Le Café Littéraire luxovien /  Des lectures (2)

 

 

Table des lectures
Prix Marcel Aymé
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Sur mon père, de Tatiana Tolstoï
lecture par Monique L. :

Tatiana Tolstoï, fille aînée de l'écrivain décrit la bonne entente et les sentiments réciproques de ses parents. Puis l'évolution de Tolstoï vers des hauteurs et l'incompréhension totale de son épouse qui, incapable de le suivre, en devient mentalement malade et le détruit petit à petit. 
"Telle a été pour l'essentiel, la vie de deux êtres aussi rapprochés par un mutuel amour que séparés par la divergence de leurs aspirations. Cas particulier d'une lutte éternelle: la lutte de la puissance de l'esprit et de la grandeur de chair." 
"Peut-on reprocher à ma mère de n'avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l'a brisée. 
Et mon père était-il coupable d'avoir voulu sauver ce quelque chose dont "parfois il sentait la trace en lui", et de le sauver au prix de sa vie?
"

 

 

La fête des pères, de François Nourissier
lecture par Adéla :

Le narrateur auteur se rend à B. en Suisse, à l’invitation d’un Centre Culturel  pour un banal débat littéraire autour de son écriture. Le hasard l'y fait rencontrer Nicole, relation d’il y a dix sept ans qui dura une douzaine de mois, au temps où son épouse se remettait longuement de l'accouchement difficile de leur fils Lucas, en couveuse… 
Lucas, dix huit ans à présent, avec lequel N., l'auteur narrateur écrivain, divorcé depuis, a des relations difficiles, amplifiées par la crise de l'adolescence.
À l'issue de sa prestation, l’écrivain se retrouve pour dîner, en compagnie des membres de l'association organisatrice, chez Nicole, son époux et leur fille Bérénice.
Bérénice, sous le charme de laquelle, volontiers coureur, il tombe. Il lui trouve le profil et des airs de ressemblance avec Lucas. De là à croire que cette enfant de seize ans est sa fille… il n’y a qu’un pas, d'autant que les dates coïncident. Il voit en Bérénice "l'enfant désirable, idéal, doué de toutes les vertus et de toutes les insolences." Imagine comment c'eut été d'avoir une fille à la maison...
Mais il a échoué à élever Lucas. Alors que Nicole et son époux ont fait de Bérénice une parfaite jeune fille, sans problèmes. En somme, Nicole, lorsqu’elle l’a quitté quelques mois avant la naissance de sa fille, "n'a fait que se prémunir contre ma lâcheté". Lui, n'aurait pas su "la réussir".
Aucune des deux femmes ne lèvera le voile et il repartira sans qu'elles s'expliquent sur le secret qu'elles lui ont laissé entrevoir. Car pourquoi, fut-il invité à B. ? Pourquoi dîna-t-on chez Nicole ? Si ce n'était prémédité.
Il ne tentera pas d’effectuer des recherches pour une éventuelle reconnaissance en paternité. Il finira par oublier la miroitante jeune fille de quelques heures.
Pas tout à fait. Il écrira. Façon de se venger de ce bonheur affiché, alors que lui souffre de ses relations avec Lucas. "Elles liront notre histoire dont chaque mot se plantera en elles et y fera son ravage", "il leur faudra avaler jusqu'au bout ce serpent". 
Mais ce livre sera aussi lu pas Lucas et "Il ne le rejettera pas, celui-là, que le dernier mot lu, et mon amour lui éclatera au cœur comme une grenade".
On le voit, ce roman évoque les questions que se pose un père qui ne se sent pas assez impliqué face au comportement de son fils, − d'opposition, d'indifférence, feinte ou réelle? −, et ne sait pas comment s'y prendre pour lui parler. Difficultés resurgissant de génération en génération, le fils devenant père à son tour... 
Mais aussi celle de la sincérité de l'écrivain dans ses œuvres et lors des débats publics, en prévision desquels le narrateur auteur avoue, ici, se stimuler à l'aide de pastilles euphorisantes. 
"Quelle sorte de comédie avez-vous joué ce soir ?" demande à N. une personne du public. Et le lecteur à François Nourissier: Ce roman est-il une autobiographie déguisée?

 

 

Les Flots amers, de Marie-Françoise (Atelier du Bief, 1996)
lecture par Pierre Perrin (déc. 2002) :

C'est un bref récit en forme de témoignage, mais il sort de l'ordinaire. D'abord l'auteur, qui ne signe pas son nom mais seulement son prénom, est la discrétion faite femme. Elle se met à peine en scène, "toujours gamine, cheveux nattés", jeune mère pourtant au cœur à vif. Si elle choisit, littérairement, l'illusion contre l'effusion, c'est qu'elle maîtrise l'art de l'allusion. Son sujet, c'est le passé ; c'est aussi le désir dans l'effacement de sa propre personne. Chaque bref chapitre s'ouvre et se ferme sur une double citation qu'elle emprunte à des amis. Celle-ci de Roger Munier semble révéler une part de la pensée de Marie-Françoise : "Le désir est beau comme désir sans plus. Pourquoi ne pas s'en tenir au seul désir, sans vouloir l'assouvir - sans non plus le nier? Habiter le désir, sans qu'il brûle?" C'est l'avis des saints, de quelque confession qu'ils soient, laïcs inclus. D'autre part, si ce témoignage sort de l'ordinaire, c'est par l'acuité du regard que porte sur le monde Marie-Françoise. Elle aborde la question du point de non-retour à partir duquel certains se retranchent. Le tranchant de la lame se retient d'appuyer, la pensée n'en est pas moins nette: "Dans bien peu de temps, on ne manquera même plus à personne, l'abondance des liens étant aussi réelle qu'illusoire!" Enfin, outre la discrétion et l'acuité du regard, ce pur objet du désir rend hommage à un poète, disparu peu après la parution de son unique recueil, l'Espace vide en 1977. La qualité de ce récit tient ainsi à sa force de persuasion. Tous les fils du temps se nouent en sorte que des flots amers se lève une gerbe de rosée.

 

 

Week-end de chasse à la mère, de Geneviève Brisac
lecture par Marie-Françoise :

Titre énigmatique pour ce long monologue d'une femme divorcée qui élève seule son enfant. Peintre d'un certain talent, elle a abandonné son art pour s'occuper de son fils unique Eugénio. Nous sommes à la veille de Noël, qu'ils passent seuls, parce qu'elle le veut. Elle raconte leurs occupations, leurs tentatives de distraction, achats d'oiseaux,  promenade, jeux, etc. Ils fabriquent un musée, mais l'enthousiasme tombe lorsque celui-ci achevé, l'enfant constate qu'il n'aura pas de visiteurs, parce que sa mère n'a invité personne pour Noël. 
Elle dévoile ses pensées de mère trop aimante, qui se sait fragile et voudrait préserver leur bonheur à deux en vase clos, être une bonne mère. Les réflexions pertinentes et précoces de son fils qui grandit, face à son attitude solitaire. Celles de sa seule amie, Martha, chez qui elle passe un jour ou deux, qui lui reproche de se laisser accaparer par ce fils, lequel n'aime pas Martha et lui reproche l'inverse. 
Martha qui finalement décidera pour elle que l'enfant a besoin de son père, à qui il manque, de son père sur le point de se remarier, qui le réclame pour lui donner un foyer normal, soit heureux. Qu'elle doit se remettre à la peinture pour retrouver son équilibre, soit heureuse, ce qu'elle ne peut faire avec son fils. 
Et l'enfant est d'accord, pourvu qu'elle le soit aussi. 
Elle laissera faire "sans le moindre cri, sans faire de bruit... " Mais la fin est brutale et poignante :
" Je descends vers la plage, je prends le vieux chemin, je marche vers l'eau, des cailloux dans les poches." "... l'eau n'a jamais été si grise. Il est impossible de peindre un pareil gris. "

 

 

 

Les Champs d'honneur, de Jean Rouaud
lecture par Adéla :

A un moment du livre, Jean Rouaud évoque très brièvement l'île du Levant où se retrouvent les naturistes : un jour le grand père fut recherché toute la journée avec force renforts, il ne revint que le soir, s'étonnant de trouver tant de monde chez eux, prétendant être allé visiter je ne sais quoi, dont il donnait moult détails. Il avait fait une escapade. Le ticket de transport trouvé dans sa poche, fouillée par son épouse par la suite, indiquait comme destination: l'île du Levant. On garda le secret, il ne sut jamais que tous savaient...

On pourrait croire, à cause du titre, que dans Les Champs d'honneur, qu'il ne va être question que de la guerre de 14-18, et être dissuadé de le lire, de crainte d'y voir rappelé des souvenirs pénibles, d'y être confronté à trop de douleur, d'émotion. Il n'en est rien, on l'a vu, sauf à partir de la page 130. Le livre en comporte 158. 

Le narrateur, jusque là,  évoque le climat humide de la Loire Inférieure, l'antique 2CV cabossée du grand-père peu causant, un rien taciturne, son éternelle cigarette à la bouche, roulant à l'aveuglette, les événements, parfois cocasses, qu'il présente simplement,  dans une écriture en demi teinte, qu'on a plaisir à lire, tels qu'il les vivait, notant les détails que percevait sa vision d'enfant, et le comportement des personnes, sans se poser de questions, sans bien en comprendre encore le pourquoi, et prend le temps de mûrir, d'en arriver à pouvoir exprimer l'épisode grave qui sous-tendit les autres, modela les caractères, et sans les conséquences duquel la vie eut été différente pour ses grands-parents, ses parents, ses oncle et tante... la guerre et les morts au Champ d'honneur, qui n'en revinrent pas... 

 

 

La disparition, de Georges Perec
lecture par Marie-Françoise :

Les personnes non averties, trouvent l'histoire compliquée, touffue, farfelue, au style parfois alambiqué, avec des passages incompréhensibles qu'elles doivent reprendre, et éprouvent une tentation de s'arrêter. Mais si elles persévèrent, elles se rendent compte que l'histoire se tient.
Celle d'une malédiction qui s'abat sur les personnages d'une famille qui disparaissent les uns après les autres, à commencer par Anton Voyl, le héros, au nom évocateur pour l'initié seulement , à la recherche précisément de ce qui a disparu et n'est jamais nommé, sauf à l'évoquer, le décrire, en donner moult indices au fil du récit.
Un jeu d'écriture pour contourner un manque. Un manque essentiel, celui de la lettre la plus utilisée en français. Un jeu que le lecteur qui le sait savoure au fil des pages. Mais un jeu de solitaire. Car c'est seul qu'on écrit. Perec, après l'écriture de ce livre, devint membre de l'
Oulipo. Il aimait les jeux, était passionné par les questions de technique littéraire. Mais il en est bien d'autres que le lipogramme, pourquoi précisément l'avoir choisi pour mener à bien l'écriture d'un roman de vingt six chapitres en plus de trois cents pages, qui évoque la disparition d'une famille ? 
Pour montrer qu'un manque essentiel peut se contourner par le jeu, le jeu solitaire et prenant de l'écriture, qui fait passer le temps, occupe, remplace ceux qui manquent ? 
L'on pense à son père tué en juin 40, il avait quatre ans, à sa mère déportée en 43, il en avait six, à son manque de souvenir d'enfance qu'il évoque dans W ou le souvenir d'enfance. Serait-ce une des clés à connaître pour aborder l'oeuvre de Perec ?

 

 

Anges et Démons, de Dan Brown
lecture par Julie :

Dans Les Somnambules, Arthur Koestler montre comment science et religion, issues d'une même quête originelle, se sont séparées, opposées.
 Dan Brown part de ce clivage :
"Depuis le commencement des temps, la religion et la spiritualité ont été sommées de remplir les lacunes de la science. Le lever et le coucher du soleil étaient jadis attribués à Hélios et à son char de feu. Les tremblements de terre et les raz de marée exprimaient la colère de Poséidon ; la science a démontré que ces dieux étaient de fausses idoles. Elle a fourni des réponses à presque toutes les questions que l'homme peut se poser. Les questions qui restent sans réponse sont les plus complexes : d'où venons-nous ? Que faisons-nous ici ? Quel est le sens de la vie et de l'univers?"
Et de la découverte de l'antimatière, "composée de particules aux charges électriques inversées". Celle-ci ne se trouve pas dans notre univers (que Jean-Pierre Petit nomme "univers sombre" dans son ouvrage de vulgarisation scientifique:
On a perdu la moitié de l'univers), mais les chercheurs tentent de la piéger dans les accélérateurs de particules, de la " créer " en somme à l'instar de Dieu à partir de ce qui semble "rien"!
L'auteur ajoute à cela des ingrédients de choix :  un goût de souffre avec le titre, Galilée et les savants qui avançaient des théories en contradiction avec celles de l'Eglise, leur conflit avec le dogme, une antique confrérie secrète: les Illuminati, la théorie du big gang, les travaux du CERN, un conclave au Vatican, une bombe à retardement, une série de crimes horribles et programmés, un " jeu " de piste, course contre la montre pour déjouer ces crimes et l'explosion de la bombe…
Avec ces éléments Dan Brown échafaude un roman qui " fonctionne ", peut-être plus encore que le
Da Vinci Code, l'enquête captivant du début à la fin. Et si, là encore se glissent quelques inexactitudes, même le lecteur critique se laisse prendre par cette fiction qui met le doigt sur le doute apparu fin du XXe siècle quant aux réponses que nous apporte la science:
"La science leur réserve-t-elle une part de sacré ? Elle cherche à nous répondre en sondant les corps qui ne sont pas encore nés. Elle prétend même pouvoir réorganiser notre ADN . Dans la quête de sens, elle fait voler le monde créé par Dieu en éclats de plus en plus infimes… et tout cela pour nous placer devant de nouvelles énigmes."
Doute qui amène certains à se tourner vers d'autres vérités : 
"Le fossé se creuse entre les hommes et, sans le secours de la religion qu'ils ont abandonné, ils se perdent dans un vide spirituel. Nous réclamons un sens à nos vies. Et nous le réclamons à grands cris. Nous voyons des ovnis, nous nous lançons dans la communication avec les extraterrestres, le spiritisme, les voyages hors du corps, les quêtes spirituelles et les expériences parapsychiques… Toutes ces pratiques ésotériques revêtent des apparences scientifiques pour mieux masquer leur irrationalité. Elles expriment l'appel au secours de l'âme humaine, solitaire et désespérée, paralysée par son savoir et son incapacité de donner un autre sens que scientifique à tout ce qui est."
Un livre à succès, accessible au plus grand nombre, que ses 570 pages ne rebutent pas.

 

 

On a perdu la moitié de l'univers, de Jean-Pierre Petit (éd. Albin Michel 1997)
lecture par Julie :

Auteur d'une série de B.D. sur l'univers des sciences physiques : Les aventures d'Anselme Lanturlu, Jean-pierre Petit, directeur de recherche au CNRS, a à cœur de vulgariser les récentes découvertes, les questions que se posent les chercheurs sur l'univers, les théories nouvelles qu'ils émettent.
Ainsi, dans l'ouvrage On a perdu la moitié de l'univers, après avoir fait l'état des lieux des connaissances actuelles sur l'univers et des phénomènes déconcertants qui amènent les scientifiques a introduire de nouveaux concepts dans notre conception de l'univers, il nous présente de façon claire, schémas à l'appui, l'une de ces nouvelles théories : Un univers ombre ferait pendant à notre univers sombre, la matière ombre à notre matière sombre. L'antimatière existe, c'est indéniable d'après les calculs, mais ne se trouve pas dans l'univers que nous connaissons. Un autre cosmos existerait en parallèle, situé partout et nulle part, qui expliquerait bien des incohérences du nôtre.
Un autre, mais pourquoi pas quatre ?... Combien de dimensions ? Les gens des " supercordes " répondent " dix ". Tout reste à vérifier.
C'est bien compliqué et fou pour l'homme de la rue, perplexe que nous sommes. Borges quant à lui a écrit: "La science n'est peut-être que la forme la plus élaborée de la littérature fantastique." phrase avec laquelle Jean-Pierre Petit conclut son ouvrage, avant un glossaire, avant une annexe destinée au lecteur spécialiste.

 

 

 

Des alchimistes aux briseurs d'atomes, de A. Rassenfosse et G. Gueben (éd : G.Doin & Cie, imprimé par G. Thone à Liège, en 1928)
lecture par Julie :

Un petit livre, aujourd'hui jauni, dont la seule prétention est d'offrir à ceux que la question intéresse, un aperçu général et synthétique des connaissances acquises dans l'étude de la matière. Les auteurs, Docteurs en Sciences, à l'inverse d'Arthur Koestler dans Les Somnambules, portent leur attention vers l'univers de l'infiniment petit : atomes, électrons, radioactivité, isotopes, particules… et retracent le cheminement des origines de la chimie, simple question de nourriture, à la désintégration des éléments.

On y trouve une série de recettes alchimistes, qui font sourire, dans lesquelles " se rencontrent l'observation, l'hermétisme, le mysticisme, la naïveté, l'originalité et la fumisterie ".
L'on y apprend que l'on aurait su fabriquer artificiellement de l'or dès 1928 si l'on avait disposé de l'énergie suffisante pour opérer certaines transmutations.
" Pour obtenir de l'atome d'or, on pourrait :
1° enlever une particule a au thallium.
2° enlever deux particules a au bismuth.
3° enlever deux particules a et une particule ß à un plomb.
4° enlever une particule a et une particule ß à un mercure.
5° enlever un proton à un mercure.
"
Mais  " Ou bien la réalisation de la recette amène une dépense par trop considérable d'énergie précieuse et l'or obtenu, résultat coûteux d'une expérience ruineuse, resta à jamais une curiosité de laboratoire. Ou bien la facilité même de la fabrication détruit sa valeur conventionnelle et force automatiquement l'organisation sociale au choix d'un nouvel étalon monétaire. "

Pas à pas, on se rend compte que la quête des alchimistes désireux de fabriquer ce métal rare qu'est l'or, grâce à la pierre philosophale, - sciences et philosophie n'étaient pas encore séparées -, orienta les recherches chimiques parallèlement à la métallurgie, la teinture des étoffes, la préparation des aliments… et est à l'origine des découvertes modernes sur la constitution de la matière.

 

La joyeuse complainte de l'idiot, de Michel Layaz (éd. Zoé 2004)
lecture par Adéla :

Le narrateur y brosse une galerie de portraits, ceux des personnages des quelques quarante chambres de "La Demeure", établissement tenu par Madame Vivianne, que l'on devine accueillir des jeunes psychotiques, sorte de "nid de coucou", version suisse et douillet: 
"Si nous vivons à
La Demeure, c'est que Madame Vivianne a bien voulu nous y prendre, et si Madame Viviane a bien voulu nous y prendre, c'est qu'il y a des splendeurs qu'il faut peut-être chercher, des splendeurs enfouies sous des couches de désarroi, de tourments, de méchanceté, de désespoir, d'obstination, d'errance, de mauvaises routes, de mauvais choix, autant de dérives qui ne sauraient effacer la bonne pâte qui existe derrière tout cela et qui ne demande qu'à être pétrie."
Portraits succincts, évocateurs, pleins de malice et de vérité, de la directrice, du personnel, des pensionnaires, de leurs manies, de leurs rapports, que l'on croque l'un après l'autre, comme des gourmandises, au fil des pages. 
L'on se demande, milieu du livre, ce que le narrateur fait là tant il semble avoir une vision claire de tout ce petit monde avec lequel il semble bien s'entendre: 
"Parfois aussi, bien qu'il sache qu'il ne doit pas le faire, il me lèche les doigts, les bras, le cou. Je rigole et je dis: non Raphaël!... Tu ne dois pas. Sa mine s'attriste, mais il n'insiste pas. Au fait, pourquoi devrais-je trouver dégoûtant d'avoir un peu de salive de Raphaël sur les doigts, sur les bras ou sur le cou? Si je le repousse, c'est parce qu'on doit aider Raphaël à se délivrer de sa manie de nourrisson afin qu'il puisse quitter La Demeure, rejoindre le monde où se passe cette autre vie qui nous attend et à laquelle on nous prépare." 
La suite nous l'apprendra peut-être, on sait en tout cas que sa manie à lui, c'est de fréquenter le dictionnaire et d'écrire…

 

 

Les somnambules, d'Arthur Koestler
lecture par Julie :

Paru en 1959, après quatre ans d'écriture, ce livre est une monumentale étude d'ensemble sur les idées que s'est fait l'homme sur l'univers au cours des siècles. Sur le lent cheminement de la science cosmologique avec ses hauts et ses bas, ses retours en arrière, ses méprises dues aux instruments primitifs, ses interprétations influencées par les préjugés métaphysiques et même politiques du temps, pour aller au-delà des apparences, la terre semblant être le centre du monde, et aboutir à la conception moderne de l'espace, notre planète étant satellite d'un soleil lui-même tributaire d'une galaxie.
L'auteur, très documenté, dissèque le lent cheminement d'hommes comme Pythagore, Héraclite, Tycho Brahé, Kepler, Galilée ou Copernic, Newton… Ces génies créateurs qui " avançaient en somnambules à travers des espaces inexplorés ", " dotés d'un sens intuitif des forces physiques et de leurs formes, de leur configuration ", qui émettaient des hypothèses, qui s'acharnaient à les vérifier par le calcul.
Arthur Koestler y déplore le clivage survenu entre science et religion, ces deux branches de la quête cosmique qui ont la même origine:
" Si les nouveaux théologiens remplacèrent par l'Eureka les rauques invocations des mystères, ils n'oublièrent pas la source commune des deux sortes de cris. Ils savaient que les symboles de la mythologie et ceux de la mathématique étaient des aspects différents de la même Réalité invisible. Ils ignoraient " le divorce de la foi et de la raison " ; foi et raison se combinaient comme le plan et l'élévation d'un dessin d'architecte.
" Les prêtres furent les premiers astronomes ; les chamans furent en même temps prophètes et médecins ; les techniques de la chasse, de la pêche, des semailles, étaient imprégnées de magie et de rites religieux ".
Quête cosmique qui, en notre XXIe siècle n'est toujours pas prête de s'achever, derrière les apparences surgissent d'autres apparences tout aussi trompeuses et vraies à la fois, et des contradictions que les nouveaux somnambules tentent d'expliquer en imaginant des théories de plus en plus folles : l'antimatière, la théorie des cordes… le mystère de l'univers demeurant infini.

 

 

Givre et Sang, de John Cowper Powys
lecture par Adéla :

Les paysages de Givre et Sang sont de novembre, de brumes et de givre, d'hiver, de soleil froid, de vie têtue enfouie sous l'apparente mort, de printemps et de germe, de femme enceinte, d'automne et de fruits mûrs, de nuits de pleine lune et d'orages.
Givre et Sang, c'est, à travers les descriptions attentives et sensuelles du paysage campagnard, des changements de saisons, de l'influence primordiale de la nature et de ses éléments sur les êtres, le drame d'une lignée humaine sur le point de s'éteindre.
Les derniers descendants des Ashover: Lexie, tuberculeux obstiné à survivre, ne peut procréer ; Rook, frère de même sang,  lié à Lexie par un attachement dévorant, est taciturne et fasciné par la voix des morts. Il répugne à l'idée de mariage, de paternité, de responsabilités, et de perte de sa liberté. Il est en cela proche des idées du pasteur nihiliste en train d'écrire un livre sur l'extinction souhaitable de toute vie, le retour au néant : La Destruction, œuvre grâce à laquelle,  contradictoirement, il pense perdurer.
La famille, et les femmes (sources de passions destructrices), font bloc pour que, Rook, le dernier châtelain ait une descendance. Comme si, engendrer, permettait aux ancêtres de continuer de vivre au-delà de la mort.
" De nouveau il ressentit combien les forces terribles et impérieuses de sa lignée, opposées à la liberté intime de son être, l'utilisaient à des fins totalement étrangères à sa conception de la vie. Elles exigeaient que la famille se perpétuât et pour cela elles étaient prêtes à le ravaler, lui, Rook Ashover, au rôle passif d'un maillon de la chaîne qui remontait à travers les siècles et se prolongerait Dieu sait jusques à quand ! "
Car c'est de la Vie qu'il s'agit, et de l'antagonisme : destin universel et liberté individuelle et consciente qu'ont les vivants de la perpétuer ou non.
" Ce jour d'automne engourdi, opulent et immobile, répondait parfaitement à son état. Ces pommes et ces poires qui mûrissaient un peu plus chaque jour parmi les branches couvertes de lichen, ces noisettes qui devenaient plus grosses et plus sombres sous leurs feuilles recroquevillées, ces champignons qui avaient surgi si soudainement dans l'herbe grasse des prairies que même ceux qui connaissaient leurs cachettes étaient surpris de leur apparition - la sensation que toute cette vie l'entourait et l'enveloppait apaisa et libéra son esprit, comme si elle (Lady Ann, cousine et épouse de Rook)  pouvait enrichir sa propre vitalité en puisant dans l'immense fécondité de la nature. "
Mais qui, en notre XXI
e siècle, aspire encore au bonheur tranquille de vivre en parfaite symbiose avec la nature, comme John Cowper Powys, né en 1872, au presbytère de Shirley, dans le comté de Derby, en Angleterre pouvait encore le faire?

 

 

Anything for John, de Christophe Fourvel (éd. La Dragonne 2005)
lecture par Marie-Françoise :

" Et alors, sans tristesse il n'y aurait pas d'amour ! "
Cette phrase, Christophe Fourvel, la cite dans la partie de son recueil consacrée au cinéaste Robert Guédiguian. Elle reflète sans doute l'état d'esprit de l'auteur et l'on s'attend lorsqu'on ouvre le livre, et si l'on a lu auparavant
Dumky (un précédent ouvrage), à retrouver une sorte de mélancolie qui semble ne pas cesser de l'accompagner. Et c'est peut-être ce qui nous attire chez lui. Cette mélancolie agréable dans laquelle il nous plonge à travers ses réflexions. 

De John Cassavetes, autre cinéaste, à qui il consacre un chapitre, il cite : " Je crois à l'effet émollient du cinéma ". Emollient, un mot qui évoque à la fois la blessure et le baume. La douleur et la tendresse mêlées.
Quelques pages précédentes, Christophe Fourvel avait écrit : " J'ai connu ma première mort l'été de cette année là. Nous mourrons tous au moins une fois, quatre ou cinq fois au maximum. " Mais il ne précise pas, reste dans l'universel.
Ailleurs, à propos de Robert Bresson et du film Pickpocket, on lit : " Lorsque nous entendons Michel prononcer la dernière phrase du film, nous nous retrouvons beaucoup plus loin, plus seuls, comme avec tout ce qui entre dans notre vie, qui fait ainsi violence à ce que sans prendre garde, nous attendions. "
De Mademoiselle Julie, héroïne d'August Strindberg, romancier et dramaturge suédois, il dit : " Mademoiselle Julie n'existe qu'une nuit. Qu'est-ce qui n'existe qu'une nuit? Un animal légendaire ou alors un regret, un désir ; une résolution d'adolescent ; un impossible dont on fait le tour. "
Arrivé à ce point du livre, il évoque le film tourné sur le suicide de Gabrielle Russier, avec en fredon la chanson d'Aznavour qui nous en est resté : " Les parois de ma vie sont lisses / Je m'y accroche et puis je glisse / Mourir d'aimer. "
Très discret, même si l'on sent que ce qui sous-tend le livre est très intime, il ne s'épanche pas sur lui-même et sait rester en filigrane : " Le reste se tricote toujours avec deux laines. C'est ce qu'il faut souhaiter à toute œuvre : le chiné ; la manière dont on les maille avec sa propre histoire. "

On l'a compris, Christophe Fourvel, dans cet ouvrage en quatre parties, qui sont quatre Exercices d'admiration (sous-titre qu'il donne à juste titre au livre), évoque essentiellement des cinéastes, leurs films, leurs personnages, leurs paroles, dans ce qu'ils touchent le spectateur très sensible qu'il est. Il nous donne envie de les voir ou de les revoir, son livre à la main, pour souffrir un peu, avec plaisir.

 

Des hommes, de Christophe Fourvel (éd. La fosse aux ours)
lecture par Marie-Françoise :

" La contemplation des ruines, observe-t-il, est une spécialité masculine ".
Cette citation d'Erik Erickson mise en exergue par Christophe Fourvel résume bien son ouvrage paru en 2003 : Des hommes.
Il y constate les ruines d'une vie, ou plutôt de deux vies d'hommes mêlées, celle du père et celle du fils. On ne sait jamais trop qui s'exprime au fil des pages, le fils à son père, le narrateur à lui-même ou à son propre fils pourquoi pas, puisque l'échec des hommes à communiquer perdure de génération en génération, et que le fils immanquablement devient père à son tour reproduisant les mêmes maladresses, habitudes, avec l'inaptitude à atteindre cette " part d'inatteignable " (expression chère à l'auteur) qui n'empêche toutefois pas de vivre :
" Tu diras que tu l'as ratée (ta vie) mais le constat aussi dramatique qu'il soit, ne charrie pas en toi le désarroi à sa mesure. "
Bref, des réflexions, des souvenirs de vies qui se côtoient, essaient à posteriori, et avec l'âge venu, de se comprendre. Elles défilent au long de ces 144 pages, comme le paysage à travers les vitres d'un wagon, sans vraiment accrocher le regard, une monotone parenthèse qui ne dure que le temps du voyage.

 

 

 

Le testament d'un excentrique, de Jules Verne
lecture par Adéla

Lire Le testament d'un excentrique de Jules Verne, c'est pérégriner à travers les Etats Unis d'Amérique, transformés en immense Jeu de l'Oie par un vieil amoureux de ce jeu décédé, au gré des coups de dés d'une partie dont l'enjeu, pour les protagonistes concurrents, est de gagner son énorme fortune.
Si cette fois l'auteur ne se fait pas visionnaire d'une future découverte scientifique ou technique, il nous apprend de façon plaisante, et pourvu qu'on prenne la peine de consulter la carte, la géographie de cette partie du globe, tant du point de vue physique, qu'économique et touristique, et la manière de s'y déplacer en jonglant avec les réseaux fluviaux et ferroviaires alors au tout début de leur essor.
C'est en somme un état des lieux des Etats-Unis d'Amérique de la fin du XIXe siècle que dresse ici Jules Verne, très bien documenté, y ayant lui-même effectué un voyage pour le moins mouvementé en 1867.
Mais c'est aussi un roman, et y éclot une idylle entre deux des concurrents, qui par ailleurs sont sept et très typés, caricaturés jusqu'au grotesque pour certains, le sort ayant tendance à favoriser les personnages sympathiques, à défavoriser, s'acharner sur les autres, les antipathiques, les mauvais.
Si toute cette affaire nous parait aujourd'hui assez artificielle et d'une écriture qui date, cela reste un ouvrage que des enfants curieux, amoureux de voyage, d'aventure, de jeu de société, et patients, liront avec plaisir. 
D'autant que c'est la relation d'une sorte de jeu de rôle grandeur nature et en temps réel que l'auteur nous fait, jeux de rôles dont certains de nos contemporains sont friands, sauf que Jules Verne situe l'action de son roman dans le réel et le temps présent, - du moins celui d'il y a deux siècles - alors que les véritables jeux de rôle situent la leur dans celui des contes.

 

 

 

C'est ainsi que les hommes vivent, de Pierre Pelot. (éd. Denoël 2003, 1111 pages)
"
Blog" de lecture par Marie-Françoise :

lundi 20 juin 2005
Je vais continuer le livre commencé hier : "C'est ainsi que les hommes vivent" de Pierre Pelot. Roman de plus de 1000 pages paru chez Denoël en 2003. Il y a deux histoires en parallèle dans ce roman qui se passe dans les montagnes des Vosges, dans la région de Remiremont. L'une ancienne, date du temps où l'on pourchassait les sorcières. Elle est écrite dans un style très particulier empruntant le langage âpre, dur et savoureux de l'époque, l'autre est contemporaine. Je sens que je vais me régaler. Quelque chose me fait pressentir que le protagoniste actuel, qui se dirige vers un étang portant un nom dont il cherche à percer le mystère, où il admire une belle baigneuse, est descendant de l'enfant né en geôle trois semaines avant terme, de la femme arrêtée et maltraitée au début du livre, enfant emporté par la matrone qui, au point où j'en suis de ma lecture à reçu l'ordre de l'étouffer...

mercredi 29 juin
Je suis dans le livre de Pelot, mais je doute que ses phrases et son langage plaisent à tous. J'aime le patois, ou ancien français ?, qu'il emploie lorsqu'il fait s'exprimer ses personnages du XVIe. Des mots qui sortent de l'ordinaire, avec une orthographe variable, d'une ligne à l'autre, comme à l'époque où elle n'était pas encore fixée... C'est cet auteur qui a écrit les "dialogues" de nos ancêtres pour le film : l'Odyssée de l'espèce.

vendredi 1er juillet
Un passage m'avait fait penser qu'il y aurait quelques reproches à faire au style de Pierre Pelot. Y manquaient des articles, genre "la fenêtre de cuisine" au lieu de "la fenêtre de la cuisine". C'était flagrant dans tout un paragraphe, que je ne retrouve plus, naturellement.
À part cela, le texte est toujours émaillé de termes inusités, anciens sans doute, que je ne trouve pas dans le Petit Larousse à portée de main dans la cuisine. Les a-t-il inventés ? Certaines phrases sont assez longues.

jeudi 7 juillet
J'ai continué à lire le gros livre de Pelot. Cette histoire du fils d'une femme brûlée comme sorcière en 1599. Né en geôle. La matrone qui l'a fait naître l'a emporté. Bien que chargée de l'étouffer, elle l'a déposé sous un porche. Une petite fille mutique, Apolline, future dame chanoinesse de Remiremont, le vit, voulut le recueillir, le réclama, ce qui lui redonna de la voix... sans savoir que c'était l'enfant de la femme qu'elle vit brûler le jour de son arrivée dans cette ville. Cela lui fut accordé... Elle lui donna pour nom : Dolat. Il l'appelait marraine, et elle : mon beau filleul... Mais il y a, entre eux, autre chose... 
J'en suis arrivée au milieu du livre. Parallèlement à la leur, une quête, celle d'un prénommé Lazare, à la recherche de l'histoire de sa famille. Lui, remonte dans le temps au lieu de le descendre... Les chapitres parfois très longs pour le XVIIe siècle, alternent. On a ensuite un peu de mal à se remettre dans le bain de l'autre histoire...

vendredi 15 juillet
un extrait de Pelot :
"Cet automne-là n'eut de beaux jours que maigrement, le temps qu'un coup de gel brouisse les feuilles et les fasse tomber et recouvre le sol d'une couche de rouille dans la forêt tondue en grande partie de ses feuillus, où les équipes de boquillons des mynes et fonderies et charbounés avaient laissé des arbres debout, et ce fut comme si le soleil lui-même s'éteignant après avoir rendu ses ultimes bluettes, abandonnant sa dépouille froide derrière des nues cendreuses qui ravounaient le ciel à l'infini par-dessus les sommets des ballons de Bourgogne et d'Alsace.
Il plut à vache qui pisse pratiquement chaque jour; les corrues à flanc de montagne cascadèrent en chouffant et se changèrent en torrents, les gouttes existantes doublèrent ou plus encore leur débit, on voyait dévaler de partout les débords comme des traînées d'argent sur les pentes des coupes à blanc frangées de lisières incertaines et cavaler tumultuairement jusqu'au fond des vaux et se jeter à grands fracas et bouillonnements dans les rivières engroissées bien au-delà de leurs rives. On parla d'inondements nombreux jusque bien loin par en bas, à Remiremont où une partie des remparts sous la Xavée fut sapée et emportée, à Arches, tout le long de la Moselle, ...
"

dimanche 17 juillet
la suite :
".....
L'hiver fut féroce.
Apolline n'avait pas oublié celui de 1621, au début duquel le monde avait vacillé, avant de s'effondrer en basculant par-dessus bord avec la nouvelle année. Elle n'oublierait jamais. Mais vraisemblablement garderait-elle aussi longue souvenance de cet hiver-ci ouvert sur l'an vingt-quatrième du siècle, et des dérangements qui allaient dégourdir des froidures.
.....
Ainsi donc Dolat s'en fut sous ces auspices, s'en alla une fois encore et comme si donc il devait rouler sa vie à n'être pas là, trimer son existence sur des chemins à fleur d'ailleurs malemortés de brume; ainsi donc il guerpit de nouveau sa maison, moins en partance du sol sous ses pieds que d'en dedans de lui, et comme à chacun de ses emportements la conscience sinon insensible en tout les cas défaillante, plus ensourdi par le vide qu'erluisé par quelque appel retentissant de l'autre côté des montagnes, ores que le vide le poussant du fond de lui plus qu'il ne le prenait par la main."

J'ai terminé le livre hier soir. Sans la curiosité de savoir ce qu'il advient d'Apolline et Dolat, de savoir si finalement ces deux-là se rejoindront, sans la langue employée, mêlée de termes patois, de français ancien, et probablement d'autres imaginés par l'auteur…., les récits des tortures, d'exécutions, de massacres, d'atrocités bestiales et de malheurs de toutes sortes qui ne cessent de pleuvoir où d'être commis par les personnages en état de quasi démence, forcés à la brutalité, (seule manière parfois pour eux de survivre), dans les montagnes des Vosges au moment de la Guerre de Trente Ans, parmi les mineurs et charbonniers, et hordes qui sévissent au nom de Dieu ou du Diable, récits qui s'étendent sur plus de mille pages et de 1599 à 1638 et plus, et dissuaderaient sans doute de poursuivre la lecture... on serait tenté, peut-être, de refermer le livre.
Mais il y a cet espoir qui retient, ainsi que des pages de calme relatif, en contre-pied des horreurs, qui permettent de respirer lorsque une vie plus normale reprend pour un temps, lorsque les personnages se réfugient dans le mutisme, la soumission ou l'isolement, et s'occupent à une tâche, pour rester malgré tout en vie, et lorsque le narrateur évoque dans les chapitres alternés, Lazare, personnage de l'histoire parallèle et contemporain à notre XXIe siècle, à la recherche des événements qu'il a vécus au moment où il a fait un infarctus qui l'a laissé amnésique sur toute une période de son existence. Et qui l'ont peut-être amené  à faire cet infarctus ?  
Autre chose retient le lecteur, ce qu'il a pressenti étrangement dès les premiers chapitres, et je l'ai déjà écrit : que ce Lazare n'est pas n'importe qui, qu'il a un lien de parenté avec cette dame chanoinesse, perverse, de Remiremont et ce fils de sorcière brûlée vive. On veut le vérifier, savoir comment les deux histoires mêlées, celle qui descend le temps et celle qui le remonte, se rejoindront.
On se demande aussi comment l'auteur a pu imaginer autant d'horreurs. Cela se passa pourtant ainsi en ces temps reculés, en témoignent des gravures d'époques, le narrateur évoque Jacques Callot… Et cela se passe encore de nos jours, Lazare est journaliste et le sait bien, qui en a été témoin lors de ses reportages. D'où le titre du livre au présent.

18 juillet
" C'est ainsi que les hommes vivent " m'a accompagnée durant plusieurs semaines. 
Un "vrai" livre ! A dimension historique et individuelle à la fois.
Mais un livre dur, des images fortes.
J'y ai trouvé des personnages (femmes surtout) mutiques, en réaction à des épreuves non surmontées et, ou, pour se protéger. Des personnages aussi à personnalité "double" et trouble, que l'on trouve fréquemment dans les ouvrages de Pierre Pelot.
J'éprouve une sensation de manque une fois le livre refermé, comme il en est de toute œuvre monumentale qui vous a tenu si longtemps sous son charme. 

 

 

Les ambitions déçues, d'Alberto Moravia, traduit de l'Italien par Paul-Henri Michel.
Lecture par Marie-Françoise

Sait-on toujours pourquoi on agit d'une façon plutôt que d'une autre ?
Le narrateur s'attache à fouiller, sur plus de cinq cents pages, les raisonnements des personnages, leurs motivations profondes, leurs calculs d'intérêts, inavouables et parfois d'eux-mêmes insoupçonnés. Comme celles de Pietro, qui se flatte de "posséder une conscience à tel point incommode et rigoureuse qu'il lui est refusé d'aller jusqu'au bout et de tirer avantage d'une action dont le seul mobile eût été son profit, et d'être naturellement enclin à l'abnégation, à la loyauté, à l'altruisme, à toutes les vertus humaines."
Pourtant, subsiste une part d'impondérable et d'impulsion.
Que devient l'héroïne assassine, Andrea, jeune femme entretenue par Matteo, noble sans fortune dépendant de sa riche épouse avec laquelle il vient de se réconcilier après qu'elle l'eut quitté ? Andrea, que Pietro, qui rompt ses fiançailles avec Sophie, dès lors qu'il s'aperçoit qu'elles étaient intéressées mais sans réel amour, voudrait ramener dans le droit chemin en l'épousant, et qu'il s'apprête en fin de compte à accompagner dans sa cavale. S'est-elle, sur un coup de tête, rendue à la police, enfuie, ou suicidée ?
Bref, une analyse qui met en lumière les ressorts humains, où se pose la question de savoir si l'amour avec un grand A existe, à part l'amour de soi ?  Et une écriture que l'on ne rencontre plus guère chez les auteurs contemporains qui relatent surtout les faits, et quand au pourquoi du comment, se contentent de suggérer, d'en rester au non dit.

 

 

 

Histoire d'une vie, de Aharon Appelfeld, traduit de l'hébreux par Valérie Zenatti. (éd de l'Olivier/Le Seuil 2004)
Lecture par Adéla :

Souhaitant lire un ouvrage dans lequel le thème du mutisme était abordé, j'ai lu Histoire d'une vie de Aharon Appelfeld.
Muet, l'auteur, juif, qui avait sept ans du temps de la Shoah, le fut en effet. Il n'alla à l'école que jusqu'au cours préparatoire. Il perdit sa mère très jeune, et sa langue maternelle, l'Allemand. Il vécut "dans des tas d'endroits" : ville, ghettos, forêt d'Ukraine, campagne, camps, etc. Palestine, et service militaire. 
A cette époque, le silence était la meilleure défense. Un temps on le crut muet. Il s'exprimait par gestes et de rares mots. Il tint un journal, des suites de mots, sans phrases construites, mots subsistant de sa langue maternelle, mots des autres langues parlées autour de lui, avec des blancs plus intenses que les mots.
Plus tard, il s'est forcé à des études, sa mère l'aurait voulu instruit...
Le livre conte son cheminement dans ce silence, et les impressions surtout, des états d'être, de contemplation, d'observation, que le corps a gardé de cette époque, puisqu'il n'avait pas de parole, et qu'enfant, il n'a pas de souvenirs précis...
La langue évolue tout au long du livre et s'élabore, devient plus philosophique, il finit par évoquer ce problème du silence gardé par ceux, adultes, qui ont vécu la Shoah, et, comme amnésiques, n'ont pas raconté à leurs enfants ce vécu là. L'auteur évoque aussi quelques écrivains juifs ayant écrit sur cette période.
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine, il vit à Jérusalem.

autre lecture, par Martine :

J'ai été très touchée par ce qu'il dit sur la mémoire, celle des enfants qui n'ont pas les mots pour dire, combien ses souvenirs sont faits de sensations... le trou sur les années les plus noires, et la difficulté par rapport aux mots pour se restructurer au milieu des différentes langues parlées, besoin aussi peut-être de retrouver une spiritualité dans la langue maternelle... 

 

L'éclipse, de Rezvani 
lecture par Martine : 

Livre autour de Lulla, sa compagne atteinte de la maladie d'altzheimer - maladie que je ne connaissais que de nom et dont la description est terrible -mais ce livre ruisselle d'amour, il est bouleversant de lire comment cet amour continue à nourrir Rezvani malgré l'horreur de cette fin ... Il m'a vraiment beaucoup touchée...

 

La joueuse de go, de Shan Sa
lecture par Adéla :

Shan Sa, née à Pékin, a adopté la langue française en 1990, après avoir quitté la Chine pour Paris. Parti pris de l'auteur ou maîtrise insuffisante de la langue dans sa complexité ?, c'est dans un français sobre, voire pauvre, aux phrases courtes, sans subordonnées, et au temps présent que s'expriment  tour à tour, par chapitres alternés, comme on joue, les deux protagonistes majeurs de son roman.
La fille est chinoise, collégienne de seize ans, joueuse émérite de go depuis l'enfance sur la place des Mille Vents, en Mandchourie. Elle a une relation avec de jeunes révolutionnaires chinois qui s'insurgent contre l'occupation japonaise.
Lui, est un jeune officier japonais de vingt-quatre ans, il fait partie de l'armée qui envahit la Chine, en tuant, pillant, torturant. Il veut mourir pour sa patrie. Pour la gloire de sa mère.
Il se déguise en mandarin pour espionner les chinois. Entame avec la jeune fille une partie de go, ce jeu de stratégie par encerclement, si répandu en Extrême-Orient, ils la poursuivent de jour en jour.
Sans paroles et sans gestes, ils se découvrent par leur manière de manipuler et d'avancer les pions : "Le go révèle l'âme, la sienne est méticuleuse et froide", pense la jeune fille. "Nous marchons sur le toit de l'enfer et regardons les fleurs", pense le jeune soldat, évoquant le poème d'Issa.
Curieuse histoire que celle de ces deux êtres qui s'affrontent et s'aiment en l'ignorant.  "Le go oppose les êtres autour d'un damier mais leur donne dans la vie une confiance réciproque."
Coup après coup, l'histoire se concentrera sur eux, lentement comme un noeud coulant qui se serre, comme au jeu,  "Cette existence n'est qu'une partie de go".

 

 

Sur la route de Madison, de Robert-James Waller
lecture par Marie :

Il est des êtres qui cherchent " un pays d'essence plus haute " dirait Yves Bonnefoy. Les héros de Sur la Route de Madison, sont de ceux-là.
Les chemins de la vie ont mené Robert Kincaid, 52 ans, photographe, reporter du National Géographic, poète, solitaire et d'allure hippie, à demander sa route à Francesca Johnson, fermière dans l'Iowa, 45 ans, mariée, mère de famille, seule à la ferme pour quelques jours, et qui attendait autre chose de la vie, de l'amour, que le banal au quotidien quelle menait.
En la voyant, il a su qu'il avait atteint son but, trouvé ce qu'il cherchait; elle aussi. Ils se sont reconnus faits l'un pour l'autre de toute éternité, aimés, irrésistiblement, irrépressiblement. 
Quatre jours à s'aimer, pour le reste de leur vie. 
Car elle ne voudra pas le suivre, attachée qu'elle reste à ses responsabilités familiales, mais pas seulement pour cette raison... Il respectera son choix. Ils ne se rencontreront plus, ne s'écriront pas. Elle verra les photos qu'il fait et des portraits de lui de loin en loin dans la revue du National Géographic à laquelle elle s' abonnera. Ainsi elle le verra vieillir; bientôt elle remarquera qu'il porte au cou une médaille où il a fait graver son prénom à elle: Francesca.  C'est tout. 
Au décès de son époux, et ses enfants grandis, se sentant enfin le droit de le rejoindre, l'adresse et le numéro de téléphone que Robert lui avait indiqués n'étaient plus bons et il n'avait pas fait en sorte qu'elle puisse le retrouver. Pourquoi ? 
Seuls leurs cendres se rejoindront, disséminées à quelques années d'intervalle, à l'endroit qu'il était venu photographier le jour de leur rencontre…
Cet amour-là est digne d'envie. D'une telle force que, sans communiquer, ils ne cesseront de se savoir s'aimer chaque jour et jusqu'à leur dernier jour, chacun de son côté et peut être plus que s'ils avaient vécu côte à côte. Ce choix, peut-être, pour que rien n'altère leur passion ?
Un livre intense qu'on referme le cœur serré, les larmes aux yeux. D'aucuns diront que c'est de la sensiblerie, du romantisme, que les amours des livres ne sont pas la réalité. L'auteur, Robert-James Waller - qui porte le même prénom que son héros -, prétend que cette histoire est vraie, confiée à lui par les enfants Johnson bouleversés  - ils l'ont trouvée consignée par leur mère dans des carnets après son décès - , et un ami de Robert Kincaid qu'il est allé interroger. N'est-ce qu'artifice d'écriture ? Au lecteur de le déterminer.

Note : On pourra, sans être déçu, regarder le film du même titre que Clint Eastwood a réalisé. Très fidèle au livre il en respecte l'atmosphère et la vérité des personnages admirablement incarnés par Meryl Streep et lui-même. Les éditions Albin Michel utilisent une image de ce film pour illustrer la couverture de la collection Pocket (édition de septembre 2003).

 

 

 

Gadis Pantaï, la fille du rivage, de Pramoedia Ananta Toer
lecture par Marie :

Parce qu'un noble de la ville, un Bendoro, l'a remarquée pour sa jeunesse et sa beauté, Gadis Pantaï, fille de pêcheurs, née et grandie sur le rivage de la Java féodale de l'Indonésie du début du XXe siècle mènera une vie bien différente de celle à laquelle elle s'attendait :

Alors que dans son village l'or et les bijoux sont rejetés comme source de malheur pour le pays, la mer étant la seule richesse, c'est vêtue d'un sarong de batik et d'une kebaya de dentelle, portant au cou un collier avec pour pendentif un cœur en or et au poignet un bracelet en forme de serpent (et elle a peur des serpents le soir sur la plage !), que ses parents la conduisent dans la maison du Bendoro qui vient de l'épouser. Ils la lui ont donnée, par obligation, et pour son bien disent-ils, elle a à peine quatorze ans, et n'a qu'à s'incliner.

Dans son village de pêcheurs la vie est dure, mais libre, et vaste l'espace ou l'on trouve joie et chaleur nées du travail partagé. Gadis Pantaï, devenue première dame, vit à la ville, enfermée dans la maison du Bendoro, son époux. Elle n'a plus à travailler, plus à réparer les filets ni à piler la farine de crevettes, mais ne court plus non plus sur la plage... Et c'est de loin qu'elle entend la mer sans plus jamais la voir. Elle mène une vie de solitude sans le droit d'avoir une amie, seulement celui de recevoir ou de donner des ordres.

Alors que dans son village, un homme est un homme lorsqu'il a le courage d'aller en mer, l'époux à qui ses parents l'ont donnée n'y est jamais allé, et méprise les pêcheurs, petites gens. Pâle, élancé et sans muscles, il n'a jamais travaillé. Et s'il n'a l'air ni sévère ni cruel, mais doux et poli, tout le monde cependant en a peur, Gadis Pantaï aussi, qui lui est soumise.
Pourtant cet homme dont la main fine caresse le cœur et fait frémir le sang lui manque lorsqu'il est absent…

Dans son village de pêcheurs, où seule la mer est toute puissante qui décide de la vie des hommes en apportant nourriture, mais aussi naufrages et raz de marée…, on n'a pas besoin de maison de prière. A la ville, le Bendoro passe des heures dans le khalwat, à méditer, à réciter le Coran, et son épouse est tenue de l'y accompagner.

Bien que dans son village on n'accorde pas foi aux contes " Ils ne sont que des mensonges ", affirme le vieux sage, Ce sont pourtant des contes que réclame Gadis Pantaï à sa vieille servante. Celle-ci les lui fait découvrir et les lui raconte, pour la bercer, l'endormir, l'amener peu à peu à s'adapter à sa nouvelle existence, en même temps qu'elle lui enseigne les règles en vigueur chez les notables de la ville, et lui prodigue ses conseils avisés.

Et si dans son village, Gadis Pantaï n'a pas appris à lire, son enfant au moins sera éduqué puisque noble, appartenant au Bendoro.

Mais lorsque son enfant, une fille, sera née, Gadis Pantaî qui n'est qu'épouse à l'essai, devra-t-elle partir et ne plus jamais la revoir comme ont dû le faire, avant elle, les épouses qui l'ont précédée, retournant dans leur village en laissant leurs bébés ? 
Étrange coutume, pour ces Bendoro, que de choisir parmi les plus belles femmes celles qui leur donneront de beaux enfants... puis seront répudiées parce qu'elles ne sont pas nobles... sans qu'elles puissent prétendre garder, ni élever leur enfant qui ne leur appartient pas.

Pramoedia Ananta Toer, l'auteur né à Java en 1925, a imaginé ce récit à partir de ce que d'autres ont rapporté, de ce qu'il a vu. Il le dédie à sa grand-mère maternelle, l'inspiratrice: " Une personnalité, un caractère. Je l'aimais. Je l'admirais. J'en étais fier. ". Son récit, commence comme un conte : une jeune fille pauvre épousée par un noble…, mais il est tiré d'un vécu poignant et a valeur de témoignage. Témoignage que nous n'aurions pas le bonheur de lire si l'auteur n'avait eu accès à l'éducation. Par quels moyens, si sa grand-mère fut répudiée ? 
Ce bonheur de lecture nous le devons également au traducteur qui a su rendre toute la musique de la langue indonésienne, lui conservant nombre de termes qui n'ont pas d'équivalent en français et qui confèrent à l'ensemble, la saveur de l'exotisme.

 

 

L'Épervier de Maheux, de Jean Carrière
lecture par Marie-Françoise Godey :

L' Épervier de Maheux est écrit dans une langue telle qu'on ne lâche pas le livre. Qu'on n'abandonne pas ces paysans qui ne trouvent pas la joie, pas de sens à leur vie âpre et dure retirée dans ce Haut Pays aride et ingrat que sont les Cévennes. Pays décrit dans tous ses aspects et à toutes les saisons "avec une sombre et austère grandeur" (sic : Le Monde). Pays de l'auteur il est vrai.

L' Épervier de Maheux, c'est l'histoire de ces familles paysannes qui meurent dans la deuxième moitié du XXe siècle. Lente extinction du monde rural, même si dans les années 70, lorsque l'auteur écrit son livre, certains hippies aux longs cheveux prônent le retour à la terre, se font bergers. Les personnages du livre, des " arriérés " diraient certains, continuent à vivre comme autrefois, de peu, en autarcie, proches des bêtes, parce qu'ils n'ont pas voulu ou pas su s'adapter au progrès, au confort. Ceux qui restent le font par fierté, par amour de la terre qu'ils ne savent quitter , par peur de l'inconnu, ou sans se l'avouer par plaisir de souffrir.
Ils finissent par étouffer dans leur solitude et en mourir.

Des aspirations d'essence plus hautes les habitent, sans qu'ils sachent lesquelles, ni pourquoi, sauf qu'ils attendaient autre chose de la vie. Comme cet épervier qui plane en tournant là-haut et les nargue, éternellement, qu'Abel voudrait atteindre, ou cette source recherchée au cœur de la montagne qu'il creuse.
Le travail accompli jour après jour est ressenti comme inutile par les femmes prises au piège, qui ne peuvent plus partir " là où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute ". Alors, jour après jour, elles font leur devoir, ou en deviennent folles. L'auteur met l'accent sur le fait que la vie, entre la naissance et la mort, se passe à trimer, à souffrir, pour rien, tous repères perdus, même religieux. Même celui des fils qui quittera le village pour la ville ne trouvera au bout du compte lui aussi que lassitude, ennui et désespérance. Il faudrait comme les oiseaux, comme les animaux, savoir tout simplement vivre. Qui donc a mis dans la tête des hommes ces idées de bonheur, ces idées de ne pas se contenter de ce qu'ils ont, de n'accepter pas le repos ?
" Voilà à quoi les gens passent leur vie : à construire des tours de fumée… À tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible… À brûler des meubles, à laisser des champs en jachère et des cultures à vau-l'eau pour s'enfermer dans un désastre irrémédiable - à couper, sauvagement, derrière eux les ponts de la réalité, à préférer l'ombre à la proie, à se punir, à se priver, à s'empêcher d'être au monde et aux autres pour être soi nulle part… "

Bref, L'Épervier de Maheux de Jean Carrière est un livre dont on sort quelque peu meurtri. Son succès (il obtint le prix Goncourt en 1972) fit sombrer l'auteur dans une profonde dépression. Mais pour avoir écrit un tel ouvrage, ne fallait-il pas y être prédisposé, avoir le caractère mélancolique de ces Cévenols du Haut Pays ? Le thème reste par sa préoccupation actuel. Car même au milieu du progrès des sciences et des techniques, du mieux être d'aujourd'hui, la question métaphysique du pourquoi vivre se posera toujours.

 

 

Une nuit, l'Éternité, de Michel Devaux (éd. Alzieux 2000).
lecture par Marie-Françoise G. :

À moins d'écrire un roman de science-fiction, il est difficile en littérature d'aborder le thème de l'Univers. Michel Devaux le fait pourtant dans son ouvrage : " Une nuit, l'Éternité ", sous forme d'entretien, ou plutôt de réponses à des questions prétendument posées lors d'une nuit d'exceptionnelle visibilité par Jean-Marie Choffat, alpiniste, sur les hauteurs de Montaigu.
Au fil des pages, si l'auteur, de formation scientifique et passionné d'astronomie, vulgarise les connaissances et les découvertes récentes concernant l'Univers, il va au-delà et aborde les questions essentielles concernant la relation de l'Homme au Cosmos et au Temps, la Vie possible ou non " Ailleurs ".
Voilà le lecteur accroché qui révise et complète ses propres connaissances pour peu qu'il s'intéresse à la voûte céleste, à la place de l'homme sur terre, à certaines énigmes archéologiques. Il méditera au passage sur quelques phrases surgies au fil des explications et démonstrations claires et imagées de Michel Devaux qui n'omet pas de faire part de ses convictions personnelles :
" Voilà pourquoi, lorsque nous regardons le ciel, nous ne voyons ni le présent, ni l'avenir, mais seulement le passé ! "
" Sans référentiel je n'ai pas d'âge. "
" Le temps est une invention humaine, il est tantôt fuyant, tantôt pesant. En fait, il est impalpable, sans aucune réalité… Dans le Cosmos, le temps n'existe pas. "
" Alors le commencement que nous voudrions toucher nous échappe, parce qu'en fait, il n'y a ni commencement, ni fin de l'Univers. "
" Il suffisait d'y penser !... Et la pensée est puissante, elle se matérialise ! "
" Un bon nombre d'idées cruciales pour la science, prennent naissance au-delà des limites du rationnel, dans la contemplation du mystère non encore révélé. "
Ouvrage donc, à la limite de la science, de la philosophie et de la spiritualité, que l'on ne referme pas sans quelque sensation de vertige.

 

 

Da Vinci Code, de Dan Brown
lecture par Marie :

Nulle femme ne peut jeter la pierre à Marie Madeleine. Et chaque femme aurait aimé être à sa place. Cette Marie Madeleine, pécheresse, mais sainte, remarquée par Jésus dont elle lave les pieds, a déjà fait couler beaucoup d'encre. Lui ont consacré des pages de nombreux écrivains : Victor Hugo, Théophile Gautier, Maeterlinck, D.-H. Laurence, J.-P. Jouve, M. Yourcenar, Blaise Cendrars, etc. Elle est le thème central du livre de Dan Brown, d'où son immense succès. Il élabore en effet autour du secret qui entoure la relation de Marie Madeleine avec Jésus une théorie mêlant le Graal, la déesse mère, le Féminin sacré, le Yin et le Yang, masculin féminin complémentaires pour atteindre au divin.

Il l'étaye de descriptions, développements et démonstrations fascinantes à partir d'œuvres d'art, de faits historiques, de curiosités mathématiques, de personnages célèbres, de l'existence de sociétés secrètes. Ce décodage de connaissances ésotériques, en ce début de troisième millénaire à l'ère du téléphone portable et de l'ordinateur, portant sur d'ancestraux mystères religieux, païens et chrétiens, se fait à l'occasion d'une enquête à la fois policière et initiatique bien menée, pleine de rebondissements, de revirements de situation imprévisibles propres à tenir le lecteur en haleine.

Le plus époustouflant c'est que Dan Brown raisonne à partir du réel que chacun peut vérifier, il suffit d'observer les œuvres d'art, les textes et les lieux évoqués. Témoignent aussi de l'étendue de ses recherches, ses remerciements, en fin d'ouvrage, à toute une liste de personnes, dont certaines sont protagonistes dans le livre, et qui ont favorisé son élaboration, son écriture.
De quoi rester rêveur...

 

 

Les yeux baissés, de Tahar ben Jelloun
lecture par Marie-Françoise :

Une petite fille, nourrie depuis toujours par une légende de trésor révélée par un aïeul et qu'elle seule pourrait découvrir, quitte avec sa famille son village berbère sud marocain pour échapper aux maléfices d'une tante, et se retrouve en France.

Autour de cette légende d'enfance qui éclaire les événements cruels de sa vie, elle s'invente des personnages et leurs histoires. Ils s'insinuent dans ses rêves, prennent volonté propre, lui apparaissent, lui parlent et veulent influer sur le déroulement de son existence. Cette puissance de l'imaginaire et du rêve pourrait la mener jusqu'à la folie si elle ne trouvait un territoire nouveau qui n'est ni sa terre natale où l'on se contente de vivre en s'inventant des histoires pour tromper son ennui, ni le pays d'adoption dans lequel elle s'intègre avec impatience et frénésie, mais l'écriture.

Car il semble évident qu'à travers ce roman dans lequel la frontière est ténue entre le réel et l'imaginaire, Tahar ben Jelloun s'attache à rendre sensible au lecteur la difficulté de l'écrivain hanté en permanence par ses personnages qui, une fois inventés, prennent en quelque sorte les rênes du roman.

L'auteur s'est-il ici laissé à ce point mener, que le roman dans lequel il semble vouloir tout mettre, déracinement et exil, fatalité du malheur, déchirement entre deux cultures, condition des femmes, foisonne de contes, légendes et aventures, agrémentés de détails pimentés et récits de cruautés ou autres déviances,  dont nombre de lecteurs à satisfaire, hélas, sont friands, et qui se succèdent somme toute de manière assez artificielle et dans lesquels la narratrice et le lecteur ont du mal à trouver leur chemin.

 

 

Le mystère des trois frontières, d'Éric Faye (éd. Le serpent à plumes)
lecture par Adéla :

À la question : Quel est le thème du livre d'Éric Faye ? Je réponds : le dédoublement de la personnalité. Et note la quatrième de couverture très bien faite:
"Ethnologue et fin connaisseur des mythes, le narrateur, qui vient de vivre une séparation douloureuse, part se reposer dans une petite pension, au coeur de la forêt. Il y croise un randonneur qui lui relate des rencontres étranges et terrifiantes. Très vite, l'antique forêt produit sur le cerveau malade du narrateur son envoûtant travail ; peu à peu mythe et réalité se confondent. La puissante nature, la mémoire des temps anciens, une série de faits troublants et l'image obsessionnelle d'une femme inconnue : le lecteur est pris dans ce rêve éveillé aux frontières du visible et de l'invisible, du temps présent et du temps passé, du monde intérieur et du monde extérieur."
Un livre écrit dans une très belle langue, un récit intrigant qui m'a énormément plu.

 

 

 

L'amour fantôme, de Jean-Michel Olivier, éd. de l'Âge d'homme.
lecture par
Marie-Françoise G. :

Intimement liée à son garçon, Reine, en mère possessive, l'élève seule, le couve. Pour échapper à cet amour étouffant, oppressant, l'adolescent la fuit et sombre dans celles, non moins excessives, de femmes dont il adopte la façon de vivre et les rêves insensés : Rose, la beatnik révolutionnaire des années 70 ; Mona l'artiste peintre violente, masochiste et morbide, adepte du body art des années 80 ; enfin Neige, joueuse de tennis, fervente de la secte MORS dans les années 90 en Suisse. Mais ces amours se terminent par leurs disparitions tragiques. Et chaque fois le fils touche le fond et tombe un cran plus bas.
Sortes de comas ou de morts successives ressenties par Colin, dans sa tête et son corps, –"Nous mourons tous plus d'une fois, en plusieurs temps" affirmait le philosophe Jacques Derrida dont l'auteur avait suivi le séminaire –, dont il renaît pourtant, car chaque fois la mère est là, patiente et amoureuse, dévouée corps et âme, qui le recueille, le soigne, le rééduque et reprend son emprise sur lui. Jusqu'à ce qu'il se révolte et reparte à nouveau.

À travers l'histoire de cette quête inlassable de l'amour parfait, plus rêvé que vécu, bercé des chansons et  slogans des idéologies aveuglantes, libertaires et suicidaires dans lequel le jeune se laisse embarquer, c'est aussi la caricature de toute une frange de la société du dernier quart du XXe siècle que dresse l'auteur.  Et un constat d'échec. Celui de cette génération de marginaux révoltés, qui, échouant à mettre en place un monde meilleur, à ne pas dépendre des parents, de l'argent, des dirigeants, des médias, revient par la force des choses, et pour finir à la case départ et, comme Colin, se contente de l'amour de la mère, et profite du confort petit bourgeois du cocon qu'elle lui offre, fait de routines, sans envolées, et jalousement gardé, duquel il avait tenté de s'échapper. 

Mais que l'on se rassure, le sujet est traité sur le ton de la dérision et de façon plaisante par l'auteur, aussi le lecteur passe-t-il avec L'Amour fantôme, un agréable moment au cours duquel il se remémore des épisodes que lui-même, l'un de ses proches ou connaissances, a pu vivre. 

 

 

Marée Noire, de Brigitte Giraud, éd. Stock, 2004 
lecture par Martine Mouhot :

Les ailes couvertes de pétrole, les oiseaux touchés par une marée noire s'évertuent à voler; fragilisés par leur passé, les deux personnages du nouveau roman de Brigitte Giraud cherchent à aimer. Après avoir perdu sa femme des suites d'une longue maladie, il reste seul avec son fils Vincent. Quittée par son mari, elle vit avec ses deux filles, Émilie et Dorothée. Leur rencontre leur permet de rompre avec plusieurs années de solitude: " tu es arrivé et j'ai cessé de vivre en exil. Tu as donné un sens aux matinées, aux sorties d'école, tu avais des yeux qui me regardaient et tout a changé."
Mais comment vivre après ? Dans un long monologue, adressé à cet homme, Linda dévoile, peu à peu, par petites touches, l'histoire de chacun, les blessures non cicatrisées, cet amour au va et vient des vagues sur l'océan. "C'était nos premières vacances ensemble. Nous voulions savoir si nous étions capables de vivre toi, moi et les enfants sous le même toit. Nous brûlions de trouver une réponse .Nous avions tant d'espoir. C'est une déclaration d'amour que nous faisions, sans doute la première. A moins que ce soit un arrangement, un mariage de raison".
De doutes en interrogations Linda souhaiterait être simplement "celle qui veille" pour que chacun trouve sa place, " il fallait trouver la bonne distance, inventer un paysage où pourraient vivre ensemble les présents et les absents sans que les uns évincent les autres". Mais le silence s'installe dans cette relation, comparable à la douleur muette des gens devant cette marée noire, qui approche inévitablement des côtes. Les non-dits de cet homme, miné par sa souffrance deviennent un mur infranchissable et peu à peu, Linda perd pied, voulant "ressembler" à cette femme…"tu n'as pas compris , que moi aussi, j'étais en train de mourir. A petit feu. Pour renaître sous ses traits."
Brigitte Giraud livre un roman poignant où, avec beaucoup de délicatesse est décrit l'amour qui survit au deuil. Son écriture, d'une grande simplicité, semblable à de légers coups de pinceaux utilisés pour l'aquarelle, offre un récit où sa sensibilité pour les êtres, s'exprime en maître.

 

Nico, de Brigitte Giraud, éd. Stock, 1999 
lecture par Martine Mouhot :

"On parlait des fugues de Nico, comme on disait les migraines de maman. Sans plus d'émoi, ça allait de soi." Ainsi commence cette chronique d'une enfance blessée racontée par Laura, la grande sœur. Entre une mère médecin très occupée par ses malades, "ma mère nous regardait environ une heure par jour. Un moment à ne pas manquer." et un père vendeur de voitures, "qui reprochait à ma mère de ne pas avoir la patience de se consacrer à sa famille et à sa maison" Nico mouille son lit, refuse de manger et devient celui qu'il faut dresser quand ce n'est pas "briser" "pour son bien " "c'est mon frère qui trinquait. … [parce que] personne n'était censé faire la différence entre autorité, abus de pouvoir et torture morale." Nico résiste puis s'enferme dans un silence de plus en plus opaque "On est là les uns en face des autres, on se regarde comme des êtres qui se sont déjà tout dit…on n'a fait que se frôler" jusqu'au jour où toute la rage contenue de Nico va éclater. Dans ce deuxième roman, Brigitte Giraud dissèque le lent naufrage d'une famille sans problème. Une écriture blanche, sans dialogue donne au récit toute son intensité et nous vaut de très belles pages sur l'adolescence: " Ça veut dire quoi grandir ? ….On est mal. On est entre deux mondes, sur un fil au dessus de l'abîme. On a le sentiment du temps qui passe pour rien, qui avance sans nous. On est suspendus, on croit que tout est grave, que tout est triste." Ce sujet grave - l'enfance battue - est traité avec beaucoup de pudeur et compassion, à ne pas manquer.

 

Garder, d'Anne Luthaud, éd. Verticales/Le Seuil.
lecture par Adéla :

Pierre gardien de phare, collecte des histoires, celles dont il délivre ceux qui les lui racontent. Pierre gardien de phare racontait des histoires à Louise pour la garder. Il lui fallait beaucoup d'histoires. Pierre marchand de bois séjourne quelques jours avec Pierre gardien de phare. Pierre gardien de phare lui donne ses histoires. Pierre marchand de bois repart. Alors Pierre gardien de phare recherche Pierre marchand de bois. Pierre marchand de bois autrefois était fou et chantait. Pierre marchand de bois a disparu. Alors Pierre gardien de phare ne garde plus le phare, ne garde plus les histoires et part jusqu'en Asie à la recherche de Pierre marchand de bois pour qu'il lui donne enfin son histoire. Pierre marchand de bois a perdu puis retrouvé Alice. Parce que Pierre gardien de phare était jaloux de Louise il a perdu Louise. Alors Pierre est allé garder le phare pour être seul avec la mer et s'est raconté une histoire : qu'il a perdu Louise dans les marais, qu'elle s'est noyée dans leurs eaux jaunes. Louise dit qu'elle aimait la voix de Pierre qui lui allait jusqu'aux entrailles, mais qu'elle n'écoutait pas les histoires qu'il lui contait. Louise reprochait à Pierre de vouloir tout prendre, aux gens leurs histoires, à elle sa liberté. Alors Louise est partie voyager sur la mer, a observé les voyageurs. Longtemps, des années. Pierre a perdu Louise, mais l'a gardée dans son histoire. Louise n'a pas cessé d'aimer Pierre, Pierre n'a pas cessé d'aimer Louise, il écrit : 
" J'ai pour moi de l'aimer toujours " Je ne sais pas pourquoi j'ai accepté de garder cette phrase.

 

autre lecture par Marie-Françoise :

Paru en 2002, premier roman d'Anne Luthaud, Garder est écrit à la première personne, des phrases courtes et simples, un langage dépouillé. Un homme s'exprime dans la première et la seconde partie du livre, intitulées : Le phare, et Pierre ; une femme dans la troisième : Louise.

Peu à peu, au milieu d'histoires que de nombreuses personnes lui ont confié pour en être délivrées, un peu comme chez un psy, Pierre révèle par bribes, d'abord disparates et désordonnées, sa propre histoire avec Louise. Il y mêle de belles descriptions de la mer et évoque sa vie de gardien dans le phare où il s'est isolé volontairement après le départ de la femme aimée. Arrivé à la moitié du livre, le lecteur croit déceler sa folie, ou du moins sa maladie.

Un marchand de bois importun vient s'installer quelques jours au phare. Ils ne font que se croiser, mais durant les rares moments passés ensemble Pierre lui conte, ou plutôt lui donne, ses histoires, contre du bois. Après la dernière, l'homme part. Parce que c'est son histoire. Mais Pierre ne le sait pas, pas plus que le lecteur. Le marchand de bois manque alors au gardien de phare. Il se renseigne sur lui : il porte son prénom : Pierre. C'est un ancien fou. Pierre le recherche alors  jusqu'en Asie, pour qu'il lui conte enfin son histoire avec Alice. Mais arrivé là, Pierre ne se reconnaît plus : « Je n'avais pas reconnu mon visage… Le corps aperçu était distinct du mien. »

Facile à lire, nourri des histoires collectées pour Louise, on lit Garder curieux de vérifier si ce que l'on pressent est juste : Pierre et Pierre ne seraient-ils  pas une seule et même personne ? Au dernier chapitre, Louise, pleine de ressentiments donne sa version des faits. Une dernière partie qui peut désarçonner le lecteur...


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