Le Café Littéraire  luxovien/ 

de fil en aiguille, entre texte et textile...

 

   Canevas Marie-Françoise G. d'après Lurçat

      Depuis la nuit des temps, les femmes ont raconté des histoires, chanté des romances et tissé des vers près du feu. Quand j'étais enfant, ma mère déploya devant moi l'univers des histoires murmurées, et ce ne fut pas par hasard. Au fil du temps, ce sont surtout les femmes qui furent chargées de dérouler la nuit la mémoire des contes. Elles ont été les fileuses de récits et de chutes. Pendant des siècles, elles ont dévidé des histoires tout en faisant tourner le rouet ou en maniant le crochet du métier à tisser. Elles furent les premières à refléter l'univers au moyen d'une trame et de fils. Elles tressaient leurs joies, leurs illusions, leurs angoisses, leurs peurs et leurs croyances les plus intimes. Elles teintaient la monotonie de couleurs. Elles entrelaçaient des verbes, de la laine, des adjectifs et de la soie. Pour cette raison, les textes et les tissus ont tant de mots en commun: la trame du récit, le nœud et le fil d'une histoire, de dénouement de la narration; dérouler, broder, tisser, ourdir une intrigue. C'est pourquoi les vieux mythes nous parlent de la tapisserie de Pénélope, des tunique de Nausica, des broderies d'Arachné, du fil d'Ariane et du fil de la vie que tissaient les Moires, du canevas des destins que cousaient les Nornes, du tapis magique de Shéhérazade.

Irene Vallejo, L'infini dans un roseau

 

«Chanvre italien, expliqua Miss Pesel en tendant le carré de toile à Violet. Et ceci est une aiguille à tapisserie, avec un chas plus grand et un bout rond.» Elle lui remit l'aiguille, ainsi qu'un brin de laine bleu moyen. «Enfilez-moi ça... Bien, vous vous souvenez. Ce matin je vais vous apprendre le demi-point de croix, le point de Gobelin, le point de croix et le point de croix allongé.» Elle tapota chacun des points en question sur le modèle. «Cet après-midi, le point de riz et le point d'oeillet. Si tout se passe bien, vous aurez peut-être fini votre modèle de point avant la fin de la journée!»
(...)
       «Bon, quelques règles, poursuivit Miss Pesel. Ne jamais utiliser d'aiguilles pointues, qui éraillent la toile; seulement des aiguilles à bout rond. Ne pas laisser de noeuds, ils se défont et forment des bosses; nouer le fil, coudre par-dessus, puis couper ce qui dépasse... je vous montrerai. Bien serrer les points... il faut couvrir l'intégralité de la toile, elle doit être entièrement brodée et on ne doit surtout pas voir la trame du canevas. Tout intervalle entre les points affaiblira le coussin ou l'agenouilloir, qui ne tiendra pas longtemps. (...)»
       «Pour finir, n'oubliez pas l'envers du canevas. Il faut que l'envers soit presque aussi parfait que l'endroit. Vous ferez des erreurs que vous pourrez corriger au verso, et personne ne se doutera de rien. Mais si c'est un affreux méli-mélo sur le revers, cela peut affecter le recto; avec votre aiguille, par exemple, vous risquez d'accrocher des fils mal arrêtés et de les faire apparaître. Quand l'envers est bien propre, cela se ressent sur l'endroit.» 

Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester

 

Si on avait pu soulever le toit de cette résidence, on aurait découvert un gracieux spectacle, formé d'un monde de mousselines, de franges et de velours, où même les meubles irradiaient la douce luisance du brocart. Ce monde doux et chatoyant était orné à profusion de mousseline et de crêpe du sol au plafond. Il se parait d'une débauche de broderies sur les tapis de bain, les coussins des fauteuils, le dessus-de-lit et le jeté de table. C'était un univers créé de mille points et de dix mille aiguillées de soie à broder, dans une gamme infinie de coloris qui pouvait aller jusqu'à cent nuances différentes de rouges. 

Wang Anyi, Le chant des regrets éternels 

 

Elle cousait de nombreuses heures d'affilée et conservait dans une pièce des coupons et des étoffes. Des femmes venaient prendre des mesures pour des jupes et des châles; mais parfois aussi des hommes, pour des pantalons et des chemises destinés aux jours de fêtes. Les hommes ne franchissaient pas le seuil de la pièce aux étoffes; Bonaria les accueillait dans la salle à manger, où ils demeuraient debout sans bouger. À genoux, armée de son mètre en cuir, elle se mouvait aussi rapidement qu'une araignée, tissant autour de ses proies une mystérieuse toile de mesures. 

Michela Murgia, Accabadora

 

L'atelier de tissage du Bauhaus était, par convention, l'univers des femmes, mais les étudiantes de Gunta y faisaient bien plus qu'apprendre la teinture, la broderie ou le macramé. Elles développaient des tissus en collaboration avec les autres ateliers: toiles d'ameublement, tapis ou tentures murales pour le département d'architecture intérieure. Depuis le passage à Dessau, l'atelier de tissage s'était tourné vers des procédés industriels et la production en série d'étoffes décoratives et techniques. Sous l'impulsion de Gunta, les tisserandes testaient de nouvelles matières comme la soie synthétique et la Cellophane, ou l'insertion de fils métalliques dans la trame. 
       Pour l'atelier de tissage, la double tutelle propre à la pédagogie du Bauhaus
un plasticien «maître de forme» et un technicien «maître d'ouvrage» avait parfaitement porté ses fruits. Les tisserandes avaient transformé cet artisanat traditionnel en un champ d'expérimentations techniques et en un médium d'expression autonome. Les «filles» prolongeaient les concepts de formes et de couleurs enseignés par Klee et Kandinsky: nombre de pièces issues de leurs métiers auraient pu être exposées comme des œuvres d'art. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique

 

Sis au milieu de la rue Mouffetard, la manufacture royale des Gobelins ainsi nommée en mémoire de Jehan Gobelin, l'un des plus grands teinturiers parisiens du XV e siècle avait pris une ampleur prodigieuse sous le règne de Louis XIV. Sous la direction de grands peintres et de brillants architectes, on usait ici des procédés de teinture les plus modernes pour confectionner des tapisseries dont la splendeur faisait la fierté des maisons royales et leur renommée à travers toute l'Europe. 

Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers 

 

L'étoffe est fort solide mais pelucheuse, on y trouve un mélange de lin et de coton. Elle a été initialement teinte à l'indigo. (...) C'est de la futaine de Gênes. 
       ―
De Gênes ? 
       ― Oui. C'est une toile si solide que la marine génoise l'utilise d'ailleurs tant pour ses vêtements que pour les voiles de ses navires, et que les tisserands de Nîmes s'en sont inspirés pour créer la toile de Nîmes. 

Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers

 

Elle retrouva tout, tout son univers à elle, loin de la rue, loin du danger, loin de la guerre. 
      Un univers de tissus. 
      La porte qui séparait la cuisine de la pièce principale avait été remplacée par un tissu, une sorte de grand rideau très épais derrière lequel les enfants* s'amusaient à se cacher, en tirant dessus. Les murs aussi étaient tendus de tissus de couleur claire, et par terre on marchait sur des petits bouts de tissu, des chutes dont chacune avait son histoire. Le ciel c'était un tissu, la nuit c'était un tissu, même l'air, l'air froid qui dansait devant ses yeux, c'était un tissu, tout fin, perlé parfois, et qu'elle sentait vibrer autour d'elle, glaçant ses mains, ou caressant ses joues. 
      Les tissus, c'était un peu sa chair. 
      Elle mangea vite, le regard fixe et vague à la fois, vite, très vite, fuyant ce rendez-vous avec elle-même, et elle se dépêcha de retourner à sa machine. Personne ne l'avait jamais vue assise ailleurs qu'à sa machine. On dit que le travail sauve. Plusieurs personnes avaient coutume de répéter: 
      ―
Le travail la sauve... Toute seule, comme ça... 
      Comme si elles avaient su qu'elles la sauvaient, elles lui montaient des tissus pour la sauver, mais la sauvaient de quoi, elles ne le savaient pas... 
      Cousine Bobine s'empara du tissu vert. 
      Que serait-il devenu sans elle? 
      D'une certaine façon, que deviendrait un tissu sans une couturière ? C'est elle qui sauvait les tissus, au contraire. 
      Elle lui donna forme, elle lui donna vie, il l'emmena loin tout l'après-midi dans une grande prairie au soleil, d'un vert de printemps qui n'existait plus nulle part, et réservé à elle, à elle seule. Donnant, donnant. À force de travailler sur du vert on s'échappe. Elle s'échappa. 

Françoise Henry, La lampe 

* Ces enfants ne sont pas ceux de la couturière, laquelle vit seule, mais ceux de ses clientes.

 

«Le chic est dans la coupe, assurait-elle, et je sais couper.» D'une main ferme, elle maintenait la pièce d'étoffe, de l'autre elle «attaquait» avec l'assurance d'un grand chirurgien, laissant ses ciseaux filer à travers la peau du satin. Le vêtement bâti, elle faisait défiler devant elle l'enfant cousue de fil blanc: «Ça tombe bien, non? Reconnaissez que ce truc a de l'allure: ah, votre mère, comme "petite main" elle aurait pu faire une carrière !... Et tout ça ,mes cocottes, avec six francs cinquante de fournitures!» Autour de la machine d'où débordaient, en bouillonnement, des mètres de tissu épinglé, nous vivions comme on vit dans l'atelier d'un peintre: dans les marges de l'œuvre en cours. L'artiste avait deux grands sujets de fierté: ses robes de danse, toujours originales, et ses cantonnières en toile de Jouy. 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

Pour Violet, la broderie était comparable à la dactylographie, en plus satisfaisant. Il fallait se concentrer, mais une fois qu'on était suffisamment experte, on trouvait son rythme et on ne pensait plus qu'à l'ouvrage qu'on avait devant soi. La vie se résumait alors à une rangée de points bleus qui se muaient sur la toile en une longue tresse, ou à une explosion de rouge qui se transformait en fleur. Au lieu de taper des formulaires pour des gens qu'elle ne verrait jamais, Violet faisait grandir sous ses doigts des motifs aux couleurs éclatantes. La broderie commença à hanter ses rêves: y apparaissaient les petits trous carrés de la toile à canevas, des chapelets de tresses jaunes, et des rangées bien régulières de points de riz rouges et de points de Gobelin roses.

Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester 

 

A mon retour, j'ai appris la broderie à des soldats convalescents. Savez-vous, Miss Speedwell, que la couture peut être extrêmement thérapeuthique quand on a subi un traumatisme? Les couleurs gaies et la répétition de points tout simples avaient un effet extrêmement apaisant sur les hommes. Le fait de créer de belles choses opérait des miracles sur leurs nerfs ébranlés. J'étais très heureuse des résultats.

Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester

 

Elle avait les yeux baissés sur son ouvrage; elle ne tricotait pas machinalement, comme certaines femmes dont les mains sont apparemment capables de déchiffrer toutes seules les modèles pendant que leur propriétaire bavardent ou même lisent. Ou peut-être sa mère dérobait-elle son regard afin qu'on ne puisse savoir ce qu'elle pensait. À quoi pensait-elle donc? Et puis elle avait l'air vulnérable, assise là, solitaire 

Doris Lessing, Un enfant de l'amour
      

 

      Et à présent elle est la femme «des couvertures», die Bettdeckenfrau. Celle qui a planté son petit drapeau sur un lopin de terre où les tissus colorés se balancent au vent dans les matins de soleil. Une femme aux gestes apaisés qui ne marchande pas les prix, qui replie en silence les couvertures vendues et les enveloppe dans de grandes feuilles de papier café au lait, et le soir s'assied sur le banc pour regarder les derniers excursionnistes passer sur la route tout à coup blanche dans le noir. La même qui, la nuit, semblable à la tisseuse de la fable, manie avec vivacité les fils de laine dans le battement sec de la navette, comme si son salut devait lui venir un jour de ce tissu qui grandit sous ses doigts. 

Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann

 

Personne, en regardant son ouvrage au crochet, n'aurait su y percevoir la persistance de normes ancestrales. Personne, devant cet ouvrage destiné à recouvrir un coussin, n'aurait pu faire un rapprochement entre son dessin précis et l'algèbre que le rêve savant de l'univers a jadis déposé au cœur des nuits. Personne, dans l'exil de cette plaine où les siens s'étaient ancrés après avoir traversé l'océan, ne possédait ce savoir dont cependant des étincelles subsistaient dans son sang l'illuminant parfois, comme un or ténu qui luit dans la pénombre. 
       C'était une grande résille en fil de lin où douze étoiles octogonales entouraient les initiales de la brodeuse, que les yeux, ayant identifié les étoiles, déchiffraient enfin dans ce dessin central et d'apparence informe. Mais personne, absolument personne, en admirant à contre-jour, les yeux mi-clos sur le ciel poussiéreux, les douze étoiles et les initiales, n'aurait évoqué les ancêtres des douze tribus d'Israël, les fils de Jacob, les douze nuits de l'Arbre de vie, les douze disciples du Christ, les douze portes, les douze assises des murailles de la Jérusalem céleste ni les douze astres qui couronnent la Femme de l'Apocalypse. Personne, dans ce paysage horizontal à perte de vue qui tend le soir à fondre dans le néant pour se durcir de nouveau à la lumière de l'aube, n'aurait songé, en rendant à la jeune fille son laborieux ouvrage, au bonheur du nombre douze qui conjugue au ciel de la géométrie les quatre éléments de la création à la Trinité incréée. Non, personne n'aurait soupçonné que des mains d'adolescente, un crochet et une pelote de fil, avaient retrouvé les rythmes qui gouvernent les cieux, la musique des mondes que seul Pythagore écouta dans la nuit de tous. 
       Non, personne n'aurait pu dans ces parages enrichir de références érudites cet humble ouvrage. Ces formes qui remplissaient des vides en obéissant, sans le savoir, aux plus pures lois de l'ombre. Seul le scribe, caressant aujourd'hui cette enveloppe de coussin
qui lui est parvenue soixante-dix ans après avoir été exécutée , parce qu'il est scribe et, comme tel, esclave des mots et des images que les mots ajoutent au monde, ose faire étalage de sa mémoire, alors que seule importe la jeune fille qui, dans son ignorance, reproduisait les formes primordiales de la vie. 

Hector Bianciotti, Les initiales, nouvelle dans: L'amour n'est pas aimé

 

À chacune des visites de mes parents, ma mère nous apportait des cadeaux, généralement des vêtements qu'elle avait tricotés, crochetés ou cousus. Les belles couvertures afghanes, les épais gilets, les pulls et les corsages, les jupes, les tailleurs que j'ai portés pendant des années pour les «photos d'auteur». Tous sont conservés précieusement dans mes armoires: je les regarde souvent en m'émerveillant de la finesse des coutures et des ourlets, des petites touches exquises, boutons de nacre, corsages plissés. Robes, jupes, gilets, châles. Je porte souvent les chemises qu'elle a cousues pour moi: blanches, roses, rouges, magenta; l'un de mes pulls préférés est un épais gilet rose avec une ceinture assortie. 
      Si vous me connaissez, vous m'avez vue dans les vêtements de ma mère. Il n'y a rien de plus réconfortant que de porter des vêtements que votre mère a faits pour vous. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

      J'avais besoin d'occuper mes mains, mais j'étais trop énervée pour écrire. Je pris un crochet et essayai de tricoter: une crampe me paralysa les doigts à moitié. J'avais un napperon presque fini: je me mis à le défaire d'un geste machinal. En tirant doucement sur le fil, je ressentis peu à peu un allègement de ma peine. Tandis que le napperon se déliait entre mes doigts gourds, je voyais Joseph s'en aller loin de moi. Je lui souhaitais bonne chance. «Allez, allez vers ce pays qui vous attire et oubliez-moi...» L'au revoir ou peut-être l'adieu que nous n'avions pu nous dire, je le vivais en détricotant mon napperon. C'était une façon de dénouer les liens qui m'attachaient à Joseph, avec beaucoup de mélancolie mais presque sans douleur. 
      Je devais aller jusqu'au bout pour me libérer. Je ne pus finir que dans la nuit. Je n'eus plus que deux grosses poignées de fil entre les mains. Alors, je retrouvai le calme; mes nerfs s'amollirent et, et je pus dormir en paix quelques heures. 

Michel Jeury, Nounou

 

      On referme à présent le corps sur lui-même sur son vide, sur son silence. La suture en surjet une couture à fil unique, nouée à chaque extrémité sera délicate, soignée, l'aiguille du praticien, fine et précise, traçant un pointillé rectiligne, et ce qui frappe, c'est que coudre, ce geste archaïque sédimenté dans la mémoire des hommes depuis les aiguilles à chas du paléolithique, puisse rallier le bloc opératoire et trouver à conclure une opération d'une telle teneur technologique. D'ailleurs, le chirurgien travaille dans une intuition absolue, dans l'inconscience totale de son geste, sa main opère des boucles régulières au-dessus de la plaie, des boucles courtes et identiques, elles vont lacer et clore.

Maylis de Kérangal, Réparer les vivants

 

      Elle n'intervenait en rien dans le cours de cette vie, si brève, elle n'était en rien mêlée à cette histoire d'amour, ni à cet accident mortel, et il frissonna tout à coup, comme si cet accident n'en eut pas été un, et comme s'il eût été promis lui-même, dès qu'il l'aurait quittée, à une mort rapide. «La jeune Parque», se dit-il, et, comme par ironie, il la vit tendre le bras, prendre auprès d'elle la tapisserie raffinée et multicolore qu'elle avait entreprise depuis peu, il la vit froncer les sourcils avant d'agiter ses doigts longs et fuselés avec méthode. C'était bien symbolique, cette tapisserie inutile et qui le resterait... Il était inconcevable et inimaginable qu'elle pût tricoter un chandail, un chapeau, une aumônière, n'importe quoi en somme, pour quelqu'un. (...) 
      Elle avait les yeux baissés sur sa tapisserie, les sourcils froncés, elle semblait en proie à des difficultés techniques. Elle croisa ses aiguilles, rassembla ses pelotes de laine et posa le tout devant elle, d'un geste résigné. 

Françoise Sagan, Une question de «timing»
(
nouvelle dans: Musiques de scène )

 

      Beerencreutz trouvait en outre difficile de quitter le travail qu'il avait en train. Il avait entrepris de tisser des tapis pour les deux chambres, de grands tapis multicolores à dessins riches et compliqués. Cette besogne accaparait tous ses instants, d'autant plus qu'il avait une manière particulière de tisser. 
      Il n'employait point de métier, mais avait tendu les fils de chaîne à travers une de ses chambre, d'un mur à l'autre. Ainsi il estimait avoir un meilleur aperçu du tapis entier. 
      Glisser ensuite la navette dans la chaîne et serrer les fils afin de rendre ferme le tissu n'était pas une mince affaire. Il y avait aussi le dessin qu'il avait inventé lui-même et les couleurs qu'il s'agissait de bien harmoniser. Personne ne saurait se figurer le temps que ce travail prenait au colonel. 
      Pendant que Beerencreutz s'efforçait avec la chaîne et la trame de faire concorder les figures du dessin, il songeait souvent à Notre-Seigneur. Notre-Seigneur devait être installé devant un métier à tisser autrement grand et devant un dessin plus merveilleux. Et le colonel comprenait que, pour que le tissu valût quelque chose, il fallait y introduire des couleurs claires et des couleurs sombres. Parfois, Beerencreutz se laissait aller à réfléchir si longuement à ce sujet qu'il croyait à la fin voir sa vie et celle des gens qu'il avait connus et pu suivre, former un petit coin du grand tapis de Dieu. Il voyait si nettement ce bout étalé devant lui qu'il pouvait en distinguer aussi bien les contours que les couleurs. Et si l'on avait pressé Beerencreutz de questions, il aurait avoué que, par le dessin de son tapis, il essayait de reproduire sa propre vie et celle de ses amis, faible imitation de ce qu'il croyait avoir vu représenté dans le métier à tisser du bon Dieu. 

Selma Lagerlöf, Une histoire de Hallstanaes
nouvelle dans L'anneau du pêcheur

 

      À la grande joie d'Arnlög, Poisson d'Or et Petite Marmite avaient montré d'excellentes connaissances dans le domaine du tissage. Elles ne surent réprimer une mine de dégoût en voyant le cadre à tisser d'Arnlög avec des pesons faits de crânes d'animaux et de pierres, et elles ne tardèrent pas à sortir leurs propres pesons précieux faits de quartz rose, d'ambre et d'onyx qu'elles avaient portés pendant tout le voyage depuis Kiev. Elles fabriquèrent deux nouveaux cadres et montèrent la chaîne de belles couleurs violettes et vert clair avec les fils qu'Arnlög conservait dans des paniers fermés. Chez elles à Kiev, où elles avaient appris l'art du tissage, elles avaient utilisé les laines les plus délicates, c'était le même geste qu'ici, sauf que là-bas, elles avaient pleuré et gémi quand le mince fil tranchant entamait leurs doigts jusqu'au sang. 

Katarina Mazetti, Le Viking qui voulait épouser la fille de soie

 

      Tandis que je passais et repassais la trame de lusin entre les longs fils de grelin, tandis que Queequeg, debout, glissait encore et encore sa lourde épée de chêne entre les fils, regardant la mer avec indolence, et serrant les fils en bonne place d'un geste nonchalant. Une rêverie insolite régnait sur le navire et sur la mer, rompue seulement par le bruit sourd de l'épée. Il semblait que sur le métier du Temps je n'étais plus qu'une navette tissant encore machinalement entre les mains des Parques. Les fils tendus du grelin répétaient une vibration unique, toujours la même, une vibration juste suffisante pour laisser passer les fils qui, par-dessus et par-dessous, venaient se lier à eux. Ces fils immuables de la fatalité, pensais-je, voilà que j'y fais courir la navette qui tisse ma propre destinée, cependant que l'épée irréfléchie, indifférente de Queequeg, heurtait la trame tantôt de biais, tantôt de façon sinueuse, tantôt avec force, tantôt faiblement, et ce coup final différemment porté imposait ses contrastes à l'aspect final de l'œuvre. Cette épée sauvage, me disais-je, donne la forme finale tant à la trame qu'aux grelins, cette épée désinvolte et impassible doit être le hasard. Oui, hasard, libre arbitre et nécessité, aucunement incompatible, s'entrelacent pour agir ensemble. Les fils droits du destin ne sauraient être déviés de la ligne droite bien que chaque vibration s'y essaie, le libre arbitre est toujours libre de pousser sa navette entre ces fils imposés et le hasard, bien que contraint par les verticales de la nécessité et par les horizontales tirées par le libre arbitre, ordonné par l'un et l'autre, le hasard parfois est maître de l'un comme de l'autre, et modèle le visage ultime des événements.

Hermann Melville, Moby Dick

 

      Déjà à cette époque [1697], le tissage était pratiqué dans la plupart des foyers de la montagne. On cultivait le lin et le chanvre, le rouissage, c'est-à-dire la macération de la plante, le braquage et le peignage étaient des activités d'automne, alors que l'hiver était principalement occupé par le filage au rouet et, donc, le tissage. Un métier à tisser au moins, voire deux ou trois, occupait une pièce des larges maisons trapues construites au flanc des pentes. Quand les travaux du dehors ne pouvaient plus être exécutés aux mauvaises saisons, les hommes s'employaient au métier... 
       Même quand l'activité tisserande passa au rang industriel sous la direction des grands patrons alsaciens, dans les «usines» construites dans les vallées, au bord des rivières et des ruisseaux, avec leurs longues toitures en dents de scie, leurs hautes cheminées de brique rouge, même alors et pendant longtemps on trouva encore des «métiers» particuliers dans certaines familles des «hauts». 

Pierre Pelot, Maria

 

Le textile s'implantait tout nouvellement dans le pays, à une échelle industrielle dont la dimension, la dynamique, n'avaient plus rien de commun avec ce que produisaient les métiers à tisser essentiellement artisanaux qui trouvaient place et emploi dans pratiquement tous les foyers des villages, les fermes éparpillées dans le creux des vaux comme sur leurs flancs, les «chézaux», aux lisières des forêts et sous les rondes chaumes qui voyaient paître des troupeaux dispersés. 

Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire

 

L'entreprise se révéla très vite d'ailleurs une source de déceptions assez amères. Les vingt-sept métiers de la fabrique étaient en effet d'un type suranné, et il n'y avait d'espoir de sauver l'entreprise qu'en investissant une fortune pour renouveler tout le matériel. Malheureusement à la crise que traversait l'économie occidentale s'ajoutait le malaise d'une technique profonde et incertaine qui affectait à cette époque les industries textiles. On parlait notamment de métiers à tisser circulaires, mais ils constituaient une innovation révolutionnaire, et les premiers utilisateurs assumeraient des risques incalculables. De prime abord Édouard avait été séduit par une spécialité des Pierres Sonnantes, la grenadine, tissu de laine et de soie à armature façonnée, draperie légère, claire, transparente, exclusivement destinée aux grands couturiers. Il s'était épris de l'équipe de liciers et de l'antique jacquard consacrés à ce tissu de haut luxe, et il donnait tous ses soins à cette production de faible débit, aux débouchés capricieux et médiocrement bénéfiques. 

Michel Tournier, Les météores

 

      Derrière un cadre de métier à tisser vertical sont assises trois jeunes femmes de peut-être vingt ans. Le tapis qu'elles nouent a un motif géométrique irrégulier qui jusque dans ses couleurs me rappelle celui de notre canapé à la maison. Qui sont ces jeunes femmes? Je ne sais. À cause du contre-jour qui tombe de la fenêtre à l'arrière-plan je ne peux voir exactement leurs yeux, mais je sens qu'elles regardent toutes dans ma direction, car je suis à l'endroit où se tenait Genewein le comptable avec son appareil photo. La jeune femme du milieu a des cheveux blond clair et un faux air de jeune mariée. La filandière à sa gauche tient sa tête légèrement penchée sur le côté tandis que celle de droite fixe sur moi un regard si impitoyable que je ne saurais le soutenir longtemps. Je me demande quels pouvaient bien être leurs noms ― Roza, Lusia et Lea, à moins que ce ne soit Nona, Decuma et Morta, les filles de la Nuit et leurs attributs, le fuseau, le fil et les ciseaux.

W.G. Sebald, Les Emigrants

 

      Le cantre vaste châssis de métal disposé en arc de cercle masquait en partie la haute fenêtre dont la lumière filtrait à travers les trois cents bobines multicolores qu'il contenait. De chaque bobine partait un fil - trois cents fils, scintillant, vibrant, convergeant vers le peigne qui les réunissait, les rapprochait, les fondait en une nappe soyeuse dont le rayonnement s'enroulait lentement sur un vaste cylindre de bois verni de cinq mètres de périmètre. Cette nappe, c'était la chaîne, la moitié longitudinale et foncière de la toile à travers laquelle les navettes allaient courir, chassées à coups de sabre, pour y insérer la trame. L'ourdissage n'était certes pas la phase la plus complexe, ni la plus subtile du tissage. Au demeurant l'opération était assez rapide pour qu'Isabelle et ses trois compagnes parvinssent avec un seul ourdissoir à alimenter en chaînes les vingt-sept métiers des Pierres Sonnantes, mais c'était la phase la plus fondamentale, la plus simple, la plus lumineuse, et sa valeur symbolique cette convergence en une seule nappe de plusieurs centaines de fils réchauffait mon cœur épris de retrouvailles. 

Michel Tournier, Les météores

 

      Ma douce tisseuse, j'imagine que tu as dix-sept ou dix-huit ans. Tu es grecque et tu habites une île entourée de mer et de ciel. Chaque jour après avoir terminé tes travaux ménagers, tu t'approches du bord de la falaise rocheuse et tu laisses flotter au vent tes lourds cheveux bruns, ton regard pailleté de sel et tu prends dans les lignes d'horizon le modèle de ce que tu traceras à l'aiguille jusqu'à ce qu'arrive l'heure du repas de midi, où plombera le soleil.

Chistelle Ravey, Le tapisseau bizantin

 

      Dans le bassin méditerranéen, et en particulier dans tout le nord de l'Afrique, filer et tisser sont pour la femme ce que labourer est pour l'homme: c'est s'associer à l'œuvre créatrice. Par le mythe et les traditions, le tissage se trouve comme le labour, mais il est lui-même un labour, un acte de création d'où sortent, fixés dans la laine, les symboles de la fécondité et la représentation des champs cultivés. Porphyre, dans l'Antre des Nymphes, disait: Quel symbole conviendrait mieux que le métier à tisser aux âmes qui descendent dans la génération? (J. Servier:  Les portes de l'année, Paris, 1962)
[...]
      Le métier à tisser venu d'Orient, objet usuel porté par toutes les vagues successives de migrants de l'Asie à la Méditerranée, a-t-il été chargé par les sages d'un message donnant à l'homme, en termes durables, les premiers arcanes de la connaissance de l'Être? Est-ce par hasard que Platon a recours au tissage pour trouver un symbole capable de représenter le monde: un fuseau dont le peson, divisé en cercles concentriques, figure les champs planétaires? (J. Servier:  L'homme et l'invisible, Paris, 1964)

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles 

 

      Les princesses, vêtues simplement et comme les femmes ordinaires du pays, se mêlaient aux travaux de leurs gens, et la plus jeune descendait aux fontaines avec les filles du village, ainsi que la Rebecca de la Bible et la Nausicaa d'Homère. On s'occupait beaucoup dans ce moment-là de la récolte de la soie, et l'on me fit voir les cabanes, bâtiments d'une construction légère qui servent de magnanerie. Dans certaines salles, on nourrissait encore les vers sur des cadres superposés; dans d'autres, le sol était jonché d'épines coupées sur lesquelles les larves des vers avaient opéré leur transformation. Les cocons étoilaient comme des olives d'or les rameaux entassés et figurant d'épais buissons; il fallait ensuite les détacher et les exposer à des vapeurs soufrées pour détruire la chrysalide, puis dévider ces fils presque imperceptibles. Des centaines de femmes et d'enfants étaient employés à ce travail, dont les princesses avaient aussi la surveillance.

Gérard de Nerval, Le voyage en Orient

 

      La déesse à la chevelure d'or, irritée du succès de sa rivale, déchire la toile où sont représentées les faiblesses des dieux; elle tient encore à la main la navette de buis de Cyrotus: trois et quatre fois elle frappe la tête de la fille d'Idmon. L'infortunée ne peut supporter cet affront; dans son désespoir, elle se suspend à un cordon, et cherche à s'étrangler. Touchée de compassion, Pallas adoucit son destin: «Vis lui dit-elle, malheureuse! vis, mais toujours suspendue. La même peine (garde toi d'espérer un meilleur avenir) est imposée à tes descendants jusqu'à la postérité la plus reculée». Elle dit, et s'éloigne en répandant sur elle un suc d'une herbe vénéneuse. Tout à coup, atteints de ce fatal poison, les cheveux d'Arachné tombent, son nez et ses oreilles disparaissent, sa tête et tous ses membres se rapetissent; des doigts longs et grêles sont attachés à ses flancs, et lui servent de jambes; le reste du corps forme son ventre; c'est de là que, fileuse araignée, et fidèle à ses anciens travaux, elle tire les fils dont elle ourdit sa toile.

Ovide, Les métamorphoses, Livre VI

 

      Texte veut dire Tissu; mais alors que jusqu'ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l'idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel; perdu dans ce tissu cette texture le sujet s'y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les secrétions constitutives de sa toile. Si nous aimons les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphonologie (hyphos, c'est le tissu et la toile d'araignée).

Roland Barthes, Le plaisir du texte

 

      Même en quittant son père quelques semaines plus tôt, Rose ne s'était pas sentie coupée de sa famille; un lien les unissait. Il lui semblait qu'un fil aussi long et fragile, mais aussi fiable que celui d'Ariane, courait dans les airs, sous la terre, et dans le fond des océans; un fil qui se séparait en trois: la première extrémité dans la main de papa, la deuxième dans celle de Zelada et la troisième au petit doigt ou à l'orteil de maman. Maman n'en voulait pas, elle l'arrachait fréquemment, comme elle le faisait avec ceux, en coton ou en soie, qui s'échappaient parfois de ses dentelles. Elle tirait jusqu'à les briser, ruinant le motif, détruisant les intrications fleuries que Zelada peinait à suite à reconstituer, patiemment, à l'aide de fuseaux ou d'un crochet, selon le style. Sans le savoir, Rose s'était inspirée de ce modèle et s'obstinait à rembobiner une pelote que, sans relâche, sa mère débobinait. 

Agnès Desarthe, Ce cœur changeant

 

Min s'effondre et s'endort, son bras sur ma poitrine. Il a laissé sur mon ventre quelques gouttes blanches. Elles sont chaudes et s'enroulent autour de mes doigts comme des fils de soie. Les hommes sont des araignées qui tendent aux femmes un piège tissé de leur semence. 

Shan Sa, La joueuse de go

 

      L'araignée fileuse dit à l'écriture même, ce dont dispose une prisonnière ne pouvant se dire qu'à son fil: «L'écriture. Je le suis.» Selon cette vue, lire consiste à tirer un plusieurs fil et écrire fait geste; écrire, c'est produire, faire advenir: vivre et continuer de vivre. Sans sa toile, l'araignée n'est pas; en cet unique fil tient toute l'histoire d'une Arachné qui prend métaphoriquement son destin en main. Le modèle arachnéen dote la femme d'un fil qui ne la retient plus, parce qu'elle le tient à la main; l'être arachnéen est un être en devenir autant qu'en sursis, comme dans le texte cixolien où son activité vitale: comme si l'on devait écrire pour ne pas mourir.
      À plus d'un titre, Arachné figure la résistance. Heureusement que l'araignée est a elle-même sa propre substance, qu'elle fait tout sortir de soi et qu'elle tire le fil de son être c'est-à-dire de sa vie.

Cécile Voisset-Veyssere, Arachné: Le féminin à l'œuvre

 

      Quand ils étaient arrivés à Arezzo l'auxiliaire avait dû repartir avec l'ambulance et Marcello l'avait regardée s'éloigner avec un brusque sentiment d'angoisse. Comme si ses pas entraînaient derrière eux le fil qui le rattachait encore à la vie, un peu comme ces fils sur lesquels on tire dans un pull; et en un instant le pull est défait. 

Rosetta Loy, Noir est l'arbre des souvenirs, bleu l'air

 

Les travaux d'aiguille occupent une place importante au Moyen Âge. Les femmes s'y adonnent et les lexèmes sont nombreux qui les décrivent: tissage, broderie, filage, rapiéçage, couture, montage, teinture... Mais ces activités quotidiennes sont souvent considérées à travers un prisme qui pèse sur les écrits. Les textes les mentionnent moins pour elles-mêmes que pour les aventures miraculeuses ou insolites qu'elles suscitent. Et au-delà de leur caractère quotidien, les travaux de couture, et plus précisément le tissage, entretiennent d'étroits rapports avec la création textuelle. Si le tissage évoque plus particulièrement un fabliau, la couture et la broderie rendent compte d'un tissage du texte, idéal d'harmonie et de cohérence. Rien d'étonnant donc à découvrir Morgue et la Dame du Lac, toutes deux héritières de Merlin, le fil ou l'étoffe à la main.

Laurence Élisa Cousteix, Travaux d'aiguille et tissage du texte.
Étude des héritières de Merlin dans les romans arthuriens en prose

 

      À l'issu du procès, le pasteur Tjörn m'a dit que je brûlerais en enfer si je ne priais pas pour le pardon de mon âme après avoir longuement considéré mes fautes, bien sûr. Comme si prier suffisait à effacer les péchés! Toutes les femmes savent qu'un fil, une fois tricoté, reste à sa place. Le seul moyen de réparer un point de travers est de défaire l'ouvrage.

À la grâce des hommes, Hannah Kent

 

      La Parque est à la fois araignée par son activité de fileuse, maîtresse du destin et figure de l'écrivain.
[...]
      Si les Parques chantent et filent, tissent et écrivent le destin, ce n'est donc pas le fait d'une rencontre fortuite, mais bien parce qu'il existe un lien essentiel entre le fil du destin et la parole qui le révèle. Il s'agit d'une parole efficace, de type magique, qui accompagne le geste des fileuses et lui confère sa dimension fatidique. Ce lien originel entre les deux activités des Parques n'a pas toujours été conservé mais il resurgit sur le mode métaphorique, grâce à la fortune que connaissent les images empruntées au filage et au tissage dans le domaine de la rhétorique.

Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques,
Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale

 

      Mais seuls le premier jour et la première nuit de la création représentent la toute première strate sur laquelle d'autres artisans sont tissé par la suite le tapis collectif qui, selon l'arithmétique singulière de la création, n'impose aucune limite aux œuvres connues et inconnues du passé et du présent, et à celles, non façonnées encore du futur. Alors que je contemplais Londres, j'y percevais l'accumulation de tissages artistiques et je pressentais que ce tapis pouvait se muer par instants en toile ou en linceul et par instants en couverture ou châle tiède: la perspective d'être pris au piège ou enseveli sous la chaleur n'était guère éloignée.

Janet Frame, Le messager (Un ange à ma table)

 

      D'autres soirées, je les passe penchée sur ma tapisserie. Penchée sur ma tapisserie tandis que Rémi lit lorsque nous n'avons pas de visite. Je suis jalouse de ces livres et de ses livres qui me mangent ma vie... Penchée sur ma tapisserie que je terminerai à la maternité juste pour la naissance d'André, ce petit homme déjà... Penchée sur ma tapisserie sous laquelle Éric s'assoit si souvent lorsqu'il nous fait le plaisir de ses rares visites maintenant qu'elle orne notre salon. Vision qui inspirera un texte à Rémi*. Penchée sur ma tapisserie j'enfile l'aiguille et noue sans le savoir d'invisibles liens...

*... je suis le taureau sous la lune
sur le tapis des fougères
 à la lisière du rêve
 la douce brise du soir... 

Marie-Françoise Les flots amers  

 

      Pizarre sait que le nœud se tranche. Il sait que le nœud se tranche. Il sait que les fils de la réalité sont si serrés, si bien tissés entre eux, qu'on ne peut jamais voir ni deviner où cela commence et se termine. Peut-être même n'y a-t-il qu'un seul fil, noué de mille manières et qui parcourt toutes choses et les fait tenir ensemble.

Eric Vuillard, Conquistadors

 

      La vieille revenait de si loin que ses enfants lui avaient acheté le meilleur cercueil possible et le tenaient tout prêt. Mais elle était si résistante qu'elle avait usé deux costumes destinés à son ensevelissement. La mère en était heureuse. Dans le bourg cette longue vie qui ne voulait pas finir devenait sujet à plaisanterie. Selon la coutume de la contrée, l'aïeule portait, sous sa veste bleue, une casaque rouge, que sa bru lui avait faite pour l'enterrer. La vieille était parvenue à user la première, à la réduire en loques, si bien qu'incommodée elle avait dû se plaindre à la mère afin d'en obtenir une neuve, qu'elle revêtit joyeusement. Si on lui criait à présent: «Êtes-vous encore de ce monde, bonne vieille?» Elle répondait de sa petite voix flûtée: «Oui, je suis dans mes beaux vêtements mortuaires. Je les use, et qui sait combien j'en userai encore!»
[...]

     La mère se dépêchait, son aiguille allait aussi vite que possible; elle fit le vêtement de belle étoffe brillante, rouge comme une veste de mariée, tandis que la vieille femme la regardait, ses yeux obscurcis fixés sur le tissu qui luisait sur les genoux de la mère. L'aïeule ne pouvait plus avaler ni nourriture ni boisson, pas même le tiède lait humain, qu'une brave voisine tira de son sein à l'aide d'un bol, car on avait vu parfois ce bon lait sauver un vieillard. Elle attendait, cramponnée à ce léger souffle de vie qui la maintenait.
      La mère cousait sans relâche. Les voisins apportaient les repas, pour lui éviter de s'interrompre. Elle termina sa tâche en un jour et une partie de la nuit suivante. Le cousin et sa femme, ainsi qu'une ou deux voisines, restèrent à la regarder; en réalité tout le hameau se tint éveillé, se demandant qui des deux gagnerait la course: la mère ou la mort.
      Enfin tout s'acheva; la robe d'ensevelissement écarlate était prête et le cousin souleva le vieux corps, pendant que le mère et la cousine revêtaient de beaux habits neufs les membres flétris, bruns et secs comme des bouts de bois sur un arbre mort. La vieille créature ne pouvait plus parler, mais elle comprit: après un ou deux derniers râles, elle ouvrit les yeux tout grands, sourit à son troisième linceul, la réalisation de son unique désir, et mourut triomphante.

Pear Buck, La mère

 

      Pourquoi dit-on les «métiers de haute lice?» Il s'agit, bien sûr de métiers qui sont «hauts», mais que l'on place dans une fosse creusée à même le sol, parce que, soutiennent certains, l'humidité de la terre est bonne pour les fils. À l'origine, des hommes montaient sur le métier pour travailler. Aujourd'hui, on accroche plutôt des pierres dans des nasses de chaque côté. Il existe des ateliers où l'on utilise, à la fois, de tels métiers à main et des métiers mécaniques.
      Chez Hideo, il y avait trois métiers à main, sur lesquels travaillaient les trois frères; comme parfois le père aussi se mettait au métier, non, on ne pouvait pas dire que c'était le dernier des magasins dans ce quartier Nishijin où les tout petits appentis de tisserands ne sont pas rares.
      Au fur et à mesure que la ceinture que lui avait commandée Chieko prenait forme, la joie d'Hideo se faisait plus grande. Certes, parce qu'il achevait un travail où il s'était engagé de tout son être, mais aussi parce que, dans le bruit des peignes allant et venant, il sentait la présence de Cheiko.

Yasunari Kawabata, Kyôto

 

      La draperie brugeoise n'étant plus pour Henri-Juste qu'une entreprise surannée, concurrencée par ses propres importations de brocarts de Lyon et de velours d'Allemagne, il venait d'établir aux environs de Dranoutre, en plein plat pays, des ateliers ruraux où les ordonnances municipales de Bruges ne le brimaient plus. On y montait sur son ordre une vingtaine de métiers à tisser mécaniques fabriqués l'autre été par Colas Gheel sur les dessins de Zénon. Le marchand avait pris fantaisie d'essayer de ces ouvriers de bois et de métal qui ne buvaient ni ne braillaient, faisaient à dix l'ouvrage de quarante, et ne profitaient pas de la cherté des vivres pour demander une augmentation de paie.

Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au noir

 

       En Angleterre, au XVIIIe siècle, hommes et femmes tissaient le drap sur des métiers à main dans leurs propres maisonnettes. C'était un procédé lent, maladroit et dispendieux, ce système de manufacture à domicile. Puis vint la machine à vapeur avec son cortège d'engins à économiser le temps. Un millier de métiers assemblés dans une grande usine et actionnés par une machine centrale tissaient le drap à bien meilleur compte que pouvaient le faire chez eux les tisserands sur leurs métiers à main. À l'usine, s'affirmait la combinaison, devant laquelle s'efface la concurrence. Les hommes et les femmes qui avaient travaillé pour eux-mêmes sur des métiers à main venaient maintenant dans les fabriques et trimaient sur des métiers à vapeur, non plus pour eux-mêmes mais pour les propriétaires capitalistes. Bientôt de jeunes enfants peinèrent aux métiers mécaniques, pour des salaires réduits, et y remplacèrent les hommes. Les temps devinrent durs pour ceux-ci. Leur niveau de bien-être baissa rapidement. Ils mouraient de faim. Ils disaient que tout le mal venait des machines. Alors ils entreprirent de briser les machines. Ils n'y réussirent pas, et ils étaient de pauvres naïfs.

Jack London, Le talon de fer

 

      Le premier jour, on nous a mis leveuses. On enlevait les fusettes des machines. Il y avait plusieurs gamines comme moi, qui étaient déjà là. On m'a dit: «Tu fais comme elle!» et puis c'est tout. Les anciennes, elles allaient vite pour enlever les fusettes! mais celles qui arrivaient allaient moins vite, bien sûr. Quand les surveillants mettaient les machines en route, il fallait faire attention de ne pas casser le fil, parce que si les fils cassaient, il fallait les rattacher et on perdait du temps. Les amorceuses, elles, elles mettaient le fil contre la fusette qui tournait à toute vitesse et puis ça s'enroulait. 
      J'ai travaillé à la Filature jusqu'en 58. C'était peut-être pas la même vie que maintenant, mais pour moi c'était une bonne époque, même si on avait du mal, parce que c'était dur, la Filature, c'était une usine très, très dure, c'était vraiment épuisant. Il faisait toujours chaud parce qu'il y avait des gros tuyaux qui passaient au-dessus et qui donnaient de la vapeur pour que le fil ne soit pas trop sec. En été, on avait la chaleur dehors, parce que dans le temps, il faisait plus chaud que maintenant. Il y avait tous ces moteurs après chaque machine, et ça dégageait énormément de chaleur. On travaillait avec juste une petite blouse, et c'est tout. Et en plus du bruit des moteurs, il y avait le bruit des machines.

      Jean-Paul Goux, Mémoires de l'Enclave
 Du côté de Béthoncourt

 

      Les chaudières font régner dans l'atelier une chaleur fort agréable en ces jours de froidure mais, en été, je suspecte que les travailleurs doivent retrouver le climat qui berça les jours de leurs ancêtres, la chaleur des tropiques quelque peu augmentée, même, par ces grands appareils qui brûlent du charbon et crachent de la vapeur. J'ai cru comprendre que l'usine ne tournait pas à sa pleine capacité en ce moment et j'ai effectivement observé qu'une seule des chaudières fonctionnait, brûlant, outre le charbon, un objet dans lequel j'ai bien cru reconnaître une table de coupe. Et aussi, pendant le temps que j'ai passé dans les lieux, je n'ai vu achever qu'un seul pantalon, alors que les travailleurs allaient et venaient, manipulant toutes sortes d'étoffes. J'ai remarqué une femme qui repassait des vêtements de bébé et une autre qui semblait faire des merveilles à partir d'un coupon de satin fuchsia qu'elle était occupée à coudre devant l'une des grosses machines. Elle était apparemment bien avancée dans la confection d'une robe du soir qui, pour être colorée, ne manquait pas d'une certaine élégance canaille. Je dois dire que j'admirais l'efficacité avec laquelle elle faisait bouillonner le tissu d'arrière en avant pour le présenter à la grosse aiguille électrique. Il s'agissait manifestement d'une ouvrière très qualifiée et je jugeai d'autant plus regrettable qu'elle ne fut pas plutôt occupée à créer, avec tout son talent, un pantalon... Levy. La morale posait manifestement problème à l'usine.

John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles

 

      Une filature, elle marche comme ça: elle achète le coton par tonnes, dans des grosses balles... c'est du coton comme le coton hydrophile... ça passe aux batteurs où le coton est cassé, comme s'il passait dans des râpes. Après il passait aux cardes où il était mis en rouleaux. Après ça passait aux étirages et ça sortait comme un cordon, en spirale, dans des pots en tôle épaisse. De là ça passait aux bancs-broches où le cordon était enroulé, étiré, tordu... et à ce moment-là il était déjà aussi gros que mon petit doigt pas celui-là! il est tordu, ça va pas!... pas tout à fait comme mon petit doigt, mais bien comme la moitié... et là, ça devenait déjà un fil. Après, ces bobines venaient aux continus où sortait vraiment le fil qui passait à Héricourt pour faire le tissage. 

Jean-Paul Goux, Mémoires de l'Enclave
Du côté de Béthoncourt

 

      ― Je suis un des plus gros représentants et un des plus réputés de cette usine, dit Barner.
      La mère le regarda avec une très faible curiosité.
      ― Vous avez de la veine d'avoir réussi, dit-elle, tout le monde ne peut pas en dire autant. Alors vous vendez du fil?
      ― Ça n'a l'air de rien, dit Barner, mais c'est une industrie d'une importance considérable. Il se consomme dans le monde des longueurs inimaginables de fil et on en vend pour des sommes non moins inimaginables.

Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique

 

      Pour éviter les ravages des épidémies qui affectaient de plus en plus les élevages européens, Hervé Joncour allait acheter les œufs de vers à soie de l'autre côté de la Méditerranée, en Syrie et en Égypte. En cela résidait l'aspect le plus spécifiquement aventureux de son travail. Chaque année, aux premiers jours de janvier, il partait. Il traversait mille six cents miles de mer et huit cents kilomètres de terre. Il choisissait les œufs, négociait le prix, achetait. Puis il faisait demi-tour, traversait huit cents kilomètres de terre et mille six cents miles de mer et s'en revenait à Lavilledieu, en général le premier dimanche d'avril, en général à temps pour la grand-messe.
      Il travaillait encore deux semaines à emballer les œufs et à les vendre. Le reste de l'année, il se reposait.

Alessandro Baricco, Soie

 

      Je vis, exposés dans la vitrine d'un marchand d'animaux de compagnie, des vers à soie. J'en achetai une demi-douzaine (...)
      Frank rapporta du magasin Hannah une boîte à chaussures, la tapissa de feuilles de mûrier et déposa doucement les vers à soie sur les feuilles. Ils se mirent aussitôt à manger. (...) 
      Nous savions que pour les vers cette mastication était une question de vie ou de mort. Dans le silence nocturne, allongée dans mon lit, j'entendais un bruit qui évoquait celui de pages minuscules que l'on aurait tournées dans une minuscule bibliothèque (...). 

Janet Frame, Un été à Willowglen (Un ange à ma table)

 

      Comme ils sont fatigués, et gras, et vieux! Ils ont mué à de nombreuses reprises et bientôt, quand ils auront dépouillé le mûrier de toutes ses feuilles, ils cesseront de manger, chacun se mettra à agiter la tête comme un idiot et laissera s'écouler des fils de soie dorée de sa bouche, s'assujettissant grâce à cet adhésif soyeux à l'endroit qu'il a ou qu'on lui a choisi. Puis, à longueur de jour et de nuit, chaque ver à soie s'activera à tisser un linceul d'or autour de son corps jusqu'à ce qu'un matin les linceuls et leur contenu soient suspendus, en forme de balle de revolver ou de signe de ponctuation, et que tout ne soit que silence.

Janet Frame, la fille-bison

 

      Dans l'atelier de confection, Céline est au chevet d'une élégante robe asiatique dont la soie a été fragilisée par le temps. La matière étant l'une des plus complexes à travailler, les opérations de réparation s'annoncent délicates. La voisine âgée qui l'avait initiée à la couture répétait souvent que ce tissu est comparable à la vie: né d'un miracle de la nature, magnifié par les rayons solaires du petit matin, et plus précieux que tout. 

Gilles Lagardinier, Une fois dans ma vie

 

       N'est-il point sot de tisser le fil de ver à soie, alors que nous avons, avec l'araignée, une esclave qui saurait pour nous à la fois filet et tisser? Il ne resterait plus qu'à teindre. Et même pour cela l'araignée n'est-elle pas prête à un troisième métier? Il suffirait de la nourrir avec des mouches «de couleurs diverses et brillantes». Et encore en incorporant mieux les couleurs avec la nourriture, les mouches qui serviront de pâture aux araignées, pourquoi ne les nourrirait-on pas «de gommes, d'huile et de gluten, nécessaires pour que les fils de l'araignée prennent une consistance suffisante».

Swift, Voyage à Lapula

 

      À la soie, la foule était aussi venue. On s'écrasait surtout devant l'étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné les touches du maître. C'était, au fond du hall, autour d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s'élargissant jusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d'abord: les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; les soies légères aux transparences de cristal, vert de Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient les tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d'un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leur taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d'être prises dans le débordement d'un pareil luxe et avec l'irrésistible envie de s'y jeter et de s'y perdre.

Émile Zola, Au bonheur des dames

 

     C'était un monde exclusivement féminin: un dédale de sentiers tièdes, obscurs, denses et odorants, un labyrinthe de soie et de velours profond et magique qui se ramifiait en de multiples sentes peuplées d'habits. Une odeur de laine, de naphtaline et de flanelle se mêlait à de vagues bouffées de parfum qui se diluaient au sein d'une forêt vierge de robes, chandails, blouses, jupes, foulards, châles, lingerie, peignoirs, gaines, porte-jarretelles, combinaisons, robes de chambre, vestes, par-dessus, manteaux, fourrures, où la soie bruissait telle une douce brise marine. 

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres

 

       Alma a grandi au spectacle du vertigineux empilement des rouleaux de tissu. Elle connaît le coton venu d'Amérique, le lin blanc dont on fait les draps pour les trousseaux, la laine écrue, la laine violette qui se prête à tous les usages, de la tapisserie de meubles à l'entoilage des espadrilles, le chanvre de la région, la fameuse toile de chanvre épaisse, extraordinairement serrée et particulièrement imperméable, dont M. Feigne s'est pratiquement assuré l'exclusivité soixante kilomètres à la ronde, les soies de Lyon, les soies noires à la mode, le coton de soie, l'indienne et le Vichy de Roanne, les rubans de Saint-Étienne brillants comme des cerises, avec toutes les gammes de la passementerie, les rouleaux de dentelles aux fuseaux ou au crochet du Velay, les broderies, la toile bleue des chemises ouvrières ou paysannes, bleue de l'indigo que le soleil et la sueur pastel lissent, pour le grand bonheur de certain peintre, la toile solide dont on fait les guêtres, le kilim de Turquie avec ses modestes dessins de tulipes, le cachemire dont on fait les grands châles ou les [visites], le velours prune d'Italie, la moire, la mousseline, le tulle, le taffetas, l'écossais, la cretonne, la batiste ou le calicot, la singalette, le crêpe, la flanelle ou le pilou, et pendus aux fausses colonnes les glands et les franges amoncelés en grappes dorées, assez nombreux pour encourtiner dix appartements, et accrochés à cet amoncellement le perpétuel frémissement des étiquettes, débordant par centaines des étagères, ébouriffées comme des ramures à chaque ouverture de porte. 

Christian Chavassieux, L'affaire des vivants

 

       Thérèse le regarde, le visage soudain rouge. Ils n'ont pas voulu la chambre qui donne sur le noyer et dans celle où autrefois dormait la Louison ils ont collé un papier à sarments de glycine. Parmi les glycines, quelques roses fanées; et la chambre à présent semble un jardin avec le lit de vernis clair et les coussins brodés qu'elle a apportés d'Ivrea. Sur l'un une maison, sur un autre, une barque et sur un autre encore un chat qui joue avec une pelote, tous brodés au point de croix, le seul que la Thérèse des Maturlin connaisse. Même le lit, ils n'ont pas voulu le changer, c'est le même qui accueillait les rêves de vierge de la Louison mais il leur est suffisant parce qu'ils dorment enlacés et le projet d'aller en acheter un neuf est reporté de jour en jour. 
(...)
      Le matin (...) elle chauffe le lait si la Malatteira est sortie chercher du bois, laisse tomber en pluie la polenta dans l'eau bouillante et ce à quoi personne n'est habitué à cette heure lourde de silence, de mélancolie pour la journée qui commence, chante.  (...) Et même la Fantine sourit lorsqu'elle l'entend tellement sa voix est bien posée, exempte de tons aigus. La Maria oublie l'absence de dote et lui demande comment elle fait pour broder aussi bien les coussins. Quand tout le monde sait que le point de croix est le plus stupide qui soit.

Rosetta Loy, Les routes de poussière

 

      La plupart du temps, de somptueuses étoffes pourpres ou bleu éclatant brodées d'entrelacs d'or recouvraient la table au centre de notre petite hutte, qui se remplissait du chant rythmique de la machine à coudre de ma mère. En plus d'être philosophe, mama était la meilleure couturière à des kilomètres à la ronde, si bien que tous les prêtres des paroisses alentour lui apportaient leurs habits à raccommoder.
      Un seul geste rachetait mon père: avant de disparaître, il avait offert à ma mère une magnifique machine à coudre à pédale fixée sur un petit meuble en bois sculpté. J'étais fascinée par le lustre de l'engin noir que mama astiquait régulièrement avec un tissu soyeux et j'aimais faire courir mes doigts le long des jolies fleurs ciselées qui décoraient les portes du petit placard au-dessous. Personne d'autre au village ne possédait de machine à coudre. (...)
      Quelle merveille de voir dans notre modeste hutte ces couleurs éblouissantes briller de leurs feux sacrés! Pour moi, la sensation que procurait le contact de ces étoffes était comparable à celle que l'on devait éprouver en effleurant un ange. Je me sentais privilégiée d'entrevoir ainsi la gloire de Dieu dans son intimité, et très fière que l'on juge ma mère digne de repriser de telles splendeurs. J'adorais la regarder travailler à sa machine à coudre, observer la marche vaillante de l'aiguille, lui tenir le tissu quand elle me demandait de l'aide et apprendre à coudre à mon tour, quoique jamais avec sa précision ni sa finesse.

Cécilia Samartin, Le don d'Anna 

 

      Elles avaient confectionné leurs toilettes de bal d'après de patrons de Vogue, en les montant sur des machines à coudre Singer, côte à côte à une table dans l'une ou l'autre maison, selon leur caprice. Elles étaient fières de leurs créations. «Dior, hors de ma vue!», ou «Norman Hartnell, nous voilà!», chantaient-elles à leurs reflets mutuels. Au début, la robe de Betty manquait de finition. Elles avaient essayé la broderie diamantée ou des broches de couleur vive. «Vulgaire, avaient-elles tranché. Non, ce n'est pas ça...» Daphne s'était souvenue que son double «rose anglaise» avait un petit collier et des bracelets de pâquerettes blanches qui auraient pu être faits pour aller avec ― ou plutôt contre ― le côté formel de cette robe brune apprêtée. Un choix si heureux que les deux amies s'étaient tordues de rire, contentes d'elles. (...) Elles transformaient des pièces à coups de couleurs et de textures, modifiaient leurs jardins, se découvraient de nouveaux talents tous les jours, se comportaient comme des conquérantes sur de nouvelles terres, mais ce qu'elles préféraient c'était se transformer elles-mêmes, à l'aide de leurs machines à coudre. Souvent, alors qu'elles semaient des longueurs de tissu à la ronde ou se drapaient dedans, elles s'esclaffaient et s'écroulaient sur des chaises, malades de rire. (...) À présent, elles confectionnaient des vêtements de bébés et des chemises pour leurs maris. Mais dans leurs placards pendaient toujours les fruits de leurs anciennes ivresses et, quand elles se paraient de cette robe-ci ou de celle-là, l'une signalait à l'autre: «Oh, Bets! C'était une belle matinée, n'est-ce pas? ― Daphne, nous étions inspirées ce jour-là.»

Doris Lessing, Un enfant de l'amour

 

      La femme la plus conservatrice, la plus hésitante à rajeunir le cadre de son foyer, perd toute timidité et anticipe même sur l'avenir, quand il s'agit de sa parure. Rien n'est trop original pour qu'elle se distingue.
      Déjà au XVIe siècle, dans les Recueils des Costumes des Nations, on représentait la France comme une jeune femme nue, tenant à la main une paire de ciseaux, et en train de se tailler une toilette au goût du jour.
      Ce symbole explique la magnifique floraison de tissus nouveaux qui à chaque saison inondent le marché et la mode. Il permet aussi de comprendre la difficulté extrême qu'il y a  à vouloir tracer exactement la ligne d'évolution de ces sortes d'étoffes, et même l'impossibilité de le faire. Mais si l'on a seulement souci de marquer ici ses principales étapes, il ne faut pas oublier que c'est dans le domaine des tissus de robes que les créations de nos décorateurs textiles ont été les plus variés, les plus riches en réussites, puissamment aidés qu'ils ont été par leurs clients les couturiers.

Luc Benoist, Les tissus, la tapisserie, les tapis

      

      Son œil expert hésite entre un coton dont la couleur correspond et un polyester plus sombre mais plus résistant. Elle a toujours aimé coudre et réaliser toutes sortes d'articles. Initiée et formée par une voisine âgée qui possédait une machine, elle avait fait de ses habits de poupée, sacs, pochons et trousses en tous genres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que le ronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu sa musique d'enfance, rassurante. Le mouvement régulier de l'aiguille qui, tour à tour, se levait et s'abaissait pour unir des tissus la sécurisait en lui procurant une véritable satisfaction. Associer différentes pièces, les lier pour leur donner une forme et une utilité... Une philosophie en soi. 

Gilles Legardinier, Une fois dans ma vie

 

       Henriette lavait son linge elle-même pour la joie de le blanchir et elle n'aimait rien tant que de penser à le voir devenir de plus en plus blanc, (...), au soleil et dans la mer, lui rendant visite sur l'herbe toutes les cinq minutes, le trouvant chaque fois réellement plus blanc jusqu'à ce que son mari déclare qu'il atteindrait un point de blancheur où les couleurs éclateraient, et qu'en sortant elle trouverait des morceaux d'arc-en-ciel sur l'herbe et les buissons à la place des serviettes et des chemises.

D.H. Lawrence, Kangourou

 

      Je l'aimais bien, ce monde féminin de linge et de lingerie, ce monde clos de buée, ces grosses cuves à eau où l'on bouillait, brassait, touillait les draps, ces baquets de lavage où se mêlaient cendre et suif, ces maelström de lin, de couleur ou d'écru, ces cotons qui cloquaient, ces bulles de savon, l'odeur des lessives, la torsion des mains, la sueur des femmes, ce linge que l'on battait comme on fesse un vaurien, que l'on secouait dans de grands claquements, et la beauté sans nom de leurs drapés flamands quand on les laissait choir. 

Guy Boley, Fils du feu

 

      Elle pénétra dans sa chambre, ouvrit à deux battants le haut de son armoire pour y chercher un grand sac en cellophane qu'elle se rappelait y avoir rangé depuis l'été; Tiens, le voici! fit-elle tout en tirant dessus, mais elle se souvint alors qu'il était rempli d'effets de toutes sortes, de ceux qu'on hésite encore à jeter. Légèrement irritée par ce contretemps imprévu, elle se mit à extraire les hardes l'une après l'autre. Il y avait là des robes et des corsages de Brikena, devenus trop justes pour elle, une ample robe en jersey que Silva avait portée pendant sa grossesse, des dentelles, des écheveaux de fil à broder, des pelotes de laine de différentes couleurs, restes du tricotage d'on ne sait plus quels chandails, ainsi que d'autres fanfreluches douces et agréables au toucher , un peu oubliées, qui n'étaient pas sans éveiller une diffuse nostalgie.

Ismail Kadaré, Le concert

 

      «Tu dois regarder en arrière, par où tu es passée, pour savoir où tu vas.»
     
Quelle différence cela fait-il? Le passé ne change rien au présent ni à l'avenir.
      Elle attendit une réponse qui ne vint pas. Un silence de mort l'enveloppa de nouveau, lui dérobant peu à peu le souffle. (...) Dans on extrême faiblesse, elle ne put toutefois pas résister à l'appel du passé. Soudain, elle décida d'affronter le misérable laps de temps qui lui était octroyé, forte d'une nouvelle conviction: peut-être pourrait-elle le distendre jusqu'à ce qu'il s'effile; peut-être pourrait-elle alors le tisser à nouveau, fil après fil, pour envisager une nouvelle perception d'elle-même et de sa vie.
      Son corps épousa la chaise et ses traits se détendirent.
     
Que me reste-t-il d'autre que les souvenirs? Chuchota-t-elle.

Cécilia Samartin, Le don d'Anna

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