moment où elle allait publier son premier roman, Nico, au moment où ils avaient commencé de déménager. Causes, dont elle-même n'est pas exclue. Et qui l'ont sans doute fait culpabiliser.

Est-ce pour cela et parce qu'elle est forcée, à cause de promoteurs immobiliers, de quitter la maison pour laquelle ils avaient eu un coup de cœur et dans laquelle justement ils allaient emménager, qu'elle s'attache, vingt ans après, à répertorier par écrit celle série de hasards, ces séries de hasards qui entrent dans le destin de tout un chacun en somme, car si ceci... si cela... tel événement aurait pu ne pas se produire, être évité. Seulement, voilà, avant on ne sait pas que ce petit détail, insignifiant en soi, mènera à cela... et après, on ne peut revenir en arrière.

Vivre vite se lit donc vite, ou plutôt avec intensité, tant les événements qui participent du destin néfaste de Claude y sont disséqués à l'extrême dans une écriture précise et juste, sans longueur, sans apitoiement non plus. Tant Brigitte imagine, d'après ce qu'elle sait et a pu réunir comme éléments et témoignages, les dernières actions de Claude jusqu'à l'issue fatale... C'est une dissection de faits, d'actes, et non un étalage de sentiments ou de douleur. Même si l'on sait que la douleur fut là, qu'elle accompagne encore l'autrice... Qui vit avec, comme elle continue d'une certaine manière de vivre avec l'être perdu... Même si elle est passée à autre chose... Par la force des choses et par sa force propre, elle a toujours été une battante. Grâce aussi à l'écriture, et aux morceaux de musique qu'avec Claude qui dirigeait la discothèque de la bibliothèque municipale de Lyon ils écoutaient, et à leur fils âgé de sept ans à l'époque, à élever...

«Quand une catastrophe surgit, on rebrousse chemin, on revient sur les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l'origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans les statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu'on se croyait immortel.»

lire une deuxième note de lecture sur : Vivre vite

 

L'année sans été (Tambora, 1816 Le volcan qui a changé le cours de l'histoire), de Gillen D'Arcy Wood (Princeton Universiy Press 2014 ; éd. La Découverte 2016)
lecture par Marie-Françoise :

Documentaire très intéressant sur le grand bouleversement climatique engendré par l'éruption (près de Java), du volcan Tambora en 1815. Éruption qui passa inaperçue, mais dont l'émission des poussières volcaniques eut des répercussions à l'échelle planétaire. S'en suivirent, entre autres, une mini glaciation sur trois ans, des millions de morts de froid, de famine et d'épidémies (choléra et typhus), le développement de la culture de l'opium, la fonte des glaces en Arctique libérant pour trois ans le passage Nord-Ouest et les pôles, la première grande crise économique américaine... dont on ne fit le rapport qu'il y a peu avec l'éruption.

Ces effets, d'un phénomène  pourtant naturel qui s'étendit sur trois années seulement, nous donne, prédit l'auteur dans son épilogue, un avant-goût de l'avenir apocalyptique qui nous attend suite aux activités humaines qui modifient le climat. Ce, à l'ère actuelle appelée désormais l'Anthropocène.

Mais pour nous amateurs de romans, ce livre est  également très intéressant du point de vue littéraire, puisque concomitamment, Gillen D'Arcy Wood, l'auteur, professeur à l'université de l'Illinois et spécialiste de la littérature du XIXe siècle, nous éclaire sur la genèse et nous donne des clés quant à l'écriture, à cette époque justement, des œuvres  au "climat de fin du monde" de Mary Shelley: le tumultueux Frankenstein et Le Dernier Homme, ainsi que sur celles du petit cercle d'écrivains qui l'entourait : Percy Shelley, Lord Byron, etc. Sans oublier les peintures des ciels particuliers de Turner à la même époque.

À lire donc, cette Année sans été, et dans la foulée, sous un jour qui ne nous apparaîtra plus relever du seul domaine du fantastique, le Frankenstein de Mary Shelley.

« La célèbre créature née de l'imagination de Mary Shelley porte ainsi la marque des populations européennes affamées et malades au milieu desquelles elle vivait pendant ce terrible été du Tambora. Comme les hordes de réfugiés répandant le typhus dans toute l'Irlande et l'Italie alors que Shelley écrivait son roman, la créature est un vagabond et une menace pour la société civilisée. Au moindre contact, les personnes en bonne santé tombent comme des mouches, mortes. Dans le roman, ce pouvoir de tuer est attribué à la force surnaturelle du monstre. Mais l'atmosphère terrifiante créée par la violence déchaînée et sa capacité à frapper sans relâche sur des milliers de kilomètres ressemblent davantage à la manière dont une famine ou une épidémie se répandent.»  

 

 

Une longue impatience, de Gaëlle Josse (éd. Noir sur Blanc, Coll. Notabilia, 2017)
lecture par Brigitte Grillot :

Veuve d'Yvon, un pêcheur breton dont elle a eu un fils prénommé Louis, Anne s'est remariée en 1943 avec Étienne, un pharmacien qui lui a donné deux autres enfants. En 1950, après avoir été frappé par son beau-père, Louis, seize ans, s'enfuit de la maison. Commencent alors pour Anne l'inquiétude, l'attente d'un bateau car on sait très vite que Louis a pris la mer , la lutte contre un immense sentiment de vide grâce à ces différents mécanismes de défense que sont le cloisonnement, la régression, la sublimation...
       Anne écrit à Louis des lettres d'espoir.
       Comment désormais va évoluer la relation avec Étienne? Et avec les deux autres enfants, Gabriel et Jeanne? Louis va-t-il revenir?

S'il s'attache beaucoup à la figure de la Mère, ce roman de l'attente et des sentiments excessifs (pas seulement l'attente et les sentiments d'Anne) montre aussi une femme marquée par son origine modeste, à un point que l'on découvre seulement sur la fin.

Coup de cœur pour cette tragédie poignante, écrite à mots choisis sous la plume à la fois fine et enveloppante de Gaëlle Josse, construite sur des racines grecques bien qu'on y trouve également des similitudes avec la parabole biblique du fils prodigue.
       La romancière, qui excelle à rendre une atmosphère, s'est risquée au parallèle romantique entre les états d'âme du personnage et le paysage ici, la côte bretonne. Elle l'a très bien réussi (seule la tempête m'a paru en trop).
       Ne manque à ce triste et beau roman aucun des cinq sens. En effet, la sensorialité compte beaucoup dans ces pages. Parmi bien d'autres choses, telle l'importance donnée au toucher, j'y ai apprécié les nuances de couleurs qui font le charme de cette écrivaine, celles surtout du sable et de la pierre.
       Ne manque, non plus, le silence.

« Car toujours les mères courent, courent et s'inquiètent, de tout, d'un front chaud, d'un toussotement, d'une pâleur, d'une chute, d'un sommeil agité, d'une fatigue, d'un pleur, d'une plainte, d'un chagrin. Elles s'inquiètent dans leur cœur pendant qu'elles accomplissent ce que le quotidien réclame, exige, et ne cède jamais. Elles se hâtent et se démultiplient, présentes à tout, à tous, tandis qu'une voix intérieure qu'elles tentent de tenir à distance, de museler, leur souffle que jamais elles ne cesseront de se tourmenter pour l'enfant un jour sorti de leur flanc

 

Laitier de nuit, d'Andreï Kourkov (éd. Liana Levi 2009)
par Marie-Françoise :

Les faits se passent à Kiev, en Ukraine, qui mêlent une dose de réalisme, une dose de fantastique, une dose de politique, et une issue presque de conte de fée. Les histoires des personnages, au premier abord sans lien, avancent en parallèle pour finir par s'imbriquer et se rejoindre. On y trouve :

— Une fille mère, Irina, qui vit à la campagne avec sa mère choura. Nourrice, pour gagner l'argent qui leur est nécessaire,  Irina vend son lait tandis que son propre bébé est nourri au lait en poudre bon marché.  Elle rencontrera et se liera avec Yegor, au grand cœur. D'origine campagnarde lui aussi et dont le travail est du domaine confidentiel. 
— Nelly Igorevna, la directrice du lactarium, et Véra, la vieille infirmière qui tire le lait d'Irina.
— Le couple Veronika et Semion. Lui est atteint de somnambulisme. Il ne se rappelle pas de ce qu'il fait la nuit, mais s'en inquiète depuis qu'on a retrouvé le pharmacien assassiné. Il fait parti du service de sécurité du député Guennadi Ilitch.
— Le couple Valia et Dima. Lui est maître-chien et travaille à l'aéroport à la détection les bagages suspects. Ils ont un chat, Mourik qui, ressuscitant ?,  jouera un grand rôle dans l'histoire.
— Le pharmacien assassiné, qui avait mis au point un remède très convoité. Médicament contre le cancer ? ou remède "Antifrousse". Sa veuve Daria se liera d'amitié avec Veronika.
Volodka, collègue et ami de Semion, que ce dernier charge de le suivre la nuit lors de ses épisodes de somnambulisme.
— Boris et Génia, collègues de Dima, par ailleurs trafiquants. Qui seront assassinés.
— Le psychiatre consulté par Semion pour son somnambulisme.
— Le père Onoufri.
— Le député Guennadi Ilitch, ambitieux, qui exige un lait très spécial.
— Alissa, femme mystérieuse que rencontre Semion la nuit, mais qu'elle ne reconnaît pas le jour.
— Un nouveau-né abandonné sur les marches du Parlement.
—  et quelques autres...
ainsi qu'une organisation secrète qui manipule les braves gens.

Il y a aussi une valise pleine d'ampoules du remède "Antifrousse" détournée à l'aéroport en début de roman. Des trafics, des tentatives de corruption. Sans oublier la consommation d'alcool, les rasades de gnôle d'ortie, les plats traditionnels ukrainiens qui accompagnent et revigorent ou calment les protagonistes tout au long de leurs tribulations.

Bref, tous ces ingrédients réunis donnent un roman savoureux, à la fois drôle et terrifiant, léger et fantasque, qui retient le lecteur haleine de chapitre en chapitre. Un roman où l'auteur, Andreï Kourkov, qui soutient l'ukrainisation se son pays, porte un regard acéré et ironique sur la vie en Ukraine postsoviétique. À lire.

 

Fanny V., de Christelle Ravey (éd. de la Boucle 2013)
par Marie-Françoise :

Je ne trouve pas de mots pour exprimer mon ressenti à la lecture de ce beau roman de Christelle Ravey. Son chef-d'œuvre à mes yeux, dans lequel elle sait aussi bien exprimer avec son écriture particulière et poétique, le ressenti de tout petits enfants que celui de ses personnages contraints par l'Histoire à s'exiler...

Ce roman, paru en 2013, a été longuement mûri et retravaillé, allégé aussi depuis l'année 2008 où Christelle Ravey, reçue par le Café littéraire luxovien en avait déjà évoqué l'écriture lors de sa période qu'elle qualifiait de "méditerranéenne", et sa recherche d'éditeur.

Il rejoint la triste actualité de ce printemps 2022 puisque les personnages, enfants et petits enfants de Juifs ukrainiens émigrés à Istanbul en Turquie, sont contraints en 2012, de partir à nouveau, de tout laisser et de refaire leur vie ailleurs...
       "Qui sait jamais ce que les aïeux nous donnent en partage dans ces petits trésors qu'ils nous lèguent, bijoux et bibelots cousus si serrés dans leur écrin de jours passés... On y tient, on les garde, sans connaître leur mystère. Dans son sac Sérina a glissé la petite boîte aux couleurs vernies où Babè rangeait ses aiguilles, des aiguilles à ourler la misère, à repriser l'argent qui manque, à recoudre la trame des saisons. Elle est pourtant solide, la trame des hivers ukrainiens, quand elle enfouit sous la neige les maisons du shtetl, mais il arrive hélas que la barbarie la déchire... D'un pays à l'autre, la trace des survivants se perd. Dans une ou deux générations, nul ne saura plus où se trouvait le shtetl et seul un rêve, peut-être, esquissera un lieu sur la carte..."

Le déracinement, l'inlassable ténacité et capacité de recommencer des personnages est remarquablement narrée dans ce roman qui mêle les moments de simple joie de vivre à ceux de profonde tristesse. Et qui porte à l'émotion vive, car cette fois l'auteure ne s'est pas astreinte à lui donner une fin heureuse. L'issue est dans l'ordre des choses et reste cependant ouverte avec la promesse de la nouvelle génération :
       "Jacob a cinq ans, six ans peut-être, et il pose son index sur les graines pour les porter à ses lèvres et les sentir craquer doucement entre ses dents. Les enfants cueillent ainsi le bonheur, par petites touches gourmandes. Les enfants rassemblent les cailloux dans les allées, ils en remplissent leurs poches.
       – Fanny, Sérina, dans quel monde êtes-vous,
in vous fa velt?
       Jacob jette de petites graines blanches sur la pierre médusée. Dans le silence de la tombe, le chagrin n'a pas de réponse. Au milieu des souvenirs épars qui pour nous resteront muets, crisse le bruit aigre des cailloux qui roulent sous nos pas... Fanny, Sérina, dans quel monde êtes-vous?
Schlouf... yiddele, schlouf...*"

*Schlouf, yiddele, schlouf = dors, petit Juif, dors (chanson)

 

Les choses à faire avant, de Christelle Ravey (éd. de la Boucle 2018)
lecture par Marie-Françoise :

Christelle Ravey aime mêler dans le désordre les temps et les générations. Dans ce roman encore il est question d'histoires de familles. De familles qui se heurtent, et dont l'idylle  — vers les années 1860-70, au temps des Communards — de deux jouvenceaux, Camille et Delphine, sorte de Romeo et Juliette, d'un hameau reculé des Hautes-Alpes au-dessus de Grenoble, sera impossible tant leurs familles sont hostiles l'une à l'autre depuis des générations sans que l’on sache plus pourquoi.

Haine à nouveau concrétisée et ravivée une centaine d'années plus tard par la mort de fillettes, bien qu'officiellement reconnues accidentelles. Ce qui vaudra le départ, sans laisser d'adresse et plus jamais de nouvelles d'Anna Louise la fille de Jeanne. Anna Louise en mal de vivre depuis le décès accidentel lors d'une chasse de sa sœur aînée. Anna Louise qui se liera d'amitié avec Hélène, fille de la famille opposée. Anna Louise qui laissera très tôt son fils Illian vivre de ses propres ailes, sans père ni mère. Que lui au moins connaisse la liberté, ne dépende de personne.

Jeanne, la mère, après des recherches infructueuses s'est tournée dix-huit ans après vers une écrivaine pour qu'elle tente de cerner, par l'empathie de l'écriture, les raisons de la disparition d'Anna Louise, et qui sait, parvenir à la faire revenir.

L'histoire mêlée de plusieurs couples est mise au jour dans ce roman. Mais outre qu'il soit bien tissé, bien écrit, agréable à lire avec ses phrases aux élans rêveurs propres à l'auteure qu'est Christelle Ravey, et tienne le lecteur sans relâche en haleine tout au long de ses 467 pages, outre qu'il montre le rôle de l'héritage familial qui peut conditionner la vie des descendants, remettant en cause une part des libertés, outre le questionnement sur le chemin et le sens de la vie qu'il induit, le grand intérêt de ce roman réside en ce que le lecteur y chemine grâce aux recherches qu'effectue Maïa, l'écrivaine chargée d'écrire des pages éclairantes sur Anna Louise à partir de ses recherches et surtout de ses intuitions :

« Et si la littérature, au fond, ne faisait que ressusciter des personnages, même quand on croit qu'elle les invente? Si elle ne faisait que puiser dans l'immense réservoir sans fond des âmes qui se sont absentées?»

L'auteure, Christelle Ravey, dévoilant dans ce roman-ci, par le biais de Maïa, ses préoccupations et sa démarche d'écrivain. Nombre d'auteurs ne disent-ils pas qu'ils se laissent emporter par la volonté de leurs personnages, personnages qui vivent de leur propre vie, en dehors d'eux, s'imposent à eux...

Le roman est aussi un hymne à la musique qui accompagne et aide à vivre. Et puisque Christelle Ravey veut à son roman une issue heureuse, n'y est pas à négliger le rôle un peu magique, tutélaire et bienfaiteur, de l'aigle qui plane au-dessus des montagnes et lance son cri. C'est cet aigle qui illustre d'un trait sobre la couverture du livre paru aux belles éditions de la Boucle en 2018.

 

 

Les loups des bois – Comtois, rends-toi, de Vincent Bousrez (éditions FC Culture & patrimoine, 2020)
par Marie-Françoise :

Paru au éditions FC Culture & patrimoine en 2020 et distribué par Vesoul éditions, ce petit roman de 250 pages a pour mérite de nous plonger dans un épisode particulier de l'histoire de la Franche-Comté. Il se passe durant les années 1667 et 1668, soit quelque trois décennies après la Guerre de trente ans. La Franche-Comté, on le sait, par le jeu de divers traités, alliances et échanges était alors «espagnole» et convoitée par le roi de France, Louis XIV.

Le Roi Soleil en effet, marié à Marie-Thérèse, fille aînée de Philippe IV roi d'Espagne, réclame au nom de son épouse les Pays-Bas et la Franche-Comté en vertu du principe de «dévolution», ancienne coutume espagnole qui réservait au premier enfant royal, sans distinction de sexe, la succession.

Mais, se trouvant bien de leur autonomie et de leurs droits acquis lors du gouvernement espagnol, craignant aussi de nouvelles exactions des Français, quelques courageux irréductibles comtois qu'on nommait les Loups des bois, dans la droite ligne de Lacuzon (héros qui pendant la période de massacres quelques trente années auparavant réussit à lutter contre les envahisseurs dans une guerre d’escarmouche sur les plateaux jurassiens), veulent empêcher l'annexion de la Province par les Français et les destructions par ceux-ci perpétrées et s'organisent en petites compagnies.

L'auteur, à partir de l'Histoire et de la devise bien connue (retenue d'un échange verbal entre assaillants français et défenseurs comtois qui aurait eu lieu au cours d'un des sièges de la ville de Dole, et plus vraisemblablement de celui de 1636) : « —Comtois, rends-toi! —Nenni ma foi!...», nous propose un récit fictionnel, quelque peu romancé, vivant et souvent rocambolesque, truffé d'épisodes sur la gastronomie et le côté bons vivants de ces hommes et femmes, nobles, paysans, ecclésiastiques et bourgeois qui harcelèrent la soldatesque du Roi de France. Les franc-comtois actuels reconnaissent les noms de nombre de localités évoquées dans ce roman qui se situe donc des Vosges saônoises au Haut-Jura, de la plaine de la Saône au Haut-Doubs.  

Enfin, ce récit, en plus d'être agréable à lire, amène les lecteurs un peu curieux à se documenter plus avant sur les méandres souvent méconnus de l'histoire de la / leur Franche-Comté. Celle de l'auteur lui-même, Vincent Bousrez, qui, né à Metz en 1978 de parents franc-comtois, a ensuite passé son enfance et fréquenté école primaire et lycée proches de Vesoul avant de poursuivre des études de Médiation culturelle puis d'Ethnologie à Paris.

 

Le bal mécanique, de Yannick Grannec (éd. Anne Carrière 2016, Pocket 2020)
lecture par Marie-Françoise :

De construction intéressante ce roman nous permet d'aborder une période de l'histoire et du marché de l'art, lorsque furent spoliées les œuvres des artistes dits «dégénérés», par le IIIème Reich.

La première partie, actuelle, nous présente Josh Schors, producteur d'une émission de télé réalité à succès qui mêle décoration d'intérieur et thérapie familiale. Sous le vernis apparent d’un bien être familial, on découvre que Josh, bientôt père et afin de que son enfant puisse connaître ses origines, est lui-même à la recherche de celles, réelles, de son père Carl Schors qu'il n'a jamais compris, et qu’il est désireux de recouvrer certaine toile d'Otto Dix, – de la collection personnelle du marchand d'art Theodor Grenzberg, qui fut spoliée à l'avènement d'Hitler et du nazisme –, qui lui reviendrait s'il peut prouver son lien de parenté avec ce dernier et Magda Grenz, étudiante au Bauhaus qui fut déclarée à l'état civil comme sœur de Carl... Carl/Karl, né en 1929, qui porte le nom des Schors à qui il avait été confié en 1934...

La seconde partie remonte dans le temps et donne au lecteur la réponse aux interrogations de Josh. Imaginée à partir d'un fond bien réel (l'auteure s'est très documentée et donne en fin de roman une bibliographie non exhaustive de ses lectures préliminaires), c'est l'histoire de Paul Klee, Otto Dix, Vassily Kandinsky, Lux, Hannes Meyer, etc, et du Bauhaus fondé par l'architecte Walter Gropius qui nous est présentée avec l'enthousiasme et les difficultés que rencontrèrent les artistes expressionnistes dans la première moitié du XXè siècle.

Le roman est très vivant, car autant dans la première que dans la seconde partie, ce sont tour à tour aux personnages eux-mêmes, réels et imaginaires et non à un narrateur omniscient, que Yannick Grannec donne voix, les faisant s'exprimer au présent. De sorte que le lecteur, même s'il n'est pas particulièrement féru d'art, chemine, par le biais de leur histoire fictionnelle, dans l'Histoire réelle, et que lui sont dévoilés les aspects et l'atmosphère de cette période sombre où nombre d'artistes et d'œuvres finirent en cendres...

Dans le dernier chapitre Yannick se pose en nouveau personnage qui confie ce que l'on peut croire être la genèse du roman. Lors de sa visite du musée de la fondation Schors-Grenzberg à Saint-Paul-de-Vence et de son exposition temporaire intitulée "Et l'art dégénéré engendra", naquit en elle le désir, de transmettre à ses enfants cette contemplation de la beauté, même si "la définition de la beauté est propre à chaque génération, à chaque individu, il est important de nourrir ses enfants de celle qu'on croit reconnaître", de leur "donner un cadeau sans étiquette et sans marque, bien plus qu'une consolation, bien plus qu'un dérivatif, bien plus qu'une colère contre un avenir absurde et dangereux". "C'est un lien à travers le temps".

En ce qui concerne le titre, petite espièglerie de Yannick Grannec, comme presque tous les chapitres du roman portent en exergue l'indication d'une œuvre bien réelle d'un artiste, le chapitre 27 de la deuxième partie nous porte à croire que le titre, Le bal mécanique, est emprunté à une tempera sur toile de Paul Klee datée de 1929, qui aurait représenté Magda, mais l'auteure précise que c'est une oeuvre "controuvée"... rappelant par cela l’aspect fictionnel de son texte.

Précisons que Yannick Grannec après un bac scientifique et des études artistiques rejoint l’Ecole nationale supérieure de création industrielle (ENSCI) où elle obtint en 1994 un diplôme de designer industriel. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit intéressée de près à l’esprit du Bauhaus. Elle vit dans le sud est de la France et semble accoutumée à se nourrir de l'Histoire pour construire ses romans. Ainsi, Les simples, situé en 1584 dans la région de Vence non loin de Nice, mettait en évidence les problèmes des religieuses d'une abbaye bénédictine générés par les revenus de leur activité (culture de plantes médicinales) qui étaient convoités par l'évêque. Mais c'est une autre histoire.

 

 

Crue, de Philippe Forest (éd. Gallimard 2026)
lecture par Marie-Françoise:

Roman étrange où le narrateur fait part de la morosité de  la vie dans un quartier en pleine transformation de sa ville natale où il a fini par revenir vivre après les deuils déjà anciens de sa fille puis de sa mère. Son chat a disparu, qu'il cherche arpentant de plus en plus loin les alentours de son immeuble. Il ressent alors une impression de mystère conférée par les démolitions de bâtiments anciens, les terrains vagues entourés de palissades et les constructions nouvelles de tours qui en émergent dans une zone jadis réputée inondable. Ajouté à son isolement, car peu d'habitants y restent et son immeuble est l'un des derniers, ce mystère lui semble toucher en fait l'humanité entière. Car dès la naissance, où et dans quelque milieu qu'on vienne au monde, nous sommes des condamnés à mort.

Il rencontre pourtant à la suite d'un incendie un homme et une femme. Avec eux il se lie. Elle joue du piano. Lui, dit être écrivain et semble détenir la clé du mystère qui les entoure. Jusqu'au jour où soudainement ils disparaissent. Suit alors la grande crue, presque un déluge, qui l'isolera encore davantage et fera de nombreux morts.

Pour lui, c'est une des manifestations de «l'épidémie» dont lui avait parlé l'écrivain :
          Telle était l' «épidémie » dont il m'avait parlé. Un grand vide existe qui appelle à lui toutes les choses vivantes. Elles disparaissent. On ignore où et ce que deviennent les êtres qui, un jour, s'évanouissent sans que rien ne reste de ce qu'ils ont été. Le trou s'ouvre que creuse le temps. Il aspire les hommes, et avale avec eux le monde dans lequel ils ont vécu.

Ce roman qui date de 2016 m'a laissé une impression de vertige. Par sa corrélation à un possible univers parallèle, aux trous noirs qui aspirent... — Il "se transforme en une fable fantastique" prévenait la quatrième de couverture. Mais aussi par son écriture quelque peu envoûtante et parce que j'y ai trouvé une grande lucidité quant au peu que nous sommes...

L'auteur y dénonce la mémoire oublieuse des hommes sur les grandes catastrophes qui les ont précédés. Leur manque de prévoyance, leur responsabilité.
          «On insista beaucoup sur le rôle qu'avait joué le hasard, incriminant la Nature et la manière toujours aléatoire dont se manifeste, sans prévenir, sa démesure. Ce qui n'était pas faux bien sûr. Mais si l'argument était ainsi mis en avant, c'est parce qu'il permettait d'exonérer les hommes de leur imprévoyance, de leur irresponsabilité. Il faisait porter toute la faute de ce qui leur arrivait sur la puissance aveugle et impersonnelle qui, soudainement, les accablait. Les signes avant-coureurs, pourtant, n'avaient pas fait défaut
          Tout en reconnaissant leur impuissance:
          «Une grande épidémie sévit en secret, qui explique tout, des plus grands événements jusqu'aux plus petits. Elle fait partout et toujours s'en aller la figure du monde. Elle ravit les individus les uns après les autres, les enlève à la réalité et, en leur lieu et place, fait s'étendre un grand vide qui est le dernier mot du monde où se précipite toute l'énergie aveugle et dévastatrice qu'il recèle en son sein

Bref, un roman pessimiste quant au sort de l'humanité, et nous en vivons en ce troisième millénaire confirmation, qui malgré tout se termine bien pour le narrateur... puisqu'il recouvre au retour inopiné de son chat et avec la décrue, une lueur d'espoir. Sait-on jamais ?

 

 

Frank McCourt - Autobiographie en trois volumes  
(1. Les cendres d’Angela / 2. C’est comment l’Amérique ? / 3. Teacher Man - Un jeune prof à New York)
lecture par Hildegard :

Frank McCourt est né en 1930 à Brooklyn de parents irlandais. Émigrés dans les années 20, ses parents sont rentrés en Irlande lorsque Frank avait quatre ans.
          Il passe son enfance et son adolescence à Limerick en Irlande dans une extrême pauvreté et sous l'influence énorme  de l'Église catholique. Il quitte l'école à l'âge de 14 ans. Il rêve de retourner en Amérique, ce qu'il réussit à faire cinq ans plus tard.
          Après bien des péripéties, il y devient enseignant.

Le premier tome raconte l’enfance et l’adolescence du point de vue de l'enfant. Ce livre a connu un grand succès (entre autres le prix Pulitzer) et a également été adapté au cinéma. Il est à lire absolument !!! L'auteur réussit à merveille à plonger le lecteur dans son univers d'enfant. Il y a des scènes incroyables qui ne vous lâchent plus, qui vous font réfléchir. On devient curieux de savoir comment un enfant peut se sortir d'un tel environnement. On comprend les difficultés ultérieures à atteindre les objectifs fixés, les difficultés à trouver sa place dans la société et aussi dans la profession.
          Le deuxième tome raconte ses aventures depuis son retour à New York. 
          Dans le troisième volume, il décrit sa vie professionnelle en tant qu'enseignant. 
          Ces deux volumes ne sont pas aussi captivants que le premier, mais ils contiennent aussi beaucoup de matière à réflexion.

Ce n'est qu'à sa retraite que Frank McCourt a écrit cette autobiographie en trois volumes, réalisant ainsi son souhait de longue date de devenir écrivain.
          Il est décédé en 2009 à l'âge de 78 ans des suites d'un mélanome métastasé.

 

 

Soleil à coudre, de Jean D'Amérique (éd. Actes Sud 2021)
lecture par Monique Armando :

J'ai bien aimé le style d'écriture de l'auteur qui nous emmène dans un bidonville de Haïti où vit une petite fille de douze ans avec "Papa" —qui n'est pas son père —qui est très violent et "Fleur d'Orange" sa mère qui se prostitue.
          Elle s'appelle "Tête Fêlée".
          Dans cette cité elle est confrontée à la misère physique et morale: drogue, sexe et mort.
          Pour s'évader de son marasme elle écrit à "Silence" une élève de sa classe dont elle est amoureuse.
          Cette histoire hard cruelle et violente, racontée avec des périphrases imagée et très poétiques, m'a bouleversée.
          Tant de misère pour ces personnes qui vivent dans des bidonvilles et qui quittent leur pays au péril de leur vie pour un ailleurs... qu'ils rêvent meilleur.

 

lecture par Marie-Françoise :

Le roman se passe à Cité-de-Dieu, quartier bidonville populaire de Port-au-Prince en Haïti.

Tête-Fêlée, l'héroïne/narratrice est une très jeune fille. Elle a pour mère Fleur d'Orange, une prostituée. Pour beau-père Papa, un voleur et trafiquant aux ordres du pire bandit de la ville, Ange-de-Métal. De ses parents elle dit : 
       «Ils ne m'ont point offert de bonheur, ne m'ont rien apporté dans la vie, mais ils m'ont permis de vivre, et ça c'est grand.»

Tête-Fêlée raconte sa vie au milieu de la violence des adultes, constate leurs faiblesses, leurs addictions. Sa mère est alcoolique, elle-même fume. Elle est contrainte d'aider son beau-père dans ses trafics malhonnêtes... Le poids du silence plombe, ce, jusque dans le nom de personnages. Celui de Silence, sa camarade classe.

Elle tente de s'échapper par le rêve et l'amour qu'elle porte à Silence. Mais Silence, d'une autre classe sociale, est inaccessible et surprotégée par son père. Tout au long du roman Tête-Fêlée tente de lui écrire une lettre, cherchant les mots vrais:
       «Je suis une épave chevauchée par la solitude dans cette vallée ténébreuse où j'écris une interminable lettre à ma bien-aimée

Le roman commence tristement, nimbé par la quête de lumière de Tête-Fêlée, par la perte de leur lumière humaine des divers personnages qui pourtant vivent sous un soleil faussement paradisiaque.

Puis, écho aux multiples situations violentes que l'on peut lire dans la presse au sujet de ce pays, tant naturelles (séismes, ouragans...), qu'humaines (dictature, banditisme, corruption, agressions sexuelles, meurtres, pollution, déchets à ciel ouvert, sort des migrants...) dans lesquels se débat Tête-Fêlée pour échapper à son destin de poussière, il devient sinistre et s'achève sur une incertitude. 
       «
En ces moments où l'on navigue vers la plus désolante incertitude, l'attente est comme un grain de silence semé sur les vagues, lequel on va cueillir à l'autre bout du rivage en un cri inévitablement perçant, qui sera de lumière ou de poussière, de vie ou de défaite, d'aube ou de sang, de ciel bleu ou de nuage trop épais, d'espérance achevée ou de néant couronné.»

Si aucun trait d'humour ne vient égayer son roman, l'écriture dépaysante de Jean D'Amérique, auteur haïtien, est cependant savoureuse, pleine de métaphores poétiques. 
       «
Tout ce qui subsiste de mon chant intérieur, c'est une flopée de métaphores engluées d'images pâles, un poème-douleur», dit aussi Tête-Fêlée. 
       Le roman en est un très long déployé par l'auteur, par ailleurs poète et dramaturge, où les mots sont forts, extrêmes, brûlants, pour dire le ressenti d'êtres souffrant en plein chaos dans un pays où circulent les rumeurs et naissent des légendes, où
«Tout est aussi vrai que faux, ça dépend de la bouche qui donne et de l'oreille qui reçoit»...

 

 

 

Fresque et mosaïque, de Xavier Bazot (éd. L'Atelier contemporain 2021)
lecture par Marie-Françoise :

C'est un bien plaisant petit livre que nous offre ici Xavier Bazot. Un recueil de fragments comme son titre le laisse supposer. Ceux, colorés, d'une mosaïque qui constituent, avec le recul, toute une fresque. Celle de la vie d'un écrivain — de talent, on y reconnaît et apprécie son style particulier et exigeant d'écriture —, mais d'un écrivain sans notoriété auprès des médias, qui galère car il a souhaité ne vivre que de son écriture, tout en menant, mais sans entraves, une vie de famille dès lors que lui naquît une fille.

Pas facile toujours d'accorder ce travail d'écriture et l'attention à donner à ses fillettes, il en aura deux, Lamiel et Armance, dont il faut s'occuper lorsque la mère, Mina, heureusement travaille assurant les revenus et la stabilité, même précaire, de la petite famille. Pas facile lorsqu'on est absent, bénéficiant, lorsque c'est possible, de séjours en résidence d'écrivain, souvent longs et lointains, mais qui allègent les dépenses du ménage.

Ce livre est composé de ces instantanés de vie, depuis la naissance de l'aînée, jusqu'à leur déménagement forcé d'un appartement loué dans vieil immeuble parisien de plus en plus vétuste et abandonné.

J'ai dit, plaisant à lire, car si ce mode de vie avec ses difficultés pourrait être relaté de façon dramatique, le ton de Xavier Bazot est souvent à l'autodérision, qui ne le montre pas toujours d'un caractère exemplaire, mais avec ses paradoxes et inconstances dans sa façon bien particulière d'éduquer ses filles, de mener sa vie familiale, conjugale et sociale... Ce sont ces fragments-là de vie privée et de ses relations avec ses filles qu'il nous confie dans ce recueil, et rien de la vie qu'il mène au dehors...

Car l'auteur raconte ici, pour le lecteur, mais aussi, j'imagine, pour elles, ses filles, un ensemble d'actes, de pensées ou sentiments commis à leur égard, en une sorte d'album dont on tourne les pages, lis les bribes non datées qui leur rappelleront plus tard, si elles s'y penchent, des souvenirs de leur petite enfance : « De notre relation à notre enfant existe-t-il un acte, voire une pensée, un sentiment, qui, à son sujet, nous ait effleuré ou que nous ayons commis, que nous ne puissions lui raconter une fois que sa conscience et sa mémoire auront franchi sans retour le rideau derrière lequel se retranchent, tels au matin les rêves de la nuit, les souvenirs et les sensations de la petite enfance? »

Bref, c'est un livre d'anecdotes, amusantes et surprenantes parfois, qui font réfléchir. Il intéressera bien des parents qui éprouvent le sentiment de n'avoir fait que ce qu'ils ont pu, et encore pas toujours, à défaut de ce qu'ils auraient peut-être dû, pour élever leurs enfants...

 

 

 

Une femme en contre-jour, de Gaëlle Josse (Éd.Noir sur Blanc, Coll. Notabilia, 2019)
Lecture par Brigitte Grillot :

Ce livre est une biographie esquissée d'une photographe amatrice, inconnue de son vivant : Vivian Maier. Décédée en 2009, cette américaine fut rendue célèbre de manière posthume par un heureux hasard. 

Femme discrète et pour le moins étrange, nurse de profession mais qui ne vivait que pour la photographie, celle des rues surtout bien qu'elle ait aussi réalisé nombre d'autoportraits, sans chercher à s'y mettre en valeur car elle aimait saisir le brut ou l'insolite, non l'apprêté. 

Le peu d'éléments biographiques à disposition sur Vivian entraîne l'autrice, pour étoffer l'ouvrage, à abuser de détails concernant les histoires de famille et, dans une deuxième partie, à établir un parallèle intéressant entre le travail d'écriture et celui de la photographie. 

Si Une femme en contre-jour n'est pas parmi les meilleurs livres de Gaëlle Josse, il permet de découvrir, sous une plume sensible, cette artiste mystérieuse qui n'avait pas même vu la plupart de ses clichés, faute d'argent pour développer les négatifs. 

« Son travail se focalise sur les visages, le portrait, et sur les exclus, les pauvres, les abandonnés du rêve américain, les travailleurs harassés, les infirmes, les femmes épuisées, les enfants mal débarbouillés, les sans domicile fixe. Parfois, c'est une femme des beaux quartiers, saisie d'un oeil ironique avec ses fourrures et ses bijoux, qui la regarde d'un air mauvais, ou un homme d'affaires, cigare et costume croisé, qui la toise avec agacement. Elle possède ce sens du détail qui dit tout d'une histoire, d'un monde, d'une vie.»

 

 

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