Le Café littéraire luxovien

/Cuisine & festins

 

                                                                                  


 

Cette année-là, puisque les retrouvailles étaient du côté de l'Ouest, dans ce réfectoire monacal de l'abbaye de Maillezais, on avait fait venir des foudres entiers d'Anjou et de Loire, de beaux chinons de graviers faciles à boire, au petit goût de mûre et de réglisse, longs en bouche, tanneux, dont le tartre collait aux dents et donnait encore plus soif, toujours plus soif, des envies d'assécher la Vienne, voire la Loire, avec une paille depuis la colline de la Devinière, après avoir vidé tour à tour la Vendée, le Lay, le Thouet et les deux Sèvres, asséché les marais pour en attraper les anguilles et les grenouilles qui, bien persillées, bien tronçonnées et fricassées, garniraient aussi royalement les plats qu'elles raviraient les palais, tant le beurre, l'ail et le persil s'accordent avec toute chose - les petits os caoutchouteux des batraciens sont aussi fort utiles pour se curer les ratiches du devant et les débarrasser des verts fragments qui les encombrent, avant de parler en public, comme les grands flots de pirate réussissent, à force, à dissimuler l'ail dans l'haleine, l'ail des cagouilles, l'ail des grenouilles, mais aussi l'ail des terrines et des pâtés, ail cru, ou peu s'en faut: le plus puissant. 

Mathias Énard, Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs

 

Je décide de m'inviter à ma table. La vue de tous ces reliefs m'a mis a plat. Et puis, je me ressaisis. Je vais faire des œufs. Brouillés, bien sûr, comme toutes mes entreprises. Sera le plus simple. Avec une tranche de lard, je ferai maigre. Avec du porc, je suis sauvé. Mes rogatons seront un festin. Un paquet d'épinards surgelés, et voilà, ce sera une fête. Je descends chercher une bouteille dans le cellier pour faire bombance. Je fouine parmi ma réserve. Sidi Brahim, coteaux de Mascara, avec un tel repas, devrais me contenter d'un pinard humble. Roussillon, aussi un minervois. J'entr'aperçois un corbières. Eh bien, non. Je ne fais ni une ni deux, je prends une résolution subite. Ce sera un chateauneuf-du-pape, le seul qui me reste. Si je reste seul, aucune raison que je me maltraite. 

Serge Doubrovsky, Le livre brisé

 

Grand-mère ignorait tout des livres de cuisine, et davantage encore qu'il existât une tradition culinaire codifiée par Jules Gouffé, Carême, Vatel ou même Ginette Mathiot dans sa version roturière. Pour grand-mère, la cuisine n'était pas une activité culturelle ou artistique; mitonner un plat était juste une nécessité, un os de Cro-Magnon qu'elle continuait de cuire pour ronger sa solitude. Elle avait tout appris (brider, confire, doser, écosser, écaler, écumer, larder, émincer, mariner et truffer) en regardant sa mère qui regarda sa mère qui regarda sa mère, et ainsi apprend-on a éplucher une pomme quand on arrive à Ève. 

Guy Boley, Fils du feu

 

      Marie-Rose tourne le lièvre à la broche. Il fait bien dans les quatre kilos, le bougre! Elle l'arrose régulièrement de sauce. 
      C'est son secret, la sauce. C'est ce qui fait toute la différence. Un jour, elle devra noter tous ses secrets. Le livre des recettes sauvages de Marie-Rose! La nouvelle Ginette Mathiot, version femme des bois! Elle y mettrait ses recettes pour la cuisson du rat, du ragondin, de la couleuvre, du lézard... Et bien sûr, tous les gibiers. Ses spécialités, quoi! 
(...) 
       Elle réfléchit à ses recettes. Le pâté de rat! Ça, c'est excellent.
       Parce que, ce qui choque, en général, c'est la forme. Mais en pâté, on voit plus du tout ce que c'est... et vraiment, c'est bon! Et les vers de terre en salade! Il faut juste les faire dégorger, et quand ils ont bien chié leur terre, les pocher dans de l'eau salée, à peine une minute. Avec un filet de vinaigre, et de la queue de poireau hachée, ça est vraiment délicieux. 

Barbara Constantine, Allumer le chat

 

Chez nous, on disait les farcies et on savait de quoi il était question, il ne pouvait s'agir QUE des pommes de terre. On ne farcissait rien d'autre. Les tomates n'étaient pas légion, les courgettes encore moins, leur mode ailleurs que dans les potagers familiaux. Les farcies, disais-je, c'est comme les beignets de carnaval: il n'y a pas deux personnes qui les font de la même façon. Les farcies se suivent et ne se ressemblent pas. Ça tient bien sûr et en grande partie à la composition de la farce, mais aussi à la taille et la coupe des patates, sans oublier la cuisson. Ce qui revient à dire que tout compte, en somme, dans ces particularités. La manière familiale préconisait une patate ferme et de bonne santé, de la taille d'un demi-poing, en gros, de forme plus oblongue que ronde important. Elle était coupée dans le sens de la longueur, pratiquement en deux moitiés égales, chacune des parties creusée à la petite cuillère et chacune des parties remplie de farce, puis jointes face à face, et il n'était pas rare qu'on les ligotât de quelques tours de fil à coudre pour les maintenir accolées. 
       La farce, à présent. Certains pratiquent la chair à saucisse... Pourquoi pas le steak haché? La seule farce digne de ce nom est issue de viande cuite et froide de pot-au-feu, sans retirer le gras, d'oignons, de persil, une gousse d'ail, tout cela mouliné au moulin mécanique dont on tourne la manivelle à la main. La cuisson en cocotte couverte, dans une lichette d'huile. À feu bas, sans découvrir afin qu'agissent simultanément les deux procédés de cuisson: l'huile qui frit et dore et la vapeur qui cuit en profondeur, le tout dans un petit grésillement sympathique qui tournicote sous le couvercle, trois petits quarts d'heure... Je ne vous dirai rien de l'odeur échappée à la première levée du couvercle. La merveille se déguste accompagnée d'une salade verte, mâche c'est bien mais laitue n'est pas mal non plus, dont on veillera que l'assaisonnement en vinaigre ne soit pas flingueur comme c'est malheureusement le cas souvent, et il n'est pas fou de lui préférer, au vinaigre, un jus de citron.
       L'autre école de la farce pratique le perçage du tubercule à la va-comme-je-te-troue, un creux, donc, qui ne sera pas recouvert, bourré de farce, et en avant la musique sans plus de fioritures, les petits chapeaux allez savoir pourquoi on appelle ça des chapeaux résultant des forages, cuits en accompagnement, davantage pour ne pas jeter que pour autre chose... Dans la famille de mon épouse, ils trouaient... elle a perpétué la tradition. Chez moi, nous étions fendeurs-justaposeurs-ficeleurs... Une autre école encore (si l'on peut dire) admet dans la casserole la compagnie de tomates, farcies elles aussi, mais cela devient n'importe quoi. 

Pierre Pelot, La croque buissonnière

 

Eva aime bien les noms des gâteaux, elle se demande qui les a nommés, qui leur a donné des noms de métiers, sacristain, financier, nonnette, de phénomènes climatiques, éclairs, de géographie, paris-brest, forêt-noire. 

Fabienne Jacob, Les séances

 

      Mais l'on se rend vite compte, quand on parcourt ainsi toute la gamme des lieux où l'on se restaure, que l'authentique et bonne cuisine française repose sur deux extrêmes ― tous deux fort chers d'ailleurs ―, la spécialité strictement régionale, en général de tradition rurale, n'utilisant que des produits du cru, des aliments courants mais dont la saveur est accrue par les qualités propres du terroir et de leur élevage (exactement comme pour les vins) et, à l'autre bout de la chaîne, la spécialité dite gastronomique, d'origine «aristocratique», œuvre de chefs confirmés, de princes et d'alchimistes des fourneaux dont la saveur vient avant tout de son mode de préparation et des recettes secrètes qui la composent. Entre les deux, il n'y a rien que l'accablante et fade uniformité des biftecks frites ou des escalopes milanaises. N'ayant pas entrepris ce voyage à seules fins de gastronomie, j'ai fini bien souvent par leur préférer, au coin d'une forêt ou sur une route de campagne, une crème de gruyère et une goulée de rhum. Elles, au moins, je pouvais les prendre à toute heure.

Jacques Lacarrière, Chemin faisant

 

     Il avait introduit chez lui la cuisine française dont le secret, au dire de son cuisinier, consistait uniquement à dénaturer le goût original des aliments de sorte que, chez cet artiste, la chair avait le goût du poisson et le poisson le goût du champignon; ses macaroni sentaient la poudre à canon; en revanche, il ne tombait jamais dans un potage une carotte qui n'eût la forme d'un rhombe ou d'un trapèze. 

Ivan Sergeyevich Turgenev, Khor et Kalinitch 
(
dans Récits d'un chasseur)

 

      Peu à peu les pêcheurs arrivèrent et se rassemblèrent autour de la table. Ils parlaient fort, s'interpellaient et riaient dans un dialecte que le Commissaire ne comprenait pas. Certains d'entre eux se dirigèrent vers un entrepôt. Ils en ressortirent en portant des tonnelets, des corbeilles remplies de pain, des bocaux, des plats, des fromages, des jambons. Un amas de victuailles et de bouteilles encombra bientôt la nappe. Ce n'était plus la Cène. On entrait soudain de plain-pied dans la peinture d'un primitif flamand. Abondance de nourritures, boissons, rires édentés qui fendaient des faces abruties et brûlées de soleil, physiques bancals, ivresses naissantes, grosses mains noueuses, visages stupides. Le vulgaire et l'idiotie. Le boire et le manger. L'oubli de la mort, qui pourtant, quand on y regarde bien, se loge toujours quelque part dans le tableau: un crâne au pied d'un arbre, une branche en forme d'ossements, deux corbeaux, une faux posée contre une grange, un arbre nu au cœur des blés murs, des vers dévorant un fruit. 

Philippe Claudel, L'archipel du chien

 

En ce qui concerne un petit cachalot, sa cervelle est considérée comme un plat fin. La boîte crânienne est ouverte à la hache et l'on en retire les deux lobes dodus et blanchâtres (ressemblant très exactement à deux gros puddings), on les mélange alors à de la farine, on les cuits et c'est un mets tout à fait délicieux, dont le goût rappelle celui de la tête de veau appréciée de certains gastronomes. Et tout un chacun sait que quelques jeunes dandies parmi les gourmets, en se nourrissant sans cesse de cervelles de veau, finissent par acquérir assez de cervelle eux-mêmes pour distinguer leurs propres têtes d'une tête de veau, la distinction réclamant d'ailleurs une perspicacité peu commune.

Herman Melville, Moby Dick

 

Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l'officiant? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite au pied de l'autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps: «Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.» Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon. Il se figure les cuisines en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entr'ouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes...
      Ou bien encore il voit passer des files de petits pages portant des plats enveloppés de vapeur tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô délices! voilà l'immense table toute chargée et flamboyante, les  paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (...) étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles qu'il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum, il se surprends à dire le Benedicite.

Alphonse Daudet, Les trois messes basses, dans Contes du lundi

 

     Vous vous les rappelez, ô vous qui avez passé par ces choses! ô vous par qui ces choses ont passé! vous vous rappelez les tristes repas des élèves des hôpitaux: le bouillon dans lequel notre spirituel Ricord plantait un jour un bâton charitable, parce que, disait-il, il faut aider un aveugle; le bouilli filandreux conduisant inexorablement la marche de chaque jour; les haricots qui s'écorchaient sous la fourchette, alternés par les lentilles que les pucerons déflorèrent; puis, en bouquet, le quartier durci et æstuant de gruyère, redouté des mouches elles-mêmes. 
      Et les repas maigres des vendredis et vigiles: l'œuf sous toutes ses formes,
l'œuf frit, l'œuf surnageant sur des bas-fonds d'épinards, l'œuf à la coque, qui avait des os et des plumes, les omelettes artificielles cuites sans beurre. Et la raie, l'éternelle raie, jetant aux vents ses senteurs en dépit du vinaigre. Et quel vinaigre! Il aurait brûlé le vois dont il sortait. 
      Et au milieu de tout cela, sur la serviette vineuse et diaprée qui jouait la nappe, la demi-bouteille quotidienne de chacun, passée par les mystérieuses épreuves de l'infirmier de service. 
      Ah! pardonnez à Nicolas M.... de s'être grisé le jour de son quatrième examen! 

Nadar, L'appareil de fracture, 
dans : Quand j'étais étudiant

 

Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise; mais toute la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique, apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez ce qui est de règle , c'est de la vache enragée, vous ne pourrez vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Osez dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi pilée, de crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne baffe. «Finis-le, c'est bon pour ta santé», voilà la rengaine de toute mon enfance. et c'était vrai, bien entendu: car la nature, en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits intestins et par leur faire digérer l'indigeste.

Roy Lewis, Pourquoi j'ai mangé mon père.

 

      On n’a pas tort a de dire que les bons est estomacs font les hommes aimables.
      Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec autorité :
      Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d’Enval si le chef de l’hôtel se souvenait un peu qu’il fait la cuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer.
      Et, soudain, toute la table tomba d’accord. Ce fut une indignation contre l’hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de l’anguille tartare, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honorat, ordonnaient uniquement de des viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages.
      Riquier frémissait  de colère :
      Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l’appréciation d’une brute ? Ainsi, tous les jours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d’œuvre...
      M. Monécu l’interrompit :
      Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon qui lui a été ordonné d’ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot.
      Riquier cria :
      Le jambon ! le jambon ! mais c’est un poison, monsieur. 
      Et tout à coup la table s se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.
      Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments.
      Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n’en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion. 
      Aubry-Pasteur lui répondit répondit, irrité à son tour qu’on contestât les qualités de choses qu’il adorait :
      Mais, sacristi, monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie, et moi de gastralgie, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes et aux presbytes qui ont cependant, les uns et les au autres, les yeux malades.
      Il ajouta :
      Moi j’étouffe quand j’ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu’il n’y a rien de plus mauvais pour l’homme que le vin. Tous les buveurs d’eau vivent cent ans, tandis que nous...

      Gontran reprit en riant :
      Ma foi, sans le vin et sans... le mariage, je trouverais la vie assez monotone.
      Les dames Paille baissèrent les yeux. Elles buvaient abondamment du vin de Bordeaux supérieur, sans eau ; et leur double veuvage semblait indiquer qu’elles avaient appliqué la même méthode pour leur maris, la fille ayant vingt-deux ans, et la mère à peine quarante.

Guy de Maupassant, Mont Oriol

 

      Samuel et la Fanfarlo avaient exactement les mêmes idées sur la cuisine et le système d'alimentation nécessaire aux créatures d'élite. Les viandes niaises, les poissons fades étaient exclus des soupers de cette sirène. [...] ― La Fanfarlo aimait les viandes qui saignent et les vins qui charrient l'ivresse. ― Du reste, elle ne se grisait jamais. ― Tous deux professaient une estime sincère et profonde pour la truffe. ― La truffe, cette végétation sourde et mystérieuse de Cybèle, cette maladie savoureuse qu'elle a caché dans ses entrailles plus longtemps que le métal le plus précieux, cette exquise matière qui défie la science de l'agromane, comme l'or celle des Paracelse; la truffe, qui fait la distinction du monde ancien et du moderne, et qui, avant un verre de chio, a l'effet de plusieurs zéros après un chiffre.
      Quant à la question des sauces, ragoûts et assaisonnements, question grave et qui demanderait un chapitre grave comme un feuilleton de science, je puis vous affirmer qu'ils étaient parfaitement d'accord, surtout sur la nécessité d'appeler toute la pharmacie de la nature au secours de la cuisine. Piments, poudres anglaises, safraniques, substances coloniales, poussières exotiques, tout leur eût semblé bon, voire le musc et l'encens.

Charles Baudelaire, La Fanfarlo

 

      Du temps que Pitou faisait partie de la maison, l’avare tante se retranchait derrière des provisions de résistance ; c’était le fromage de Marolles, ou le mince morceau de lard entouré des feuilles verdoyantes d’un énorme chou; mais depuis que ce fabuleux mangeur avait quitté le pays, la tante, malgré son avarice, se confectionnait certains plats qui duraient une semaine, et qui ne manquaient pas d’une certaine valeur.
      C’était tantôt un bœuf à la mode, entouré de carottes et d’oignons confits dans la graisse de la veille; tantôt un haricot de mouton aux savoureuses pommes de terre, grosses comme des têtes d’enfants ou longues comme des citrouilles; tantôt un pied de veau, que l’on épiçait avec quelques ciboules, que l’on rehaussait avec quelques échalotes vinaigrées; tantôt c’était une omelette gigantesque faite dans la grande poêle et couperosée de civette et de persil, ou émaillée de tranches de lard dont une seule suffisait au repas de la vieille, même en ses jours d’appétit.
      Pendant toute la semaine, la tante Angélique caressait ce mets avec discrétion, ne faisant brèche au précieux morceau que juste selon les exigences du moment. Tous les jours elle se réjouissait d’être seule à consommer de si bonnes choses, et, pendant cette bienheureuse semaine, elle pensait autant de fois à son neveu Ange Pitou qu’elle mettait de fois la main au plat et qu’elle portait de fois la bouchée à ses lèvres.

Alexandre Dumas, Ange Pitou (II).

 

      Les membres d'un monastère jouissant d'un grand renom sont fréquemment conviés à des banquets de ce genre, offerts par de riches pèlerins laïques ou par des lamas opulents.
      En de telles occasions, des montagnes de tsampa et de pièces de beurre cousues dans des estomacs de mouton remplissent les cuisines et débordent hors de leurs portes et plus d'une centaine de moutons entrent, parfois, dans les chaudrons géants où se confectionne la soupe gargantuesque.
      A Koum-Boum et en d'autres monastères, bien qu'en tant que femme et il me fût interdit de participer directement à ces agapes monstres, un pot rempli de la principale friandise du jour était toujours envoyée chez moi, quand je le désirais.
      C'est ainsi que je fis connaissance avec certain plat mongol comprenant du mouton, du riz, des dattes chinoises, du beurre, du fromage, du lait caillé, du sucre candi, du gingembre et différentes épices, le tout bouilli ensemble. Et ce ne fut pas l'unique échantillon de leur science culinaire dont me régalèrent les "chefs" lamaïtes.

Alexandra David-Neel, Mystiques et magiciens du Tibet.

 

      La liste des mets proposés aux gourmets était plus qu'honorable, dans sa variété: cela allait du Ca'Chung tuong, ou dorade garnie à la cantonaise, jusqu'aux Chuôi chien, ou bananes en beignet. En vieux connaisseur, le client moustachu commanda des Tôm xao gia ou langoustines sautées au soja, du Phô tai ou soupe hanoïenne au bœuf, du Ba zaô mang ou poulet sauté aux pousses de bambou et, pour terminer en beauté ce repas digne de Lucullus, des Long nhan ou "yeux d'un dragon"... Le tout serait, comme il se devait, arrosé de thé au jasmin.
      (...)
      Le service fut rapide, prouvant que contrairement à la cuisine française qui, selon Brillat-Savarin, est «une grande dame qu'il faut savoir attendre» la cuisine chinoise est plutôt une coquette raffinée sachant satisfaire immédiatement l'appétit de ses admirateurs.

Guy Des Cars, La Vipère

 

      Ces restaurants auraient d'ailleurs été supportables si les serveurs n'avaient récemment acquis la manie de déclamer la composition du moindre amuse-bouche, le ton enflé d'une emphase mi-gastronomique li-litteraire, guettant chez le client des signes de complicité ou au moins d'intérêt, dans le but j'imagine de faire du repas une expérience conviviale partagée, alors que leur seule manière de lancer: "Bonne dégustation!» à l'issue de leur harangue gourmande suffisait en général à me couper l'appétit. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

L'œuf tout frais pondu sur le coulis de tomates c'est une chose si jolie à regarder qu'on a peine de la manger. Ce jaune au milieu, ce blanc, puis ce rouge autour, moi ça me fait l'effet d'une île déserte. Y a bien, je crois, quelque part dans le monde, une mer qu'on appelle «La mer Rouge»? Mais ce jaune, moi je le vois plutôt comme un champ de blé bien mûr, tout arrondi et à son alentour c'est la roche blanche bouillonnante de-ci par-là, bordant le champ. Et quand tu plantes ton morceau de pain là-dedans, ma belle, d'un coup ça se mélange: le jaune le blanc le rouge... Et le doré de l'huile vient au-dessus et c'est un vrai délice de pastisser tout ensemble. Moi je choisis la mie du pain parce qu'elle est douce à mes gencives où les dents ne tiennent plus beaucoup, même qu'elles soyent restées à leur place. 

Thyde Monnier, Madame Roman

 

      Elle n'avait pas beaucoup de volonté. Elle ne savait pas suivre un régime et son embonpoint de cardiaque s'accentuait avec les années. Pourtant, à chacun de ses séjours, elle m'assurait qu'elle avait perdu plusieurs kilos depuis l'année dernière. Je ne la détrompais pas. La vérité, c'était que, quelques semaines avant son départ de Marseille, elle se condamnait à la famine pour maigrir et me plaire. Mais elle ne perdait jamais autant de poids qu'elle en avait gagné. Ainsi, grossissant sans cesse, elle s'imaginait poétiquement maigrir sans cesse.

Albert Cohen, Le livre de ma mère.

 

      Celui qui, en face de moi, avait répondu au nom de Lafont, faisait étalage d'instincts féroces et primitifs. Les coudes posés sur la table de manière à établir autour de l'assiette une enceinte défensive, le substitut du procureur de la République se goinfrait en silence et avec voracité. Sous le front lourd de pensées rocailleuses, le regard du jurisconsulte s'aiguisait en une fixité pleine de méfiance, rompue de temps à autre par des coups d'œil circonspects, tel le cannibale surveillant le cadavre d'un missionnaire.
      Il semblait tout d'abord que rien ne pourrait rassasier le magistrat: qu'après le contenu du plat lui-même, la vaisselle, les couverts, tout serait englouti dans un irrésistible remous par ce gosier considérable. Une fois calmée cependant la phase la plus violente de la faim, Lafont ralentissait, en même temps que le mouvement des mains laborieuses celui non moins laborieux des mâchoires, et comme si, dans la phase suivante, plus qu'à se remplir, il s'appliquait à déguster les plats, il mordait à moitié chaque bouchée, et tandis qu'il en mastiquait une partie il observait l'autre, embrochée sur les pointes de la fourchette comme la dépouille d'un navigateur sur le trident de Neptune, l'examinant sous tous les angles, la sautant dans les moindres détails de sa découpe où se révélaient les entailles des dents, et un filet de sang rougeoyait en suivant de ses gencives bestiales.

La maison hantée, d'Alberto Savinio

 

      Comme c'est l'heure de souper il partage notre repas du soir. Qu'il est amaigri! Il doit être affamé. Mais il comme mange lentement!
      Je n'ai jamais vu Éric manger rapidement, mais cette fois, chaque bouchée est vraiment mastiquée avec application, très longuement, comme pour ne rien laisser échapper de sa substance et s'en imprégner complètement. Il se comporte comme si ce n'était pas le geste machinal de manger qu'il exécutait devant nous. Il nous en a déjà parlé, les gens de notre époque considèrent l'abondance comme une chose qui va de soi, se laissent distraire, et n'ont évidemment pas conscience que la digestion est une lente alchimie, qu'il y a là, transformation de matière, en être vivant et pensant.
      C'est religieusement qu'Éric mange, commençant à nous raconter les péripéties de son voyage en Inde.  De même, il boit très lentement le vin que nous lui offrons frais monté de la cave, c'est ainsi qu'il le préfère.
      De cette façon, il m'offre l'image qu'il laissera de lui accomplissant sa dernière «Cène»(...)

Marie-Françoise, Les flots amers.

 

     La plupart des hommes, me dit-il, mangent comme les bêtes, pour se rassasier, sans réfléchir à l'acte qu'ils accomplissent et à ses suites. Ces ignorants font bien de s'abstenir de nourriture animale. D'autres au contraire, se rendent compte de ce que deviennent les éléments matériels qu'ils ingèrent en mangeant un animal. ils savent que leur assimilation entraîne l'assimilation d'autres éléments psychiques qui leur sont unis. Celui qui a acquis cette connaissance peut, à ses risques et périls, contracter ces associations et s'efforcer d'en tirer des résultats utiles à la victime du sacrifice. La question est de savoir si les éléments animaux qu'il absorbe donneront une nouvelle force à l'animalité en l'homme ou si celui-ci sera capable de transmuer en force intelligente et spirituelle la substance qui passera de l'animal en lui et y renaîtra sous la forme de sa propre activité.

Alexandra David-Neel, Mystiques et magiciens du Tibet.

 

    Telle fut la fin de père en tant que chair, mes garçons. Et c'était, j'en suis sûr, celle qu'il eût désirée: être occis par une armée vraiment moderne et mangé d'une façon vraiment civilisée. Sa survie fut ainsi assurée, quand au corps et quant à l'ombre. Dans ce monde-ci il vit en nous, tandis que dans l'autre son ombre intérieure hache menu comme chair à pâté les éléphants de rêves.

Roy Lewis, Pourquoi j'ai mangé mon père.

 

    À table, elle mettait tous les jours la place du fils absent. Et même, le jour anniversaire de ma naissance, elle servait l'absent. Elle mettait les morceaux les plus fins sur l'assiette de l'absent, devant laquelle il y avait ma photographie et des fleurs. Au dessert, le jour de mon anniversaire, elle posait sur l'assiette de l'absent la première tranche du gâteau aux amandes, toujours le même parce que c'était celui que j'avais aimé en mon enfance. Puis sa main tremblante versait le vin de Samos, toujours le même, dans le verre de l'absent. Elle mangeait silencieusement, à côté de son mari, et elle regardait ma photographie.

Albert Cohen, Le livre de ma mère.


      – Bon! dit le roi, voilà que nous allons retomber sur le chapitre de la nourriture. Vous ne pouvez me pardonner de manger; vous me voudriez poétique et vaporeux. Que voulez-vous! dans ma famille on mange. Non seulement Henri IV mangeait, mais il buvait sec; le grand et poétique Louis XIV mangeait à en rougir; le roi Louis XV, pour être sûr de les manger et de le boire bons, faisait ses beignets lui-même, et faisait faire son café par madame du Barry. Moi, que voulez-vous! quand j’ai faim, je ne puis résister; il faut alors que j’imite mes aïeux Louis XV, Louis XIV et Henri IV. Si c’est une nécessité chez moi, soyez indulgente; si c’est un défaut, pardonnez-le-moi.
      Sire, enfin, vous m’avouerez…
      Que je ne dois pas manger quand j’ai faim? non, dit le roi en secouant tranquillement la tête.
      Je ne vous parle plus de cela, je vous parle du peuple.
      Ah !

Alexandre Dumas, Ange Pitou (I)

 

      À quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant; mais, hélas ! il changeait aussi de volume; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé. 
      Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme, avant d’avoir vu ces petits hommes, avait totalement disparu; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse: «Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide!»

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris 
(XVème petit poème en prose: Le gâteau)

 

      

     Autant le dire tout de suite, plus on va vers le sud, plus les sandwichs prennent de consistance, plus ils se chargent de substances comme s'ils obéissaient à cette pesanteur figurée qui veut que sur les cartes le sud soit en bas et le nord en haut. Je médite sur cette fatalité en consommant à Saint-Chinian, dans un café empli de jeunes, un sandwich imposant, garni de cornichons, de moutarde et de saucisson. Je n'ai rien demandé ni exigé d'exceptionnel. J'ai dit, m'attendant au pire: un sandwich! Et voici qu'on m'apporte ce chef-d'œuvre de gustation, ce vrai pain de campagne bourré d'ingrédients parfumés. Ai-je donc franchi une fois de plus une frontière inconnue et peu étudiée à ce jour: la frontière qui sépare les faux des vrais sandwich? À tous ceux qui de nos jours écrivent des livres ou des thèses sur les rituels alimentaires, les habitudes gastronomiques et l'ethnologie culinaire, le cru, le cuit, le tiède et le réchauffé (ce dernier étant de loin le plus fréquent dans les restaurants isolés, mais les ethnologues doivent rarement s'y restaurer car jamais ils n'en parlent), je dis qu'il faut écrire ― sans haine et passion ― une histoire des sandwichs.

Jacques Lacarrière, Chemin faisant

 

Moi, Chien le Quatrième, je n'étais pas mal nourri dans votre maison (...) Les jours de fête surtout, les mets exquis affluaient, dans des conditionnements de toutes sortes. Après le réfrigérateur, vous aviez installé un congélateur, de nombreuses denrées alimentaires n'en continuaient pas moins de s'avarier et de sentir mauvais. C'étaient pourtant de bonnes choses! Poulet, canard, poisson étaient marchandises répandues, nul besoin d'en parler, mais les choses rares comme les sabots de chameau de Mongolie, les pattes de tigre du Heilongjiang, les pattes d'ours de Mudanjiang, les sexes de cerf des monts Changbai, les salamandres géantes de Guizhou, les méduses de Weihai, les ailerons de requin du Guangdong... tout cela, les mets les plus raffinés, à peine arrivé à la maison était placé au réfrigérateur ou au congélateur, mais finissait toujours dans mon estomac. 

Mo Yan, La dure loi du karma

 

Helen ne pouvait jamais deviner le genre de journée qu'avait passée Garp d'après ce qu'il leur préparait; un bon petit plat mijoté pouvait signifier qu'il y avait quelque chose à fêter, mais aussi que le dîner était la seule chose qui avait bien tourné, que la cuisine était la seule tâche encore susceptible de protéger Garp du désespoir. « Si l'on fait attention, écrivit Garp, à condition d'utiliser de bons ingrédients, et de prendre son temps, il est en général facile de réussir de l'excellente cuisine. Quelquefois, c'est la seule chose positive qui puisse racheter une journée désastreuse: ce que l'on prépare à manger. Pour ce qui est d'écrire, ai-je constaté, on peut fort bien disposer de tous les bons ingrédients, ne ménager ni son temps ni sa peine, et n'aboutir à rien. C'est tout aussi vrai de l'amour. La cuisine, en conséquence, peut conserver à qui ne ménage pas sa peine la santé de l'esprit.» 

John Irving, Le monde selon Garp

 

 

 

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