Le Café Littéraire / Les Trains    

 

    

 

 

À la fin de l'été les premières rumeurs de convois ferroviaires nous arrivent de là-bas. Ce sont de vieux trains, disent les gens. Des reliques d'une époque révolue. Des wagons poussiéreux avec d'antiques lampes à pétrole et des locomotives à vapeur. Les toits sont couverts de crottes d'oiseaux. Les fenêtres obturées par des volets. Ils traversent ville après ville sans jamais s'arrêter. Ne donnent jamais le moindre coup de sifflet. Ne circulent qu'au crépuscule. Des trains fantômes, les appellent ceux qui les ont vus. Certains disent qu'ils ont gravi les cols étroits de la sierra Nevada: Altamont, Siskiyou, Shasta, le Tehachapi. Certains disent qu'ils se dirigent vers les contreforts occidentaux des Rocheuses. Un chef de gare de Truckee déclare avoir vu un volet se soulever et le visage d'une femme apparaître un instant. «Une Japonaise", dit-il. Mais cela s'est passé si vite qu'il ne peut en être sûr. Le train n'était pas prévu. La femme semblait fatiguée. Elle avait les cheveux courts et noirs, un petit visage rond, et nous nous demandions si c'est l'une des nôtres. 

Julie Otsuka, Certaines n'avaient jamais vu la mer

 

Je rêvais souvent d'un train de nuit. C'était toujours le même rêve. Je suffoque dans une atmosphère chargée de fumée, d'odeurs humaines et de relents de cabinets. Ce train de nuit est tellement bondé que je ne sais où mettre les pieds; de vieilles croûtes de vomi collent à la banquette. N'en pouvant plus, je me lève et je descends à je ne sais quelle gare. L'endroit est désolé, je n'y vois pas la moindre lueur qui signalerait l'existence d'une habitation. Pas un seul employé de gare non plus. Il n'y avait rien, ni horloge ni horaire de chemin de fer... Tel était mon rêve. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Comme tant d'autres, Adamsberg aimait les voyages en train, qui vous faisaient l'offrande d'une parenthèse, voire d'une excursion fugitive hors du monde. Les pensées s'y mouvaient mollement, fuyant les écueils. 

Fred Vargas, Un peu plus loin sur la droite

 

Le train était exactement sur le point de partir. Un fort roulis nous balança tandis que nous marchions dans le couloir. L'usure avait creusé un motif de vagues sur les parties tendres du plancher de bois. Les sièges étaient râpés jusqu'à la trame et la banquette était aussi dure qu'un pain vieux d'un mois. Notre voiture baignait dans une atmosphère fatale où se mêlaient des odeurs d'huile et de cabinet. Je pris dix minutes pour soulever le châssis de la fenêtre afin de laisser pénétrer un peu d'air frais, mais quand le train prit de l'allure, des gerbes de sable fin se mirent à voler à l'intérieur et il me fallut donc rabaisser le châssis, ce qui me coûta à peu près le même temps que lors de son ouverture. 
       Le train était formé de deux voitures et transportait au total une quinzaine de passagers. Tous ligotés l'un à l'autre par les solides liens de l'indifférence et de l'ennui.(...) Même les enfants étaient tranquilles. Pas de cris, pas de courses effrénées dans la voiture, ils ne cherchaient pas même à regarder le paysage au-dehors. De temps à autre, quelqu'un toussait en faisant un bruit sec comme si l'on frappait la tête d'une momie avec des pincettes. 
       À chaque arrêt du train, quelqu'un descendait. Et chaque fois que quelqu'un descendait, le contrôleur descendait également, recueillait le billet du voyageur et, quand il remontait sur la plate-forme, le train repartait. Le visage de ce contrôleur était si parfaitement impersonnel qu'il aurait aisément pu attaquer une banque sans avoir à se cacher la face. 

Haruki Murakami, La course au mouton sauvage

 

Après un arrêt d'une vingtaine de minutes, le train repartit, au pas, avec cette lenteur qui tirait des grincements de chaque roue et de chaque suspension, comme si le convoi se déplaçait tous freins serrés. L'entrée en gare de Larcheville parut extravagante à Nicolas Tèque. Il s'attendait à ces déserts provinciaux, quais refroidis par des courants d'air, où une poignée de quidams chargés de sacs ridicules patientent en tirant sur un bout de cigarette à la portière d'autorails d'une autre époque. Au lieu de cela, il découvrit une foule tonitruante, massée sur le quai, et qui circulait sur les voies en agitant les bras et en chantant. Il se demanda où il était tombé. 

Franz Bartelt, Hôtel du Grand Cerf

 

Le quai désert avait une bonne centaine de mètres et allait se perdre vers les hangars obscurs sous le soleil, suivant l'enchevêtrement de plusieurs voies de garage. L'autorail était allé s'immobiliser sur une de ces voies. Le conducteur et deux contrôleurs en étaient descendus, en bout de course, et devisaient avec trois hommes du personnel ferroviaire. Un autre train, de marchandises celui-là, étirait ses wagons sur une des voies d'en face, à deux quais. Le soleil tombait d'un biais aigu, les ombres raccourcissaient. De la ville terminus, on n'apercevait d'ici qu'une ligne de maisons alignées dans une perspective fuyante, adossées par le fond à l'appui bossué des montagnes bleuâtres les vrais montagnes à découvert enfin après longtemps de suggestion.
       Il bougea, une fois que le groupe qui discutait là-bas à hauteur se fut interrompu pour tourner dans sa direction une grappe de visages apparemment étonnés par sa présence.
       Le hall était vide et ses pas pourtant discrets y frappèrent avec une sorte de rudesse. La lumière du dehors claquait sur le carrelage au seuil de la sortie comme un liquide étincelant en fusion. Il s'y enfonça sans hésiter.
       Plusieurs rues débouchaient d'entre les blocs de maisons convergeaient vers la place devant la gare, au centre de laquelle était érigée, sur son socle de rocs et une portion de rails, une locomotive à vapeur des temps glorieux, repeinte et astiquée, rutilante. À gauche de la place un vaste parking apparemment bien rempli s'éloignait parallèlement aux voies de garage ferroviaires. La vie de la ville bruissait paisiblement sous l'aquarelle bleu fané du ciel.

Pierre Pelot, Se souvenir encore des orages

 

Il l'observa, calme et tranquille, qui contemplait, dans ses dernières lueurs du jour, le paysage défilant par la fenêtre. Un panneau d'informations électroniques indiquait qu'ils circulaient actuellement à une vitesse de 313 km/h, il indiquait aussi leur position géographique, et il réalisa avec un choc nerveux qu'ils étaient, au moment même où tout cela lui revenait en mémoire, un peu au sud de Mâcon, à quelques kilomètres de la maison de Saint-Joseph. 
       Longtemps, très longtemps après, elle tourna de nouveau son regard vers lui
le train approchait maintenant de Laroche-Migennes, et circulait à 327 km/h. 

Michel Houellebecq, Anéantir

 

Un vent glacé balaye la salle des pas perdus, les quais. Des pigeons tournent sous la verrière. C'est une gare abandonnée: elle ne dessert que le Massif Central. 
       Katia s'énerve: toutes les machines à composter sont hors d'usage. «Tu vas être obligée de chercher le contrôleur, dans le train, pour lui expliquer...
Ne t'en fais pas!» Elles slaloment entre les palissades qui cachent, ici et là, des «travaux en cours» jamais achevés; des moineaux picorent le ciment devant l'unique sandwicherie, fermée: «J'espère que tu pourras prendre un café dans le train... Ça m'étonnerait: il n'y a pas de wagon-bar! Quelquefois, les bons jours, une vente ambulante... mais ne t'inquiète pas pour moi.»  
       Une gare oubliée, délaissée, dont le sol rapiécé
ici du béton, là du bitume, ailleurs des dalles de grès raconte l'histoire du chemin de fer depuis la locomotive à vapeur jusqu'au train Corail: à Austerlitz, c'est à l'apparition de ces voitures orange que la modernité s'est arrêtée... Sonia remarque aussi sur le quai deux cabines téléphoniques jaunes des années soixante-dix; des téléphones à pièces, qu'on avait sans doute adaptés à la carte à puce, mais que l'invention du mobile a relégués parmi les antiquités. Si l'entretien de la gare n'était pas aussi négligé, on les aurait déjà démontées. Quoique... Il y a peut-être encore des gens pour les utiliser? Des gens âgés. Leur père par exemple. 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

Accompagner Paula qui allonge le pas sur un quai de la Gare d'Austerlitz. Le long manteau de laine grise, l'écharpe jaune, les boots en cuir fourrées, des gants de peau, la sacoche en bandoulière et, traînée dans son dos, la valise à roulettes orange flammé qu'elle n'a pas eu le temps de ranger de retour de Moscou. C'est encore la nuit. Peu de monde ici, les fêtes du nouvel an sont finies, la jeune femme monte dans le premier train pour Périgueux, ils sont à peine une douzaine dans le compartiment, c'est un hiver glacé. Dans l'ébranlement du train et du jour qui se lève, son visage s'éclaire, et ce qui était encore imperceptible lorsqu'elle s'est assise dans le wagon, dérobé, se révèle maintenant qu'elle a tourné la tête vers la vitre: quelque chose de rêveur et d'aride, quelque chose de solitaire. Le train taille bientôt une broussaille pâle où Paula cherche à tirer des lignes, portant son regard le plus loin possible dans les profondeurs du paysage, touchant le point de fuite d'un vallon, une voiture qui disparaît dans un virage, ou, à l'approche des villes, quelqu'un qui se penche à sa fenêtre et regarde passer le train. La forêt de janvier colle à la vitre, pelliculée sous le givre qui tient. 

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main

 

C'est aujourd'hui mon anniversaire et j'ai reçu le plus beau des cadeaux: la liberté! Je griffonne maladroitement ces premières lignes à bord d'un train de la Union Pacific, parti ce matin à six heures trente-cinq de la gare de Chicago, vers l'Ouest et le Nebraska. On nous a dit que le voyage allait durer quatorze jours, avec un changement de train à Omaha. Si notre destination finale est sciemment gardée secrète, j'ai surpris les conversations des soldats de l'escorte (les militaires sous-estiment l'acuité d'une oreille féminine) et j'ai appris que le train nous emmène tout d'abord à Fort Sidney d'où nous serons ensuite convoyées en chariot vers le Wyoming, à Fort Laramie, et finalement à camp Robinson dans le Nebraska. 
       (...) 

La vie est si imprévisible. Quelle sensation étrange de me trouver dans ce train, en route pour un long voyage, et de contempler la ville qui s'éloigne. Je me suis assise dans le sens contraire de la marche pour garder avec moi une image fuyante de Chicago, son épais nuage de fumée charbonneuse qui, à la manière d'un parasol géant, s'étend au-dessus des rives du lac Michigan. (...) 
      Le soleil d'orient illumine la ville dont les contours bientôt se fondent dans le lointain. Mes yeux restent rivés sur elle aussi longtemps que mon regard le peut. Alors seulement, je trouve assez de courage pour changer de siège, tourner le dos à un passé sombre et agité, pour faire face à un avenir terrifiant, incertain. J'ai le souffle coupé devant le spectacle des terres immenses qui s'ouvrent devant nous, de l'indescriptible étendue de la vaste prairie solitaire. 

Jim Fergus, Mille femmes blanches

 

Face à la vie, elle avait la même impression que lorsqu'elle regardait le paysage défiler par la fenêtre du train: si elle était dans le sens de la marche, le panorama semblait se jeter sur elle, et ses yeux affolés ne savaient à quel détail s'attacher ni qu'elle ligne suivre. Elle se sentait écrasée par l'image qui ne tenait pas en place, ne cessait de se transformer. Assise en sens inverse, elle retrouvait son calme et contemplait l'horizon jusqu'à sombrer dans le sommeil. Alors... alors songeait-elle, peut-être pourrait-on dire que c'est la même chose lorsqu'on regarde soit en direction de l'avenir, soit vers le passé. Peut-être est-ce pour cela que j'ai tant besoin de mes souvenirs. Ils constituent le seul spectacle auquel je puisse assister sans être saisie de panique, car les souvenirs, images mouvantes, sont pourtant immobiles. 

(...) 

Elle aurait voulu que le train roulât en sens inverse du temps, ainsi atteindrait-elle la stase, l'endroit de la perfection, un sommet de la vie. Ida et moi dans ce train, entre Paris et Sorø, pour toujours, proches encore de ce que nous quittons, loin cependant de ce qui nous attend. 

Agnès Desarthe, Ce cœur changeant

 

Louise (...) descendit dans le métro. Il était quinze heures, les rames étaient bondées, le train s'arrêta soudainement entre deux stations, la lumière s'éteignit, il y eut des cris de femmes, des voix d'hommes qui se voulaient rassurantes. La lumière revint sur des visages blancs, tendus, on fixait les ampoules qui clignotaient, un murmure s'éleva, tout le monde chuchotait comme dans une église, la chaleur de cet été parisien semblait s'être engouffrée tout entière dans la rame, chacun cherchait un peu d'espace. «Ma belle-sœur hésite à partir à cause de son grand qui doit passer ses examens», dit une femme en confidence à une autre, qui répondit: «Mon mari dit qu'il faut attendre la fin de semaine, mais on est déjà jeudi...» Le train, en redémarrant, ne provoqua pas de soulagement, il transportait les inquiétudes d'une station à l'autre. 

Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines

 

D'abord nous la tenons, cette vapeur, obéissante étreinte. Stephenson a élagué les crans en saillie. Les pattes qu'il avait tout d'abord imaginé d'adapter à ses roues pour les prémunir contre l'envie de patiner sur les rails, l'esprit humain procédant toujours du composé au simple. Le premier chemin de fer des frères Pereire roule déjà sur Saint-Germain à l'heure où M. Thiers à la tribune affirme de tout son haut que «les roues glisseront sans avancer jamais», puis finalement, n'en démordant pas puisqu'il ne peut avoir tort, que ce «mode de traction» ne saurait être utilisé jamais que pour «brèves distances»
      Comme si d'un enchanteur ou d'un machiniste de théâtre, le premier coup de sifflet de la première locomotive a donné le signal d'éveil, d'envolement à toutes choses. Tout un monde nouveau s'émeut en cet universel avril, se tâte, s'agite, se décoche en essor, quitte à chercher après où on prendra pied: tout est en question mis ou remis. Paris, cœur et cerveau, bout. 

Nadar, 1830 et environs 
dans : Quand j'étais photographe

 

Le train arriva en gare de Saint-Lazare avec un retard de trente-cinq minutes, ce qui était à peu près ce que j'avais anticipé. L'orgueil ancestral des cheminots, l'orgueil ancestral du respect de l'horaire, tellement puissant et ancré au début du XXe siècle que les villageois, dans les campagnes, réglaient leur horloges sur le passage des trains, avait bel et bien disparu. La SNCF était une des entreprises dont j'aurais assisté, de mon vivant, à la faillite et à la dégénérescence complètes. Non seulement l'horaire indicatif devait être aujourd'hui considéré comme une pure plaisanterie, mais toute notion de restauration semblait avoir disparu des trains Intercités, ainsi que tout projet d'entretien du matériel les sièges, lacérés, laissaient échapper une bourre opaque, et les toilettes, celles du moins qui n'avaient pas été condamnées, probablement par oubli, étaient dans un état à ce point immonde que je ne pus me résoudre à y pénétrer, et que je préférai me soulager sur la plateforme entre deux voitures. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

À la gare, Michel est resté dans la voiture, tandis que papa, prenant Toto par la main, nous a menées, Louise et moi, jusqu'au quai, suivis par un porteur qui poussait mes bagages sur un chariot. 
       (...) 
       Louise et moi avons pris place dans le train, et je me suis assise près de la fenêtre, d'où j'ai pu faire signe de la main à papa et Toto, pendant que la locomotive démarrait. J'ai continué jusqu'à ce que je ne les voie plus. Puis je me suis adossée à la banquette, tout à la fois craintive et excitée, pensant à l'aventure qui commençait. J'ai regardé le pays de ma prime jeunesse défiler devant mes yeux
les champs recouverts de neige, les hautes prairies, les vallons, les collines, les quelques bêtes encore dehors à cette heure-là. Et au milieu la Seine, qui avait sa source tout près d'ici. Elle prenait forme et volume en chemin, et nous allions au même endroit. 

Jim Fergus, Marie-Blanche

 

Comme la ville, la gare était silencieuse. Ce n'était qu'une humble gare, presque une station. La nuit, il ne s'y passait jamais rien parce qu'aucun train n'y passait... Le jour, c'était un peu différent: deux fois la gare reprenait vie quand l'autorail, venant de Limoges, y arrivait à dix heures avant de repartir, après une halte de trois minutes, vers Périgueux et lorsque ce même autorail repassait en sens inverse à dix-sept heures en faisant une halte nouvelle. Tous les jours il en était ainsi: une navette quotidienne. Il arrivait aussi mais c'était plus rare qu'un train de marchandises passât... C'étaient les seuls moments où le Chef de gare et unique employé de la station apparaissait sur le quai en brandissant l'insigne de son pouvoir: un bâtonnet rouge. La nuit, ce personnage restait invisible: sans doute dormait-il, en compagnie de son épouse, au premier étage de la gare dans le petit appartement qui leur servait de domicile? 
       Sur la façade donnant sur la place, il y avait une pendule éclairée dont les aiguilles ne faisaient que souligner la longueur désespérante de la nuit. 

Guy Des Cars, Le train du Père-Noël

 

Et maintenant il retraversait le passage à niveau ouvert, puis la place vide, déserte dans la clarté des lampes qui claquaient comme des flaques. 
       Mais la porte de la gare était fermée. Fermé aussi le petit portillon dans la clôture faite d'éléments de béton armé qui séparait le quai de la place. Fermé le Café de la Gare, sa façade crayeuse écaillée, ses volets baissés. Fermées toutes les portes de toutes les maisons du bourg. C'était un autre jour, déjà, camouflé dans la nuit. 
       Il était assis là, sur le seuil usé et froid, sous le mot DÉPART peint en brun, en sombre. Il replia ses jambes qu'il enserra de ses bras, tout seul et chaviré dans le tourbillon de fatigue qui l'emporta, dormant et ne fermant les yeux qu'ensuite
dormant comme il n'avait dormi depuis si longtemps. 
       (...) 
       il n'osa point traverser pour se rendre au Café de la Gare, au lieu de quoi se leva, se rassembla pièce par pièce, se mit debout et se coula dans la salle de la gare, s'approcha du guichet et attendit longtemps tandis que les ankyloses et les courbatures dégringolaient le long de ses muscles, sans dire un mot ni appeler, et lorsque l'employé en casquette arriva ce fut son regard vaguement rieur (comme il crut le remarquer ainsi qu'il s'y attendait) qu'il lui fallut soutenir
et soutenir pendant tout le temps que l'employé expliquait, répétait les horaires et les noms de gares de ses correspondances, lui essayant de dire (pour dire quelque chose) qu'on imagine difficilement qu'une distance parcourue en deux ou trois heures par la route puisse demander aura tant de temps par le train, ce à quoi l'employé répliquait, avec amabilité, certes, mais sans doute aussi un soupçon d'impatience, que «la route et les chemins de fer c'étaient deux choses» (ajoutant sans rire: «C'est pour ça qu'y a des gardes-barrières»), finissait par lui inscrire les renseignements sur un petit bout de papier qu'il glissa sur la plaque métallique du guichet, en même temps que son billet et sa monnaie. 

Pierre Pelot, Elle qui ne sait pas dire je

 

Une semaine de grève dans les chemins de fer, contraint de regagner Paris depuis ma ville natale, non par l'itinéraire normal, où aucun train ne circule, mais en effectuant un crochet par Nevers, un Express bondé, venu de Clermont-Ferrand, nous y recueille, où je trouve à m'asseoir par terre, sur la moquette d'un espace pour jeux d'enfants, à côté de deux femmes dans des sièges en vis-à-vis, dont la plus jeune dort et la seconde, une grande fille brune, d'une quarantaine d'années, aux longs cheveux qui entourent un visage en lame de couteau, doté d'un vrai nez, quand je me félicite à voix haute: «Ah! J'ai bien fait de réserver!», comme elle croit que je parle sérieusement et désigne sa place, se lève pour me la céder. 

Xavier Bazot, Fresque et Mosaïque

 

Le train était encore plus plein que celui du matin; néanmoins, lorsque Mara se fut trouvé une petite place dans le couloir entre une femme et un homme âgés, elle poussa un soupir de soulagement. Quand le convoi s'ébranla, quand le hangar de ciment, les faisceaux des voies, les wagons de marchandises, puis les maisons disparurent au regard, quand commença la pleine campagne, elle se sentit mieux. Enfin s'engageait le voyage qui devait la ramener chez elle. Quand, elle ne le savait pas; elle savait seulement qu'elle n'aurait plus à changer jusqu'à Florence. 
      C'était ce que lui avait dit le contrôleur de la gare en lui perforant son billet et ce qu'avait répété un agent de la police du rail qui, la voyant seule, debout, sur le quai désert, lui avait demandé quel train elle attendait. « Celui pour Colle Valdelsa. Pour Florence.
Oh! il ne passe pas avant deux heures. Pourquoi n'allez-vous pas à la salle d'attente? Vous serez mieux.» Elle avait haussé les épaules. Elle avait continué d'attendre, debout, sur le quai. 

La Ragazza, de Carlo Cassola

 

Et le temps, finalement, ne passait pas tant que ça. Je me traînais donc, sur un sol vacillant, du lit au métro, du métro au bureau et du bureau au canapé en essayant de faire bonne figure dans des habits propres et repassés mais en vrai, j'étais à poil et je crevais de solitude. Je me sentais aussi seule que sur un quai de RER à attendre, dans le vent glacial des correspondances, un train qui n'arriverait pas. 

Anne Pauly, Avant que j'oublie

 

Bien avant qu'on ne plante des betteraves à Argus et construise les autoroutes, il y avait une ligne de chemin de fer. Par les rails, qui franchissaient la frontière Dakota-Minnesota et s'étiraient jusqu'à Minneapolis, arrivait tout ce qui faisait la ville. Tout ce qui l'amoindrissait s'en allait aussi en empruntant la même voie. Les enfants arrivèrent dans un wagon de marchandises. Lorsqu'ils atteignirent Argus, ils avaient les lèvres violettes et les pieds tellement gourds qu'en sautant du train ils trébuchèrent dans le mâchefer où ils s'égratignèrent paumes et genoux. 

Louise Erdrich, Le pique-nique des orphelins

 

Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive tonne, un postillon de piston couvre l'ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache une partie du premier alinéa. Dans l'odeur de gare passe une bouffée d'odeur de buffet de gare. Il y a quelqu'un qui regarde à travers les vitres embuées, il ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux, même à l'intérieur, comme vu à travers les yeux d'un myope, ou à travers des yeux irrités par des escarbilles. Ce sont les pages du livre qui sont embuées comme les vitres d'un vieux train, c'est sur les phrases que se pose le nuage de fumée. Il pleut ce soir-là, l'homme entre dans le bar; il déboutonne son pardessus humide; un nuage de vapeur l'enveloppe; un coup de sifflet s'en va au long des quais luisants de pluie à perte de vue.

Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur

 

      Je ne suis pas une sauvage. J'ai déjà pris le Polar Bear Express jusqu'à Cochrane, 186 miles de voie ferrée cahotante au travers des tourbières, avec les Indiens qui dorment pendant que leurs enfants courent dans les couloirs sur des jambes chancelantes. On dit que le Polar Bear est le train du bout du monde dont le seul rôle consiste à engloutir l'argent du gouvernement tout en faisant figure de maigre obole aux Crees. C'est le train de la dernière ville au nord accessible par une grande route jusqu'à Moosonee, le trou du cul de l'Arctique, afin d'éviter que les Crees se révoltent. Je ne sais pas, mais les quelques fois où je l'ai pris, j'ai bien aimé. C'est le seul lien, aussi tenu soit-il, entre nous et eux. 

Joseph Boyden, Les saisons de la solitude

 

      J'aime bien les trains. Les heures passées à ne rien faire de particulier. On prépare un sac pour le trajet pareil que les enfants quand ils sont encore petits. On y fourre deux livres de poche, des chewing-gums. Une bouteille d'eau pour un peu on y mettrait aussi sa couverture fétiche. Tout pour que le temps passe agréablement. En arrivant à la gare, on traîne même du côté des magazines, et on en achète un, de préférence sur les riches et célèbres. C'est comme si on allait à la plage et, comme à la plage, on n'ouvre ni les romans, ni le magazine, on ne mâche pas de sucreries et on oublie même de s'hydrater. On est hypnotisé par le paysage qui défile ou par le rythme des vagues.

Jean-Philippe Blondel, 06H 41

 

      Paul, qui n'avait jamais quitté Saint-Denis, sinon pour aller à Honfleur (...), était aux anges à l'idée de reprendre le train. C'était un peu comme s'élancer dans le grand Far West ou de monter dans le Transsibérien, pour le plus long voyage du monde! Pourtant, rien ne l'avait préparé à la surprise qui l'attendait. Alors qu'il s'apprêtait à s'installer dans l'un des wagons, son père l'entraîna vers la grosse locomotive et lui fit signe d'y grimper. En sa qualité d'employé des chemins de fer, Caradec jouissait de privilèges dont il n'usait guère, mais il connaissait assez son fils pour savoir que ce périple dans la motrice constituerait un merveilleux cadeau avant cette longue séparation. Après avoir salué les deux cheminots qui s'activaient déjà au départ, Jean entreprit de décrire le fonctionnement de la machine à vapeur; c'était le chauffeur qui était chargé d'alimenter la chaudière en eau et le foyer en charbon, quant au mécanicien, seul maître à bord du train, il actionnait le frein ou le régulateur en fonction des besoins. Il désigna la boîte à feu que l'on nourrissait au charbon, l'énorme piston, les bielles, puis il expliqua le cheminement de l'eau brûlante, le travail de la vapeur sous pression qui actionnait les essieux entraînant les roues d'acier, et lui montra le sable que l'on envoyait par un tuyau en cas de mauvaise adhérence. 
      À 10h22, comme prévu, le convoi démarra. Surexcité de comprendre à peu près le mécanisme, l'enfant observait la lente accélération des bielles, à peine dérangé par leur grincement strident. Il fallut dix minutes pour que le train atteigne sa vitesse de croisière; entre-temps ils étaient sortis de Paris, direction plein sud, vers Orléans. 

Nicolas Vanier, L'école buissonnière

 

Un dernier sursaut de tôle et le train s'arrête. La sensation d'être dans une gare. Une addition d'éléments: des sons résonnant sous une hypothétique marquise, des raclements lointains de pas, des portières qui claquent doucement. En pleine nuit, les bruits disparaissent vite, comme avalés par la soudaine torpeur du monde. Un haut-parleur, loin, au bout d'un quai. Paroles déformées, rendues floues par l'obscurité. Une gare. 

Jean-Bernard Pouy, Train perdu wagon mort

 

      La voix féminine, la même en ces endroits sur toute la planète, dégringola à la suite des trois notes claires informatrices de l'annonce et cascada dans une multitude d'échos s'ajoutant aux bruits ambiants pour se répandre en une bouillie parfaitement incompréhensible, de laquelle on pouvait extraire, au mieux, qu'un train entrait en gare voie 3 et qu'il était recommandé de s'éloigner des bords du quai. 

Pierre Pelot, Les normales saisonnières

 

Une vieille petite gare, jaune et gris, avec, de chaque côté, des barrières de ciment ouvragé, et derrière ces barrières, le quai où je suis descendu de la micheline. La place de la gare serait déserte si un enfant ne faisait du patin à roulette sous les arbres du terre-plein. 

Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures

 

      Mes horaires étaient monstrueusement fastidieux. Je levais et baissais la barrière près de quinze fois par jour en semaine. Le premier train passait à 4 h 50 et le dernier à 23h 04. J'avais les automatismes de la sonnerie de la barrière dans la tête. Je l'entendais avant même qu'elle retentisse. Cette cadence infernale, on aurait dû la partager, la faire par roulement. Mais la seule chose que Philippe Toussaint faisait rouler, c'était sa moto et le corps de ses maîtresses. 
       Oh que les usagers que j'ai vus passer m'ont fait rêver. Pourtant, ce n'étaient que des petits trains régionaux qui reliaient Nancy à Epinal et qui s'arrêtaient une dizaine de fois par trajet dans des bourgades paumées, pour rendre service aux autochtones. Pourtant, j'enviais ces hommes et ces femmes. J'imaginais qu'ils allaient à des rendez-vous, des rendez-vous que j'aurais voulu avoir comme ces voyageurs que je voyais filer. 

Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs

 

Pourtant, il y avait bien quelque chose qu'on aurait pu considérer comme un hobby. Ce que Tsukuru Tazaki aimait plus que tout au monde, c'était contempler des gares. Pourquoi? Il l'ignorait. Il avait toujours été fasciné par les gares, aussi loin qu'il s'en souvienne, et c'était encore vrai aujourd'hui. Qu'il s'agisse des gigantesques gares des Shinkansen, des toutes petites gares de campagne à une seule voie, ou encore de celles qui servaient exclusivement au transport de marchandises, cela lui convenait du moment que c'était une gare avec des trains. Tout ce qui avait rapport avec les gares le captivait. 
      Comme beaucoup d'autres enfants, il s'était passionné pour les modèles réduits de trains, mais ce qui attirait sa curiosité plus que tout, ce n'était pas le dessin ingénieux des locomotives ou des wagons, ni le long réseau complexe des voies ferrées, ni les dioramas intelligemment conçus. Non, c'était bien davantage les maquettes des gares ordinaires, qui n'étaient pourtant que de simples accessoires. Il aimait regarder les convois qui traversaient ces gares, le train qui ralentissait progressivement jusqu'à son arrêt scrupuleusement respecté sur le quai. Il se représentait les voyageurs qui partaient ou qui arrivaient, il pouvait entendre les annonces et la sonnerie signalant le départ, il imaginait l'activité fébrile des cheminots. La réalité et le fantasme se mêlaient dans sa tête et son enthousiasme le faisait parfois trembler de tout son corps. 

Haruki Murakami, L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

 

      Je me suis arrêté devant l'ancienne gare de chemin de fer et j'ai serré l'écharpe plus fort autour de mon cou. Il faisait froid, et le vent s'était levé. Je suis allé sur le quai désert. Sur une voie de garage enneigée, un wagon de marchandises attendait comme un taureau abandonné dans sa stalle. À la lumière d'un lampadaire, j'ai déchiffré les vieux horaires affichés derrière une vitre cassée. J'ai regardé ma montre. Un train vers le sud aurait dû passer dans quelques minutes. J'ai attendu en pensant qu'il est déjà arrivé des choses plus étranges que de voir un train fantôme surgir dans le noir et disparaître en direction d'un pont enjambant un fleuve gelé. 

Henning Mankell, Les chaussures italiennes

 

      Très longtemps, pendant une bonne moitié de son parcours, il avait longé la ligne de chemin de fer. Elle était abandonnée, toute recouverte de neige. Il était passé devant des convois entiers de l'armée blanche, avec leurs wagons de passagers et de marchandises arrêtés en route par d'abondantes chutes de neige, par la déroute de Koltchak, par le manque de charbon. Ces trains bloqués, immobilisés pour toujours, ensevelis sous la neige, s'étiraient en ruban presque continu sur plusieurs dizaines de verstes. Ils servaient de forteresse aux bandes de pillards armés qui écumaient les grands chemins, d'abris aux criminels évadés et aux réfugiés politiques, ces pèlerins involontaires de notre époque, mais surtout de fosse commune à ceux qui mouraient, victimes du froid et du typhus qui faisait des ravages tout au long de la ligne et fauchait des villages entiers dans les environs. 

Boris Pasternak, Le docteur Jivago

 

Le train apparut petit à petit; la locomotive, le tender, puis d'innombrables wagons bondés d'occupants sommeillant, dormant profondément ou rêvant à la suite du ronronnement somnolent de ce feu terrestre automnal et de la mélopée de cette baratte qui lançait des étincelles. Les feux des Enfers rougissaient les collines stupéfaites. Même d'aussi loin, on pouvait imaginer les bras des hommes, gros comme des cuisses de bisons, qui enfournaient les tonnes de météorites noires du charbon dans la chaudière béante de la locomotive. 
      (...) 
      ... qu'ils se dirigent vers l'est ou vers l'ouest... ces trains depuis si longtemps disparus dans les profondeurs de la campagne se sont noyés dans les marées de sommeil échappées des villes.
      Ces trains et leurs cris déchirants se perdaient à jamais entre les gares, ne gardant aucun souvenir des endroits traversés, ne sachant pas où ils pourraient aller, laissant échapper, au-dessus de l'horizon, leurs derniers souffles si légers, et disparaissaient. C'était le lot de tous les trains. 
      Mais le sifflet de ce train! 
      Les plaintes de toute une vie y étaient rassemblées, émanant d'autres nuits, en d'autres années ensommeillées (...) 

Ray Bradbury, La foire des ténèbres

 

      Il va, le train, il effectue sa mission de trait d'union entre l'ouest et l'est du pays, entre ses marges européennes et ses confins asiatiques. Il accomplit surtout sa vocation, très discrètement, de point de tangence entre l'espace et le temps. À force de dérouler sa lancinante mélopée scandée par les balanciers blancs des bouleaux-métronomes, le train spatialise le temps, il le visualise, le rend tactile, presque, et, tout autant, il fluidifie l'espace, il l'évase, le subtilise, il se produit une double extase, une extravasion, une confluence. Le temps verdoie, bleuit, blanchit, noircit, il s'étend à perte de vue. L'espace est nu, il file et flue, il se dilate. 

Sylvie Germain, Le monde sans vous

   

      J'ai observé à travers la porte vitrée du fond, la voie, à peine distincte. Quand le train roule, de jour, j'aime bien voir les rails sortir de sous le wagon et se rejoindre à l'horizon, ça donne un certain sens de l'inexorable. Et un peu mal au cœur, aussi. Là, je ne voyais pas grand chose, qu'un peu de puissance sur l'acier. 
      (...)
     
Je me suis mis à surveiller (...) ces voies parallèles qui passent leur temps à se rejoindre, à l'horizon, alors que ce n'est pas vrai. 

Jean-Bernard Pouy, Train perdu wagon mort

 

      Le premier train passait à vingt-deux heures. Le transsibérien. La ligne mythique. Deux rails en forme de lignes de fuite qui la conduisaient jusqu'au pacifique. La piste de la liberté qui donnait sur l'océan. 
      (...) 
      Il soulève un pan du rideau et jette un oeil à travers la vitre, côté couloir. Dehors, c'est toujours la même nuit chromée et le train qui roule sans faillir, franchissant un à un le fuseaux horaires, désagrégeant le temps à mesure qu'il parcourt l'espace; le train qui compacte ou dilate les heures, concrétionne les minutes, étire les secondes, progresse arrimé au sol et pourtant désynchronisé des horloges de la Terre: le train comme un vaisseau spatial. 

Maylis de Kerangal, Tangente vers l'est

 

      ... j'avais eu envie de revenir en France lentement, par le train, le début du voyage était étrange, le train filait à la surface de la mer Baltique, deux mètres seulement nous séparaient de la surface grise des eaux, parfois une vague plus forte que les autres venait frapper les hublots de notre habitacle, nous étions seuls dans la rame au milieu de deux immensités abstraites, le ciel et la mer, je n'avais jamais été aussi heureux de la vie et probablement est-ce que ma vie aurait dû s'arrêter là, une lame de fond, la mer Baltique, nos corps définitivement mêlés, mais ceci ne se produisit pas, le train atteignit sa gare de destination (était-ce Rostock ou Stralsund ?) 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

      Ces trains de nuit vont et viennent, brillent et disparaissent, pareils à des météores.

Préface d'Henry Miller pour: Le Train bleu, de Laurence Clark Powell.  

 

      Sa maison de Maple Lane, sur deux niveaux seulement, en bardeaux gris, n'était qu'à deux cents mètres des vestiges de la gare de Bridgehampton, dont il ne restait que les fondations, mais devant laquelle les trains continuaient de passer. (...) 
       Ils passaient si près de chez lui, du côté nord de Maple Lane, qu'il avait renoncé à profiter du bout de jardin; il faisait ses barbecues sur la terrasse devant la maison, où des éclaboussures de graisse avaient roussi une partie des bardeaux, et noirci la lampe extérieure. Les trains passaient si près qu'ils ébranlaient son lit quand il dormait d'un profond sommeil, ce qui était d'ailleurs rare chez lui; il avait dû fixer des portes sur la vitrine où il mettait ses verres à vin, parce que les vibrations les éjectaient des étagères (...). Et les trains passaient si près de Maple Lane que les chiens du voisinage passaient leur temps à se faire écraser; hélas, leurs successeurs semblaient avoir plus de coffre et de hargne, et ils aboyaient aux trains avec un degré de vindicte que les disparus n'auraient jamais pu atteindre. 
       (...) 
       Et puis le sifflet déchirant d'un train perça la nuit. C'était le vingt-trois heures dix-sept, dernier train de la soirée. Harry frissonnait; il entra dans la maison. C'était à cause de ce vingt-trois heures dix-sept, précisément qu'Eddie n'était pas encore couché; il préférait attendre son passage, parce qu'il ne supportait pas d'être réveillé dans son lit au moment où les murs trembleraient. Il se couchait donc toujours après le départ du train. 

John Irving, Une veuve de papier

 

...notre premier départ en Espagne, juin 89, me fulgure dans l'arrière-mémoire, chocs, éblouissements, terreurs, là où dorment les moments absolus, dans le train qui quitte cahotant la gare d'Austerlitz, lueur se réveille, illumination, si chaud dans le wagon-lit, porte fermée, fenêtre grande ouverte, dans la cabine étouffante une chaleur torride, puis les banlieues se sont éparpillées, les champs, les bosquets, herbe verte à l'infini, coupée du surgissement dru d'épis blonds, senteurs tièdes de campagne m'emplissant à présent les narines par larges bouffées, accoudé à l'appui, regardant dehors dans la clarté faiblissant, pourtours peu à peu s'estompant, secousses saccadées du train vibrant maintenant régulières, plancher martelé sous les pieds debout, lorsque je me suis retourné, Elle était déjà sur la couchette du haut allongée, dans la touffeur de la cabine quasi nue, le corps si svelte abandonné au cliquetis des rails, les yeux clos cherchant sans doute le sommeil... 

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

Dans les couchettes, on doit tout à coup dormir avec des inconnus, dans une toute petite chambre. On s'entasse, se côtoie, se frôle, on se respire, on s'écoute, on se dit à peine bonjour, on espère ne pas ronfler. Il y en a qui ne supportent pas ça, cette promiscuité, cette façon de dormir dans un bruit constant et de se réveiller la bouche toujours pâteuse. Qui préfèrent s'énerver au volant, seuls, libres et rois dans leur caisse. Qui choisissent de trembler en avion, sanglés, immobiles, le front posé sur le plexiglas d'un hublot. 
      Moi, définitivement, je préfère le train. De jour, de nuit. Je m'y sens bien. Le temps défile différemment. On peut toujours y lire. On peut constamment y rêver. Même si le compartiment est plein comme un œuf. 

Jean-Bernard Pouy, Train perdu wagon mort

 

      Mais l'on faisait déjà la queue aux guichets des gares, qui grouillaient de monde. Les wagons étaient chargés jusqu'au toit, les trains avaient du retard à cause de milliers de Parisiens cherchant refuge dans le sud alors qu'autant de jeunes recrues, sinon plus, s'efforçaient de gagner le nord du pays. Impossible d'obtenir au dernier moment des couchettes dans le train de Bayonne, et c'est en troisième classe que durent prendre place Louis, Renée, Mlle Ponson et Mathilde. Renée et son oncle n'avaient certes pas l'habitude de s'abaisser ainsi, ni leurs fessiers douillets de quitter leurs coussins moelleux pour de durs bancs de bois. 

Jim Fergus, Marie-Blanche

 

Antoine embarque dans un train pour rejoindre Oran, première étape du transfert. Ils sont quelques-uns seulement, accompagnés par deux gradés. Ils montent en queue de convoi, c'est l'usage ici, une draisine en tête, longue barge nue qui va en éclaireur devant la motrice. Le train peut être une cible. C'est simple et logique. (...) Ils trouvent à s'asseoir et jouer aux cartes. Ils regardent dehors, mais les vitres sont sales, couleur sable, et quand elles sont ouvertes, on ne voit rien de la végétation, à cause de la poussière soulevée par le vent. Antoine n'a pas la tête à s'intéresser au paysage. La draisine prend toute la place. Il fait semblant de ne pas y penser, et sans doute les autres aussi. Ils s'observent mais ne bronchent pas. Il a en tête les images du Mécano de la générale, qu'il a vu au Rex de Lyon avec son frère, il ne sait plus comment le train finit par sauter par-dessus le viaduc, et si Buster Keaton s'en sort. 

(...)

Une fois assis sur la banquette de bois, Antoine regarde les femmes et les enfants debout près d'eux dans le wagon, chargés de légumes et de pastèques. Des Arabes, trop chaudement habillés pour la saison, qui voyagent jusqu'à la prochaine gare. Antoine et Martin ne paient pas, c'est l'armée qui leur permet de circuler gratuitement. Ils se savent privilégiés, mieux lotis que la population. Ils sont les seuls hommes à bord, en habits militaires, comme l'exige le règlement, à part deux vieillards mutiques drapés dans leur djellaba, bien calés au fond. Ils ignorent s'ils doivent proposer leurs sièges aux femmes, si c'est une offense ou une marque de respect. 

Brigitte Giraud, Un loup pour l'homme

 

En attendant les pays où les noms eux-mêmes des gares sont des rébus indéchiffrables, un nom passe comme un éclair. Blaise Cendrars dit tout d'un seul trait: la gifle d'une gare.

Maurice Lelong, Il est dangereux de se pencher au dehors...  

 

      Pas dans le T.G.V., non! Ni dans le turbo-train, ni même dans un train corail. Mais dans un de ces vieux trains kaki qui sentent les années soixante. On s'attendait à l'asepsie fonctionnelle d'un wagon tout en longueur, à l'ouverture automatique d'une porte coulissante. Mais sur cette ligne familière, c'est bien un vieux train d'autrefois qu'on a remis en service ce jour-là. Pourquoi? On ne le saura pas.
      On avance dans le couloir. Le premier geste qui change tout, c'est de tirer la porte du compartiment. Dans une bouffée de chaleur électrique et molle, on accède par effraction à une intimité plus ou moins vautrée, plus ou moins distante: on vous toise de bas en haut. Foin de l'anonymat des wagons monolithiques! Ne pas saluer, ne pas s'enquérir de la possibilité de prendre place relèverait de la barbarie. Il y faut même une sorte d'inquiétude chagrine qui fait partie du rite. C'est le sésame. (…) Dès lors, on peut se caler coin-couloir et déplier les jambes. Le regard de chaque passager obéit à une petite gymnastique instinctive et complexe: pause possible sur le sol noir caoutchouté, entre les pieds des occupants; pause prolongée bienvenue juste au-dessus des visages. Les positions intermédiaires  les plus intéressantes pourtant   sont à effectuer furtivement. Mais nul n'est dupe: l'acuité de l'œil dément alors la pudeur de sa course. Une échappée vers le paysage semble de bon aloi, avec étape sur les cendriers plombés de la S.N.C.F. Mais c'est en haut, près du miroir clouté, que l'œil revient se poser à son aise. 

Philippe Delerm, Dans un vieux train 
dans La première gorgée de bière

 

      Denise et moi quittâmes Paris sans grands effets, deux sacs à petit fourniment. La compagnie des trains accorde aux chiens une place singulière; ils paient leur billet sans avoir de siège, ce qui fait d'eux des demi-bagages et des demi-passagers, ni l'un ni l'autre, quelque chose d'hybride. Le prix est fonction de leur masse. Dans le cas de Denise il en coûtait la moitié d'un billet plein tarif. Les chiens compostent puis, muselés, se placent comme ils peuvent sous les sièges, là où s'effleurent les jambes des usagers. À mes pieds, le grand corps du bouvier n'y tenait pas, un peu de sa salive moussant par-dessus les coutures de sa muselière, s'épongeant sur la moquette du rapide, son fessier réchauffant les souliers de mon voisin, le contraignant à ne pas étendre plus loin ses jambes. Homme courtois, quoique attaché à ne rien céder de ses aises, s'efforçant avec nombre signes de rendre manifeste l'extrême limite de sa philanthropie, si bien que je le résignais à ranger Denise autrement, la poussant dans la travée centrale, là où passent les gens avec d'énormes bagages à roulettes bien après que le train a démarré quand il va déjà à plein régime. Elle encombrait, incontestablement, étendue dans le couloir, neutralisant le flux. Je la poussais chaque fois au passage des grandes valises, elle se relevait d'un coup de rein comme font les chameaux du désert avant qu'elle ne replonge entre les jambes pour s'époiler contre celles du voisin. Elle avait cette gaine de cuir à la gueule, pour moi le poignet garrotté par la laisse, nous allions aux forêts du Vaucluse. 

Michel Jullien, Denise au Ventoux

 

Vagues. Les voix des passagers du train semblent venir de très loin, d'aussi loin que le Narcisse noir, le navire décrit par Conrad, ou que celui de Marlow traversant le cœur des ténèbres pour retrouver Kurt. Des voix floues, somnolentes. Les hommes bavardent, glanant dans le vaste champ des anecdotes. Leurs voix flottent, s'échangent, tantôt se rapprochent avec des éclats de rire, des toux, un éternuement spectaculaire, tantôt baissent, s'éloignent et meurent dans un soupir ou un bâillement. On ne sait plus qui raconte, qui écoute. 
      Vague. Le bruit des roues que Muo perçoit, vautré sous le siège d'une banquette en bois, les oreilles collées contre le plancher du wagon. Quand le train entame une longue pente montagneuse, il entend les roues patiner sur les rails et résonner comme un tonnerre qui gronde sourdement, ou éclate parfois à crever les tympans, transformant sa couchette secrète en un nid d'oiseau au cœur de l'orage. On croirait voir les roues sillonnées d'illisibles étincelles. Mais lorsque le train dévale une montagne, dévorant la nuit, le bruit des roues est adouci, huilé, à peine perceptible. L'écho de la montagne est lointain, flou, comme murmure dans une conque nacrée collée contre une oreille: c'est une rumeur de vagues calmes, régulières, qui lèchent sur un rivage un lit de pierres polies, gris-bleu, dans la lumière matinale. Le plus beau, c'est quand le train s'arrête dans une gare. Tu entends un soupir parcourir les roues, l'une après l'autre, comme une respiration pendant le sommeil. 

Dai Sijie, Le complexe de Di

 

      Le train descendant de Paris vers le Midi était celui que nous avions toujours pris depuis des temps immémoriaux, ce même train interminable et paresseux dont le chapelet de lumières bleuâtres s'étirait au long de paysages crépusculaires comme un ver luisant démesuré. Il atteignait la Provence à l'aube, souvent par des clairs de lune intermittents qui rayaient la campagne telle une peau de tigre. Comme je m'en souvenais bien, comme il s'en souvenait bien! Le Bruce que j'étais et le Bruce que je suis devenu tandis que je jette ces lignes sur le papier, quelques-unes chaque jour. Un train sujet aux haltes les plus imprévues, à des retards inexpliqués ; il pouvait s'endormir n'importe où, même en rase campagne, et rester là, perdu dans ses pensées, durant des heures. Comme les méandres et les tournoiements de la mémoire, songeries autour du mot "suicide" par exemple, ainsi que des têtards effrayés. Il n'a jamais été, il ne sera jamais à l'heure, notre train.

Lawrence Durrell, Le Quintette d'Avignon
(Tome I : Monsieur ou le Prince des ténèbres)

 

      Il pénétrait toujours sur la voie entre les rejets d'une petite haie, un peu plus haut que la maison du garde-barrière. (...)
      Dès qu'il se mit à marcher le long des rails, la voie lui apparut toute rayonnante. Les rails reflétaient invraisemblablement le ciel bleu. Ils se perdaient dans un lointain rectiligne. Les talus étaient semés de fleurs intactes, coquelicots, linaires et vipérines, dont il avait appris les noms à l'école, mais qui semblaient étrangères à tous les noms, tellement elles étaient pures. Le soleil inondait inondait les cailloux du ballast qui brûlaient malgré la fraîcheur du vent léger. Gabriel oubliait tout. Les maisons de Bermes, pas très loin, défilaient tandis qu'il avançait, et il les croyait à cent lieues.

André Dhôtel, Le train du matin

 

      Nous sommes tous des voyeurs. Les gens qui prennent le train tous les jours pour se rendre au travail sont les mêmes partout dans le monde: chaque matin et chaque soir, nous sommes installés sur notre siège, à lire le journal ou écouter de la musique; nous observons d'un œil absent les mêmes rues, les mêmes maisons et, de temps à autre, nous apercevons un éclair de la vie d'un inconnu. Alors on se tord le cou pour mieux voir.
      (...) 
      La tête appuyée contre la vitre du train, je regarde défiler ces maisons, comme un travelling au cinéma. J'ai une perspective unique sur elles; même leurs habitants ne doivent jamais les voir sous cet angle. Deux fois par jour, je bénéficie d'une fenêtre sur d'autres vies, l'espace d'un instant. Il y a quelque chose de réconfortant à observer des inconnus à l'abri, chez eux. 

Paula Hawkins, La fille du train

 

      C'étaient des gens, hommes et femmes, d'un certain âge, voyageant en solitaire, et en silence. La fille parmi eux était la seule d'un âge sous la,cinquantaine elle n'avait pas trente ans. Comme c'est habituellement le cas dans ces circonstances, ils se laissaient transporter d'un point à un autre en occupant le temps à se tenir dans une position puis une autre, avec quelques variantes à peine modifiées. Ils n'avaient pas de journaux ou de livres à lire, pas d'iPhones à pianoter, ni d'écouteurs dans les oreilles reliés à quelque source musicale enfouie, rien, rien à quoi consacrer véritablement leur attention. De loin en loin leur regard déviait subrepticement sur l'un ou l'autre, ou se fermait pour une pause de somnolence, ou traversait mollement le double vitrage feuilleté des fenêtres latérales et se laissait dériver sur le défilement du paysage.

Pierre Pelot, Se souvenir encore des orages

 

La taïga fait silence derrière la vitre du train dont l'incessant marmonnement forme un glacis sonore. 
      Le train va son chemin. Il tangue doucement en dévidant sa mélopée, égale, toujours égale dans son rythme et ses syncopes. Sa basse mélopée, exquise et obsédante. 
      Il roule, calme et docile, obstinément. Il glisse, longue couleuvre de fer bleu olivâtre à rayures rouges ou blanches. Ses flancs sont ponctués de larges écailles transparentes voilées de buée, de crasse, parfois de givre ou de pluie, parfois éblouies par une flaque de soleil. Il ondule entre les talus, se faufile à travers broussailles et forêts, à travers brouillards, vents et averses, jour après jour, nuit après nuit. Ses pauses sont brèves; il s'est lancé dans une course de près de dix mille kilomètres, il ne peut s'attarder nulle part. Sa vocation est d'être en mouvement continuel, sa mission d'aller de l'avant, toujours, toujours.
      Il va, le Transsibérien, il va, il va, il épouse le temps, macéré de patience. Il traverse une géographie du temps, d'ouest en est. Il va à rebours du trajet du soleil. Il désheure le corps, et peu à peu, l'esprit des passagers. Il fait matin en plein sommeil, et vif éveil au milieu de la nuit. Demain grignote chaque aujourd'hui. 

Sylvie Germain, Le monde sans vous

 

      Le train avait ralenti son allure
      Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
      Les accents fous et les sanglots
      D'une éternelle liturgie.

Blaise Cendrars
La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

 

      Alors on embarque tout le monde dans le Transsibérien après remise du paquetage et en route.
      Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays, déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N, et les gars qui poissent dans les wagons, les crânes pâles sous la tonsure, les tempes vaporisées de sueur, et parmi eux, Aliocha, vingt ans, bâti en force mais le corps pris dans des élans contraires, le torse qui oblique vers l'avant quand les épaules, elles, sont déjetées vers l'arrière, colériques, le teint ciment, l'œil noir, et posté à l'extrémité du convoi, au bout du dernier wagon, dans un compartiment badigeonné de peinture grasse, cellule percée de trois ouvertures que les fumeurs se sont appropriée. C'est là qu'il s'est trouvé une place, un volume d'espace encore libre niché entre d'autres corps. Il a collé son front contre la vitre arrière du train, celle qui donne sur les rails, et s'y appuie pour regarder la terre défiler à soixante kilomètres heure, en ce moment même une steppe mauve, laineuse son pays de merde. 

Maylis de Kerangal, Tangente vers l'est

 

      Les Chinois qui voulaient fuir la République de Mao et qui avaient la double chance d'être encore à peu près valides et surtout de posséder quelques moyens financiers, se débrouillaient pour monter dans le «Train Rouge» dont le terminus se trouvait à Sham-Chung. Ensuite, ils n'avaient plus qu'à traverser à pied, et en se tordant parfois les chevilles sur les traverses des rails rouillés, le pont désaffecté de ce qui avait été un chemin de fer international pour atteindre la gare anglaise de Lowu, située dans l'enclave britannique. Là ils s'entassaient, satisfaits, dans les pullmans confortables du train capitaliste qui les amenait rapidement au paradis de Hong-Kong. Ces voyageurs-là avaient reçu le droit de franchir la frontière parce qu'ils avaient payé très cher et que l'argent est toujours efficace, même en Chine populaire ou parce qu'ils pouvaient continuer à servir la cause rouge dans le monde occidental. Ils étaient presque tous des agents d'affaires ou des propagandistes déguisés. 

Guy Des Cars, La Vipère

 

      « Puis en 1979, les Vietnamiens nous ont "libérés". Avec quinze autres hommes du camp, on a été mis dans un train. Pourquoi nous parmi tant d'hommes? Nous étions une soixantaine. Que sont devenus les autres? Je ne l'ai jamais su. Il y avait dans ce train beaucoup de soldats khmers qui avaient été faits prisonniers, des jeunes types de douze à vingt-cinq ans, blessés, dans des états affreux. Ça puait le sang, la mort, les excréments. Il m'arrive souvent de faire le cauchemar que je me retrouve dans ce train.(...) 
       Même si le "voyage" n'a duré que quelques jours, deux, trois, peut-être même moins de vingt-quatre heures... Je suis toujours hanté par les visages des soldats, leurs plaintes murmurées... et les odeurs... surtout les odeurs... C'était comme si la vie elle-même pourrissait sous les yeux. À l'intérieur de moi. 
       Il me semblait qu'on descendait vers le sud. Impossible de bien se rendre compte. Je n'avais plus aucune notion du temps, de l'espace. (...) 
       Le train s'arrêtait souvent, sans qu'on sache pourquoi. Des types criaient en vietnamien. Des plages de silence succédaient à ces cris, puis des cris à nouveau, puis nous repartions. Je préférais quand on roulait, j'avais l'impression que le mouvement accélérait ma fin, la fin du cauchemar. Les haltes me causaient une angoisse insupportable. »

Arnaud Friedman, Le trésor de Sunthy

 

Dans ce train, j'étais très libre parce que j'étais déjà parti et que je n'étais pas encore arrivé. J'allais vers des espérances qui n'étaient pas précisées: elles étaient immenses puisqu'elles n'étaient pas limitées. Je regardais par la vitre sans faire aucun autre projet que celui d'être heureux. Mon avidité se nourrissait des noms des stations, des petites Fiat sur les routes, des jurons italiens, du ciel très pâle qui allait devenir très bleu. 

Jean d'Ormesson, Un amour pour rien

 

      Tu as toujours aimé les trains, Claire, et les rencontres dans les gares, ce temps spécial, parallèle comme les rails, d'un compartiment clos emporté dans la nuit. Un livre, une cigarette, une chanson en sourdine, au rythme des roues. Ou, à travers le jour mouvant des paysages, un visage se lève, émerge de l'habituelle grisaille, sous la lumière trouble de l'ampoule. Ou une rivière reflète un rideau d'arbres, une route et des files de voitures, des maisons de brique et de pierre blanche, elle sortait d'un petit lac, au pied d'une basilique sans clocher...
.......................................................................................
      Lampe éteinte dans le compartiment, sans compagnon de voyage. Rideaux tirés et paupières closes, il n'y a que le chant lancinant des roues, à peine plus haut, à peine plus bas parfois, interrompu de loin en loin par un claquement d'aiguillage ou le sursaut soudain, le froissement brutal de l'air entre les wagons au passage d'un train en sens inverse, les échos d'une gare traversée sans ralentir.

François-René Daillie, Le Cabalaire (Lieudit d'un récit).

 

      J'aime les trains, ceux de la nuit surtout, à mon poste de guet, le front sur la vitre froide. Depuis l'enfance je suis hypnotisé par la course folle des rails, l'acier qui raye les reflets des visages. Il y a des villages fantômes, des usines qui fument comme des dinosaures. J'avalais les éclairs. Je me souviens de cette femme à l'autre bout du couloir, penchée vers la nuit, immobile, le visage giflé par la lumière. Elle se tourna, me regarda un instant et se dirigea vers moi. 

Bernard Giraudeau, Les dames de nage

 

...la lumière avait été donnée dans le train ; et les glaces des fenêtres jouaient l'effet de miroirs. La buée qui masquait la glace l'avait empêché, jusque-là, de jouir du phénomène qui s'était révélé avec le trait qu'il y avait tiré.
(...)
      Sur le fond, très loin, défilait le paysage du soir qui servait, en quelque sorte, de tain mouvant à ce miroir ; les figures humaines qu'il réfléchissait, plus claires, s'y découpaient un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n'y avait aucun lien, bien sûr, entre les images mouvantes de l'arrière-plan et celles, plus nettes, des deux personnages ; et pourtant tout se maintenait en une unité fantastique, tant l'immatérielle transparence des figures semblait correspondre et se confondre au flou ténébreux du paysage qu'enveloppait la nuit, pour composer un seul et même univers, une sorte de monde surnaturel et symbolique qui n'était plus d'ici.

Yasunari Kawabata, Pays de neige.

 

      Les voyages en chemin de fer rapprochent parfois des gens qui ont peu de choses en commun et qui, en d'autres circonstances, ne se parleraient même pas.

B. Traven, Appel de nuit (dans: Le Visiteur du soir).

 

      Myrtle rapprocha sa chaise de la mienne, et son haleine chaude déversa soudain sur moi le récit de sa rencontre avec Tom.
      « C'était sur ces deux petits sièges qui se font face et qui restent toujours libres jusqu'au départ du train. J'allais à New York voir ma sœur et passer la nuit chez elle. Il avait un costume de soirée et des souliers en cuir vernis, et je n'arrivais pas à détacher mes yeux de lui, mais chaque fois qu'il me regardait je devais faire semblant de regarder la réclame au-dessus de sa tête. Quand nous sommes entrés en gare, il était à côté de moi et je sentais son plastron blanc contre mon bras; je lui ai dit que j'allais être obligée d'appeler un agent, mais il savait que je mentais. J'étais dans un tel état d'excitation qu'au moment où je suis montée dans un taxi avec lui, je ne me suis même pas aperçue que je ne prenais pas le métro. Je n'arrêtais pas de penser à une seule chose: "La vie est courte, la vie est courte."» 

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique

 

      Nous resterons toujours amis, d'un soir, d'une nuit, même si, après, chacun repartira vers une vie patiemment construite depuis tant d'années. S'il n'y avait pas eu cette immense angoisse qui planait autour de nous, j'aurais pu dire que je vivais des moments d'un bonheur inespéré, une suave joie que je croyais ne plus pouvoir éprouver, sinon dans des fantasmes idiots. De ces fantasmes qu'on échafaude justement dans les trains, bercé par le rythme claquant des rails et le chuintement de la vitesse, anesthésié par les sonneries répétitives de gares ou de passages à niveau glissant le long des wagons. 

Jean-Bernard Pouy, Train perdu wagon mort

 

      Je ne sais pas si tu te souviens de ce voyage en train que nous avions fait ensemble (Paris-Caen, je crois) et dans le wagon de queue que nous avions attrapé de justesse gare Saint-Lazare (parce que nous sommes toujours en retard partout, n'est-ce pas), ce compartiment de seconde classe aux banquettes de bois médiévales où nous avions finalement réussi à nous caser bien qu'il fut bourré comme une boîte à sardines d'honnêtes chrétiens qui manifestement,à voir leurs têtes de poissons morts et les auréoles de sueur aux aisselles de leurs vestons, se rendaient à leurs affaires ?
(...) Sauf qu'il y avait là cet ange de douceur aux yeux de braise et cheveux de jais (...) et que c'était miracle et fascination des sens la présence de cet être quasi surnaturelle au milieu de tous ces visages transpirant suffisance et ennui. (...)
Mon indifférence feinte fut-elle  alors l'effet de ta présence un peu sévère à mes côtés ; mon refus de manifester des sentiments vrais, suis-je allé le cueillir sur ton visage contrarié ou bien est-il venu tout bêtement de mon habituelle et lancinante lâcheté ? (...)
Et le monde de là se fut-il mis à valser dans un meilleur sens, ce train à rouler hors les rails stupides jusqu'au vert de ces prairies que nous traversions pétris d'ignorance ?

Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros.

 

      Les dernières secondes eurent lieu à Francfort, dans la gare centrale, la Franckfurter Hauptbahnhof, elle devait cette fois vraiment rentrer à Copenhague, (...) Kate, à un moment donné, debout sur le quai, s'est mise à pleurer, pas vraiment à pleurer, quelques larmes ont coulé sur son visage, elle me regardait, elle m'a regardé pendant plus d'une minute, jusqu'au départ du train, son regard n'a pas quitté le mien une seule seconde et à un moment donné, malgré elle, des larmes se sont mises à couler, et je n'ai pas bougé, je n'ai pas sauté sur le quai, j'ai attendu que les portes se referment. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

J'ai pensé qu'il valait mieux
Nous quitter sans un adieu
Je n'aurais pas eu le cœur de te revoir

Mais j'entends siffler le train
Mais j'entends siffler le train
Que c'est triste un train qui siffle dans le soir

Je pouvais t'imaginer, toute seule, abandonnée
Sur le quai, dans la cohue des «au revoir»

Et j'entends siffler le train
Et j'entends siffler le train
Que c'est triste un train qui siffle dans le soir

J'ai failli courir vers toi
J'ai failli crier vers toi
C'est à peine si j'ai pu me retenir!

Que c'est loin où tu t'en vas
Que c'est loin où tu t'en vas
Auras-tu jamais le temps de revenir?

J'ai pensé qu'il valait mieux
Nous quitter sans un adieu
Mais je sens que maintenant, tout est fini!

Et j'entends siffler le train
Et j'entends siffler le train
J'entendrai siffler ce train toute ma vie
J'entendrai siffler ce train toute ma vie

Et j'entends siffler le train,
Titre de Richard Anthony
Paroliers: Jacques Plante
/ Hedy West

 

 

    Il partit avec le sentiment que, s'il avait mieux cherché, il aurait pu la retrouver qu'il la laissait derrière lui. Le compartiment de son train omnibus il n'avait plus un sou, à présent était étouffant; il sortit sur la plate-forme et, assis sur un siège à abattant, il vit la gare s'effacer et défiler l'arrière de bâtiments qu'il ne connaissait pas. Puis ce furent, sous le ciel de printemps, des champs où un trolley jaune lutta de vitesse un instant avec le train; les gens qu'il transportait avaient peut-être posé les yeux, autrefois, en la croisant dans une rue quelconque, sur ce visage à la pâleur envoûtante. La voie dessinait une courbe et le train s'éloignait maintenant du soleil qui, en s'abîmant à l'horizon, semblait se répandre en bénédictions sur la ville évanescente où Daisy avait vécu. 

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique

 

      Puis tout s'endormit à la chanson des essieux, accompagné de castagnettes d'acier. On ronfla. (…) Le conducteur reposait à l'entrée du couloir. (...)
      Le train éveilla des gares suisses de style gothique, dont les vitraux tremblèrent. Le Simplon, durant vingt-neuf minutes, donna l'audition d'une grande symphonie de fer, puis sur des chaussées, on passa la rizière du Piémont jusqu'à une station qui finissait sur rien, sur une grande citerne d'ombre, de silence, et ce fut Venise.

Paul Morand, Ouvert la nuit.

 

      M'éloigner par la pensée du quai 22 de la Gare Saint-Lazare se fit je pense en quelques micro secondes, il me revint aussitôt que notre rencontre s'était produite à l'autre bout de la ligne, enfin cela dépend des trains, certains vont jusqu'à Cherbourg d'autres s'arrêtent à Caen, je ne vois pas pourquoi je parle de ça, des informations inutiles sur les horaires de trains Paris-Saint-Lazare défilent par intermittence dans mon cerveau dysfonctionnement, quoi qu'il en soit nous nous étions rencontrés sur le quai C de la gare de Caen, un lundi matin ensoleillé de novembre, il y a dix-sept ans maintenant, ou dix-neuf je ne sais plus. 

Michel Houellebecq, Sérotonine

 

      Les chemins de fer revêtaient pour Paul une profonde signification. Vraisemblablement avait-il toujours pensé qu'ils menaient à la mort. Les itinéraires, les horaires, les indicateurs, toute la logistique ferroviaire étaient à certaines périodes devenus pour lui, comme son appartement de S. le trahissait aussitôt, une véritable obsession. Le train miniature Märklin installé sur des tréteaux dans la chambre vide donnant au nord m'apparaît encore aujourd'hui comme le symbole et le reflet du malheur que Paul a connu en Allemagne. Quant à moi, les propos de Mme Landau me rappelèrent les gares, les rails, les signalisations, les aiguillages et les entrepôts que Paul nous avait si souvent dessinés au tableau et que nous devions reproduire dans nos cahiers avec la plus grande exactitude possible.

W.C. Sebald, Les émigrants

 

      Depuis ce temps, il coulait des jours tranquilles sur les champs de courses, ou bien grillait des heures, des journées, à peaufiner son réseau de trains miniatures, bijou de patience, de joies d'enfants, de plaisir du rail. Sa passion du modélisme ferroviaire m'avaient même contaminé, enflammé... 

Franck Thilliez, Train d'enfer pour ange rouge

 

      je tirai, de dessous le lit, le ballast en liège sur lequel s'amarrait mon réseau ferroviaire une boucle en rails ROCO, avec un tunnel et une gare et posai délicatement Poupette sur son nouvel espace de liberté. Serpette avait abandonné une notice gribouillée, indiquant le moyen de démarrer cette petite locomotive à la bouille sympathique.
      Avec une pipette, je remplis le réservoir d'eau et celui d'huile, allumai le brûleur d'origine, laissai la chaudière monter en pression avant de pousser la manette située dans la cabine.
      La magie s'opèra. Cylindres, pistons, bielles et manivelles s'activèrent dans un sifflement de vapeur. Poupette la timide se lança à l'assaut du rail, hésitante dans un premier temps, bien plus franchement au bout de quelques secondes. Elle crachotait de l'eau, sifflotait, fumait joyeusement.  

Franck Thilliez, Train d'enfer pour ange rouge

 

      Le trajet de Vienne à Venise n'a guère laissé de traces dans ma mémoire. Une heure peut-être j'ai vu tournoyer les lumières des abords de la métropole, plus ou moins rongés par la banlieue sud-ouest, avant que ne se calme la vitesse du train ― qui après les infinies pérégrinations dans Vienne agissait sur moi comme un analgésique ― et que je sombre dans le sommeil. (...) Je ne m'éveillai que lorsque j'eus le sentiment que le train, qui si longtemps avait serpenté à vitesse constante dans les vallées, sortait maintenant des montagnes et se précipitait vers la plaine. Je baissai la vitre. Dans un fracas, des lambeaux de brouillard me giflèrent. Le voyage était périlleux. Des masses de roches noires et bleutées poussaient leurs pointes acérées jusqu'au ras du convoi. Je me penchai dehors et tentai vainement d'en apercevoir le sommet. De sombres gorges étroites et déchiquetées entaillaient la paroi, des cascades et des torrents dévalaient, blancs d'écume dans la nuit à peine dissipée, si proches que fouettant mon visage leur souffle glacé me faisait frissonner.

W.C. Sebald, Vertiges

 

       Poirot ne parvenait pas à se rendormir. Le grondement et les vibrations du train en mouvement lui manquaient.

Agatha Christie, Le Crime de l'Orient-Express.

 

      Les voyageurs debout devant les portières cachaient la lumière aux autres. Ils faisaient tomber par terre, sur les banquettes de bois et les cloisons, des ombres longues, collées ensemble par deux ou trois. Ces ombres ne tenaient pas dans le wagon. Elles étaient rejetées par les fenêtres opposées, elles sautaient à cloche-pied de l'autre côté du remblais, avec l'ombre du train tout entier qui courait.
...
      Aux arrêts, le vacarme de l'intérieur se grossissait du bruit de la foule qui assiégeait le train. Le tintamarre des voix était aussi assourdissant que celui d'une tempête. Et, comme sur la mer, au milieu de l'arrêt, il naissait un silence inexplicable. On entendait des pas pressés sur le quai, tout le long du train, des courses précipitées et des discussions près du wagon à bagages, des mots prononcés au loin par ceux qui venaient dire adieu, le paisible gloussement des poules et le chuchotement des arbres dans le jardinet de la gare.

Boris Pasternak, Le docteur Jivago.

 

      Depuis Parme, déjà, le va-et-vient a commencé, et les babillages, et les déballages remballages, rires étouffés, bâillements, atmosphère pénible des trains qui se réveillent, des gens qui s'habillent, le visage pâteux, les yeux enfoncés dans des orbites bouffies et gonflées de mauvais rêves, toutes les déjections de la nuit, croûtes et croûtons des yeux, du nez, de la bouche, obturation des canaux, transpiration aigre, chaleur suffocante, remue-ménage de valises et trousses de toilette, les odeurs d'orange pelée, de café et de parfums se mélangent dans l'air saturé.

Bernard Comment, Florence, retours.

 

      C'était une de ces machines d'express, à deux essieux couplés, d'une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légèrement réunies par des bras d'acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du Cotentin.

Émile Zola, La Bête humaine..

 

      Aux Etats-Unis j'ai l'habitude de m'insinuer sous des trains en pleine marche. J'empoigne le longeron et je lance les pieds sur le triangle du frein; de là je me glisse sur le boggie, puis à l'intérieur, où je m'assieds sur la traverse.

Jack London, Les vagabonds du rail.

 

…mais il se coucha en travers de la voie de droite et posa sa joue sur le rail…
Le rail était glacé et Popinja commença à pleurer doucement en guettant l'obscurité, tout au bout de l'obscurité, où il verrait tout à l'heure une petite lueur apparaître…

Georges Simenon, L'homme qui regardait passer les trains.

 

      À perte de vue, dans le désert des voies, il ne se faisait pas un mouvement, tout était ennui et sommeil: la tristesse aride de midi tombait sur la gare ; un mince liseré cuisant étincelait au bord des toits de wagons qui semblaient mouillés d'huile. Quand l'oeil se détournait du désert brillant, la salle d'attente, baignée dans la pénombre qui tombait de la marquise, paraissait soudain toute fraîche.

Julien Gracq, La Presqu'île.

 

      Je peux dire que je le connais, ce service de Paris à Marseille. Je mènerais la machine les yeux fermés, par les descentes et les montées, les entrecroisements de voies, les embranchements et aiguillages, les courbes et les ponts de fer. De chauffeur de troisième classe j'étais arrivé mécanicien de première, et l'avancement est bien long. Si j'avais eu plus d'instruction, je serais sous-chef de dépôt. Mais quoi! sur les machines on s'abêtit; on peine la nuit, on dort le jour. De notre temps la mobilisation n'était pas réglée, comme maintenant; les équipes de mécaniciens n'étaient pas formées: nous n'avions pas de tour régulier. 

Marcel Schwob, Le Train 081

 

      Nous habitions à côté du dépôt des locomotives, bâtiment circulaire que l'on nommait rotonde, percé comme une meule de comte, traversé de couloirs et de petits tunnels où venaient se lover des locomotives dont toutes, à cette époque, fonctionnaient au charbon. D'où les incessants panaches de fumée blanche qui, mystère de la chimie ou d'un dieu boute-en-train, sous l'effet du vent d'est retombait sur nos corps, nos jardins, nos maisons, nos allées, nos murets, nos volets, en particules noires. (...) 
      Le vent d'est traînait par la crinière des lambeaux de consonnes teutonnes, de voyelles latines, d'empreintes sumériennes, cunéiformes ou coptes, mais de tout ce passé les femmes n'en avaient cure. Tout ce qu'elles savaient, c'est qu'il était venu en passant par-dessus le dépôt et qu'il emportait dans sa traîne, entre ses doigts, entre ses dents, dans sa gueule de vent, cette suie noire, épaisse, collante, que crachaient les locomotives, sans omettre les scories de tacots, les poussières des tenders, les étincelles des cheminots qui soudaient, meulaient, brasaient, forgeaient, et qu'il posait tout ça, tapis de deuil, amas de crasse, sur les tuiles, les rebords des fenêtres, les perrons, les murets et surtout, épicentre de cet ecphrasis, sur l'impeccable linge que l'on venait tout juste de mettre à sécher dehors, au pâle soleil d'hiver. 
(...)
      C'est précisément dans l'un de ces quartiers d'ultime catégorie que nous trouvons actuellement, un peu plus haut que la gare Viotte, entre la cité des Orchamps et la cité des Parcs, à la frontière du quartier des Chaprais et du dépôt, loin des vitrines et des godasses, loin des ripons et des bourgeois, des militaires et des vicaires, en bordure d'une espèce de no man's land formé par un amas de traverses, de hangars et de rondes où sont entreposées les locomotives qui ne roulent pas et celles qui ne roulent plus. 
(...)
      Sur un tréteau métallique, de sa baguette électrisée il pose un point de soudure à la rougeur duquel il allume une cigarette, en tire quelques bouffées, puis prête l'oreille: des hurlements de locomotives qui freinent sur les rails d'acier, couinement de fonte tordue et tachycardie des bielles, c'est le dépôt. Tout à la fois hôpital, maison de retraite et asile psychiatrique, on y soigne en son sein les wagons égrotants, on y parque les bouzines à vapeur asthmatique, on y met au rebut les coucous hoquetant et les draisines qui déraillent. On y loge aussi, pour une nuit ou deux piteux lupanar aux putains en bleu de chauffe , des rames de wagons vides qui souffrent d'un manque de correspondance, d'un embarras passager et même, honteuse vérole syndicaliste, d'une grève surprise. 
(...)
      C'en sera bientôt fini de ces bouzines asthmatique, de ces masses de fonte affectueuses, bonnes grosses mères fessues à qui des pelletées de charbon mettaient le feu au cul. La fée électricité promène désormais ses volts au cœur des caténaires, le charbon ne brûle plus, les fumées disparaissent, le ciel est bien trop bleu. Dans une excroissance déformant le grillage rouillé qui ceint l'ensemble de l'entrepôt, avachis et ignorants des tressauts qui les ont fourbus, quelques tonnes d'essieux enfilent déjà, en silence colliers de perles tristes , sur le long fil des ans, des métastases de rouille. 

Guy Boley, Quand Dieu boxait en amateur

 

      Et si vous aviez un fatras hétéroclite d'objets dans votre jardin? Seriez-vous tenté de les assembler et d'entreprendre un voyage vers la lune? Il y avait justement un terrain de ce genre derrière notre maison à Tucson, dans l'Arizona, quand j'avais douze ans. Là, en fin d'après-midi, j'effectuait des voyages lunaires, puis je courais jusqu'au cimetière de locomotives, deux rues plus loin; je grimpais dans les machines à vapeur abandonnées et actionnais le sifflet tout le long du chemin jusqu'à Kankakee, Oswego et même Rockaway. Entre la fusée de bric et de broc et les locomotives perdues depuis longtemps, je n'étais jamais chez moi. 

Ray Bradbury, Danser pour ne pas être mort
(dans: L'Homme illustré, paru chez Denoël
dans le gros volume de récits: Trois automnes fantastiques)

 

      Le TGV pour Poitiers était annoncé avec un retard indéterminé, et les agents de sécurité de la SNCF patrouillaient le long des quais pour éviter qu'un usager ne soit tenté d'allumer une cigarette; en somme mon voyage commençait plutôt mal, et d'autres déconvenues m'attendaient à l'intérieur de la rame. L'espace réservé aux bagages s'était encore réduit depuis mon dernier déplacement, il était devenu presque inexistant, valises et sacs de voyage s'entassaient dans les couloirs, rendant conflictuelle et rapidement impossible cette déambulation entre les wagons qui constituait naguère le principal agrément d'un voyage ferroviaire.

Michel Houellebecq, Soumission

 

      Je dissipe mon malaise en me livrant à certains de mes exercices de gare favoris. Parmi les plus difficiles que je connaisse: calculer le poids moyen d’un bagage de voyageur, à l’arrivée, au départ (Voies 10 à 17 exclues, mais 25 à 28 comprises); pour les voies 10 à 17 uniquement, le poids moyen d’un sac à commissions (le soir), d’un cartable et d’un petit sac à dos journalier (la mode des attachés-cases a passé) ; la somme du nombre de pas dépensés dans la gare, un jour ouvré, un jour ouvrable, un dimanche et fête, par les voyageurs, par le personnel de la gare, par celui des trains et par les agents des sociétés sous-traitantes; le nombre moyen quotidien de chiens, de chats et de furets passant et repassant par la gare ; celui des cafés qu’on y ingurgite; évaluer l’énergie produite par la mise en marche simultanée, sous le panneau d’affichage des voies, de la totalité des passagers d’un TGV double affiché tardivement, et ce qu’on pourrait faire avec. Il va de soi que tous les calculs afférant aux personnes et aux animaux doivent les distinguer selon leur sexe, sans quoi ces exercices et leurs résultats ne serviraient de rien à l’avancement des travaux en sciences humaines relatifs au genre que je mène par ailleurs.


Martine Sonnet, Montparnasse Monde
(éd.Le temps qu’il fait 2011)

 

      En train, la durée du trajet m'était donnée, elle pouvait être augmentée en cas de retard, raccourcie, jamais. Rien ne pouvait m'être enlevé d'un temps prévu d'avance.

Anne Luthaud, Garder

 

      Un contrôleur saute du train encore en marche à pas glissés, annonce le nom du village. Un crissement de freins monte à présent, juste avant l'immobilité complète. Le ronron du moteur se fait plus tranquille encore, accompagné d'un jet de fumée noire. Le chef de gare donne un paquet au contrôleur. Quatre ou cinq passagers n'en finissent pas de descendre sur le quai avec une indifférence routinière qui vous fend le cœur. Celui que l'on attend est toujours le dernier, le seul embarrassé par son bagage.

Philippe Delerm, La peur de la micheline (dans: La sieste assassinée).  

      Les gares d'Europe ont ceci de différent des vestibules de palaces que les jeunes filles et les femmes y abondent. La Centralbahnhof de B. ne faisait pas exception à cette règle. On comprend que les esseulés, les assassins rôdent dans les gares: les femmes y sont sans défense, moroses. Prêtes à écouter le diable. Les trains les amènent des banlieues et les jettent aux bureaux, aux écoles, aux boutiques. Les sages marchent d'un pas décidé, leur bouche souffle de la buée; les autres, les nonchalantes, laissent leur regard traîner, s'arrêtent devant les vitrines des galeries marchandes; elles sont les aventurières du matin.

François Nourissier, La fête des pères.

 

      Les gares se ressemblent toutes; que les lampes ne parviennent pas à éclairer plus loin que leur halo importe peu, car c'est un endroit que tu connais par cœur, avec l'odeur de train qui reste même après que tous les trains sont partis, cette odeur spéciale des gares après que le dernier train est parti. Tu as l'impression que les lampes et les phrases que tu es en train de lire ont pour tâche de dissoudre les choses qui affleurent d'un voile d'obscurité et de brouillard, plutôt que de les indiquer. Quant à moi, c'est la première fois de ma vie que je débarque dans cette gare, et il me semble déjà que j'y ai passé une vie entière, à entrer et à sortir de ce bar, à passer de l'odeur sous la véranda à l'odeur de sciure des cabinets, tout cela mélangé en une seule senteur qui est celle de l'attente, l'odeur des cabines téléphoniques quand il n'y a plus qu'à récupérer les jetons parce que le numéro appelé ne donne pas signe de vie.

Italo Calvino, Si une nuit d'hiver un voyageur

 

      Robbie l'entraîna vers le guichet aménagé à l'entrée du quai. Des araignées en plastique pendaient au grillage de la fenêtre. Un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux gominés, était assis dans la lumière crue d'une ampoule électrique. Sans même refermer l'exemplaire de Playboy ouvert devant lui, il tendit deux billets aux garçons. 
      (...) Les deux garçons s'engouffrèrent dans le premier wagon du Train Fantôme et jetèrent leur sacoches sur la banquette. Devant eux commençait le tunnel, un monde angoissant dont la gueule largement ouverte s'apprêtait à les engloutir. Des crocs puissants avaient été peints sur les portes en fer. Ils rappelèrent à Mark les dents étincelantes de l'homme du guichet. Le train s'ébranla. 
      Robbie observait avec attention l'homme qui poussait le convoi sur les rails et actionnait un levier. Il adressa un clin d'œil à son camarade, bientôt les ténèbres happèrent le Train Fantôme et ses deux seuls passagers. Un cri strident s'éleva dans le tunnel, un squelette illuminé surgit de l'ombre. Robbie écarta les toiles d'araignée qui lui collaient au visage en riant aux éclats. Le monstre de Frankenstein apparut sur la droite, bras tendus. Robbie rayonnait. Ha, la bonne blague! 

Stephen Laws, Train fantôme

 

      À mi-chemin, à peu près, de West Egg et de New York, la route rejoint précipitamment la voie du chemin de fer et continue de courir parallèlement à elle sur une longueur de cinq cents mètres, afin de rester à distance d'un lieu de désolation. Cet endroit est une vallée de cendres une ferme fantasmagorique où la cendre pousse comme du blé en prenant l'apparence de crêtes, de collines, de jardins fantastiques, où la cendre dessine des maisons, des cheminées, des volutes de fumée, et, pour finir, avec un effort surnaturel, des hommes couleur de cendre qui se meuvent confusément et se désagrègent aussitôt dans l'air gris de poussière. De temps à autre, une file de wagonnets gris se traîne sur des rails invisibles, produit un grincement sinistre et s'arrête; aussitôt, les hommes couleur de cendre arrivent en foule de tous côtés, armés de pelles de plomb, et soulèvent un nuage impénétrable qui dissimule à la vue leurs mystérieuses activités.
      (...)
      La vallée des cendres est bornée d'un côté par une petite rivière à l'eau infecte, et lorsque le pont basculant est levé pour laisser passer les péniches, les passagers des trains qui attendent peuvent rester une demi-heure à contempler ce lugubre spectacle. Il y a toujours à cet endroit un arrêt d'une minute au moins... 

Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique

 

      À la gare d'Astapovo, où mourut Tolstoï, Fernand Divoire aspirait à prendre le train pour le lieu où les rails se rejoignent.

Maurice Lelong, Il est dangereux de se pencher au dehors...

 

Voir la visite d'une maquette
ferroviaire dans la rubrique sorties


Haut de page   /   Retour à la liste  /  Bibliographie sur ce thème
Accueil  /  Calendrier  /   Expositions  /  Rencontre  Auteurs  /  A propos  / Sorties