Le Café Littéraire / Les maladies de l'âme

 

Depuis longtemps Julián se demandait s'il avait perdu la raison. Le fou a-t-il conscience d'être fou? Ou les fous sont-ils les autres, ceux qui s'acharnent à le convaincre de son égarement pour sauvegarder leur propre existence chimérique? 

Carlos Ruiz Zafón, L'ombre du vent

 

Les psychiatres appellent « décompensation», je crois, un pareil phénomène. J'ai toujours trouvé ce mot étrange et je ne suis pas certain de savoir ce qu'il signifie. Confronté à certaines circonstances exceptionnelles, l'esprit ne parvient plus à donner sens à ce qui lui arrive. Tous les mécanismes mentaux qui garantissaient son équilibre se dérèglent. Le cerveau, si l'on peut dire, tombe en morceaux. Il s'effondre. Et toutes les forces mauvaises qu'il abritait se déchaînent avec une violence qui tourne l'individu contre autrui et contre lui-même. Fantômes et fantasmes affluent. Ils sortent de leurs cachettes et s'en viennent tourmenter les vivants. 

Philippe Forest, Crue

 

Il est troublant de se voir diagnostiquer à presque soixante ans une maladie dont on a souffert, sans qu'elle soit nommée, toute sa vie. On s'insurge d'abord, je me suis insurgé en disant que le trouble bipolaire, c'est une de ces notions qui deviennent tout à coup à la mode et qu'on se met à plaquer sur tout et n'importe quoi à peu près comme l'intolérance au gluten dont tant de gens se sont découverts atteints à partir du moment où on s'est mis à en parler. Puis on lit ce qu'on peut lire sur la question, on relit toute sa vie sous cet angle, et on s'aperçoit que ça colle. Que ça colle même parfaitement. Qu'on a toute sa vie été sujet à cette alternance de phases d'excitation et de dépression qui sont bien sûr notre lot à tous, car nos humeurs à tous sont changeantes, nous avons tous des hauts et des bas, des ciels clairs et des nuages noirs, mais il y a des gens dont je fais partie, comme paraît-il 2% de la population, chez qui ces hauts sont plus hauts et ces bas plus bas que la moyenne, au point que leur succession devienne pathologique. 

Emmanuel Carrère, Yoga

 

Selon Maud, il y avait deux explicitations possibles à son comportement: où elle était cinglée, où elle était déprimée. La question semblait réglée lorsque, quelques jours plus tôt, elle était tombée sur un article du Time (ou de Newsweek) traitant de la dépression. 

La dépression était presque une épidémie. Elle sévissait de plus en plus chez les jeunes voilà qui lui faisait une belle jambe. Il en existait de plusieurs formes. Elle lut la liste des symptômes avec intérêt, pas autrement étonnée d'apprendre que l'envie de pleurer en faisait partie. Ainsi que la fatigue. Ça collait. Il suffisait d'avoir trois ou quatre des symptômes énumérés pour appartenir à la catégorie des individus dépressifs. Avec cinq ou six symptômes, on pouvait se considérer comme sérieusement touché. Avec plus de six, on atteignait le stade clinique. Et certains symptômes étaient plus inquiétants que d'autres. Le type de symptômes dont on souffrait constituait, en effet, un critère d'appréciation important. Nourrir des pensées suicidaires, par exemple, c'était grave. Les ressasser, plus grave encore. La tentative de suicide et les journalistes avaient l'air de trouver ça surprenant constituait la preuve irréfutable que le patient était très sévèrement atteint. Il y avait en tout douze symptômes. Maud les passa en revue et s'aperçut qu'elle les avait tous, sauf un. 

Martha Grimes, La jetée sous la lune

 

Combien de professes a-t-elle vues atteintes en cette saison de ce mal dont souffre l'abbesse? Peu en réchappent, et s'il n'épargne pas les Marthe, les Marie y sont plus vulnérables, surtout celles éprises de privations et de mortifications. Toutes décrivent des symptômes similaires: l'âme s'alourdit d'un essaim de pensées sombres, tournant et se tapant aux murs intérieurs, affolés de ne trouver aucune fenêtre vers le ciel, pas même la prière qui, semble-t-il, exacerbe le mal-être plus qu'elle ne le soulage. Les anciens l'appelaient acedia, péché des péchés, car si la mélancolie est une maladie universelle, un religieux ou une religieuse qui s'y abandonne succombe à la volonté du Malin. 

Yannick Grannec, Les simples

 

La dépression nerveuse est une maladie qui n’existe pas dans votre famille.
La folie, oui.
      (…)
      Vous avez donc une lourde hérédité côté folie. Mais rien du côté dépression nerveuse puisque " ça " n’existe pas. CQFD. Il s’agit tout bêtement d’un petit accès de faiblesse physique ou mentale qui se soigne à coups d’injonctions diverses:
…….. " Prends sur toi ! "
…….. " Réagis, bon sang ! "
…….. " Cesse de t’écouter ! "
…….. " Un peu de courage, allons ! "
…….. " Tu n’as pas honte de te plaindre alors-que-t’as-tout-pour-être-heureuse ! "
…….. " Pense qu’il y a plus malchanceux que toi ! "
…….. " La dépression, c’est un luxe de bourgeoise ! " …

Nicole de Buron, Mais- t’as-tout-pour-être-heureuse!

 

      Il y a une angoisse acide et trouble, aussi puissante qu’un couteau, et dont l’écartèlement a le poids de la terre, une angoisse en éclairs, en ponctuation de gouffres, serrés et pressés comme des punaises, comme une sorte de vermine dure dont tous les mouvements sont figés, une angoisse où l’esprit s’étrangle et se coupe lui-même, — se tue.

L’Angoisse qui fait les fous.
L’Angoisse qui fait les suicidés.
L’Angoisse qui fait les damnés.
L’Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L’Angoisse que votre docteur n’entend pas.
L’Angoisse qui lèse la vie.
L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.

Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes (1925).

 

Que l’on voudrait dans le creux de ces arches, dans l’arcature de ces ponts

insérer le creux d’une épaule démesurément grande, d’une épaule où diverge le sang.

Et placer son corps en repos et sa tête où fourmillent les rêves, sur le rebord de ces corniches géantes où s’étage le firmament. 

Antonin Artaud, L’Art et la Mort.

 

      Combien êtes-vous , par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ?

Antonin Artaud, Lettre aux médecins-Chefs
des Asiles de Fous.

 

 

      L'insomnie est une forteresse construite de nos propres mains pour tenter de nous mettre à l'abri des naufrages où notre âme court grand risque d'être noyée. (...) Et cependant cette insomnie, vaine et terrifiante, elle est le lot du saturnien, elle explique son décharnement, son apparence squelettique car la vigilance de l'oeil à l'affût persistant de sa propre ruine, épuise les ressources du corps, creuse le visage comme si, à force de guetter la nuit et d'opposer à l'intimité hostile les pierres d'une citadelle chimérique, l'être, lentement, devenait lui-même pierre.

Claude Mettra, Saturne ou l'herbe des âmes (essai sur la mélancolie).

 

      Pour en finir avec cette eau froide et ce soleil, je dois reconnaître que ce livre [Un peu de soleil dans l'eau froide] est d'abord un bon compte rendu de la dépression nerveuse. (...) C'est une maladie que durent subir, aussi profondément que nous, nos ancêtres, mais dont les classiques ne parlent jamais. Ce n'était pas physique, ça n'avait pas de nom, ça ne tuait pas, ça n'existait pas. Tout au plus envoyait-on à la campagne, semble-t-il, nos déprimés du XIXe siècle ou des précédents. (...) Serait-ce le fait de n'être pas "nommée" qui rend la dépression si floue à cette époque? Paraissait-elle honteuse, comme ce l'était encore il y a cent ans, où il était honteux pour un être vivant, en bonne santé, nanti d'un physique agréable et de quelques louis, d'avoir d'autres soucis que l'amour et l'ambition. «Qu'une vie est belle, disait Pascal, qui commence par l'amour et finit par l'ambition.» Que cette vie fût un poids insupportable pour les humains valides semblait, sinon infamant, du moins ridicule. Qui a donc donné son nom à la dépression? Qui en a fait cette maladie réservée à tout le monde, qui frappe votre meilleur ami ou le boulanger du coin, qui mérite attention et compassion? Il n'y a plus personne, passé trente ans, qui n'en a pas été effleuré, car je ne crois pas qu'une maladie aussi répandue de nos jours ait épargné, pendant dix-neuf siècles, nos prédécesseurs. 

Françoise Sagan, Derrière l'épaule

 

      J'ai aimé cette maison, dis-je, j'ai aimé cette ville. Quand on aime c'est malgré nous, c'est pour toujours. 
       Si vous pensez aimer cette ville, vous vous trompez, l'écrivain. Vous aimez les souvenirs que vous avez ici, ça s'appelle la nostalgie. La nostalgie est notre capacité à nous convaincre que notre passé a été pour l'essentiel heureux, et que par conséquent nos choix ont été les bons. Chaque fois qu'on évoque un souvenir et qu'on se dit "c'était bien", c'est en fait notre cerveau malade qui distille de la nostalgie pour nous persuader que ce que nous avons vécu n'a pas été vain, que nous n'avons pas perdu notre temps. Parce que perdre son temps, c'est perdre sa vie. 

Joël Dicker, L'Affaire Alaska Sanders

 

Il y a des moments de bonheur parfait, quelquefois dans la solitude dont le souvenir, plus que celui de n'importe qui d'extérieur, peut, en cas de crise, vous sauver du désespoir. Car on sait qu'on a été heureux, seul et sans raison.

Françoise Sagan, La chamade

 

Sur le plan psychologique, l'homme demeure un être jamais achevé; la maladie peut être un instant privilégié, favorisant sa maturation et son devenir. 

Dr Pierre Solignac, Les dépressions, les comprendre pour mieux les combattre

 

      D'où vient ce soleil noir? De quelle galaxie insensée ses rayons invisibles et pesants me clouent-ils au sol, au lit, au mutisme, au renoncement? 

Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie

 

      Vous auriez tort d’écrire que tout cela n’est rien comparé au cancer et à la déportation. Votre dépression a été relativement bénigne. Mais la dépression mélancolique, ce que nous appelons la mélancolie, ce que je soigne tous les jours, la dépression accompagnée, parfois pendant plusieurs années, de l’envie de suicide..., c’est pire que le cancer et pire que la déportation – si l’on en revient.

Pierre Daninos, Le 36e dessous

 

Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n’était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l’humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du cœur, ni de la rate, elle n’est mentionnée dans aucun livre de science, c’est simplement la résultante d’une des innombrables combinaisons que provoque l’altération de l’un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande, le sorcier pourrait-il cesser d’employer ses sortilèges? Comment ne se croiraient-ils pas indispensables, lorsqu’ils le sont réellement, mais tout autrement qu’ils ne l’imaginent. Chez les Rostow, par exemple, s’ils étaient utiles, ce n’est pas parce qu’ils faisaient avaler à la malade des substances pour la plupart nuisibles, dont l’effet, quand elles étaient prises à petites doses, était d’ailleurs à peu près nul ; mais leur présence y était nécessaire parce qu’elle satisfaisait les besoins de cœur de ceux qui aimaient et soignaient Natacha. C’est dans cet ordre d’idées que gît la force des médecins, qu’ils soient charlatans, homéopathes ou allopathes ! Ils répondent à l’éternel désir d’obtenir un soulagement, à ce besoin de sympathie que l’homme éprouve toujours lorsqu’il souffre, et qui se trouve déjà en germe chez l’enfant! Voyez-le, en effet, quand il s’est donné un coup: il court auprès de sa mère ou de sa bonne, pour qu’elle l’embrasse et qu’elle frotte son «bobo», et, véritablement, il souffrira moins dès qu’on l’aura plaint et caressé! Pourquoi? Parce qu’il est convaincu que ceux qui sont plus grands et plus sages que lui ont le moyen de le secourir!
       (...) Le docteur venait tous les jours, lui tâtait le pouls, examinait sa langue, et plaisantait avec elle, sans faire attention à l’abattement de son visage. Lorsqu’il la quittait, la comtesse le suivait à la hâte; prenant alors un air grave, il secouait la tête, et tâchait de lui persuader qu’il comptait beaucoup sur le dernier remède ; qu’il fallait attendre et voir ; que, la maladie étant plutôt morale, il… » Mais la comtesse, qui s’efforçait de se cacher à elle-même ce détail, lui glissait bien vite dans la main une pièce d’or, et retournait chaque fois, le cœur plus allégé, auprès de sa chère malade.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix – Tome II

 

 

 

Haut de page   /   Retour à la liste   /   Bibliographie sur ce thème
Accueil  /  Calendrier  /   Expositions  /  Rencontre  Auteurs  /  A propos