Le Café Littéraire luxovien/ de fil en aiguille, entre texte et textile...
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«Chanvre italien, expliqua Miss Pesel en tendant le carré de toile à
Violet. Et ceci est une aiguille à tapisserie, avec un chas plus grand
et un bout rond.» Elle lui remit l'aiguille, ainsi qu'un brin de laine
bleu moyen. «Enfilez-moi ça... Bien, vous vous souvenez. Ce matin je
vais vous apprendre le demi-point de croix, le point de Gobelin, le
point de croix et le point de croix allongé.» Elle tapota chacun des
points en question sur le modèle. «Cet après-midi, le point de riz et
le point d'oeillet. Si tout se passe bien, vous aurez peut-être fini
votre modèle de point avant la fin de la journée!» Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester
Si on avait pu soulever le toit de cette résidence, on aurait découvert un gracieux spectacle, formé d'un monde de mousselines, de franges et de velours, où même les meubles irradiaient la douce luisance du brocart. Ce monde doux et chatoyant était orné à profusion de mousseline et de crêpe du sol au plafond. Il se parait d'une débauche de broderies sur les tapis de bain, les coussins des fauteuils, le dessus-de-lit et le jeté de table. C'était un univers créé de mille points et de dix mille aiguillées de soie à broder, dans une gamme infinie de coloris qui pouvait aller jusqu'à cent nuances différentes de rouges. Wang Anyi, Le chant des regrets éternels
Elle cousait de nombreuses heures d'affilée et conservait dans une pièce des coupons et des étoffes. Des femmes venaient prendre des mesures pour des jupes et des châles; mais parfois aussi des hommes, pour des pantalons et des chemises destinés aux jours de fêtes. Les hommes ne franchissaient pas le seuil de la pièce aux étoffes; Bonaria les accueillait dans la salle à manger, où ils demeuraient debout sans bouger. À genoux, armée de son mètre en cuir, elle se mouvait aussi rapidement qu'une araignée, tissant autour de ses proies une mystérieuse toile de mesures. Michela Murgia, Accabadora
L'atelier de tissage du Bauhaus était, par convention, l'univers des
femmes, mais les étudiantes de Gunta y faisaient bien plus qu'apprendre
la teinture, la broderie ou le macramé. Elles développaient des tissus
en collaboration avec les autres ateliers: toiles d'ameublement, tapis
ou tentures murales pour le département d'architecture intérieure.
Depuis le passage à Dessau, l'atelier de tissage s'était tourné vers
des procédés industriels et la production en série d'étoffes
décoratives et techniques. Sous l'impulsion de Gunta, les tisserandes
testaient de nouvelles matières comme la soie synthétique et la
Cellophane, ou l'insertion de fils métalliques dans la trame. Yannick Grannec, Le bal mécanique
Sis au milieu de la rue Mouffetard, la manufacture royale des Gobelins ― ainsi nommée en mémoire de Jehan Gobelin, l'un des plus grands teinturiers parisiens du XV e siècle ― avait pris une ampleur prodigieuse sous le règne de Louis XIV. Sous la direction de grands peintres et de brillants architectes, on usait ici des procédés de teinture les plus modernes pour confectionner des tapisseries dont la splendeur faisait la fierté des maisons royales et leur renommée à travers toute l'Europe. Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers
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L'étoffe
est fort solide mais pelucheuse, on y trouve un mélange de lin et de coton.
Elle a été initialement teinte à l'indigo. (...) C'est de la futaine de
Gênes.
Henri Lœvenbruck, Le Loup des Cordeliers
Elle retrouva tout, tout son univers à elle, loin de la rue, loin du
danger, loin de la guerre. Françoise Henry, La lampe * Ces enfants ne sont pas ceux de la couturière, laquelle vit seule, mais ceux de ses clientes.
«Le chic est dans la coupe, assurait-elle, et je sais couper.» D'une main ferme, elle maintenait la pièce d'étoffe, de l'autre elle «attaquait» avec l'assurance d'un grand chirurgien, laissant ses ciseaux filer à travers la peau du satin. Le vêtement bâti, elle faisait défiler devant elle l'enfant cousue de fil blanc: «Ça tombe bien, non? Reconnaissez que ce truc a de l'allure: ah, votre mère, comme "petite main" elle aurait pu faire une carrière !... Et tout ça ,mes cocottes, avec six francs cinquante de fournitures!» Autour de la machine d'où débordaient, en bouillonnement, des mètres de tissu épinglé, nous vivions comme on vit dans l'atelier d'un peintre: dans les marges de l'œuvre en cours. L'artiste avait deux grands sujets de fierté: ses robes de danse, toujours originales, et ses cantonnières en toile de Jouy. Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit
Pour Violet, la broderie était comparable à la dactylographie, en plus satisfaisant. Il fallait se concentrer, mais une fois qu'on était suffisamment experte, on trouvait son rythme et on ne pensait plus qu'à l'ouvrage qu'on avait devant soi. La vie se résumait alors à une rangée de points bleus qui se muaient sur la toile en une longue tresse, ou à une explosion de rouge qui se transformait en fleur. Au lieu de taper des formulaires pour des gens qu'elle ne verrait jamais, Violet faisait grandir sous ses doigts des motifs aux couleurs éclatantes. La broderie commença à hanter ses rêves: y apparaissaient les petits trous carrés de la toile à canevas, des chapelets de tresses jaunes, et des rangées bien régulières de points de riz rouges et de points de Gobelin roses. Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester
― A mon retour, j'ai appris la broderie à des soldats convalescents. Savez-vous, Miss Speedwell, que la couture peut être extrêmement thérapeuthique quand on a subi un traumatisme? Les couleurs gaies et la répétition de points tout simples avaient un effet extrêmement apaisant sur les hommes. Le fait de créer de belles choses opérait des miracles sur leurs nerfs ébranlés. J'étais très heureuse des résultats. Tracy Chevalier, La brodeuse de Winchester
Elle avait les yeux baissés sur son ouvrage; elle ne tricotait pas machinalement, comme certaines femmes dont les mains sont apparemment capables de déchiffrer toutes seules les modèles pendant que leur propriétaire bavardent ou même lisent. Ou peut-être sa mère dérobait-elle son regard afin qu'on ne puisse savoir ce qu'elle pensait. À quoi pensait-elle donc? Et puis elle avait l'air vulnérable, assise là, solitaire Doris
Lessing, Un enfant de l'amour
Et à présent elle est la femme «des couvertures», die Bettdeckenfrau. Celle qui a planté son petit drapeau sur un lopin de terre où les tissus colorés se balancent au vent dans les matins de soleil. Une femme aux gestes apaisés qui ne marchande pas les prix, qui replie en silence les couvertures vendues et les enveloppe dans de grandes feuilles de papier café au lait, et le soir s'assied sur le banc pour regarder les derniers excursionnistes passer sur la route tout à coup blanche dans le noir. La même qui, la nuit, semblable à la tisseuse de la fable, manie avec vivacité les fils de laine dans le battement sec de la navette, comme si son salut devait lui venir un jour de ce tissu qui grandit sous ses doigts. Rosetta Loy, Un chocolat chez Hanselmann
Personne,
en regardant son ouvrage au crochet, n'aurait su y percevoir la
persistance de normes ancestrales. Personne, devant cet ouvrage destiné
à recouvrir un coussin, n'aurait pu faire un rapprochement entre son
dessin précis et l'algèbre que le rêve savant de l'univers a jadis
déposé au cœur des nuits. Personne, dans l'exil de cette plaine où
les siens s'étaient ancrés après avoir traversé l'océan, ne
possédait ce savoir dont cependant des étincelles subsistaient dans
son sang l'illuminant parfois, comme un or ténu qui luit dans la
pénombre. Hector Bianciotti, Les initiales, nouvelle dans: L'amour n'est pas aimé
À chacune des visites de mes parents, ma mère nous apportait des
cadeaux, généralement des vêtements qu'elle avait tricotés,
crochetés ou cousus. Les belles couvertures afghanes, les épais
gilets, les pulls et les corsages, les jupes, les tailleurs que j'ai
portés pendant des années pour les «photos d'auteur». Tous sont
conservés précieusement dans mes armoires: je les regarde souvent en
m'émerveillant de la finesse des coutures et des ourlets, des petites
touches exquises, boutons de nacre, corsages plissés. Robes, jupes,
gilets, châles. Je porte souvent les chemises qu'elle a cousues pour
moi: blanches, roses, rouges, magenta; l'un de mes pulls préférés est
un épais gilet rose avec une ceinture assortie. Joyce Carol Oates, Paysage perdu
J'avais besoin d'occuper mes mains, mais j'étais trop énervée pour
écrire. Je pris un crochet et essayai de tricoter: une crampe me
paralysa les doigts à moitié. J'avais un napperon presque fini: je me
mis à le défaire d'un geste machinal. En tirant doucement sur le fil,
je ressentis peu à peu un allègement de ma peine. Tandis que le
napperon se déliait entre mes doigts gourds, je voyais Joseph s'en
aller loin de moi. Je lui souhaitais bonne chance. «Allez, allez vers
ce pays qui vous attire et oubliez-moi...» L'au revoir ou peut-être
l'adieu que nous n'avions pu nous dire, je le vivais en détricotant mon
napperon. C'était une façon de dénouer les liens qui m'attachaient à
Joseph, avec beaucoup de mélancolie mais presque sans douleur. Michel Jeury, Nounou
On referme à présent le corps sur lui-même ― sur son vide, sur son silence. La suture en surjet ― une couture à fil unique, nouée à chaque extrémité ― sera délicate, soignée, l'aiguille du praticien, fine et précise, traçant un pointillé rectiligne, et ce qui frappe, c'est que coudre, ce geste archaïque sédimenté dans la mémoire des hommes depuis les aiguilles à chas du paléolithique, puisse rallier le bloc opératoire et trouver à conclure une opération d'une telle teneur technologique. D'ailleurs, le chirurgien travaille dans une intuition absolue, dans l'inconscience totale de son geste, sa main opère des boucles régulières au-dessus de la plaie, des boucles courtes et identiques, elles vont lacer et clore. Maylis de Kérangal, Réparer les vivants
Elle n'intervenait en rien dans le cours de cette vie, si brève, elle
n'était en rien mêlée à cette histoire d'amour, ni à cet accident
mortel, et il frissonna tout à coup, comme si cet accident n'en eut pas
été un, et comme s'il eût été promis lui-même, dès qu'il l'aurait
quittée, à une mort rapide. «La jeune Parque», se dit-il,
et, comme par ironie, il la vit tendre le bras, prendre auprès d'elle
la tapisserie raffinée et multicolore qu'elle avait entreprise depuis
peu, il la vit froncer les sourcils avant d'agiter ses doigts longs et
fuselés avec méthode. C'était bien symbolique, cette tapisserie
inutile et qui le resterait... Il était inconcevable et inimaginable
qu'elle pût tricoter un chandail, un chapeau, une aumônière,
n'importe quoi en somme, pour quelqu'un. (...) Françoise
Sagan, Une question de «timing»
Beerencreutz trouvait en outre difficile de quitter le travail qu'il
avait en train. Il avait entrepris de tisser des tapis pour les deux
chambres, de grands tapis multicolores à dessins riches et compliqués.
Cette besogne accaparait tous ses instants, d'autant plus qu'il avait
une manière particulière de tisser. Selma
Lagerlöf, Une histoire de Hallstanaes
À la grande joie d'Arnlög, Poisson d'Or et Petite Marmite avaient montré d'excellentes connaissances dans le domaine du tissage. Elles ne surent réprimer une mine de dégoût en voyant le cadre à tisser d'Arnlög avec des pesons faits de crânes d'animaux et de pierres, et elles ne tardèrent pas à sortir leurs propres pesons précieux faits de quartz rose, d'ambre et d'onyx qu'elles avaient portés pendant tout le voyage depuis Kiev. Elles fabriquèrent deux nouveaux cadres et montèrent la chaîne de belles couleurs violettes et vert clair avec les fils qu'Arnlög conservait dans des paniers fermés. Chez elles à Kiev, où elles avaient appris l'art du tissage, elles avaient utilisé les laines les plus délicates, c'était le même geste qu'ici, sauf que là-bas, elles avaient pleuré et gémi quand le mince fil tranchant entamait leurs doigts jusqu'au sang. Katarina Mazetti, Le Viking qui voulait épouser la fille de soie
Tandis que je passais et repassais la trame de lusin entre les longs fils de grelin, tandis que Queequeg, debout, glissait encore et encore sa lourde épée de chêne entre les fils, regardant la mer avec indolence, et serrant les fils en bonne place d'un geste nonchalant. Une rêverie insolite régnait sur le navire et sur la mer, rompue seulement par le bruit sourd de l'épée. Il semblait que sur le métier du Temps je n'étais plus qu'une navette tissant encore machinalement entre les mains des Parques. Les fils tendus du grelin répétaient une vibration unique, toujours la même, une vibration juste suffisante pour laisser passer les fils qui, par-dessus et par-dessous, venaient se lier à eux. Ces fils immuables de la fatalité, pensais-je, voilà que j'y fais courir la navette qui tisse ma propre destinée, cependant que l'épée irréfléchie, indifférente de Queequeg, heurtait la trame tantôt de biais, tantôt de façon sinueuse, tantôt avec force, tantôt faiblement, et ce coup final différemment porté imposait ses contrastes à l'aspect final de l'œuvre. Cette épée sauvage, me disais-je, donne la forme finale tant à la trame qu'aux grelins, cette épée désinvolte et impassible doit être le hasard. Oui, hasard, libre arbitre et nécessité, aucunement incompatible, s'entrelacent pour agir ensemble. Les fils droits du destin ne sauraient être déviés de la ligne droite bien que chaque vibration s'y essaie, le libre arbitre est toujours libre de pousser sa navette entre ces fils imposés et le hasard, bien que contraint par les verticales de la nécessité et par les horizontales tirées par le libre arbitre, ordonné par l'un et l'autre, le hasard parfois est maître de l'un comme de l'autre, et modèle le visage ultime des événements. Hermann Melville, Moby Dick
Déjà à cette époque [1697], le tissage était pratiqué dans
la plupart des foyers de la montagne. On cultivait le lin et le chanvre,
le rouissage, c'est-à-dire la macération de la plante, le braquage et
le peignage étaient des activités d'automne, alors que l'hiver était
principalement occupé par le filage au rouet et, donc, le tissage. Un
métier à tisser au moins, voire deux ou trois, occupait une pièce des
larges maisons trapues construites au flanc des pentes. Quand les
travaux du dehors ne pouvaient plus être exécutés aux mauvaises
saisons, les hommes s'employaient au métier... Pierre Pelot, Maria
Le textile s'implantait tout nouvellement dans le pays, à une échelle industrielle dont la dimension, la dynamique, n'avaient plus rien de commun avec ce que produisaient les métiers à tisser essentiellement artisanaux qui trouvaient place et emploi dans pratiquement tous les foyers des villages, les fermes éparpillées dans le creux des vaux comme sur leurs flancs, les «chézaux», aux lisières des forêts et sous les rondes chaumes qui voyaient paître des troupeaux dispersés. Pierre Pelot, Braves gens du Purgatoire
L'entreprise se révéla très vite d'ailleurs une source de déceptions assez amères. Les vingt-sept métiers de la fabrique étaient en effet d'un type suranné, et il n'y avait d'espoir de sauver l'entreprise qu'en investissant une fortune pour renouveler tout le matériel. Malheureusement à la crise que traversait l'économie occidentale s'ajoutait le malaise d'une technique profonde et incertaine qui affectait à cette époque les industries textiles. On parlait notamment de métiers à tisser circulaires, mais ils constituaient une innovation révolutionnaire, et les premiers utilisateurs assumeraient des risques incalculables. De prime abord Édouard avait été séduit par une spécialité des Pierres Sonnantes, la grenadine, tissu de laine et de soie à armature façonnée, draperie légère, claire, transparente, exclusivement destinée aux grands couturiers. Il s'était épris de l'équipe de liciers et de l'antique jacquard consacrés à ce tissu de haut luxe, et il donnait tous ses soins à cette production de faible débit, aux débouchés capricieux et médiocrement bénéfiques. Michel Tournier, Les météores
Derrière un cadre de métier à tisser vertical sont assises trois jeunes femmes de peut-être vingt ans. Le tapis qu'elles nouent a un motif géométrique irrégulier qui jusque dans ses couleurs me rappelle celui de notre canapé à la maison. Qui sont ces jeunes femmes? Je ne sais. À cause du contre-jour qui tombe de la fenêtre à l'arrière-plan je ne peux voir exactement leurs yeux, mais je sens qu'elles regardent toutes dans ma direction, car je suis à l'endroit où se tenait Genewein le comptable avec son appareil photo. La jeune femme du milieu a des cheveux blond clair et un faux air de jeune mariée. La filandière à sa gauche tient sa tête légèrement penchée sur le côté tandis que celle de droite fixe sur moi un regard si impitoyable que je ne saurais le soutenir longtemps. Je me demande quels pouvaient bien être leurs noms ― Roza, Lusia et Lea, à moins que ce ne soit Nona, Decuma et Morta, les filles de la Nuit et leurs attributs, le fuseau, le fil et les ciseaux. W.G. Sebald, Les Emigrants
Le cantre ― vaste châssis de métal disposé en arc de cercle ― masquait en partie la haute fenêtre dont la lumière filtrait à travers les trois cents bobines multicolores qu'il contenait. De chaque bobine partait un fil - trois cents fils, scintillant, vibrant, convergeant vers le peigne qui les réunissait, les rapprochait, les fondait en une nappe soyeuse dont le rayonnement s'enroulait lentement sur un vaste cylindre de bois verni de cinq mètres de périmètre. Cette nappe, c'était la chaîne, la moitié longitudinale et foncière de la toile à travers laquelle les navettes allaient courir, chassées à coups de sabre, pour y insérer la trame. L'ourdissage n'était certes pas la phase la plus complexe, ni la plus subtile du tissage. Au demeurant l'opération était assez rapide pour qu'Isabelle et ses trois compagnes parvinssent avec un seul ourdissoir à alimenter en chaînes les vingt-sept métiers des Pierres Sonnantes, mais c'était la phase la plus fondamentale, la plus simple, la plus lumineuse, et sa valeur symbolique ― cette convergence en une seule nappe de plusieurs centaines de fils ― réchauffait mon cœur épris de retrouvailles. Michel Tournier, Les météores
Ma douce tisseuse, j'imagine que tu as dix-sept ou dix-huit ans. Tu es grecque et tu habites une île entourée de mer et de ciel. Chaque jour après avoir terminé tes travaux ménagers, tu t'approches du bord de la falaise rocheuse et tu laisses flotter au vent tes lourds cheveux bruns, ton regard pailleté de sel et tu prends dans les lignes d'horizon le modèle de ce que tu traceras à l'aiguille jusqu'à ce qu'arrive l'heure du repas de midi, où plombera le soleil. Chistelle Ravey, Le tapisseau bizantin
Dans le bassin méditerranéen, et en particulier dans tout le nord de
l'Afrique, filer et tisser sont pour la femme ce que labourer est pour
l'homme: c'est s'associer à l'œuvre créatrice. Par le mythe et les
traditions, le tissage se trouve comme le labour, mais il est lui-même
un labour, un acte de création d'où sortent, fixés dans la laine, les
symboles de la fécondité et la représentation des champs cultivés.
Porphyre, dans l'Antre des Nymphes, disait: Quel symbole conviendrait
mieux que le métier à tisser aux âmes qui descendent dans la
génération? (J. Servier: Les portes de l'année, Paris, 1962) Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles
Les princesses, vêtues simplement et comme les femmes ordinaires du pays, se mêlaient aux travaux de leurs gens, et la plus jeune descendait aux fontaines avec les filles du village, ainsi que la Rebecca de la Bible et la Nausicaa d'Homère. On s'occupait beaucoup dans ce moment-là de la récolte de la soie, et l'on me fit voir les cabanes, bâtiments d'une construction légère qui servent de magnanerie. Dans certaines salles, on nourrissait encore les vers sur des cadres superposés; dans d'autres, le sol était jonché d'épines coupées sur lesquelles les larves des vers avaient opéré leur transformation. Les cocons étoilaient comme des olives d'or les rameaux entassés et figurant d'épais buissons; il fallait ensuite les détacher et les exposer à des vapeurs soufrées pour détruire la chrysalide, puis dévider ces fils presque imperceptibles. Des centaines de femmes et d'enfants étaient employés à ce travail, dont les princesses avaient aussi la surveillance. Gérard de Nerval, Le voyage en Orient
La déesse à la chevelure d'or, irritée du succès de sa rivale, déchire la toile où sont représentées les faiblesses des dieux; elle tient encore à la main la navette de buis de Cyrotus: trois et quatre fois elle frappe la tête de la fille d'Idmon. L'infortunée ne peut supporter cet affront; dans son désespoir, elle se suspend à un cordon, et cherche à s'étrangler. Touchée de compassion, Pallas adoucit son destin: «Vis lui dit-elle, malheureuse! vis, mais toujours suspendue. La même peine (garde toi d'espérer un meilleur avenir) est imposée à tes descendants jusqu'à la postérité la plus reculée». Elle dit, et s'éloigne en répandant sur elle un suc d'une herbe vénéneuse. Tout à coup, atteints de ce fatal poison, les cheveux d'Arachné tombent, son nez et ses oreilles disparaissent, sa tête et tous ses membres se rapetissent; des doigts longs et grêles sont attachés à ses flancs, et lui servent de jambes; le reste du corps forme son ventre; c'est de là que, fileuse araignée, et fidèle à ses anciens travaux, elle tire les fils dont elle ourdit sa toile. Ovide, Les métamorphoses, Livre VI
Texte veut dire Tissu; mais alors que jusqu'ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l'idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel; perdu dans ce tissu ― cette texture ― le sujet s'y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les secrétions constitutives de sa toile. Si nous aimons les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphonologie (hyphos, c'est le tissu et la toile d'araignée). Roland Barthes, Le plaisir du texte
Même en quittant son père quelques semaines plus tôt, Rose ne s'était pas sentie coupée de sa famille; un lien les unissait. Il lui semblait qu'un fil aussi long et fragile, mais aussi fiable que celui d'Ariane, courait dans les airs, sous la terre, et dans le fond des océans; un fil qui se séparait en trois: la première extrémité dans la main de papa, la deuxième dans celle de Zelada et la troisième au petit doigt ou à l'orteil de maman. Maman n'en voulait pas, elle l'arrachait fréquemment, comme elle le faisait avec ceux, en coton ou en soie, qui s'échappaient parfois de ses dentelles. Elle tirait jusqu'à les briser, ruinant le motif, détruisant les intrications fleuries que Zelada peinait à suite à reconstituer, patiemment, à l'aide de fuseaux ou d'un crochet, selon le style. Sans le savoir, Rose s'était inspirée de ce modèle et s'obstinait à rembobiner une pelote que, sans relâche, sa mère débobinait. Agnès Desarthe, Ce cœur changeant
Min s'effondre et s'endort, son bras sur ma poitrine. Il a laissé sur mon ventre quelques gouttes blanches. Elles sont chaudes et s'enroulent autour de mes doigts comme des fils de soie. Les hommes sont des araignées qui tendent aux femmes un piège tissé de leur semence. Shan Sa, La joueuse de go
L'araignée
fileuse dit à l'écriture même, ce dont dispose une prisonnière ne
pouvant se dire qu'à son fil: «L'écriture.
Je le suis.»
Selon cette vue, lire consiste à tirer un plusieurs fil et écrire fait
geste; écrire, c'est produire, faire advenir: vivre et continuer de
vivre. Sans sa toile, l'araignée n'est pas; en cet unique fil tient
toute l'histoire d'une Arachné qui prend métaphoriquement son destin
en main. Le modèle arachnéen dote la femme d'un fil qui ne la retient
plus, parce qu'elle le tient à la main; l'être arachnéen est un être
en devenir autant qu'en sursis, comme dans le texte cixolien où son
activité vitale: comme si l'on devait écrire pour ne pas mourir. Cécile Voisset-Veyssere, Arachné: Le féminin à l'œuvre
Quand ils étaient arrivés à Arezzo l'auxiliaire avait dû repartir avec l'ambulance et Marcello l'avait regardée s'éloigner avec un brusque sentiment d'angoisse. Comme si ses pas entraînaient derrière eux le fil qui le rattachait encore à la vie, un peu comme ces fils sur lesquels on tire dans un pull; et en un instant le pull est défait. Rosetta Loy, Noir est l'arbre des souvenirs, bleu l'air
Les travaux d'aiguille occupent une place importante au Moyen Âge. Les femmes s'y adonnent et les lexèmes sont nombreux qui les décrivent: tissage, broderie, filage, rapiéçage, couture, montage, teinture... Mais ces activités quotidiennes sont souvent considérées à travers un prisme qui pèse sur les écrits. Les textes les mentionnent moins pour elles-mêmes que pour les aventures miraculeuses ou insolites qu'elles suscitent. Et au-delà de leur caractère quotidien, les travaux de couture, et plus précisément le tissage, entretiennent d'étroits rapports avec la création textuelle. Si le tissage évoque plus particulièrement un fabliau, la couture et la broderie rendent compte d'un tissage du texte, idéal d'harmonie et de cohérence. Rien d'étonnant donc à découvrir Morgue et la Dame du Lac, toutes deux héritières de Merlin, le fil ou l'étoffe à la main. Laurence
Élisa Cousteix, Travaux d'aiguille et tissage du texte.
À l'issu du procès, le pasteur Tjörn m'a dit que je brûlerais en enfer si je ne priais pas pour le pardon de mon âme ― après avoir longuement considéré mes fautes, bien sûr. Comme si prier suffisait à effacer les péchés! Toutes les femmes savent qu'un fil, une fois tricoté, reste à sa place. Le seul moyen de réparer un point de travers est de défaire l'ouvrage. À la grâce des hommes, Hannah Kent
La Parque est à la fois araignée par son activité de fileuse,
maîtresse du destin et figure de l'écrivain. Sylvie
Ballestra-Puech, Les Parques,
Mais seuls le premier jour et la première nuit de la création représentent la toute première strate sur laquelle d'autres artisans sont tissé par la suite le tapis collectif qui, selon l'arithmétique singulière de la création, n'impose aucune limite aux œuvres connues et inconnues du passé et du présent, et à celles, non façonnées encore du futur. Alors que je contemplais Londres, j'y percevais l'accumulation de tissages artistiques et je pressentais que ce tapis pouvait se muer par instants en toile ou en linceul et par instants en couverture ou châle tiède: la perspective d'être pris au piège ou enseveli sous la chaleur n'était guère éloignée. Janet Frame, Le messager (Un ange à ma table)
D'autres soirées, je les passe penchée sur ma tapisserie. Penchée sur ma tapisserie tandis que Rémi lit lorsque nous n'avons pas de visite. Je suis jalouse de ces livres et de ses livres qui me mangent ma vie... Penchée sur ma tapisserie que je terminerai à la maternité juste pour la naissance d'André, ce petit homme déjà... Penchée sur ma tapisserie sous laquelle Éric s'assoit si souvent lorsqu'il nous fait le plaisir de ses rares visites maintenant qu'elle orne notre salon. Vision qui inspirera un texte à Rémi*. Penchée sur ma tapisserie j'enfile l'aiguille et noue sans le savoir d'invisibles liens... *...
je suis le taureau sous la lune Marie-Françoise, Les flots amers
Pizarre sait que le nœud se tranche. Il sait que le nœud se tranche. Il sait que les fils de la réalité sont si serrés, si bien tissés entre eux, qu'on ne peut jamais voir ni deviner où cela commence et se termine. Peut-être même n'y a-t-il qu'un seul fil, noué de mille manières et qui parcourt toutes choses et les fait tenir ensemble. Eric Vuillard, Conquistadors
La vieille revenait de si loin que ses enfants lui avaient acheté le
meilleur cercueil possible et le tenaient tout prêt. Mais elle était
si résistante qu'elle avait usé deux costumes destinés à son
ensevelissement. La mère en était heureuse. Dans le bourg cette longue
vie qui ne voulait pas finir devenait sujet à plaisanterie. Selon la
coutume de la contrée, l'aïeule portait, sous sa veste bleue, une
casaque rouge, que sa bru lui avait faite pour l'enterrer. La vieille
était parvenue à user la première, à la réduire en loques, si bien
qu'incommodée elle avait dû se plaindre à la mère afin d'en obtenir
une neuve, qu'elle revêtit joyeusement. Si on lui criait à présent:
«Êtes-vous encore de ce monde, bonne vieille?» Elle répondait de sa
petite voix flûtée: «Oui, je suis dans mes beaux vêtements
mortuaires. Je les use, et qui sait combien j'en userai encore!» Pear Buck, La mère
Pourquoi dit-on les «métiers
de haute lice?» Il s'agit, bien sûr de métiers qui sont «hauts»,
mais que l'on place dans une fosse creusée à même le sol, parce que,
soutiennent certains, l'humidité de la terre est bonne pour les fils.
À l'origine, des hommes montaient sur le métier pour travailler.
Aujourd'hui, on accroche plutôt des pierres dans des nasses de chaque
côté. Il existe des ateliers où l'on utilise, à la fois, de tels
métiers à main et des métiers mécaniques. Yasunari Kawabata, Kyôto
La draperie brugeoise n'étant plus pour Henri-Juste qu'une entreprise surannée, concurrencée par ses propres importations de brocarts de Lyon et de velours d'Allemagne, il venait d'établir aux environs de Dranoutre, en plein plat pays, des ateliers ruraux où les ordonnances municipales de Bruges ne le brimaient plus. On y montait sur son ordre une vingtaine de métiers à tisser mécaniques fabriqués l'autre été par Colas Gheel sur les dessins de Zénon. Le marchand avait pris fantaisie d'essayer de ces ouvriers de bois et de métal qui ne buvaient ni ne braillaient, faisaient à dix l'ouvrage de quarante, et ne profitaient pas de la cherté des vivres pour demander une augmentation de paie. Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au noir
En Angleterre, au XVIIIe siècle, hommes et femmes tissaient le drap sur des métiers à main dans leurs propres maisonnettes. C'était un procédé lent, maladroit et dispendieux, ce système de manufacture à domicile. Puis vint la machine à vapeur avec son cortège d'engins à économiser le temps. Un millier de métiers assemblés dans une grande usine et actionnés par une machine centrale tissaient le drap à bien meilleur compte que pouvaient le faire chez eux les tisserands sur leurs métiers à main. À l'usine, s'affirmait la combinaison, devant laquelle s'efface la concurrence. Les hommes et les femmes qui avaient travaillé pour eux-mêmes sur des métiers à main venaient maintenant dans les fabriques et trimaient sur des métiers à vapeur, non plus pour eux-mêmes mais pour les propriétaires capitalistes. Bientôt de jeunes enfants peinèrent aux métiers mécaniques, pour des salaires réduits, et y remplacèrent les hommes. Les temps devinrent durs pour ceux-ci. Leur niveau de bien-être baissa rapidement. Ils mouraient de faim. Ils disaient que tout le mal venait des machines. Alors ils entreprirent de briser les machines. Ils n'y réussirent pas, et ils étaient de pauvres naïfs. Jack London, Le talon de fer
Le
premier jour, on nous a mis leveuses. On enlevait les fusettes des
machines. Il y avait plusieurs gamines comme moi, qui étaient déjà là. On
m'a dit: «Tu fais comme elle!» et puis c'est tout. Les anciennes,
elles allaient vite pour enlever les fusettes! mais celles qui arrivaient
allaient moins vite, bien sûr. Quand les surveillants mettaient les machines
en route, il fallait faire attention de ne pas casser le fil, parce que si les
fils cassaient, il fallait les rattacher et on perdait du temps. Les amorceuses,
elles, elles mettaient le fil contre la fusette qui tournait à toute vitesse
et puis ça s'enroulait.
Jean-Paul
Goux, Mémoires de l'Enclave
Les chaudières font régner dans l'atelier une chaleur fort agréable en ces jours de froidure mais, en été, je suspecte que les travailleurs doivent retrouver le climat qui berça les jours de leurs ancêtres, la chaleur des tropiques quelque peu augmentée, même, par ces grands appareils qui brûlent du charbon et crachent de la vapeur. J'ai cru comprendre que l'usine ne tournait pas à sa pleine capacité en ce moment et j'ai effectivement observé qu'une seule des chaudières fonctionnait, brûlant, outre le charbon, un objet dans lequel j'ai bien cru reconnaître une table de coupe. Et aussi, pendant le temps que j'ai passé dans les lieux, je n'ai vu achever qu'un seul pantalon, alors que les travailleurs allaient et venaient, manipulant toutes sortes d'étoffes. J'ai remarqué une femme qui repassait des vêtements de bébé et une autre qui semblait faire des merveilles à partir d'un coupon de satin fuchsia qu'elle était occupée à coudre devant l'une des grosses machines. Elle était apparemment bien avancée dans la confection d'une robe du soir qui, pour être colorée, ne manquait pas d'une certaine élégance canaille. Je dois dire que j'admirais l'efficacité avec laquelle elle faisait bouillonner le tissu d'arrière en avant pour le présenter à la grosse aiguille électrique. Il s'agissait manifestement d'une ouvrière très qualifiée et je jugeai d'autant plus regrettable qu'elle ne fut pas plutôt occupée à créer, avec tout son talent, un pantalon... Levy. La morale posait manifestement problème à l'usine. John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles
Une filature, elle marche comme ça: elle achète le coton par tonnes, dans des grosses balles... c'est du coton comme le coton hydrophile... ça passe aux batteurs où le coton est cassé, comme s'il passait dans des râpes. Après il passait aux cardes où il était mis en rouleaux. Après ça passait aux étirages et ça sortait comme un cordon, en spirale, dans des pots en tôle épaisse. De là ça passait aux bancs-broches où le cordon était enroulé, étiré, tordu... et à ce moment-là il était déjà aussi gros que mon petit doigt pas celui-là! il est tordu, ça va pas!... pas tout à fait comme mon petit doigt, mais bien comme la moitié... et là, ça devenait déjà un fil. Après, ces bobines venaient aux continus où sortait vraiment le fil qui passait à Héricourt pour faire le tissage. Jean-Paul
Goux, Mémoires de l'Enclave
―
Je suis un des plus gros représentants et un des plus réputés de cette
usine, dit Barner. Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique
Pour éviter les ravages des épidémies qui affectaient de plus en plus les
élevages européens, Hervé Joncour allait acheter les œufs de vers à soie
de l'autre côté de la Méditerranée, en Syrie et en Égypte. En cela
résidait l'aspect le plus spécifiquement aventureux de son travail. Chaque
année, aux premiers jours de janvier, il partait. Il traversait mille six
cents miles de mer et huit cents kilomètres de terre. Il choisissait les œufs,
négociait le prix, achetait. Puis il faisait demi-tour, traversait huit cents
kilomètres de terre et mille six cents miles de mer et s'en revenait à
Lavilledieu, en général le premier dimanche d'avril, en général à temps
pour la grand-messe. Alessandro Baricco, Soie
Je vis, exposés dans la vitrine d'un marchand d'animaux de compagnie, des
vers à soie. J'en achetai une demi-douzaine (...) Janet Frame, Un été à Willowglen (Un ange à ma table)
Comme ils sont fatigués, et gras, et vieux! Ils ont mué à de nombreuses reprises et bientôt, quand ils auront dépouillé le mûrier de toutes ses feuilles, ils cesseront de manger, chacun se mettra à agiter la tête comme un idiot et laissera s'écouler des fils de soie dorée de sa bouche, s'assujettissant grâce à cet adhésif soyeux à l'endroit qu'il a ou qu'on lui a choisi. Puis, à longueur de jour et de nuit, chaque ver à soie s'activera à tisser un linceul d'or autour de son corps jusqu'à ce qu'un matin les linceuls et leur contenu soient suspendus, en forme de balle de revolver ou de signe de ponctuation, et que tout ne soit que silence. Janet Frame, la fille-bison
Dans l'atelier de confection, Céline est au chevet d'une élégante robe asiatique dont la soie a été fragilisée par le temps. La matière étant l'une des plus complexes à travailler, les opérations de réparation s'annoncent délicates. La voisine âgée qui l'avait initiée à la couture répétait souvent que ce tissu est comparable à la vie: né d'un miracle de la nature, magnifié par les rayons solaires du petit matin, et plus précieux que tout. Gilles Lagardinier, Une fois dans ma vie
N'est-il point sot de tisser le fil de ver à soie, alors que nous avons, avec l'araignée, une esclave qui saurait pour nous à la fois filet et tisser? Il ne resterait plus qu'à teindre. Et même pour cela l'araignée n'est-elle pas prête à un troisième métier? Il suffirait de la nourrir avec des mouches «de couleurs diverses et brillantes». Et encore en incorporant mieux les couleurs avec la nourriture, ―les mouches qui serviront de pâture aux araignées, pourquoi ne les nourrirait-on pas «de gommes, d'huile et de gluten, nécessaires pour que les fils de l'araignée prennent une consistance suffisante». Swift, Voyage à Lapula
À la soie, la foule était aussi venue. On s'écrasait surtout devant l'étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné les touches du maître. C'était, au fond du hall, autour d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s'élargissant jusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d'abord: les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; les soies légères aux transparences de cristal, vert de Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient les tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d'un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leur taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d'être prises dans le débordement d'un pareil luxe et avec l'irrésistible envie de s'y jeter et de s'y perdre. Émile Zola, Au bonheur des dames
C'était un monde exclusivement féminin: un dédale de sentiers tièdes, obscurs, denses et odorants, un labyrinthe de soie et de velours profond et magique qui se ramifiait en de multiples sentes peuplées d'habits. Une odeur de laine, de naphtaline et de flanelle se mêlait à de vagues bouffées de parfum qui se diluaient au sein d'une forêt vierge de robes, chandails, blouses, jupes, foulards, châles, lingerie, peignoirs, gaines, porte-jarretelles, combinaisons, robes de chambre, vestes, par-dessus, manteaux, fourrures, où la soie bruissait telle une douce brise marine. Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres
Alma a grandi au spectacle du vertigineux empilement des rouleaux de tissu. Elle connaît le coton venu d'Amérique, le lin blanc dont on fait les draps pour les trousseaux, la laine écrue, la laine violette qui se prête à tous les usages, de la tapisserie de meubles à l'entoilage des espadrilles, le chanvre de la région, la fameuse toile de chanvre épaisse, extraordinairement serrée et particulièrement imperméable, dont M. Feigne s'est pratiquement assuré l'exclusivité soixante kilomètres à la ronde, les soies de Lyon, les soies noires à la mode, le coton de soie, l'indienne et le Vichy de Roanne, les rubans de Saint-Étienne brillants comme des cerises, avec toutes les gammes de la passementerie, les rouleaux de dentelles aux fuseaux ou au crochet du Velay, les broderies, la toile bleue des chemises ouvrières ou paysannes, bleue de l'indigo que le soleil et la sueur pastel lissent, pour le grand bonheur de certain peintre, la toile solide dont on fait les guêtres, le kilim de Turquie avec ses modestes dessins de tulipes, le cachemire dont on fait les grands châles ou les [visites], le velours prune d'Italie, la moire, la mousseline, le tulle, le taffetas, l'écossais, la cretonne, la batiste ou le calicot, la singalette, le crêpe, la flanelle ou le pilou, et pendus aux fausses colonnes les glands et les franges amoncelés en grappes dorées, assez nombreux pour encourtiner dix appartements, et accrochés à cet amoncellement le perpétuel frémissement des étiquettes, débordant par centaines des étagères, ébouriffées comme des ramures à chaque ouverture de porte. Christian Chavassieux, L'affaire des vivants
Thérèse le regarde, le visage soudain rouge. Ils n'ont pas voulu la
chambre qui donne sur le noyer et dans celle où autrefois dormait la
Louison ils ont collé un papier à sarments de glycine. Parmi les
glycines, quelques roses fanées; et la chambre à présent semble un
jardin avec le lit de vernis clair et les coussins brodés qu'elle a
apportés d'Ivrea. Sur l'un une maison, sur un autre, une barque et sur un
autre encore un chat qui joue avec une pelote, tous brodés au point de
croix, le seul que la Thérèse des Maturlin connaisse. Même le lit, ils
n'ont pas voulu le changer, c'est le même qui accueillait les rêves de
vierge de la Louison mais il leur est suffisant parce qu'ils dorment
enlacés et le projet d'aller en acheter un neuf est reporté de jour en
jour. Rosetta Loy, Les routes de poussière
La plupart du temps, de somptueuses étoffes pourpres ou bleu éclatant
brodées d'entrelacs d'or recouvraient la table au centre de notre petite
hutte, qui se remplissait du chant rythmique de la machine à coudre de ma
mère. En plus d'être philosophe, mama était la meilleure couturière
à des kilomètres à la ronde, si bien que tous les prêtres des paroisses
alentour lui apportaient leurs habits à raccommoder. Cécilia Samartin, Le don d'Anna
Elles avaient confectionné leurs toilettes de bal d'après de patrons de Vogue, en les montant sur des machines à coudre Singer, côte à côte à une table dans l'une ou l'autre maison, selon leur caprice. Elles étaient fières de leurs créations. «Dior, hors de ma vue!», ou «Norman Hartnell, nous voilà!», chantaient-elles à leurs reflets mutuels. Au début, la robe de Betty manquait de finition. Elles avaient essayé la broderie diamantée ou des broches de couleur vive. «Vulgaire, avaient-elles tranché. Non, ce n'est pas ça...» Daphne s'était souvenue que son double «rose anglaise» avait un petit collier et des bracelets de pâquerettes blanches qui auraient pu être faits pour aller avec ― ou plutôt contre ― le côté formel de cette robe brune apprêtée. Un choix si heureux que les deux amies s'étaient tordues de rire, contentes d'elles. (...) Elles transformaient des pièces à coups de couleurs et de textures, modifiaient leurs jardins, se découvraient de nouveaux talents tous les jours, se comportaient comme des conquérantes sur de nouvelles terres, mais ce qu'elles préféraient c'était se transformer elles-mêmes, à l'aide de leurs machines à coudre. Souvent, alors qu'elles semaient des longueurs de tissu à la ronde ou se drapaient dedans, elles s'esclaffaient et s'écroulaient sur des chaises, malades de rire. (...) À présent, elles confectionnaient des vêtements de bébés et des chemises pour leurs maris. Mais dans leurs placards pendaient toujours les fruits de leurs anciennes ivresses et, quand elles se paraient de cette robe-ci ou de celle-là, l'une signalait à l'autre: «Oh, Bets! C'était une belle matinée, n'est-ce pas? ― Daphne, nous étions inspirées ce jour-là.» Doris Lessing, Un enfant de l'amour
La femme la plus conservatrice, la plus hésitante à rajeunir le cadre de son
foyer, perd toute timidité et anticipe même sur l'avenir, quand il s'agit de
sa parure. Rien n'est trop original pour qu'elle se distingue. Luc Benoist, Les tissus, la tapisserie, les tapis
Son œil expert hésite entre un coton dont la couleur correspond et un polyester plus sombre mais plus résistant. Elle a toujours aimé coudre et réaliser toutes sortes d'articles. Initiée et formée par une voisine âgée qui possédait une machine, elle avait fait de ses habits de poupée, sacs, pochons et trousses en tous genres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que le ronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu sa musique d'enfance, rassurante. Le mouvement régulier de l'aiguille qui, tour à tour, se levait et s'abaissait pour unir des tissus la sécurisait en lui procurant une véritable satisfaction. Associer différentes pièces, les lier pour leur donner une forme et une utilité... Une philosophie en soi. Gilles Legardinier, Une fois dans ma vie
Henriette lavait son linge elle-même pour la joie de le blanchir et elle n'aimait rien tant que de penser à le voir devenir de plus en plus blanc, (...), au soleil et dans la mer, lui rendant visite sur l'herbe toutes les cinq minutes, le trouvant chaque fois réellement plus blanc jusqu'à ce que son mari déclare qu'il atteindrait un point de blancheur où les couleurs éclateraient, et qu'en sortant elle trouverait des morceaux d'arc-en-ciel sur l'herbe et les buissons à la place des serviettes et des chemises. D.H. Lawrence, Kangourou
Je l'aimais bien, ce monde féminin de linge et de lingerie, ce monde clos de buée, ces grosses cuves à eau où l'on bouillait, brassait, touillait les draps, ces baquets de lavage où se mêlaient cendre et suif, ces maelström de lin, de couleur ou d'écru, ces cotons qui cloquaient, ces bulles de savon, l'odeur des lessives, la torsion des mains, la sueur des femmes, ce linge que l'on battait comme on fesse un vaurien, que l'on secouait dans de grands claquements, et la beauté sans nom de leurs drapés flamands quand on les laissait choir. Guy Boley, Fils du feu
Elle pénétra dans sa chambre, ouvrit à deux battants le haut de son armoire pour y chercher un grand sac en cellophane qu'elle se rappelait y avoir rangé depuis l'été; Tiens, le voici! fit-elle tout en tirant dessus, mais elle se souvint alors qu'il était rempli d'effets de toutes sortes, de ceux qu'on hésite encore à jeter. Légèrement irritée par ce contretemps imprévu, elle se mit à extraire les hardes l'une après l'autre. Il y avait là des robes et des corsages de Brikena, devenus trop justes pour elle, une ample robe en jersey que Silva avait portée pendant sa grossesse, des dentelles, des écheveaux de fil à broder, des pelotes de laine de différentes couleurs, restes du tricotage d'on ne sait plus quels chandails, ainsi que d'autres fanfreluches douces et agréables au toucher , un peu oubliées, qui n'étaient pas sans éveiller une diffuse nostalgie. Ismail Kadaré, Le concert
«Tu dois regarder en arrière, par où tu es passée, pour savoir où tu
vas.» Cécilia Samartin, Le don d'Anna |
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