Le Café Littéraire  /  le thé

 

Champ de thé en Malaisie

 

    Je ne pose pas le bol, mais l'approche directement de mes lèvres. Savourer ce breuvage épais, sucré, maintenu à la température qui convient, et dense, en le gardant sur la langue, goutte à goutte, c'est un acte éminemment poétique pour tout homme de goût. Les gens ordinaires croient que le thé est à boire, mais c'est une erreur. Quand la goutte se pose sur le bout de la langue et que l'élément pur se disperse dans les quatre directions, il n'y a pratiquement plus de liquide qui puisse descendre dans la gorge. C'est seulement un délicieux parfum qui s'achemine vers l'estomac. 

Natsume Soseki, Oreiller d'herbes

 

Il aimait la pénombre que développe le thé dans son monde chaud et liquide.
    Et les couleurs que la petite feuille roulée déploie en filaments dans l'eau avant de s'y mêler.
    Et le déchet rougeâtre et à certains égards automnal qui vient peu à peu gésir au fond du bol de porcelaine.

Pascal Quignard, Les ombres errantes

 

Kursiong est en plein pays du thé. Tous les versants des montagnes sont couverts à perte de vue par des plantations qui feraient songer aux coteaux du Rhin et de la Moselle si le misérable arbuste à thé, étriqué par les procédés industriels, pouvait rivaliser d'élégance avec les larges pampres de nos vignobles. Le thé, qu'on trouve à l'état sauvage dans la province voisine de l'Assam, prospère ici aussi bien qu'en Chine ; il y fleurit même jusqu'à 5500 pieds d'altitude, mais ce sont les plantations situées au-dessous de 3000 pieds qui passent pour donner le meilleur rapport. Ajoutons que l'abondance des pluies sur les flancs méridionaux de l'Himalaya rend toute irrigation superflue, en même temps que la pente du terrain empêche l'accumulation des eaux. 

Inde et Himalaya, Souvenirs de voyage, 1880, du Comte Goblet d'Alviella.

 

    ... tous les dimanches, j'allais au bord d'un étang à lotus en banlieue de Hanoï, où il y avait toujours deux ou trois femmes au dos arqué, aux mains tremblantes, qui, assises dans le fond d'une barque ronde, se déplaçaient sur l'eau à l'aide d'une perche pour placer des feuilles de thé à l'intérieur des feuilles de lotus ouvertes. Elles y retournaient le jour suivant pour les recueillir, une à une, avant que les pétales se fanent, après que les feuilles emprisonnées avaient absorbé le parfum des pistils pendant la nuit. Elles me disaient que chaque feuille de thé conservait ainsi l'âme de ces fleurs éphémères. 

Kim Thuy, Ru 

N.B : le lotus est en Asie une fleur sacrée, symbole entre autres de pureté, d'élévation spirituelle (car elle s'épanouit au-dessus des eaux boueuses, sur une tige, contrairement au nénuphar qui flotte sur l'eau). Fleur nationale du Vietnam, elle est associée au Bouddha.

 

«Les théiers poussent principalement dans les régions soumises à la mousson, ou à de fortes pluies suivies de périodes sèches», précisait Cornelius Overcamp-Etmüller, qui racontait aussi comment le thé était venu aux hommes. Inventeur de la médecine, l'empereur Chen Nung avait ordonné à tous ses sujets de faire bouillir l'eau avant de la boire. Un jour de grande chaleur, l'empereur qui se reposait à l'ombre d'un arbre sauvage eut soif. Il fit bouillir de l'eau, lorsqu'une brise légère détacha de l'arbre quelques feuilles qui vinrent se poser délicatement sur l'eau frémissante. Chen Nung porta le bol à ses lèvres. L'eau, devenue infusion, avait un goût étrange et merveilleux. Cela se passait en 2737 avant Jésus-Christ: l'empereur Chen Nung venait de créer le thé... 

Gérard de Cortanze, Assam

 

      Je me trouvais à présent aux environs de Fokien, cette vaste région de thé noir. Je remarquais une grande quantité de plantations de thé, généralement au pied des collines et aussi dans les jardins des villageois. Vers les dix heures du matin, nous arrivâmes à Tsong-gan-hien, grande ville située au centre même du pays qui produit le thé noir, (…). La ville abonde de grands tcabongs, dans lesquels les thés noirs sont triés et empaquetés pour les marchands étrangers. Tous les coolies que j'avais croisés lors de mon voyage dans la montagne venaient se charger ici. Des marchands de thé de toutes les régions de Chine où l'on consomme ou exporte ce produit viennent ici faire leurs achats de thé et organiser son transport.

La route du thé et des fleurs, 1852, de Robert Fortune.

      Car ce n'était pas mon corps qui souffrait dans les plantations de thé, sous le brouillard matinal, ou à la chaleur cuisante de midi; ce n'était pas ma main que brûlaient les plaques de fer rougies, sur lesquelles on sèche les feuilles de thé; ce n'étaient pas mes doigts qui s'écorchaient en embraquant les bras des vergues du voilier pour lui donner plus de vitesse. Les coolies affamés des plantations de thé, le matelot brisé de fatigue pendant son quart, ne surent jamais qu'ils contribuaient à l'acquisition de ce million de livres. Pour eux existaient seulement les minutes de souffrance, les doigts endoloris, les rafales de grêle qui leur fouettaient le visage et les misérables pièces de cuivre de leurs gages.

L'éternelle histoire, de Karen Blixen (dans Le dîner de Babette)

Récolte du thé en Malaisie

    Aïn Krorfa commençait à sortir de sa léthargie quotidienne. Derrière le fort, élevé près de la mosquée sur une haute colline rocheuse en plein centre de la ville, les rues perdaient leur caractère géométrique et l'on y retrouvait les vestiges de l'ancien quartier indigène. Dans les boutiques dont les mauvaises lampes crachotaient par saccades, dans les cafés ouverts où flottait la fumée du haschisch, et même dans la poussière des chemins bordés de palmiers, des hommes accroupis entretenaient de petits feux, chauffaient de l'eau dans des récipients de fer blanc, faisaient leur thé, buvaient.
   
L'heure du thé! Ce sont vraiment des Anglais déguisés, dit Kit.

Un thé au Sahara, de Paul Bowles

 

    Khadoui vient me voir tous les jours. Nous avons pris nos habitudes: nous nous installons derrière le fort, sous un acacia. Il allume le feu, prépare le thé: il lui faut deux théières, deux verres, du sucre en abondance. Il hume, mesure au creux de la main les feuilles et le sucre, joue de l'eau chaude et de l'eau froide, transvase la décoction au moins vingt-cinq fois entre les théières et les verres, enfin goûte avec de grands bruits de langue, remplit les verres de très haut, sans rien laisser échapper, et me tend le mien, plein à ras bord d'un liquide mousseux et ambré comme de l'urine. Il m'a dit: «Le thé, c'est l'absinthe des Touareg», façon de me faire savoir qu'il connaît les mœurs des Français.

Fort Saganne, de Louis Gardel

    Figurez-vous que ce thé est fabriqué depuis 976. Le Pei Yuan, du nom du plus célèbre des quarante-six jardins impériaux, vient de Fou-tcheou, port situé sur le détroit de Taïwan. Il est récolté à l'époque dite des "insectes excités", début mars. Il est cueilli tout couvert de la rosée matinale, au son des tambours et des cymbales. Les cueilleuses travaillent aux heures les plus fraîches d'avant l'aube, et utilisent leurs ongles car les doigts peuvent transmettre la transpiration et la chaleur du corps, et contaminer les feuilles. Voilà, ma Caterina, pour toi, les petits bourgeons du Pei Yuan, avec une seule feuille sur chaque tige. 

Gérard de Cortanze, Assam

 

      Lors d'un des premiers transports maritimes de thé de Chine vers l'Europe, les caisses, placées sous la ligne de flottaison, ont fermenté. Vos compatriotes ont consommé du thé pourri, persuadés qu'il n'y avait rien là de plus raffiné! Les deux hommes donnaient aussi leur avis sur les différentes phases de traitement du thé: le flétrissage, qui peut durer vingt-quatre heures; le [roulage], qui libère les "huiles et les sucs" de la feuille; la fermentation, qui peut en "brûler" ou en "frustrer" l'arôme; l'oxydation, qui donne au thé toutes les nuances du noir au fauve; la dessiccation, dans laquelle la feuille de thé doit se jouer de son humidité; le tamisage, où les feuilles prennent des chemins divers: entières, brisées ou broyées... Il est une règle fondamentale, soutint Percy: les feuilles de thé doivent être mises en caisse moins de trente-six heures après leur cueillette. 

Gérard de Cortanze, Assam

 

      Je retournai au campement où cette fois dans la nuit nous sacrifierions au rituel des trois thés: ainsi que disent encore ceux qui sont nomades dans l'âme, le premier thé est âpre comme la vie, le second suave comme l'amour, le troisième doux comme la mort.

Trois paysages secrets, de Patrice Llaona.

    Le thé aux arachides est très à la mode. Ce soir je viens de mélanger à celles qui flottent dans le verre de Sidi une crotte de chèvre. Je le regarderai boire avec une certaine curiosité… Tiens, voilà Sidi qui ajoute des cacahuètes par-dessus la crotte de bique ; sûr maintenant qu'il va la croquer… Il commence à savourer son breuvage, sans la moindre protestation après tout, peut-être qu'il trouve le condiment à son goût… Ça y est… Lucullus a vidé son verre sans piper; tout de même, il y a des gens qui ne sont pas difficiles…

Méharées, explorations au vrai Sahara, de Théodore Monod.

 



    Lalla Aïcha (…) s'éclipsa une seconde pour aller dans sa cuisine chercher la bouilloire de cuivre et le brasero. Le plateau déjà préparé trônait au centre de la pièce. Un voile brodé d'or le recouvrait. Là-dessous, par transparence, j'apercevais la théière d'étain et les verres. (…) Elle se leva en hâte, alla chercher le sucre et la menthe. Ma mère se lança dans le récit de ses souvenirs sur les mariages auxquels elle avait assisté. Le thé fut préparé en un temps record. Lalla Aïcha servit tout le monde. Elle me tendit mon verre avec au fond deux doigts de thé. Je protestai. Je réclamai un verre bien rempli comme j'en avais chez nous.

La boîte à merveilles, de Ahmed Safrioui

    Le thé était servi au-delà du second jet d'eau, sur une table chargée d'argenterie où s'étalaient les cent merveilles de la pâtisserie maugrabine, les cornes de gazelle, les feuilletés au miel, les turbans du cadi, les laits d'amande, les breuvages à l'orange, au citron et aux framboises pressées, le champagne que la religion tolère comme une innocente eau gazeuse. Devant d'énormes samovars moscovites, qui jetaient tout à coup l'idée de la neige et des frimas dans ce pays de lumière, les serviteurs faisaient le thé suivant la caïdat.

Rabat ou les Heures marocaines, de Jérôme et Jean Tharaud.

(…) sur la petite table basse, recouverte d'une nappe damassée (…), il y avait la théière d'argent bien frottée que vous saviez à demi pleine de thé froid, avec le pot à lait de faïence outremer, le sucrier de verre, les deux grandes tasses fines dont l'une avait le fond sali, avec cette petite flaque beige qui y restait piquetée d'une dizaine de points noirs, une assiette à fleurs sur laquelle s'étalaient quatre tranches de pain grillé, l'appareil nickelé à côté qui avait servi à les faire, le ravier plein de beurre, la coupelle de confiture, et, sur le métal de cette théière, un éclat de soleil fut vif, brillant comme une étoile au milieu de toute cette pénombre, car les volets étaient juste entrouverts, et seul un rayon pénétrait.

La Modification, de Michel Butor.


    «Que prenez-vous?» demanda-t-il avec résignation.
Elle s'adressa directement au garçon et lui donna ses ordres.
    «Du marasquin et une tasse de thé.»
    Le garçon la regarda avec étonnement ; Francis en fit autant. Pour tous deux c'était une nouveauté que du thé avec du marasquin. Sans s'inquiéter de leur stupéfaction, lorsque le garçon eut exécuté ses ordres, elle lui donna de nouvelles instructions pour qu'il versât un plein verre de la liqueur dans un verre plus grand, qu'on emplit de thé.
    «Je ne peux pas faire cela moi-même, dit-elle, mes mains tremblent trop.»
    Elle avala tout chaud ce mélange bizarre.
    «Du punch au marasquin! Voulez-vous en goûter  fit-elle. Voici comment j'ai appris la recette: Quand la feue reine d'Angleterre, Caroline, vint sur le continent, ma mère était attachée à sa personne. Cette malheureuse reine adorait ce mélange: le punch au marasquin. Etroitement attachée à sa gracieuse et souveraine maîtresse, ma mère partagea ses goûts. Et moi je tiens cette recette de ma mère.»

L'hôtel hanté, de Wilkie Collins.

 

    «La manière ordinaire de préparer le Thé, est de faire bouillir dans un vaisseau propre à cela autant d'eau qu'on veut en faire de prises, & quand elle boult, on la tire du feu pour y jeter ses feuilles de Thé, à proportion, c'est-à-dire un dragme, couvrant ensuite le vaisseau, & laissant ainsi votre Thé en infusion pour la troisième partie d'un quart d'heure. Pendant ce temps les feuilles s'affaissent au fond de vôtre pot à Thé, ou caffetière, & l'eau en prend la teinture ; vous la versez dans vos tasses ou chiques, y ayant mis une demie-cuillérée de Sucre en poudre, & on le prend comme le Caffée.»

Nouvelles instructions pour les confitures (1692), de François Massialot.

 

    La vaste pièce était froide. La colonelle fit attiser le feu dans la cheminée et apporter la table à thé.
    De vous deux, messieurs, dit-elle, qui avec un héroïsme vraiment chevaleresque avez bravé la tempête pour venir nous voir, je ne puis évidemment attendre que vous vous contentiez de notre modeste thé de dames. Mlle Marguerite va vous préparer la bonne boisson du Nord, qui tient tête au temps le plus exécrable…

Un sinistre visiteur, conte d' E.T.A. Hoffmann.

 

    Le "thé esthétique de madame la présidente conquistorale Veehs", au cour duquel "une douzaine de dames, en grande toilette, sont assises en demi-cercle au milieu du salon" et écoutent, distraitement ou avec attention, un jeune poète tragique débiter son œuvre.

L'enchaînement des choses, Hoffmann

 

    L'autre soir, étant rentré glacé par la neige, et ne pouvant me réchauffer, comme je m'étais mis à lire dans ma chambre sous la lampe, ma vieille cuisinière me proposa de me faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard fit qu'elle apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j'eus la sensation de son amollissement pénétré d'un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d'orangers, une sensation d'extraordinaire lumière, de bonheur ; je restai immobile, craignant par un seul mouvement d'arrêter ce qui se passait en moi et que je ne comprenais pas, et m'attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que j'ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins, entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses. Alors je me rappelai : tous les jours, quand j'étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s'éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes - mortes pour l'intelligence - allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d'hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m'avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d'un pacte magique que je ne savais pas.

Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust.

 

Le reste des huit jours se passe à voir Londres. Michel craint pour son père la fatigante visite de la Tour, mais ni les escaliers à vis ni les cours d'honneur n'excédèrent las forces de ce voyageur qui s'intéresse à Anne Boleyn et à Thomas More. Ils admirent ensemble les parterres de Hampton Court et dégustent dans un établissement de thé au bord de la Tamise de minces rondelles de pain beurré et de concombres.

Archives du Nord, de Marguerite Yourcenar.

 

Théière France antique

    Tout en parlant, il servait le thé, avec des gestes embarrassés d'homme fort. Et elle s'amusait à le voir manier, avec une vigueur inutile, la minuscule théière en porcelaine et à filtre en forme de calice.

L'araigne, d'Henri Troyat.

 

    Le thé est offert par les femmes de la maison. L'une verse le thé dans la tasse, l'autre va offrir cette tasse, tenant de l'autre main le sucrier muni de la pince ; une troisième la suit avec le pot à crème et l'assiette de gâteaux. On apporte de l'eau-de-vie, du rhum ou du kirsch à ceux qui refusent le lait.
    On ne trempe pas dans le thé les gâteaux qu'on mange en prenant cette boisson ; encore moins les y émiette-t-on, produisant une sorte de soupe!
Pour le thé comme pour le café, il faut déposer sa cuiller dans la soucoupe, non dans la tasse, quand on a fini de boire l'infusion. Cette précaution empêche bien des accidents.

Baronne de Staffe (1894).

 

    Pendant ce temps, milord s'occupait de se préparer un thé qui devait constituer tout son repas. Il mettait à cette opération le soin minutieux, cette importance grave que sait mettre un Anglais comme il faut ; et, bien que toute la maison fût sur pied à l'occasion de ce thé, prête à tout faire, prête à se mettre au feu pour que ce thé fût parfait, milord accueillait toute la maison avec la raideur qui, souvent aussi, caractérise l'Anglais de qualité en voyage, à l'auberge, et sur le continent.

Nouvelles genevoises, R. Töpffer.

 

    Un journal d'Angleterre nous annonce que les Anglaises ne se contentent plus de boire le thé à leur five o'clock tea, elles le fument ! C'est devenu, paraît-il, une folie à la mode de fumer le thé vert sous forme de cigarettes. Un grand nombre des adeptes de ce singulier passe-temps sont des femmes de haute condition et d'esprit distingué. À la vapeur des théières se joint la fumée bleue de la cigarette et le salon s'emplit d'un léger brouillard parfumé. On cause bien mieux, on médit de son prochain surtout avec une volupté particulière. Et les Anglaises nous reprochaient notre petite cigarette de tabac d'Orient et s'écartaient dédaigneusement du fumeur de cigare! Shocking! O tempora, amores!

Les Annales politiques et littéraires, 5 janvier 1896, 
d'Henri de Paroille.


    De même qu'un marchand de vin reconnaît le cru dont il hume une goutte; qu'un vendeur de houblon, dès qu'il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur exacte ; qu'un négociant chinois peut immédiatement révéler l'origine des thés qu'il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé, l'époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser le degré de torréfaction, l'influence qu'il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l'Aglaia, de l'Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches ; de même aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d'odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l'artiste qui l'avait écrit et lui avait imprimé la marche personnelle de son style.

À Rebours, de J.-K. Huysmans.

 

    Par le thé, l'Orient pénètre dans les salons bourgeois ; par le café, il entre dans les cerveaux.

Paul Morand, XXe siècle.

    Tu t'étais allongé et presque aussitôt endormi en suivant des yeux le motif compliqué du tapis caucasien cloué au mur au-dessus du divan de Xénia tandis qu'elle préparait le thé un thé de pelures de pommes séchées au four, sans doute, ou de quelque autre ersatz dont les Russes ont multiplié les recettes sur une lampe à alcool rouillée autour de laquelle couraient des flammes bleues fugitives comme des feux follets…

Le Divertissement, de François-René Daillie.

Le thé du soir fut servi à tous les passagers, et les samovars, chauffés à outrance, versaient incessamment leur eau bouillante sur l'infusion concentrée.

Voyage en Russie, de Théophile Gautier.

    À cent pas du moulin se trouvait un petit hangar ouvert aux quatre vents. On nous monta là de la paille et du foin; le garçon meunier dressa sur l'herbe de la rive un samovar, et, assis sur les talons, se mit à souffler vigoureusement dans la cheminée du réchaud... Les charbons en prenant feu éclairaient son visage juvénile. (...) La meunière nous apporta du lait, des œufs, des pommes de terre et du pain; bientôt l'eau du samovar fut en pleine ébullition, et nous prîmes le thé. De la rivière s'élevaient d'épaisses vapeurs; il n'y avait pas de vent; par intervalles, des râles de genêts poussaient, en se secouant, leur cri particulier. Les roues du moulin bruissaient faiblement: des gouttes tombaient et se faisaient jour par les fentes de la digue. Nous fîmes du feu entre des pierres.

Ivan Sergeyevich Turgenev, Récits d'un chasseur

 

    La pièce était gaiement éclairée. Devant la cheminée, Mme de Fontanin avait préparé la table à thé: des tartines grillées, du beurre, du miel, et, bien au chaud sous une serviette, des châtaignes bouillies, comme Daniel les aimait. Le samovar ronronnait; la chambre était tiède, l'atmosphère douceâtre (...).
 (...) elle buvait, comme toujours, son thé brûlant, à petites gorgées, et ce visage à contre-jour, souriant dans la buée du thé, était bien, un peu plus fatigué sans doute, le visage de toujours!

Les Thibault, de Roger Martin Du Gard.

 

    Le meilleur thé se boit à Pétersbourg, et en général par toute la Russie.

Alexandre Dumas.

 

    Les Russes raffinés mélangent à leur thé en boîte des fleurs de pommier, dont le parfum suave ajoute à l'excellence et à la finesse de la feuille "qui réjouit sans enivrer"*.

Baronne de Staffe, 1894
(*The cup that cheers but not enebriates
Phrase connue des Anglais, comme définition de la tasse de thé)

 

    Elle apporta le samovar et, devant une tasse de thé, elle allait reprendre ses interminables propos sur la cour lorsqu'une voiture armoriée s'arrêta devant le perron.

La fille du capitaine, de Pouchkine.

 

    À peine assis, le samovar parut sur la table escorte d'un plateau portant une théière de Chine à faire envie à un mandarin, avec une dose savamment mesurée d'un thé que le chef du Céleste-Empire n'eût pas dédaigné, deux grands verres à boire et une assiette sur laquelle se trouvaient des tranches minces de citron, ainsi qu'un petit vase rempli de crème. (…) Ce breuvage chaud, lorsque l'on vient d'être exposé à un grand froid, est le tonique le plus puissant, le plus agréable que l'on puisse désirer.

Un hiver à Saint-Pétersbourg, de M. Blanchard.

    Les premières tasses à thé furent faites à Cronstadt. Or il arrivait souvent que, par économie, les cafetiers mettaient dans le théière une quantité moindre de thé qu'il n'eut fallu. Alors, comme le fond de la tasse représentait une vue de Cronstadt, que la transparence de la liqueur laissait voir trop clairement, le consommateur appelait le marchand et, lui montrant le fond de sa tasse : «On voit Cronstadt», lui disait-il. Et comme le marchand ne pouvait nier qu'on vît Cronstadt, et comme il fallait, si le thé était suffisamment fort, qu'on ne vit pas Cronstadt, le marchand était pris en flagrant délit de fraude.
    Ce que voyant, le marc hand eut l'idée de substituer des verres au fond desquels on ne voyait plus rien, aux tasses où l'on voyait Cronstadt.

Le grand dictionnaire de cuisine, d'Alexandre Dumas.

 

Le thé des Kirghiz :
    Il ne ressemble pas à celui qu'on prend en Europe : c'est un véritable potage, dans la préparation duquel on fait entrer du lait, de la farine, du beurre et du sel. Dans tout avul (campement ou village) aisé, les femmes tiennent constamment sur le feu un vase plein de ce breuvage, qu'on offre d'abord aux visiteurs, comme on offre en Turquie du café et en Espagne du chocolat.

Le Désert et le monde sauvage,  d'Arthur Mangin (1866).


    Mme de Bargeton était généralement louée pour les soins qu'elle prodiguait à ce jeune aigle (Lucien). Une fois sa conduite approuvée, elle voulut obtenir une sanction générale. Elle tambourina dans le Département une soirée à glace, à gâteaux et à thé, grande innovation dans une ville (Angoulême) où le thé se vendait encore chez les apothicaires, comme une drogue employée contre les indigestions. La fleur de l'aristocratie fut conviée pour entendre une grande œuvre que devait lire Lucien.

Illusions perdues, Honoré de Balzac.


    Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu'il se trouvait à Valognes et que ses prêches ne l'entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa boîte à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primitives, à qui l'émigration n'avait pas donné de ces goûts étonnants comme "l'amour de ces petites feuilles roulées dans de l'eau chaude", qui ne valaient pas, disaient-elles d'une bouche pleine de sagesse, "la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions". Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé l'attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant chaque soir, de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des œils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accoutumée comme s'il s'était livré à quelque effrayante alchimie!

Le chevalier Des Touches,  de Jules Barbey d'Aurevilly (1864),.


    Vêtu d'une robe doublée de fourrure, assis sur un long canapé chinois recouvert de tapis, il nous offrait avec insistance du thé vert parfumé, excellent, affirmait-il, pour dissoudre le gras des aliments (…).

La Montagne est jeune, d' Han Suyin


    Le thé vert (jeunes feuilles) est le château-lafite du Chinois ; il ne se boit que dans les maisons aristocratiques, pour lesquelles il a été cueilli par de jeunes enfants ou des vierges aux mains gantées. Les castes inférieures doivent se contenter de thé noir ; celui-ci est abondant et on le distribue assez libéralement dans les rues.

Baronne Staffe (fin du XIX e siècle)

 

    La princesse aïeule ne manqua pas, après l'échange de politesses, de demander bien vite une coupe de son thé fameux. La jeune nonne la servit de ses propres mains, apportant sur un plateau de laque aux bégonias, avec dragons, nuages et caractères zusong gravés, une exquise porcelaine polychrome Kangxi de la plus haute époque, de pâte fine et claire et de tons somptueux et francs. Le thé qu'elle contenant était de cette sorte, entre toutes précieuses, qu'on dénomme les "sourcils de Laozi".
   
Avec quelle eau l'avez-vous préparé ? interrogea l'aïeule.
   
Avec une eau de pluie recueillie l'an passé, dit la nonne (…)."

Rêve dans le Pavillon rouge XVIIIe siècle, de Cao Xuequin.

    

    Aucune autre nation n'a peut-être crée de jeu qui soit aussi intellectuel que le Go, ou que les échecs à l'orientale. On ne pourrait sans doute envisager, nulle part ailleurs au monde, un tournoi qui dure quatre-vingts heures, étalé sur trois mois. Le Go, comme la cérémonie du thé, comme le No, se serait-il enfoncé de plus en plus loin dans les replis profonds de la tradition japonaise?

Le Maître ou le tournoi de Go, de Yasunari Kawabata.

     Avant de devenir un breuvage, le thé fut d'abord une médecine. Ce n'est qu'au huitième siècle qu'il fit son entrée, en Chine, dans le royaume de la poésie, comme une des distractions élégantes du temps. Au quinzième siècle, le Japon l'ennoblit en fit une religion esthétique, le théisme.
...

La philosophie du Thé est une géométrie morale, dans la mesure où elle détermine notre sens des proportions par rapport à l'univers.
...
Nous avons déjà dit que c'est au rituel institué par les moines Zen, de boire successivement le thé dans un bol, devant l'image de Bodhi-Dharma, qu'est due la fondation de la cérémonie du thé.

Le Livre du thé, d'Okakura Kakuzo.

 

Poterie Marie-Françoise Godey

 

    Le bol se dressait solitaire au milieu de la vitrine (…)
    Un bol noir
mais à le décrire ainsi, on n'avait rien dit.
    Certains objets respirent la paix, d'autres la puissance. Cependant l'on ne sait pas toujours ce qui fait cette puissance. La beauté peut-être, mais le mot possède une connotation éthérée en apparente contradiction avec l'idée de force. La perfection ? Celle-ci évoque, peut-être à tort, une notion de symétrie et de logique qui faisait justement défaut ici. Il s'agissait bien d'un bol, et il était évidemment rond, pourtant l'on ne pouvait certes prétendre qu'il était d'une rondeur parfaite. Il n'avait pas non plus la même hauteur partout et ses parois - non, ce n'était pas le mot : l'intérieur et l'extérieur, luisaient tout en conservant un aspect rêche. (…) Il était là sur son socle, noir, doucement luisant, rugueux, reposant sur un pied qui semblait trop étroit pour sa pesanteur (…). que dire d'autre ? Qu'il vivait ? Nouvelle approximation. Le plus juste, c'était peut-être que ce pot, ce bol
à vrai dire le nom exact de cet objet solitaire importait peu avait l'air d'être le produit d'une génération spontanée, et non une œuvre humaine. Il était littéralement sui generis, s'était créé lui-même, régnait sur lui-même et sur le spectateur. 
    On était en droit d'avoir peur de ce bol.

Rituels, de Cees Nooteboom.

 

 

    Si le Christ était né en Chine ou au Japon, c'est du thé qui aujourd'hui, sur les cinq continents, se changerait quotidiennement en sang. Cependant il avait compris que, dans la cérémonie du thé, le liquide importait moins que la manière de le boire. La forme de la cérémonie devait favoriser une expérience intérieure qui ouvrit la voie des jardins clos de la mystique. Quelle étrange espèce que l'humanité, pour avoir toujours, sous les aspects les plus variés, besoin d'objets, de choses fabriquées, afin de faciliter son passage vers un monde supérieur.

Rituels, de Cees Nooteboom.

 

    Le livre de Kawabata gisait à demi ouvert sur son oreiller, réseau meurtrier de mots arachnéens où des hommes étaient prisonniers, et où des bols à thé décidaient de leur sort ; ces bols retenaient dans leurs flancs l'esprit de leurs anciens propriétaires : ils détruisaient ou, comme dans ce récit, étaient détruits.

Rituels, de Cees Nooteboom.


    L'art du thé en général implique l'harmonie entre les Trois Pouvoirs: le ciel, la terre et l'homme. Le ciel fournit la lumière du soleil, la brume et la pluie qui sont nécessaires à la culture du thé; la terre donne le sol qui nourrit toutes sortes de plants du thé, l'argile qui sert à façonner toutes sortes de céramiques dont on use pour le thé, les sources jaillissant du rocher qui procurent l'eau pure pour l'infusion. À cela l'homme ajoute le talent qui associe les feuilles de thé, l'eau et les céramiques pour donner naissance à un art plein de séductions.

Thé et Tao, de John Blofeld

 

 

    C'était une petite salle de quatre tatamis et demi, donnant à l'est, avec une fenêtre nue au nord et deux lucarnes au-dessus de la porte de l'est. Je ne sais de quelle fenêtre elle provenait, mais une très jolie lumière douce, qui convenait bien à cette occasion matinale, se répandait dans la salle. C'est là que mon Maître procéda à une cérémonie du thé à l'aide d'une étagère-buffet et de soucoupes surélevées dont il ne se servait pas d'habitude, mais je suppose que, ayant invité des gens du temple Daïtoku-ji, il avait adapté son style en leur honneur. Une calligraphie d'un poème à forme fixe de Kido était accrochée dans le tokonoma ; dans l'étagère-buffet étaient disposés :
    un brasero avec une bouilloire à surface granuleuse,
    une cruche métallique gravée d'un blason,
    un porte-louche en métal,
    une cuvette également métallique,
    un porte-couvercle en anneau sur trépied.
Sur l'étagère, on pouvait voir :
    des soucoupes surélevées,
    un plateau carré,
    un pot de thé bombé dans un sac.

Le Maître de thé, de Yasushi Inoué.

 

    Lorsque j'arrivais à la maison de thé Mizuki, la pluie commençait à tomber. L'entrée était si élégante, que j'osai à peine y poser le pied. Il y avait un petit rideau, dans l'embrasure de la porte. Derrière, j'aperçus des murs orangés, avec des lambris de bois sombre. Au bout d'un passage pavé de pierres lisses, un très grand vase, avec des branches d'érable tourmentées. (…) Sur la droite du bouquet, s'ouvrait un grand vestibule au sol de granit brut. Le passage que j'avais trouvé si somptueux n'était pas l'entrée de la maison de thé, mais seulement le chemin y conduisant ! Ce vestibule d'un raffinement exquis - ce qui n'avait rien d'étonnant, car je venais de pénétrer, sans le savoir, dans l'une des plus grandes maisons de thé du Japon. Or une maison de thé n'est pas un endroit où l'on vient boire du thé. Les hommes viennent s'y divertir, au milieu des geishas.

Geisha, d'Arthur Golder.

 

   

    Pour l'essentiel, sachez que la cérémonie du thé est célébrée par une ou deux officiantes. Assises devant leurs invités, elles préparent le thé de façon traditionnelle. Elles utilisent de jolies tasses, des fouets en bambou. Même les invités s'intègrent au rituel, car il y a une façon de tenir sa tasse, et une façon de boire le thé. Ne pensez pas qu'on s'assoie pour boire une bonne tasse de thé. Il s'agit davantage d'une danse, d'une méditation, qui se pratique assis sur ses talons. Le thé des feuilles réduites en poudre sera battu dans l'eau bouillante jusqu'à former un breuvage vert et mousseux, ou " matcha ", très peu apprécié des étrangers. Ce thé ressemble à de l'eau savonneuse de couleur verte. Il a un goût amer, auquel il faut s'habituer.
    Dans la formation d'une geisha, la cérémonie du thé a une grande importance. Il n'est pas rare qu'une réception chez un particulier commence par une brève cérémonie du thé.

Geisha, d'Arthur Golder

 

    

Le thé a-t-il vraiment changé, aujourd'hui ? Je ne suis plus en contact avec ce monde ; je l'ai quitté après la mort de mon Maître pour faire retraite ici.
On affirme que ce n'est plus du tout pareil: à partir du moment où les cris de guerre se sont tus, le thé devait nécessairement changer… De ce point de vue, il est vrai que messieurs Rikyuet Soji ne pouvaient rester en vie. Tout le monde change: le guerrier et l'homme de thé. C'est égal…

Le Maître de thé, de Yasushi Inoué.

    Il (Junichirô Tanizaki) aimait la pénombre que développe le thé dans son monde chaud et liquide.
Et les couleurs que la petite feuille roulée déploie en filaments dans l'eau avant de s'y mêler. Et le déchet rougeâtre et à certains égards automnal qui vient peu à peu gésir au fond du bol de porcelaine.

Les Ombres errantes, de Pascal Quignard.

    Chaque jour, au moment où l'aube pointait, il tournait son visage vers l'est pour se livrer à des pratiques respiratoires. Il aspirait l'air frais du matin et l'expirait longuement, le cou tendu. Le son pur de ses chants résonnait dans le vallon désert et les singes qui grimpaient sur les falaises escarpées lui répondaient en écho. Si, par hasard, une connaissance lui rendait visite, il lui offrait du thé en guise d'alcool, sortait un jeu d'échec ou bavardait avec lui sous la clarté de la lune.

La Montagne de l'âme, de Gao Xingjian.

    Amusant souvenir d'un thé chez le gouverneur du Shensi. L'ennemi cerne la ville. Le thé est servi par des soldats le revolver à la ceinture et le fusil pendu par la bretelle, prêts à riposter à une attaque qu peut se produire d'un instant à l'autre. Cependant, les invités causent avec calme, avec cette grâce polie et apparemment sereine, fruit de la vieille éducation chinoise. Nous discutons philosophie, un des fonctionnaires parle extrêmement bien le français et me sert d'interprète. Quels que soient les sentiments qui en ce moment agitent l'esprit du gouverneur et des hommes de son parti, rien ne s'en lit sur leur visage; leur conversation est celle de lettrés s'amusant au jeu délicat d'échanger, sans passion, des pensées subtiles.

Mystiques et magiciens du Tibet, d'Alexandra David-Neel.

Culture du thé en Chine

    Un intermède vivement apprécié par tous les moines coupe le très long office: du thé est servi. Tout bouillant, assaisonné de beurre et de sel suivant le goût tibétain, il est apporté dans de grands baquets de bois. Les préposés à la distribution passent plusieurs fois entre les rangs, remplissant les bols qui leur sont tendus.
    En se rendant aux assemblées, chaque religieux doit être muni de son bol personnel qu'il tient sous sa veste jusqu moment de s'en servir.
Aucun bol de porcelaine ou d'argent n'est admis à l'assemblée. Les religieux doivent boire en de simples écuelles de bois. L'on peut voir, dans cette règle, un lointain rappel de la pauvreté que le bouddhisme primitif enjoignait aux religieux. Mais les astucieux lamas sont habiles à éluder les observances qui les contrarient.
    Les écuelles des plus riches d'entre eux sont bien véritablement en bois, mais fabriquées avec des essences rares ou des loupes croissant sur certains arbres, dont les veines forment de jolis dessins. Certains de ces bols se paient jusqu'à 70 roupies (environ 700 francs au cours actuel). (livre publié en 1929 chez Plon)
    Certains jours quelques poignées de tsampa et un petit morceau de beurre sont distribués avec le thé quotidien ; d'autres fois, ce dernier est remplacé par une soupe. Enfin, il arrive que le repas gratuit comprenne thé, soupe et un morceau de viande bouillie.

Mystiques et magiciens du Tibet, d'Alexandra David-Neel.

 

    Sönam m'apporte une tasse de jade avec un couvercle en forme de pagode, sur une curieuse soucoupe d'argent faite comme un lotus: je soulève le couvercle et le jeune homme commence à me verser, d'une théière de cuivre ouvragé, ce bouillon que les Tibétains appellent du thé. (…) Je bois quelques gorgées de mon bouillon-thé (du beurre, du soda, du sel, de l'eau bouillante et du thé émulsionnés dans un cylindre de bambou) et j'accepte quelques biscuits frits, graisseux, couverts de duvet, que j'ingère à grand-peine (…)

Tibet secret, de Fosco Maraini

    L'usage du thé n'est pas moins répandu dans le Nord que dans le Sud. Entrez-vous dans une maison, aussitôt on vous offre le thé: c'est le signe de l'hospitalité. On vous en sert à profusion ; dès que votre tasse est vide, un serviteur muet la remplit, et ce n'est qu'après en avoir avalé une certaine quantité qu'il vous sera permis par votre hôte d'exposer l'objet qui vous amène.

Le Tour du monde, d'A. Poussielgue (1864).

 

      Nous restions le plus longtemps possible dans la maison de thé. Cela nous permettait de nous reposer. Mais surtout de résoudre un problème majeur: la soif. L'eau n'était nulle part potable, sauf près des sources. Le voyageur était donc toujours en quête d'eau bouillie. L'avantage dans une maison de thé est qu'il suffit de commander un thé pour pouvoir rester des heures sur une chaise dans être dérangé. Le garçon, muni d'une immense bouilloire, circule au milieu des tables et remplit votre théière dès qu'elle est vide. Avec un art consommé, par-dessus votre épaule, il verse l'eau bouillante à longs jets directement dans la théière ou à même la tasse sans jamais éclabousser ni déborder.

Le Dit de Tianyi, de François Cheng.

 

      Les boutiques de Yunan-Fu :
      Elles ressemblaient à des théâtres en bois de teck. À l'intérieur s'alignaient des boîtes noires sur lesquelles s'affrontaient des dragons d'or peints à la main. Le marchand, un vieux mandarin dont le menton s'ornait d'une barbe de chèvre, ne sortait les mains de ses poches que pour peser du thé, en calculer le prix sur son boulier. Acheter du thé constituait déjà un délice. Le boire aussi.

Lettre aux gourmets, aux gourmands, aux gastronomes et aux goinfres
 sur leur comportement à table et dans l'intimité, de James de Coquet.

 



Le chant du thé du poète Lu Tung, 
connu comme " le fou du thé ":

"La première tasse humecte mes lèvres et ma gorge.
La deuxième bannit ma solitude.
La troisième dissipe la lourdeur de mon esprit, rendu confus par tant de lecture.
La quatrième exhale une légère transpiration, dispersant par mes pores toutes les afflictions de la vie.
La cinquième me purifie.
La sixième m'ouvre le royaume des immortels.
La septième, ah que ne puis-je en boire davantage !
Je ne perçois plus le souffle du vent qui enfle mes manches.
Transporté par cette douce brise, je gagne les cieux."

 

 

 

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