Le Café Littéraire luxovien / la vieillesse...
 

 

      Non, dans ce poème, il n'était pas du tout question d'un vieillard et d'une vieille femme; si l'on avait demandé à Jaromil quel âge avaient les personnages de son poème, il aurait hésité et il aurait répondu qu'ils avaient entre quarante et quatre-vingt ans; il ignorait tout de la vieillesse, qui était pour lui une notion lointaine et abstraite, tout ce qu'il savait de la vieillesse, c'est qu'elle est une période de la vie où l'âge adulte appartient déjà au passé, où le destin est déjà achevé, où l'homme n'a plus à redouter ce terrible inconnu qui s'appelle l'avenir, où l'amour, quand nous le rencontrons, est ultime et certain.

Milan Kundera, La vie est ailleurs

 

Si on commence à penser à l'âge, c'est sans issue. Ma vie se met à ressembler aux vacances: dès qu'on est au milieu, tout s'accélère jusqu'à la fin. Il faut que je fasse quelque chose pour arrêter ce processus de vieillissement. Mais quoi? Un lifting? Trop cher pour mes faibles moyens. Suis vraiment dans une impasse atroce: grossir et maigrir vieillissent autant l'un que l'autre. Pourquoi est-ce que je fais vieux? Pourquoi? Scrute visage des vieilles dames dans la rue, pour repérer signes les plus infimes de transition entre jeunesse et vieillesse. Épluche les journaux pour connaître l'âge des gens dont on parle et les jauge pour savoir s'ils font vieux ou s'ils font jeune.

Helen Fielding, Le journal de Bridget Jones

 

Nagusa Watanabe ne répondit pas. Il avait failli hausser les épaules, mais du coccyx aux omoplates, il avait décidément trop mal au dos. 
      Cette trahison de son corps l'exaspérait d'autant plus que, dans certaines conditions d'éclairage, son visage pouvait encore faire illusion, surtout grâce au plumage mousseux de ses cheveux très blancs, et, sous ses paupières en demi-lune, à son regard sans cesse en mouvement, habité par une volonté fébrile qui refusait, qui repoussait la lassitude et l'asthénie de l'âge. 

Didier Decoin, Le Bureau des Jardins et des Étangs

 

L'été est terminé et elle n'a pas bougé de Paris. Terminus Porte des Lilas. Comme sur la girouette du bus qu'elle ne prend plus. C'est ça, vieillir. C'est renoncer. On croit que le plus difficile est de perdre les gens qu'on a connus ou aimés. On oublie que le pire est de renoncer à soi-même, à ce qu'on a été, à ce qu'on ne peut plus faire. Être obligé de composer avec ce corps qui menace de nous lâcher, prendre soin de ce terrible ennemi qui fut bien souvent si volontiers notre allié. Un véritable cheval de Troie qui s'offre la fierté de se pavaner en se sachant démasqué. Mais chaque guerre à ses trahisons, ses désespoirs et ses bouleversements d'alliances. La carte change, il faut s'y faire, et apprendre à rêver d'autres voyages. 

Christelle Ravey, Les choses à faire avant

 

Personne ne peut douter que le vélo témoigne de la bienveillance à la vieillesse. Et grâce à un attirail approprié, on y paraît moins vieux que son âge. Même si les plis de la peau n'en sont pas moins cruels, flétrie ou tannée par le soleil, selon l'humeur. A la longue, l'énergie finit néanmoins par s'amoindrir, sinon se dissiper. Naturellement, c'est un leurre d'entraver l'érosion de nos forces. La ralentir? Je ne sais pas. En tout cas, c'est moins consentir à la vieillesse que la déjouer. Être vieux, c'est quand les horizons s'amenuisent. Le vélo permet de compenser ce rétrécissement, à un rythme légèrement supérieur à celui de la marche à pied. 

Bernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur

 

Elle plaça une main en visière, de sorte à faire disparaître le ciel ensorcelé par le soleil. Puis elle vit son père, assis sur le banc sans dossier aux pieds calés pour compenser autant que possible les accidents du terrain, perdu dans ses pensées; car il était midi passé, et qu'à cette heure il se tenait toujours à cet endroit pour quelques minutes de repos sans conséquence; cela, depuis qu'il était devenu vieux et qu'il l'avait compris, sans jamais l'accepter. 

Franck Bouysse, Né d'aucune femme

 

La vieillesse, on a beau savoir, on ne s'y attend pas. Les changements sont imperceptibles. Un matin, on remarque une veinule grenat qui n'était pas là auparavant. On a mal aux os, on se grippe comme une machine qui a besoin d'huile. L'âge vient sournoisement. C'est lorsqu'on s'aperçoit que son fils est devenu un homme qu'on réalise qu'on est vieux. 

Delphine Pessin, Deux fleurs en hiver

 

Ma voix se casse: la vieillesse encore quand je m'émeus, j'ai tendance à chevroter. Je poursuis d'une voix étranglée, en espaçant mes mots pour reprendre haleine: «Autrefois j'aimais cette prière que Rilke... adresse à je ne sais quel... dieu, oui, forcément un dieu, excuse-moi: Donne-leur la mort née de leur propre vie. C'est la mort de l'alpiniste qui... qui dévisse en escaladant l'Everest. La mort du marin qui périt en mer. J'étais furieuse parce que... parce que en somme... en somme Maman n'avait pas eu la mort née de sa vie. Pourquoi une fin si lente? Tellement... humiliante.» 

Françoise Chandernagor, La voyageuse de nuit

 

Aujourd'hui 16 octobre, j'ai cinquante huit ans. C'est une chose épouvantable. Vous aussi un jour vous l'éprouverez. 
      (...) 
      Vous allez rire, mais je ne constate aucune différence appréciable en moi, ma façon de vivre est toujours la même que lorsque j'avais trente ans. Il y a sans doute un amoindrissement de la quantité complexe d'énergies que je peux dépenser, mais la disponibilité qualitative est restée la même. Je m'explique: aujourd'hui je travaille à peine quatre heures d'affilée tandis que jadis je pouvais continuer pendant huit heures sans efforts. Mais je travaille de la même façon. Dans le temps je faisais quotidiennement sept à huit descentes à ski du Plateau Rouge, aujourd'hui je me contente de trois. Mais je skie de la même façon, probablement mieux même. J'ai donc l'absurde et scandaleuse sensation pourrais-je dire de ne pas être passé d'une catégorie dans l'autre, que la jeunesse n'est pas encore finie. Même si le miroir, la date de naissance, la façon dont me considère mon prochain sont, je le sais très bien, autant de démentis énergiques. 
      De sorte que selon les heures, aujourd'hui 16 octobre 1964, j'oscille entre la constatation résignée que, théoriquement du moins, mon tour est passé, et la confiance du lendemain infini, l'illusion, l'espoir, le terrible espoir! 

Dino Buzzati, Anniversaire (Petite histoire du soir,
nouvelle dans
Le K)

 

      «Qui a dit: "La plus grande surprise que puisse connaître un homme est sa propre vieillesse"?» demanda-t-il. 
      Je lui répondis que je l'ignorais. Je n'avais même jamais entendu cette phrase. Mais en effet, c'était peut-être vrai. Pour un homme, il se peut que sa vieillesse soit un événement encore plus imprévisible que sa mort. Quelque chose qui dépasse de loin ce qu'il peut imaginer. C'est la sentence que quelqu'un lui annonce un jour, lui faisant clairement comprendre que son existence n'est plus indispensable à ce monde, sur le plan biologique (ou sur le plan social). 

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur
(
livre 2 : La Métaphore se déplace) 

 

      Devenir vieux représente pour moi et pour n'importe qui, du reste une expérience nouvelle, et les émotions qui m'habitent sont nouvelles également. Si c'était quelque chose que j'avais expérimenté auparavant, je serais en mesure de le comprendre plus clairement, mais comme c'est la première fois, je ne peux pas. Maintenant, j'ai tout juste le pouvoir de remettre à plus tard un jugement précis et de vivre en acceptant les choses telles qu'elles sont. Juste comme j'accepte le ciel, les nuages et la rivière. Et sans aucun doute il y a là une dimension comique, quelque chose que je ne voudrais pas abandonner complètement. 

Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

      «La peau vieillit.» Cette phrase anodine a fait mouche. C'est une vieille peau, disait maman en parlant des gens qu'elle n'aimait pas (qui aimait-elle?). Vieille peau, vieille baderne, vieux con, vieille carne, vieux schnoque, vieux débris, vieux machin, vieux croûton, vieux cochon, vieille ganache, vieux dégoûtant: les mots, la langue, les expressions toutes faites laissent entrevoir quelque difficulté à entrer dans la vieillesse d'un cœur léger. Quand y entrons-nous, d'ailleurs? À quel moment devenons-nous vieux?

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

     Chaque jour, nous croisons notre reflet dans le miroir et, malgré nos efforts, il est difficile de discerner à l'œil nu ce qui différencie notre visage de celui que nous observions la veille. Encore faut-il tomber sur une vieille photographie pour saisir l'ampleur des changements. Pourtant, le processus de vieillissement est bien à l'œuvre et il n'épargne aucun d'entre nous. Il a creusé des rides sur notre front, il a accentué les marques sous nos yeux, il a posé sur notre visage le masque indélébile du temps. Nous avons changé! 

Bruno David, À l'aube de la sixième extinction

 

     Nous sommes jeunes si longtemps, semble-t-il. Des vies entières. 
     Et quand nous sommes jeunes, nous ne comprenons pas que les personnalités changent inexorablement avec le temps, aussi lentement, ou presque que le granit s'érode sous l'effet de l'eau et du vent, pourtant cette érosion, invisible à l'œil, est continuelle et irrévocable. Nous comprenons encore moins la façon dont le corps change, se recroqueville, perd en assurance, se fait humble. Comme si l'ombre même des gens âgés commençait à disparaître. Dans ces corps diminués, s'ils vivent assez longtemps, en viennent à demeurer des personnalités inattendues, aussi distinctes de leurs prédécesseurs que nos moi d'enfant sont éloignés de nos moi adultes. 
      Et un jour, ces inconnus eux-mêmes disparaissent. 
      La longue histoire d'amour prend fin, et nous sommes seuls. 

Joyce Carol Oates, Paysage perdu

 

      J'imagine le marathon de New York le 6 novembre prochain, et je me demande ce que sera ma course et à quel point j'y prendrai plaisir. 
      Le temps que je réaliserai n'est pas un problème. J'aurai beau y mettre toutes les forces, je sais que je ne serai plus capable de courir comme autrefois. Je crois pouvoir accepter cette réalité. Même si ce n'est pas particulièrement agréable, c'est ce qui arrive lorsqu'on vieillit. De même que j'ai mon propre rôle à jouer, le temps joue le sien. Et le temps accomplit son travail beaucoup plus fidèlement et plus précisément que je ne pourrai jamais l'accomplir. Dès l'instant où le temps a commencé (au fait, quand donc était-ce?), il a progressé vers l'avant sans le moindre repos. Et ceux qui ont échappé à une mort précoce ont reçu comme privilège la bénédiction de vieillir. Demeure en attente la déchéance physique dans toute sa gloire. On doit s'habituer à accepter cette réalité. 

Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

      Il reprit son ascension. Une main après l'autre sur la rambarde. Harry courait autrefois. Il faisait de la course à pied bien avant que ça ne devienne à la mode. Ce corps-là courait autrefois. Il ne reconnaissait plus ses vieilles jambes flétries; à croire qu'elles appartenaient à quelqu'un d'autre. Pourquoi personne n'avait inventé de médicament pour empêcher ça? Ce n'était tout de même pas si difficile que ça. C'était parce que les chercheurs étaient tous de petits jeunes qui ne savaient pas ce qui les attendait. Les inconscients! Ils croyaient être à jamais maîtres de leur corps, et le temps qu'ils découvrent la vérité, il était trop tard, ils étaient à la retraite et ils n'avaient plus toute leur tête, bien que Harry, lui, ait toute sa tête, il faisait des sudokus. 

Liane Moriarty, Un peu, beaucoup, à la folie

 

      Pour préparer son scénario, il avait acheté des textes d'auteurs grecs et latins en se disant que ces auteurs, le moment venu, lui donneraient aussi des leçons sur le montage. Il avait relu le livre de Cicéron sur la vieillesse, dans lequel il avait puisé tant d'idées qu'il se demandait s'il ne devrait pas mettre au générique le nom de Marcus Tullius Cicero. 
      Il avait déjà lu ce livre à vingt ans, un livre qui lui avait donné envie de devenir vieux le plus vite possible, tant l'existence des vieillards y paraissait aussi attrayante qu'une croisière dans les mers du Sud, une sorte de cocktail-party éternelle sous les palétuviers. 
      À la relecture, soixante ans plus tard, c'était plus sévère. On n'éprouve pas le regret de ce qu'on ne ressent plus, affirmait Cicéron qui finissait par accorder au grand âge quelques menues distractions qu'il rassemblait sous le terme de quasi titillatio

François Weyergans, La démence du boxeur

 

      Margot nous dénommait affectueusement Willy et Winnie, d'après Oh les beaux jours de Samuel Beckert, quand nous évoquions cette époque future et reculée où vieux l'un et l'autre nous marcherions enlacés dans Paris. Elle disait: quand on sera Winnie et Willy on fera ceci, quand on sera Winnie et Willy on fera cela elle le disait depuis toujours et cette référence était une allusion pleine de malice à la longévité rêvée de notre amour, jusqu'à la mort bien sûr. C'est d'ailleurs vers cette époque, et à la faveur de cette bizarre bifurcation de mon esprit hors du champ du réel, que j'ai vu poindre en moi un début de fascination, comme on pourra le constater dans un prochain roman, pour le mystère des très vieilles dames vivant recluses dans la pénombre de leur appartement aux lourdes tentures toujours tirées, au milieu des vestiges de leur vie, sans que personne ne puisse soupçonner là la subsistance de temps anciens et révolus, presque historiques, tels des passages secrets tombés dans l'oubli, tant elles sont invisibles, silencieuses, derrière ces belles façades. 

Éric Reinhardt, La chambre des époux

 

      Son cœur s'était arrêté de battre, peut-être suite à un accident vasculaire cérébral. Je lui donnais entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans. (...) La morte avait un beau visage. Il y a une beauté spéciale qui n'appartient qu'aux femmes très âgées. Dans leurs rides sont inscrites toutes les marques, tous les souvenirs de la vie écoulée. Je parle des femmes très âgées, celles dont la terre réclame déjà le corps. 

Henning Mankell, Les chaussures italiennes

 

     Je me souviens encore de la posture de cette vieille dame, bras tendus les mains sur les genoux, les orteils crispés sur le rebord de la rigole d'évacuation des eaux sales. Elle devait probablement être plus jeune que je ne le suis aujourd'hui mais elle avait l'air d'un autre âge, rabougrie par la vie. Est-ce ainsi que les gens me voient aujourd'hui quand ils me regardent, ce déguisement de la vieillesse, les taches hépatique, les veines apparentes, les yeux mouillés? 

Jackie Copleton, La voix des vagues

 

      Un vieil ami, qui vient d'avoir quatre-vingt-six ans, se plaignait récemment de vivre un naufrage. «Le mécanisme qu'à emprunté la vie pour amener la mort est inacceptable, me disait-il. Que nous soyons obligés de perdre nos forces, d'assister impuissants à la diminution de nous-mêmes, c'est le reproche le plus grand que je puisse faire à la Création.» J'ai répondu, en riant, que Woody Allen est plus sage que lui, n'ayant rien contre le fait de vieillir, « puisqu'on n'a rien trouvé de mieux pour ne pas mourir jeune!» 

Marie de Hennezel, La chaleur de nos cœurs empêche nos corps de rouiller

 

      l'Après-vivre, maintenant quoi, l'après-livre, quelle vie, vieillir, que raconter, que je vais de jour en jour plus mal, Coué à l'envers, que de semaine et semaine je me déglingue, tragédie de la tripe, protase, prostate, Acte I, l'urologue, Acte II, le stomatologue, Acte III, le cardiologue, phlébite, caillot, attention embolie, soudain embellie, pas pour tout de suite, pour quand, l'Acte IV, puis le V, Décalogue du Vidal, mes cent maux, les mille remèdes, dix commandements sous couverture rouge, mon destin est écrit là, tables de la Loi, la loi des reins, inexorable, celle de la vessie, imparable, retour à la case départ, tragédies est circulaire, à présent la circulation, jamais eu avant d'atteinte, surprise, stupéfaction, peut-être promis à l'infarctus, thrombose me frappe, Viens, mon fils, viens, mon sang, mon sang me trahit, m'assassine, assiégé de tous côtés par la mort, je loge rue Vital, pour l'heure, du provisoire, le définitif, dénouement de l'acte V, prévu d'avance, depuis longtemps, mon grand-père a acheté la concession en 39, adresse finale, cimetière de Bagneux, allée des Ormes de Klemmer, 31e division, 4ème ligne, 30e tombe, tombeau de famille, reste une place, la seule, la mienne, ensuite la dalle affiche complet 

Serge Doubrovsky, Laissé pour conte

 

       Existe-t-il un âge à partir duquel on perd la faculté de ressentir? Nos vies biologiques sont-elles devenues si longues que, passée une limite, le cœur, n'ayant plus d'espace à offrir au futur, n'existe plus que par ce qu'il a déjà éprouvé? 

Gilles Legardinier, Complètement cramé !

 

      En rentrant de chez les Verne, dent cassée. Aucun doute: molaire supérieure gauche. Ma langue y va voir, identifie une arête suspecte, revient, y retourne, c'est bien ça, le mont Cervin dans ma bouche. Une dent déjà dévitalisée. Blanc de poulet, gratin de courgettes, tarte à la myrtille, conversation molle, il n'y avait pourtant pas là de quoi casser une dent. Le voilà, le vrai début de la vieillesse. Cette cassure spontanée. Ongles, cheveux, dents, col du fémur, nous tombons en poudre dans notre sac. La banquise se détache de notre pôle, mais à bas bruit, sans ce hurlement des glaces qui effraie la nuit polaire. Vieillir, c'est assister à ce dégel. Il a bien fondu, disait maman de tel vieux malade. Elle disait aussi: Il a bien décollé, et l'enfant que j'étais imaginait un octogénaire prenant son envol au bout d'une piste d'aéroport. Des morts, Violette disait: Untel est parti. Je me demandais pour où. 

Daniel Pennac, Journal d'un corps

 

      Si nous tombions tout d'un coup dans l'état sénile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu à peu, de degré en degré elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n'est la mort complète d'une vie languissante et que n'est la mort de la vieillesse; car le saut du mal-être au non-être n'est pas aussi grand que celui d'un être doux et florissant à un état pénible et douloureux. 

Michel de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 19 Philosopher, c'est apprendre à mourir (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)

 

      Déjà! me suis-je dit quand Vincent m'a prévenue (...) «Déjà!» À peine pouvait-on commencer à accepter comme un fait nécessaire, inscrit dans l'ordre immuable des choses, le déclin et la fin de ceux qui nous précédaient immédiatement, ceux de la génération d'avant, et voici que ça commence pour ceux qui sont de notre âge et que nous connaissons depuis toujours. Et puisque le temps est venu pour eux, déjà!, c'est que pour nous aussi il est temps de penser à la fin. 

Jean-Paul Goux, L'ombre s'allonge

 

      Il n'y a peut-être aucune musique qui exprime, aussi bien que les derniers morceaux de musique composés par Franz Liszt, ce sentiment funèbre et doux du vieillard dont tous les amis sont déjà morts, dont la vie est essentiellement terminée, qui appartient en quelque sorte déjà au passé et qui sent à son tour la mort s'approcher, qui la voit comme une sœur, comme une amie, comme la promesse d'un retour à la maison natale.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire

 

      La dernière période d'une vie est caractérisée par un climat particulier, un manque étrange de consistance qui entraîne la perte du contact avec le réel, de la proximité avec lui. La réalité, qui constitue déjà une dimension quelque peu incertaine de l'existence, se fait encore plus ténue et transparente. Elle ne nous impose plus ses exigences avec la violence et la brusquerie d'autrefois, elle nous laisse dialoguer, traiter avec elle. Pour nous qui sommes vieux, la vraie réalité n'est plus la vie mais la mort, dont nous n'attendons plus la venue car nous savons bien qu'elle nous habite déjà. Certes, nous nous défendons contre les incommodités et les souffrances que sa proximité fait naître, mais nous ne nous défendons nullement contre elle. Nous l'avons acceptée et, en nous préservant, en prenant soin de nous un peu plus qu'auparavant, nous la préservons, nous prenons soin d'elle aussi. Elle est près de nous, en nous; elle est l'air que nous respirons, notre vocation, notre présent.
      (...)
      Ainsi la vie quotidienne prend une sorte de dimension surréaliste fort gaie. Les anciens systèmes bien établis ne sont plus vraiment valables, les points de vue et les accents se sont déplacés, le passé prend une grande importance par rapport au présent et le futur ne nous intéresse plus vraiment. Du point de vue de la raison et des anciennes règles, notre comportement dans la vie de tous les jours semble de ce fait irresponsable, inconséquent, folâtre ; nous "retombons en enfance", comme dit le langage populaire. Il y a quelque chose de vrai dans cette expression. Sans aucun doute je fais preuve avec naïveté et naturel d'une foule de réactions puériles. Mais, comme l'observation me l'a appris, celles-ci ne sont pas toujours inconscientes et incontrôlées.

Hermann Hesse, Éloge de la vieillesse

 

      J'ai commencé à aimer ma dépendance, avoue le vieil homme. Maintenant, j'aime qu'on me tourne sur le côté et qu'on me frotte le derrière avec de la crème pour m'éviter les escarres. J'aime qu'on m'essuie le front ou qu'on me masse les jambes. Je me délecte. Je ferme les yeux et je profite de chaque instant. Cela me semble familier. C'est comme retourner en enfance. Quelqu'un vous donne votre bain, quelqu'un vous porte. Quelqu'un vous essuie. Nous savons tous comment faire pour être un enfant. C'est inscrit à l'intérieur de nous. En ce qui me concerne, il s'agit simplement de retrouver le plaisir que j'avais enfant. Quand nos mères nous portaient dans leurs bras, nous berçaient, nous caressaient la tête, la vérité est que nous n'en avions jamais assez. 

Mitch Albon, La dernière leçon (cité par Marie de Hennezel dans: La chaleur de nos cœur empêche nos corps de rouiller)

 

      D'où me vient alors ce sentiment de sécurité que j'éprouve chaque matin, dès mon retour à la vie consciente? Si nous réveiller, c'est rentrer dans l'âge qui est le nôtre, nous devrions en ressentir de l'angoisse puisque nous sommes vieux. Il n'en est rien: je débarque de mes songes avec joie et pénètre dans ma vie de tous les jours : ce monde clos, très singulier, très différent de celui où s'agitent les jeunes gens et l'innombrable espèce d'êtres dont on dit qu'ils ont «un certain âge». Car il y a loin d'un certain âge à un âge certain.
      Et si quelqu'un me demande : «Pourquoi en parlez-vous toujours?» Ce n'est pas que je cède à une obsession. En vérité, j'habite une île, je suis assis sur un rocher. Quelle solitude que la vieillesse! Je décris mon rocher et mon île. Les pensées qui m'y viennent, les inspirations qui m'y visitent. Que pourrais-je faire d'autre? Un vieil homme est toujours Robinson.

François Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs

 

      Comme parfois s'éclairent les visages de certaines vieilles, réminiscences d'un moment heureux ou fluidité inattendue de la digestion qui suffit à ramener, pour quelques secondes, l'enthousiasme de ce qu'était le fonctionnement du corps quand il n'était pas arrivé en bout de course. 

Arnaud Friedmann, Une place à prendre,
dans: La vie secrète du fonctionnaire.

 

      C'était plutôt un truc de vieux de se confier à un cheval, et ce pour d'évidentes raisons: d'abord ils avaient le temps, beaucoup étaient à la retraite ou en «cessation progressive d'activité». Ensuite, ils avaient épuisé leur capacité à tolérer le bruit, le monde, la cohue des magasins et des supermarchés: cette folie ne les excitait plus. Ils en avaient assez reçu. À partir d'un certain âge aussi, la méditation se faisait plus instinctive; réfléchir au sens de la vie devenait presque une obligation. Et connaissant les hommes pour les avoir pratiqué longtemps, ils étaient bien placés pour apprécier la discrétion de cheval: jamais leurs propos ne se retourneraient contre eux, jamais ils ne regretteraient de lui avoir parlé. 

Jean Grégory, Mon mariage avec un cheval
(dans "C'est pas con un cheval, c'est pas con!..." de Jean-Louis Gouraud et Cie)

 

      Depuis plusieurs mois, j'avais prévu que ma chronique à propos de mon anniversaire ne serait pas les lamentations de rigueur sur les années enfuies, mais tout le contraire: une glorification de la vieillesse. J'ai commencé par me demander quand j'avais eu conscience d'être vieux, et il m'a semblé que c'était très peu de temps avant ce jour mémorable. À l'âge de quarante-deux ans, j'étais allé consulter un médecin pour une douleur dans le dos qui m'empêchait de respirer. Il n'y avait pas accordé d'importance: c'est une douleur normale à votre âge.
      «Dans ce cas, lui avais-je répondu, ce qui n'est pas normal c'est mon âge.»
      Le médecin m'avait adressé un sourire de compassion en me disant: Je vois que vous êtes philosophe. C'était la première fois que j'associais mon âge à la vieillesse, mais je ne tardais pas à l'oublier. Je me suis habitué à me réveiller chaque matin avec une douleur différente qui changeait de place et de forme à mesure que les années passaient. Parfois je croyais sentir la patte griffue de la mort, mais le lendemain elle avait disparu. Vers cette époque, j'avais entendu dire que le premier symptôme de la vieillesse c'est quand on commence à ressembler à son père. Je dois être condamné à une jeunesse éternelle, avais-je alors pensé, parce que mon profil chevalin ne ressemblera jamais à celui de pur Caraïbe de mon père ni à celui, impérial et romain, de ma mère. En vérité, les premiers changements sont si lents qu'on les remarque à peine, on continue à se voir de l'intérieur tel qu'on a toujours été, alors que les autres les découvrent de l'extérieur.
      Dans la cinquantaine alors que je ressentais à peine ce qu'était la vieillesse, j'ai constaté mes premiers trous de mémoire. J'arpentais la maison à la recherche de mes lunettes et je découvrais que je les avais sur le nez, ou je les portais sous la douche, ou je mettais celles pour voir de près sans ôter celles pour voir de loin. Un jour, j'ai pris deux petits déjeuners parce que j'avais oublié le premier, puis j'ai appris à discerner l'inquiétude de mes amis qui n'osaient pas me dire que je leur racontais la même histoire que la semaine précédente. J'avais en tête une liste de visages connus et une autre avec les noms de chacun, mais au moment de saluer je ne parvenais pas à faire coïncider les visages et les noms.
      Mon âge sexuel ne m'a jamais inquiété, parce que ma vigueur dépendait moins de moi que d'elles, et qu'elles savent le comment et le pourquoi quand elles veulent. Aujourd'hui, je ris des gamins de quatre-vingt ans qui vont consulter le médecin, affolés de ces tressaillements, sans savoir qu'à quatre-vingt-dix ans c'est pire, mais qu'importe: ce sont les inconvénients d'être toujours en vie.

Gabriel Garcìa Márquez, Mémoire de mes putains tristes

 

      Elle était vieille, l'aïeule, épouse d'Armand Lemauzy et grand-mère de Marcel. Plus rien ne l'apparentait à une femme, ni à quelque autre individu de l'espèce humaine. La vie était presque éteinte dans cet énorme corps immobile, où couvait toutefois une lueur, enfouie dans l'enchevêtrement des os saillants et des peaux desséchées.
      Dans les miasmes de son haleine chétive, les mouches bourdonnaient en spirales.
      Sous les arches obscures de ses fosses nasales d'où jaillissaient d'épaisses touffes d'un poil crépu, la bouche, inutile caverne, bâillait de temps à autre sur la langue livide et croûteuse collée au fond du palais.
      Les mains et les pieds restaient inertes. Mais les yeux, là-haut, sous le linteau jaune du front, fixes et ronds comme ceux d'un vautour prisonnier, ne se départaient jamais d'une attention farouche et perçante, ne reflétant plus, des lointains événements de la vie, que les aspects les plus sinistres.

La maison hantée, Alberto Savinio

 

      L'affreuse décrépitude des lamentables vieillards qui fréquentaient cette maison menaçait de l'atteindre lui-même dans peu d'années. L'immense étendue de leurs désirs, leur insondable profondeur, jusqu'à quel point les avait-il finalement mesurées au cours des soixante-sept années de son passé? Et puis, autour des vieillards naissent innombrables les filles jolies, à la peau neuve, à la peau jeune. Les désirs rêvés à perte de vue par de misérables vieillards, les regrets des jours perdus à jamais, ne trouvaient-ils pas leur aboutissement dans les forfaits de cette maison mystérieuse? Eguchi, l'autre fois déjà, s'était demandé si ces filles endormies qui jamais ne s'éveillaient, n'incarnaient pas pour les vieillards une liberté sur laquelle les années n'avaient aucune prise. Ces filles endormies et muettes, sans doute parlaient-elles aux vieillards le langage qui leur plaisait.

Yasunari Kawabata, Les belles endormies

 

      On mettait une jeune fille dans le lit de David, roi de Jérusalem, quand il était vieux, non pas pour l'amour, mais pour le réchauffer. Il suffirait d'un peu de chaleur aux pieds du vieil homme et son sang se chargerait ensuite de diffuser une onde de tiédeur au reste de son squelette. C'est ce que peut faire la jeunesse à l'égard de la vieillesse, un transvasement de température comme d'Abigaïl à David. Le vieil homme aurait besoin seulement d'une bonne parole.

 Erri de Luca, Une chose très stupide

 

      Pour la première fois, elle pense à la vieillesse. Au corps qui se met à dérailler, aux gestes qui font mal jusqu'au fond des os. Aux frais médicaux qui grossissent. Et puis l'angoisse d'une vieillesse morbide, couchée, malade, dans l'appartement aux vitres sales. C'est devenu une obsession. 

Leïla Slimani, Chanson douce

 

      Qu'est-ce qu'elle nous a encore fait, hein, Mme Pozzi? a-t-elle dit à la briseuse de glace. 
      C'est une habitude à la Maison Sérénité d'appeler les pensionnaires à la troisième personne. Comme si c'était une chose entendue qu'ils avaient tous ici perdu leur première personne. 

Fabienne Jacob, Les séances

 

      Dans la cuisine, deux personnes en fauteuil roulant étaient penchées sur leur petit déjeuner. L'une d'elles était calée avec des coussins pour ne pas tomber de côté. L'autre répétait son «Da, Da, Da!» de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'une aide-soignante vienne poser une main apaisante sur son épaule. (...) 
      Épargnez-moi ça, pria Rebecka. Épargnez-moi d'échouer dans un foyer avec des petits vieux éteints et baveux. Épargnez-moi de me faire torcher et de rester parquée devant la télé entourée d'infirmières aux voix claires et au dos abîmé. 

Åsa Larsson, Tant que dure ta colère

 

      Ce que disent la morale ou la physiologie sur ce point important n'a pour nous aucun intérêt, parce que nous donnons aux mots de "jeunesse" et de "vieillesse" un autre sens. L'expérience des hommes, et non de l'homme, nous apprend vite que jeunesse est vieillesse sont affaire de tempérament ou, si l'on veut, d'âme. (...) Le plus obtus des observateurs sait parfaitement qu'un avare est vieux à 20 ans.

Georges Bernanos

 

      Il parlait de lui comme s'il avait pris depuis la veille trente ou quarante ans, mais contrairement à ces vieillards qui se félicitent d'être restés étonnamment jeunes pour leur âge et se figurent que les vieux, ce sont toujours les autres, Arnaud, lui, évoquait le monde des vieux comme s'il en faisait déjà partie. Il disait que plus rien ne l'appelait au-delà du moment présent, que le chemin devant lui était maintenant barré mais que si la seule voie encore libre pour lui n'était que du côté du passé, il n'avait aucune envie de se retourner. Il était comme les vieux qu'on voit l'après-midi dans leur déchéance oisive faire une petite promenade de santé.  

Jean-Paul Goux, L'ombre s'allonge

 

      Où ça craint, c'est quand tu commences à descendre la chaîne... Là, c'est un problème de virilité qui est posé, ou de vieillissement simplement... Comment t'expliquer ça? Je ne sais pas... quand tu es embauché... tu as vingt ans... avec quatre heures de sommeil tu tiens le coup... je veux dire que tu as renouvelé tes forces... t'es pas en forme mais enfin tu tiens le coup. Et puis à trente ans tu t'aperçois... enfin moi je m'en suis aperçu... que merde, tu descends la chaîne! Et tu as des mecs qui font le même boulot que toi, qui arrivent à la remonter! qui ont fini avant toi! Tu prends une bagnole en même temps qu'eux et puis tu n'arrives plus à suivre... Et là c'est dramatique... tu as l'impression d'avoir un coup de vieux... enfin vraiment tu es sonné... tu te dis: «Merde alors! comment je vais faire? je ne peux plus rejoindre!» Et le lendemain tu reviens... Moi, ça m'est arrivé de faire pendant quinze jours la course avec un mec, et pas moyen de... parce que je vieillis, tout simplement. 
      Il n'y a pas de discussion là-dessus. C'est le vieillissement quoi! et c'est dramatique parce que tu te sens vieillir et qu'en même temps tu sais que tu n'as pas de solution de rechange, il n'y a pas de poste où... donc il faut que tu t'accroches ou que tu gueules. 

Jean-Paul Goux, Mémoires de l'Enclave
 
Du discours sur le travail

 

Puisque la peau du végétal, 
Comme une moisissure obscène 
Doit gangrener le minéral, 
Puisqu'il nous faut sortir de scène 

Et nous étendre dans la terre 
Comme on rejoint un mauvais rêve 
Puisque la vieillesse est amère, 
Puisque toute journée s'achève 

Dans le dégoût, la lassitude, dans l'indifférence nature Nous mettrons nos peaux à l'étude, 
Nous chercherons un plaisir pur 
Nos nuits seront des interludes 
Dans le calme affreux de l'azur. 

Michel Houellebecq, Renaissance

 

      Il est temps de nous séparer de la société puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter doit s'interdire d'emprunter. Nos forces déclinent: gardons-les pour nous, rassemblons-les en nous. Si l'on peut retourner la situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d'être à soi-même déplaisant, ennuyeux et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toute chose selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur présence sans en avoir honte. «Il est rare en effet qu'on se respecte assez soi-même» [Quintillien X, VII] 

Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 38 Sur la solitude (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)

 

      Depuis que j'étais venu en Hollande, pour la première fois, il y avait tant d'années... tant d'années... que je n'osais les compter... Les années qu'on a vécu paraissent, à distance, de plus en plus belles, à mesure qu'en nous s'affaiblit avec l'expérience, et s'éteint l'illusion, la faculté d'espérer le bonheur. Du moins, à présent, saurai-je comment les pays vieillissent... Hélas!... ils vieillissent à mesure que nous vieillissons. Tous les êtres et toutes les choses n'ont pas d'autre vieillesse que la nôtre... Ils n'ont pas, non plus, d'autre mort que la nôtre, puisque, quand nous mourons, c'est l'humanité, et c'est tout l'univers qui disparaissent et meurent avec nous.

Octave Mirbeau, L'abbé Jules

 

      Enfin elle s'éloignait à tout petits pas, avec cette allure un peu flottante de tous ceux et celles chez qui la vie s'est trop longuement attardée, et qui savent bien que les vivants qui les entourent ne sont déjà plus tout à fait leurs contemporains. Leurs vrais contemporains les ont précédés dans le mystère de la disparition, et eux, ces vieux en marge des vivants, attendent leur tour en jetant des morceaux de pain dur aux oiseaux des parcs et des berges. Très vieux petits Poucet qui ne savent plus que baliser de croûtes et de miettes, de soupirs et de soliloques le long et morne chemin de l'ennui. 

Sylvie Germain, La pleurante de Prague

 

      S'il n'y avait qu'un seul instant de notre vie à emporter pour le grand voyage, lequel choisir? Au détriment de quoi et de qui? Et surtout, comment se reconnaître au milieu de tant d'ombres, de tant de spectres, de tant de titans?... Qui sommes-nous au juste? Ce que nous avons été ou bien ce que nous aurions aimé être? Le tort que nous avons causé ou bien celui que nous avons subi? Les rendez-vous que nous avons ratés ou les rencontres fortuites qui ont dévié le cours de notre destin? Les coulisses qui nous ont préservés de la vanité ou bien les feux de la rampe qui nous ont servi de bûchers? Nous sommes tout cela en même temps, toute la vie qui a été la nôtre, avec ses hauts et ses bas, ses prouesses et ses vicissitudes; nous sommes aussi l'ensemble des fantômes qui nous hantent... nous sommes plusieurs personnages en un, si convaincants dans les différents rôles que nous avons assumés qu'il nous est impossible de savoir lequel nous avons été vraiment, lequel nous sommes devenus, lequel nous survivra.
      (...) 
      Je suis l'enfant perpétuel... On ne retombe pas en enfance, on n'en sort jamais. Vieux, moi? Qu'est-ce qu'un vieillard sinon un enfant qui a pris de l'âge ou du ventre?... 

Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit

 

      Je n'ai d'autre labeur que regarder la nuit par la fenêtre et attendre que le sommeil s'en vienne. Encore que je ne sais pas si c'est là ce que j'attends vraiment... Ce n'est pas si mauvais, se souvenir, au moins c'est n'être pas mort. Et il vient donc un temps où le souvenir est tout ce qui reste au vif. Il vient le temps où le présent ne signifie plus grand-chose, ma belle, certainement pas ce qu'il signifiait dans le passé, quand il avait une toute autre grimace, qu'il était autrement présent. Alors que... alors qu'il ne vaut plus la peine, un beau matin, que de se souvenir de ce qu'il était dans le passé. Crois-tu que c'est étrange, non? Et s'il n'était pas ainsi devenu, je pense qu'il ne vaudrait plus grand-chose d'importance... Tu es venue écouter le vieil homme se plaindre, jeune fille?

Pierre Pelot, Debout dans le tonnerre

 

      Chez beaucoup de vieilles gens les strates du temps se fissurent, basculent, se renversent, le passé prend le dessus sur le présent, la voix d'enfance depuis si longtemps tue croît peu à peu en volume, en ampleur, et plus elle a été blessée, réduite au secret, frappée d'oubli, plus elle remonte en force. Mais chez certains individus, même ainsi poussée, pressée par les remous et les bruissements qui pulsent des tréfonds de leur chair, la voix d'enfance ne trouve pas une issue assez large pour se libérer, elle ne sait que d'écorcher dans les méandres et les éboulis de leur mémoire, alors elle suinte comme un pus de larmes, une sueur de chagrin à travers leur respiration un peu rauque, elle s'échappe à travers leurs hésitations, leurs achoppements contre des mots qui se dérobent, leurs confusions de termes, de dates, ou encore à travers leurs regards perdus. Dans ces moments-là, au cœur même de leur confusion, quelque chose transparaît des fractions de sens, des frôlements de mémoire, des appels. 

Sylvie Germain, Le vent reprend ses tours

 

L'âge, le sens de l'âge, pour chacun, c'est l'intuition de la distance qui nous sépare du temps probable de sa propre mort, avait dit Mathilde à Nicolas l'un ou l'autre de ces trois uniques soirs. Le fait d'être soudain confronté, jeune, à un hypothétique raccourcissement de sa vie fait que cette focale se modifie, la distance à sa propre mort n'a plus de théorie. Cela ne veut pas dire que c'est négatif, parce que c'est un rapport à l'âge qui n'est plus indexé que sur sa propre vitalité. Le seul critère qui compte n'est plus son âge, mais sa vitalité dans le moment présent. Est-ce qu'on est en état de vie, ou pas. Ne plus avoir d'âge, cela ne veut pas forcément dire qu'on est vieux, cela veut dire qu'on est jeune tant qu'on entretient sa vitalité. 

Éric Reinhardt, La chambre des époux

 

      Parce qu'il est vieux. Vieux et oublieux. Vieux à neuf ans. Ses dents de lait continuent de tomber et il lui pousse vainement des dents d'adulte; il a des dents nouvelles, mais de très vieux os. Certains matins quand il s'éveille dans le lit rouge et bleu, il est tellement endolori qu'il a l'impression d'avoir passé la nuit sur les genoux d'une statue de pierre. Dormi à la fraîche, dans un jardin humide, contre une poitrine de marbre. Son corps essaie de se dérouiller, sans que son esprit s'en mêle; simple réflexe; son corps tend les jambes, étend les bras: «Le p'tit veau s'étire, le cuir sera pas cher!», on dirait la voix de Toine, le rire de Marie-Jeanne... ou celui de Maman? Mon père et ma mère m'ont abandonné. Ne se souvient pas. Des bribes de phrases parfois. «L'univers t'abandonne, ô Richard, ô...», «Adveniat regnum tum...», «société a pour but...», «le p'tit veau s'étire, le cuir sera pas cher». Il soupire, se laisse habiller comme un mannequin, va aux cabinets comme un automate, puis se rassied devant le poêle, comme un vieillard. 
       Univers clos, mouvements réduits, parole difficile, absence d'avenir, fatigue. Et surtout, surtout, manque de curiosité: il n'est plus intéressé par rien pas même par son propre sort. N'éprouve ni regrets ni culpabilité. Ne sent plus la tristesse, la crainte, le froid. N'envisage pas, n'espère pas. Il est vieux. Ce petit garçon est un vieillard. 
       Il a vécu en accéléré. Ses quatre ans furent son apogée. Il possédait alors tout ce qu'il devait jamais avoir en ce monde (...) À cinq ans il était dans son âge mûr; à six, il entrait dans la caducité; à sept, huit, ce fut le déclin; bientôt ce sera l'agonie. Il vivra dix ans et trois mois. Mais toute vie achevée est une vie accomplie: de même qu'une goutte d'eau contient déjà l'océan, les vies minuscules, avec leur début si bref, leur infime zénith, leur fin rapide, n'ont pas moins de sens que les longs parcours. Il faut seulement se pencher un peu pour les voir, et les agrandir pour les raconter. 
       L'enfant de la Tour est un vieillard parce qu'à son échelle il a tout vécu. Il ne lui reste ni illusions ni appétit. Sa mesure est comble. 

Françoise Chandernagor, La chambre

 

C'est l'automne, pas encore vraiment l'hiver, sur le chemin de la vie et des bois. 
      J'y marche un peu chaque jour, les arbres se colorent et s'effeuillent en même temps, plus de lumière passe au travers, des choses cachées se révèlent. Ces notes, de près comme de loin, ont balisé le chemin, marqué des saisons, accompagné des éveils printaniers, des torpeurs et des orages, des envolées soudaines après les premières gelées, la froide nudité par où la bise année après année s'engouffre. 
      Elles disent d'elles-mêmes ce qui en avait dicté le choix, que je ne puis renier à quelques détails près. Le temps ne les a pas affectées. Elles n'ont pas vieilli à mes yeux. Nul ordre chronologique. Ce qu'elles disent est volé au Temps. J'aimerais seulement être sûr d'avoir marché toujours, de marcher encore au plus près du cap qu'elles indiquent. (Automne 2000)

François-René Daillie, Le Petit véhicule 

 

      C'est la mort de l'imprévu qui marque le véritable tournant d'une vie, l'entrée dans la vieillesse. 

David Foenkinos, La famille Martin

 

En vieillissant, on apprend à être heureux avec ce que l'on a. C'est l'un des bons côtés (un des rares) de l'avancée en âge. 

Haruki Murakami, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

      Pour les enfants et les vieux, le verbe mourir n'existe pas, il est remplacé par le verbe passer. L'hiver ou bien le vieil homme: l'un des deux doit passer devant l'autre.

Erri de Luca, Une chose très stupide

 

Et si je vis trop longtemps, je serai un fardeau, une bouche à nourrir qui n'aura même plus la force d'articuler ses contes à la veillée, de conseiller chacun, plus la force de faire sa part. Je ne peux déjà plus me plier pour cueillir mes pissenlits. Ces gestes simples, qui me deviennent progressivement impossibles, m'éloignent peu à peu des miens et je suis effrayée à l'idée de devenir un corps débile, couché dans un coin de la pièce commune, ne sachant plus que geindre de douleur et d'angoisse, et qu'on voudrait faire taire la nuit quand, entassées autour du feu, on cherche le sommeil; un être condamné à gêner les vivants et qui s'accroche à la vie sans qu'on comprenne pourquoi, une vieille inutile, revenue en enfance, qu'il faut nourrir au sein.

Carole Martinez, Du domaine des murmures

 

«La vraie raison de l'euthanasie, en réalité, c'est que nous ne supportons plus les vieux, nous ne voulons même pas savoir qu'ils existent, c'est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. La quasi totalité des gens aujourd'hui considèrent que la valeur d'un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente; que la vie d'un jeune homme, et plus encore d'un enfant, a largement plus de valeur que celle d'une très vieille personne (...) 

«Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l'estime, voire l'admiration qu'on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c'était la manière dont il s'était effectivement comporté tout au long de sa vie; même l'honorabilité bourgeoise n'était accordée que de confiance, à titre provisoire; il fallait ensuite, par toute une vie d'honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d'un enfant alors que nous ne savons nullement ce qu'il va devenir, s'il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles. 

Michel Houellebecq, Anéantir

 

 

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