Le Café Littéraire luxovien /  Des lectures (7)

Table des lectures
Prix Marcel Aymé
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En pays conquis, de Thomas Bronnec (Série Noire Gallimard, janvier 2017)
lecture par Marie-Françoise

      Dans cette fiction, qu'il situe après les élections présidentielles de 2017, où les personnages ne sont rien d'autre que des constructions intellectuelles, l'auteur imagine une situation inédite à laquelle personne ne s'attendait : un président de gauche élu de très peu face à une droite qui obtient quelques semaines après la majorité aux législatives. Toutes droites confondues, celle-ci occupe les trois quart des sièges de députés à l'Assemblée. Il se voit contraint de nommer sa concurrente premier ministre. Laquelle, compte tenu de leur score aux législatives, se voit elle-même contrainte de prendre pour ministres quelques membres du Rassemblement national, parti de l'extrême droite.
      La grande question de cette fiction est de savoir si Référendum ou pas il y aura en ce qui concerne le maintient, ou non comme c'est la volonté de l'extrême droite, de l'appartenance à la zone Euro. 
      Au fil des pages, le roman nous narre les coulisses du jeu, et des enjeux, des nominations ministérielles, de la politique des finances, laquelle, l'auteur ayant derrière lui seize années de journalisme qui l'ont amené à rencontrer et à interviewer de nombreux hommes politiques, des hauts fonctionnaires et des membres de cabinets ministériels, des éminences grises et des communicants, connaît bien. Situation dans sa fiction, complexe et quasi impossible à dénouer. Magouilles financières et politiques de personnages qui ne pensent qu'à leur carrière, qu'à leur arrivée personnelle, prétendument pour la France. 
      Ils ne nous émeuvent pas.
      S'il n'y avait eu d'entrée de jeu, quelques mois avant les élections, un mort, le président de la commission nationale des comptes de campagne chargé de veiller sur la légalité du financement de la vie politique... et père d'Angélique Dumas. 
      Angélique Dumas, haut fonctionnaire qui a dévoué sa vie entière à la cause publique et à l'État est directrice du budget à Bercy. Ce n'est pas une politique, et c'est à peu près le seul, parmi les nombreux personnages, pour lequel le lecteur puisse éprouver quelque sympathie dans ce roman où peu de sentiments ne viennent au jour, où il est essentiellement question d'argent, de pouvoir et de rivalités.

 

 

La vie volée de Martin Sourire, de Christian Chavassieux (éd. Phébus 2017)
lecture par Marie-Françoise

      Voici un roman de poids: 352 pages denses, suivies d'une annexe d'une quarantaine de pages au caractère serré. 
      Roman historique, l'auteur nous y narre la vie d'un orphelin imaginaire tiré de la boue et recueilli par Marie-Antoinette. Elle l'appela Martin. Mais, enfant mutique et solitaire, presque sauvage, elle le délaissa bien vite. Il grandit au hameau que, se rêvant bergère, elle fit aménager près du Petit Trianon. Il y était vacher. 
      Enfant à l'esprit très lent, avec sur le visage un éternel sourire qui lui donnait l'air un peu niais, mais doté d'un certain charme, d'un charisme, l'auteur le fait, avec ce don, traverser son époque. Nous narre comment, lentement, il grandit, mûrit, passant du château de Versailles à la grouillante rue parisienne, des cuisines d'un restaurant de luxe et du service d'un architecte utopique aux massacres en Vendée qui l'ont profondément marqué. 
      Sans nous faire une leçon d'Histoire sur la tourmente révolutionnaire que Martin traversa, sur sa chronologie, ses tenants et aboutissants, l'auteur, bien documenté, nous la fait vivre du point de vue de ce fils de la patrie qui ne pouvait en connaître que l'infime partie à laquelle il était soumis, et, ayant bénéficié d'une certaine instruction pouvait lire dans les gazettes, aussi à travers les personnages qu'il connut, les pratiques, les sortilèges de l'époque, son engagement poussé par ses proches et la Nation dans l'armée révolutionnaire, ses méditations, ses interrogations...
      On y trouve des pages d'une belle écriture, pleines de lyrisme, d'émotion, de cruautés aussi. L'auteur y emploie dans une langue d'aujourd'hui des termes et expressions d'alors qu'il a tirées de ses différentes sources, qu'il explicite largement en fin d'ouvrage. C'est un roman d'apprentissage, tout d'intensité, à l'instar de Martin qui ressent plus qu'il ne met en paroles...

 

 

Le don d'Anna, de Cecilia Samartin (éd. l'Archipel 2010)
lecture par Adéla:

      À une amie qui m'écrivait :
      "Le don d'Anna", je ne connais pas. A-t-elle un don particulier cette héroïne ou est-ce elle qui donne quelque chose?
      Je répondais :
      Le don d'Anna ? C'est elle qui donne. Orpheline de guerre originaire du Salvador, elle a été recueillie par une congrégation religieuse en Californie, et avait la vocation. Elle fut envoyée, volonté de la mère supérieure à laquelle elle se plia, pour tester précisément sa vocation, comme nounou dans une famille riche et aisée. Mais une famille à problèmes. De sorte que d'année en année il y eût toujours une raison pour qu'elle prolonge son service au sein de cette famille. Et que soit repoussé le moment de retrouver la religieuse avec laquelle elle s'était enfuie du Salvador et qui l'attendait afin qu'elle l'aide dans un orphelinat. Il faut dire aussi qu'elle s'était prise de sympathie pour Adam, le père de famille au regard triste qui la bouleversait... Ce don, en fait, c'est celui de sa vie à cette famille. Famille qui ira jusqu'à la rejeter injustement une fois Adam décédé. Don d'elle même jusqu'à la fin du livre, où elle se résout à rejoindre la, devenue vieille, religieuse, pour s'effacer. Mais... c'est à ce moment là que la vie lui fera enfin un cadeau...
      La quatrième de couverture indique dans son dernier paragraphe: "Un roman puissant d'amour et d'émotion, le destin d'une femme puissante dont la paix intérieure rejaillit autour d'elle." De sorte que le mot don a sans doute les deux sens dans le roman, et consiste aussi en cela, cette faculté qu'elle a d'apaiser son entourage.

 

 

Retours au lac Majeur, d'Alain Jean-André (Aller simple éditions, juillet 2017)
lecture par Marie-Françoise

      Comme le titre le fait présager, il s'agit ici d'un récit de voyage. Un voyage que l'auteur n'effectue pas seul. Deux types de personnages l'accompagnent.
      Sur les premiers, sa compagne et un couple d'amis, c'est à dire les vivants qui font partie de l'équipée, il est volontairement discret. Leur prénom revient de temps à autre au détour du quotidien. Lorsqu'il parle de leurs actions communes la plupart du temps il emploie le "on" impersonnel. Ils paraissent ternes, sans envergure, restent dans la grisaille.
      Les seconds au contraire, bien que décédés, flamboient. C'est pour les rencontrer qu'il a initié ce voyage. Qu'il a fait des recherches puis écrit ce recueil. Ils surgissent d'une toile dans un musée à Martigny ou Ascona ; d'archives à l'aspect poussiéreux et jauni lors de la visite de la Casa Anatta sur le Monte Verità ; de paysages, de villes, de lieux où ils s'installèrent et vécurent, un temps, dans cette petite partie de Suisse et d'Italie alpine.
      Ils sont peintres, écrivains, artistes et intellectuels de tout bords, d'une époque charnière, le début
XXè siècle, et précurseurs qui ont marqué tout un courant d'art et de pensée qui, aujourd'hui encore, continue de nous traverser. À eux qui le hantent, l'auteur consacre de longs passages passionnés et documentés.
      Le récit, essai par certains aspects, fait voyager autrement, il n'en est pour autant pas rébarbatif, ponctué par les retombées dans le prosaïque, l'évocation poétique de sensations et de moments rêveurs semi nostalgiques où l'auteur revient sur un précédent voyage qui le mena aux mêmes endroits, aussi sur des instants de ses jeunes années, d'où le titre au pluriel.
      Intéressant et enrichissant à lire est donc ce Retours au lac Majeur si l'on s'intéresse quelque peu à l'art et la culture. Par contre, le lecteur qui n'y rechercherait qu'une narration anecdotique d'événements croustillants ou hilarants de voyage risque d'être déçu, il n'y trouvera, à de rares moments, qu'un ténu voile d'ironie légèrement douce amère.

 

 

Réparer des vivants, de Maylis de Kerangal (éd. Gallimard 2014)
lecture par Marie-Françoise

      Dans "Palomar", Italo Calvino écrivait : " Être mort, c'est peut-être passer dans l'océan des vagues qui restent vagues à jamais."
     
Maylis de Kerangal dans son récit : "Réparer les vivants", qui s'étend des quelques heures précédant le coma dépassé de Simon jusqu'à la transplantation de son cœur chez un receveur compatible, pose ce même problème métaphysique: Quand s'arrête la vie? Et s'arrête-elle, lorsque la mort de l'un sauve la vie de l'autre?...

      Maylis de Kerangal, y reprend l'image de la vague. Celle sur laquelle Simon, dix neuf ans, surfe: "cette onde venue du fond de l'océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d'adrénaline quand sur tout leur corps et jusqu'à l'extrémité de leurs cils perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague". La vague, flux et reflux, l'eau d'où est née la vie. Images de la vague et du cœur. Puissants symboles de la vie. Même si la mort cérébrale peut être déclarée alors que le cœur bat encore.

      Entre les deux, il y aura eu la joie de vivre de Simon, l'accident, la douleur des parents, la grave décision du don à prendre, ou pas..., dans la foulée, car les heures sont comptées. Les paroles, les faits et gestes précis, justes et techniques des différents intervenants médicaux et chirurgicaux, narrés dans le menu, dans le détail documenté. Documentaire pour le lecteur.

      Mais si la grande technicité du protocole bien rodé qui s'enclenche est relatée, elle est profondément reliée à l'humain. Au ressenti des proches de Simon, à leur douleur, leurs croyances, leurs souhaits à respecter, à celui aussi des anesthésistes, réanimateurs, chirurgiens, infirmiers, etc., dont ce travail fait partie d'une vie personnelle évoquée, dont ils font un long temps abstraction pour le mener à bien. Sauver une, des autres vies, car il y a d'autres organes que le cœur à prélever sur Simon.

      Et puis, il y a l'écriture ample, riche et prenante de Maylis de Kerangal, qui mène son récit, dans quelque domaine qu'elle y aborde, avec précision, d'une main de maître, dans la tension, les pulsations, avec lyrisme et émotion lorsqu'elle pénètre au plus profond de ce qui est, du ressenti des personnages, de leurs méditations, mais où l'urgence qui règne ne laisse pas le temps de s'apitoyer. C'est un combat contre la mort, même si mort il y a.

      Bref, un livre époustouflant, un hommage à la douleur des proches de victimes de décès violents et au travail efficace des équipes médicales. À lire absolument.

 

 

Albuquerque, de Dominique Forma (éd. La manufacture de livres, 2017)
lecture par Marie-Françoise

      C'est en courts paragraphes d'une écriture rapide, efficace, économe, sans fioritures, sans superflu, à l'image de la fuite de son couple de personnages qui tentent de sauver leur peau dans l'urgence sans avoir même pris le temps d'emporter de bagages, que Dominique Forma nous mène sur des chapeaux de roues d'Albuquerque à Los Angeles.

      Récit au cours duquel on apprend le pourquoi de cette fuite.

      Jamie, ancien receleur devenu médiocre gardien de parking dans cette petite ville du Nouveau-Mexique, y possède ainsi que son épouse Jackie, une nouvelle identité depuis qu'ils bénéficient du programme fédéral de protection des témoins du FBI, après que, Jamie ayant balancé ses anciens associés, dont un parrain de la mafia new-yorkaise, devenus violents, sauvages, tortionnaires jusqu'à la mort de leurs victimes , ils eurent dû fuir leur appartement de Manhattan et abandonner leur ancienne vie plus que confortable.

      Mais c'est aussi, inextricablement lié, le récit de leur relation de couple qui s'est étiolé, du désamour et du dégoût ressenti par Jackie pour un Jamie devenu ventripotent qui ne sait plus la séduire, qui l'a déçue en ne lui procurant pas la vie dont elle rêvait. Lequel dégoût s'est vite insinué au cours des onze années de vie terne de routine et de clandestinité forcée qu'ils viennent de mener, avec, chaque jour, souterraine, la peur au ventre.

      Un récit noir, à suspens, qui tient le lecteur en haleine. 
      Jackie quittera-t-elle Jamie, bien qu'ils soient condamnés à vivre ensemble puisque même séparés ils seront l'un et l'autre en danger? 
      Ou, comme l'espère Jamie, cette brusque interruption de leur vie sans relief lui donnera-t-elle l'occasion de faire revenir Jackie à des sentiments plus affectueux? 
      Réussiront-ils à échapper à la traque de leurs implacables et cruels poursuivants qui veulent se venger?

      Un récit contemporain, en 11 chapitres, ce nombre n'est probablement pas l'effet du hasard qui se situe trois mois après l'attentat du 11 septembre 2001 des deux tours jumelles du World Trade Center, amenant à cette époque le FBI à s'orienter vers d'autres priorités que celle de la protection des témoins.

 

 

À la table des hommes, de Sylvie Germain
lecture par Marie :

      Étrange roman, qui, nous annonce la quatrième de couverture, tient autant du fabuleux que du réalisme le plus contemporain. Comme Magnus, c'est un roman hanté par la violence prédatrice des hommes, et illuminé par la présence bienveillante d'un être qui échappe à toute assignation, et de ce fait à toute soumission.
      Sans indication de date ni de lieu, le roman semble commencer une époque reculée ou dans un pays excentré. En tout cas, dans une forêt en pleine guerre civile. Le personnage qui le traverse, comme les animaux avec lesquels il garde un lien intime et pénétrant, ignore d'où il vient, où il va; avec leur même sagesse il se contente de vivre au jour le jour avec ce qui advient, ne se pose pas de questions. Une corneille l'accompagne depuis l'origine. C'est elle qui détient sa mémoire.
      Enfant sauvage, qui, recueilli sera appelé d'abord Babel à cause de son langage défaillant, puis Abel lorsqu'il le maîtrisera et deviendra un homme, ne connaît rien des conduites humaines dont il découvrira peu à peu la complexité. Il glissera dans notre époque contemporaine dotée des derniers outils technologiques et numériques. Époque de violences aussi. On y devine l'attentat contre "Charlie Hebdo" du 7 janvier 2015 en filigrane au détour d'une page de ce livre imprimé en novembre 2015...
      C'est un livre plein de sensations, que l'écriture envoûtante de Sylvie Germain porte à leur paroxysme, que ce soient celles de violences subies, ou du bien être et du contentement de l'instant. Et si fantastique il y a, celui-ci permet d'exacerber le réel, de montrer que les places de l'humain et de l'animal ne sont pas si éloignées à l'échelle du cosmos, l'un comme l'autre sortis de la poussière et qui y retourneront. Sauf que l'homme, lui, est avide de pouvoir et de domination, est responsable de ce qu'il fait.
      "Les animaux et les humains, quelle que soit leur parenté, ne peuvent pas être confondus et tomber sous les mêmes jugements, les premiers vivent en paix avec leur finitude, en droite conformité avec leurs instincts, en plein accord avec le monde, ils vivent la vie en plénitude, les seconds, taraudés par l'idée d'infini, sont en lutte avec leur finitude, en conflit constant avec leurs instincts qui n'en prennent pas moins le dessus la plupart du temps, en violent désaccord avec le monde, ils vivent la vie par à-coups plus ou moins réussis. Les premiers n'ont ni mérite ni tort à être doux ou sauvages, innocents ou nuisibles, les seconds sont responsables de leur malveillance, de leur malfaisance, de leur perversité, de leurs crimes."
      Bref, un livre fort, des pages denses et émouvantes dans lesquelles, au delà de ce qui advient à son personnage, Sylvie Germain dit ce qu'elle a à dire.
      Puis, on reste sur l'image d'Abel à qui il suffit d'avoir été aimé par quelques uns, d'avoir aimé ceux-là. Et, le livre refermé, sur celle, poignante, de la corneille bienveillante, mais trop vieille, qui s'éloigne outre-ciel après un dernier râle sourd à son oreille et trois fois de suite son cri de rouille... Elle, qui revenait toujours...

 

 

Palomar, d' Italo Calvino 
lecture par Marie-Françoise:

      "Monsieur Palomar a décidé que, dorénavant, il redoublerait d'attention: d'abord, en ne laissant pas échapper ces appels qui viennent des choses; ensuite, en attribuant à cette opération l'attention qu'elle mérite."
      Ce petit livre retrace donc les observations minutieuses, précises et détaillées de cet homme taciturne, qui passe insensiblement de l'observation visuelle pure de phénomènes naturels ou d'objets que chacun de nous voit sans toujours y prêter attention: la vague, le brin d'herbe, la ville, le jardin, la nuée d'étourneaux, le zoo, l'étal du boucher ou du fromager, le parterre de sable, etc., à la réflexion aux éléments anthropologiques et culturels au sens large, à l'expérience qui implique le langage, les significations, les symboles, pour finir par rendre compte d'interrogations concernant le cosmos, le temps, l'infini, les rapports entre le moi et le monde, les limitations de l'esprit. 
      "Et lui, que l'on nomme aussi "moi", c'est-à-dire monsieur Palomar? N'est-il pas lui aussi un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde? Ou bien, puisqu'il y a monde en deçà et monde au-delà de la fenêtre, le moi ne serait-il rien d'autre que la fenêtre à travers laquelle le monde regarde le monde? Pour se regarder lui-même, le monde à besoin d'yeux (et des lunettes) de monsieur Palomar."
      L'auteur, ne manque pas d'ironie, qui dresse ici son autoportrait, passant du domaine de la description et du récit, à celui de la méditation. 
      Son livre s'ouvre par la lente et longue observation de la vague p13 : "La bosse de la vague, en s'avançant, se lève plus en un point qu'en un autre, et c'est à partir de là qu'elle commence à se border de blanc. Si cela arrive à une certaine distance du rivage, l'écume a le temps de s'enrouler sur elle-même, de disparaître à nouveau, comme engloutie, et au même instant de recommencer à tout envahir, mais cette fois elle resurgit par en dessous, comme un tapis blanc qui remonte le rivage pour accueillir l'arrivée de la vague. Cependant, lorsqu'on s'attend à ce que la vague roule sur le tapis, on s'aperçoit qu'il n'y a plus de vague mais seulement le tapis, et il disparaît rapidement lui aussi, en devenant un miroitement de sable mouillé qui vite se retire, comme repoussé par l'étalement du sable sec qui avance sa limite opaque ondulée." Cette vague revient p156, amorçant sa clôture : "Le monde sans lui, cela signifiera-t-il la fin de l'anxiété ? Un monde où les choses arrivent indépendamment de sa présence et de ses réactions, selon une loi ou une nécessité ou une raison particulière qui ne le concerne pas ? La vague bat sur l'écueil et creuse le rocher, une autre vague survient, une autre, une autre encore ; qu'il y soit ou qu'il n'y soit pas, tout continue à advenir.(…) Être mort, c'est peut-être passer dans l'océan des vagues qui restent vagues à jamais. Inutile donc d'attendre que la mer se calme.
      Ce livre constitue un prolongement troublant aux lectures du printemps 2017 du Café littéraire luxovien
autour de la lumière et son mystère, de l'univers et d'une certaine conception des quanta. "L'univers est un miroir où nous pouvons contempler ce que nous avons appris à connaître en nous, rien de plus."

 

 

Comme les amours, de Javier Marias
lecture par Brigitte Grillot :

      Il m'est difficile de vous présenter ce livre en l'insérant dans un genre particulier: le début ressemble à un roman classique, lequel se mue en une sorte de polar, sans autre suspense d'ailleurs que le risque encouru par la narratrice, car pour ce qui est de l'identité du meurtrier, elle est aisée à deviner. Et lorsqu'on se croit installé dans le polar, changement de cap à nouveau vers des considérations sur le deuil, sur le crime, sur l'amour, toutes ces considérations prenant appui tantôt sur Shakespeare, tantôt sur Balzac et Dumas, que l'auteur interprète.
      À plusieurs reprises au cours de cette lecture, grâce à deux ou trois scènes, j'ai eu l'impression de monter quelques marches qui, hélas, donnaient sur du vide: pas un vide d'idées puisqu'il y en a, et certaines intéressantes, mais je tombais faute de voir se développer des relations, les personnages s'effaçant à mesure qu'ils apparaissaient pour qu'il n'en reste de ces personnages, du moins sur le devant de la scène, que ces deux-là: Javier et Maria.
      M'avaient embarquée pourtant les premières pages où une femme célibataire, Maria, qui travaille dans une maison d'édition, observe chaque matin au petit déjeuner, dans une cafétéria, un couple heureux dont le bonheur irradiant la stimule pour débuter ses journées. Mais le mari meurt assassiné. Le livre prend alors une autre tournure, histoire d'un crime particulièrement immoral, j'en éprouvais un malaise, il grandissait de constater l'indifférence à chercher ou à défendre la vérité. Livre qui, malgré un style agréable aux phrases développées, laisse donc échapper le roman au profit des idées, car c'est d'elles dont on se souvient après une lecture, fait dire l'auteur à l'un des personnages. Hum! Que les idées soient bienvenues, certes, mais de là à ce qu'elles prennent trop de place! Et si l'on se souvient de quelques-unes, je ne crois pas qu'elles fixent l'attache de notre mémoire littéraire. 
      «Il faut que le roman raconte ! », disait Stendhal.

 

 

 

Le lecteur de cadavres, d'Antonio Garrido
lecture par Adéla:

      L'histoire est contée par un narrateur extérieur. Il n'est pas omniscient et se place uniquement du point de vue de Song Ci, personnage réel, qui deviendra en Chine du XIIIe siècle, le premier médecin légiste de tous les temps. Mais dont on ne sait rien de la vie. Aussi, l'auteur, richement documenté l'imagine-t-il selon ce que l'on sait de l'époque.
      Sans anticiper sur l'avenir, le récit est narré de manière linéaire, chronologiquement, de sorte que le lecteur ne sait pas ce que trament, à l'insu de Ci, jeune garçon d'origine modeste, les autres personnages. Ne peut redouter ce qui risque d’arriver à celui-ci. Ne peut prévoir les nombreux retournements de situation qui le laissent tout aussi atterré que le personnage, atteint d'une maladie rare qui l'empêche de ressentir la douleur, ce qui pourrait lui être fatal. Une maladie qui existe réellement et dont l'auteur a voulu affubler son héros afin d'en accentuer le caractère dramatique. Héros qui fort heureusement semble devoir s'en tirer toujours in extremis... et devoir parvenir à réaliser son rêve: étudier afin d'expliquer les causes d'un décès. Atteindre à la judicature.
      Bref, un thriller historique captivant de près de 700 pages bien traduites de l'espagnol par Nelly et Alex Lhermillier, où se côtoient haine et ambition, amour et mort.

  Extrait:

      Cí ne le déçut pas. Au fil des mois, de l’exécution de tâches routinières il en vint à enregistrer des plaintes, à assister aux interrogatoires des suspects et à aider les techniciens pour la préparation et la toilette des cadavres que, selon les circonstances des décès, Feng [le juge] devait examiner. Peu à peu, son application et son habileté devinrent indispensables au juge, qui n’hésita pas à lui confier davantage de responsabilités. Finalement, Cí le seconda dans l’investigation de crimes et de litiges, travaux qui lui permirent de découvrir les fondements de la pratique juridique en même temps qu’il acquérait des notions rudimentaires d’anatomie.
     Au cours de sa deuxième année d’université, encouragé par Feng, Cí assista à un cours préparatoire de médecine. D’après le magistrat, les preuves pouvant dénoncer un crime se dissimulent souvent dans les blessures; pour les découvrir, il fallait donc les connaître et les étudier, non comme un juge mais comme un chirurgien.

 

 

 

Assam, de Gérard de Cortanze (éd. Albin Michel 2002 et Le Livre de Poche)
lecture par Marie:

      Il y est question de l'Italie des années 1794 à 1815, alors que convoitée par l'Autriche et la France elle se trouve déchirée par les campagnes napoléoniennes. 
      De thé, cette boisson à l'engouement nouveau, de sa culture, ses vertus, sa symbolique. 
      De la route du thé vers, non pas la Chine et le Japon, mais l'Inde et la province d'Assam, qui attire le héros, Aventino Ruero Di Cortanze,
du nom des ancêtres de l'auteur qui espère là en découvrir des arbres, tout en fuyant les guerres et l'occupation française de son Piémont natal. 
      D'un tableau représentant trois personnages, un homme et deux femmes, ainsi que quelques objets. Tableau aux propriétés étranges quand, sous jacente à l'Histoire qu'il traverse, Aventino est en proie à des sensations et des rêves liés à l'Inde et ses croyances, sa magie, qui le plongent dans un état que le lecteur rationnel explique par sa prise d'opium lui donnant l'impression du réel. 
      Pourtant des preuves viennent à l'appui de ses visions qui rendent au lecteur le récit troublant, le plongent dans un agréable vertige... Ces phénomènes étranges et fantastiques sont le fil romantique
il y est question d'amours et d'amitiés du récit, autrement historique et technique, qui retient sur 788 pages le lecteur curieux de ce qu'il adviendra d'Aventino qui, à l'instar de l'Italie pas encore unifiée de l'époque, se trouve partagé, cherche un sens, un but à donner sa vie. 
     
La vérité est toujours trop simple, trop pauvre pour contenter les hommes. 
     
Pourquoi l'homme a-t-il besoin qu'on lui promette, à ce point, plus et mieux que la vie ne pourra jamais lui donner? 
     
Sans doute parce que les hommes ont besoin pour se divertir de l'ennui, et pour s'émouvoir d'une part d'illusion et d'erreur... 
      Bref, une fiction envoûtante, distrayante et documentaire à la fois, bien écrite, bien menée en trois parties, qu'on a plaisir a lire et où certains détails font penser tantôt à
Mayapura de Christian Charrière ou au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, tantôt aux Routes de poussière de Rosetta Loy.

 

 

Le bonheur conjugal, de Tahar Ben Jelloun (éd. Gallimard 2012 et folio)
lecture par Adéla:

      Le titre on le devine est ironique. La quatrième de couverture annonce deux versions de l'enfer d'un couple marié. Le roman est en effet divisé en deux parties. Dans la première le mari, peintre célèbre, en fauteuil roulant parce que tétraplégique après un accident vasculaire cérébral, s'exprime, en incombant la faute à son épouse. Dans la seconde, celle-ci donne sa propre version. Il en ressort pour le lecteur l'impression d'un malsain règlement de compte, où chacun, comme dans tout couple qui se déchire et vit en ennemi, croit avoir raison. 
      Somme toute une histoire assez banale, ici disséquée par l'auteur, docteur en psychiatrie sociale, sous le biais de personnages qui s'auto analysent, écrite dans un style simple, qu'on continue malgré tout à lire jusqu'au bout. Y retenant de positif, la difficile mais lente et progressive reconquête de ses facultés de langage et mouvement par le mari, même si cela prend mois et années, grâce à ses efforts de volonté et aux patients massages musculaires qui lui sont prodigués par une infirmière kinésithérapeute qu'il, et qui, l'affectionne. De quoi peut-être donner une lueur d'espoir à ceux qui se retrouvent du jour au lendemain atteints de ce lourd handicap.

 

 

Jugements réservés, de John Cowper Powys (éd. Penn Maen sept. 2016 - 301pages)
lecture par Marie-Françoise 

      Jugements réservés sous-titré Essai sur les Livres et les Sensations, publié en Angleterre en 1916 sous le titre Suspended Judgments, vient enfin d'être traduit en français par Jacqueline Peltier avec une préface de Marcella Henderson-Peal. 
      La lecture de cette œuvre nous permet d'aborder
John Cowper Powys (romancier, poète, essayiste et philosophe anglais), sous l'angle de ses prédilections livresques personnelles, par la façon dont il apprécie, avec ou sans réserves, seize auteurs qui lui sont, ou non, contemporains. Seize auteurs qui l'ont le plus marqué, qui lui ont procuré des sensations de lecture fortes. Deux tiers d'entre eux sont français, les autres anglo-saxons. À chacun il consacre un essai littéraire.
      Sur les livres et la critique, il écrit : "On peut presque hasarder le paradoxe que le véritable art de la critique ne commence que lorsque nous nous libérons de tous les livres et accédons à ce volume mis sous clé, scellé et non coupé, qui est le livre de nos propres sentiments." Car ce que Powys recherche dans les auteurs c'est ce qu'il désire y trouver de sa propre pensée.
      Il écrit aussi : "Et c'est alors que les nobles figures des maîtres de la littérature apparaissent dans toute leur lumière: la lumière dans laquelle nous, et uniquement nous, les avons vus, sentis, et avons réagi à leurs écrits."
      C'est donc sous sa lumière qu'il nous présente dix auteurs français avec lesquels il se sent des affinités : Montaigne comme premier philosophe du concret, de l'existant qui disait être lui-même la matière de ses livres / Pascal, débarrassé de tout ce qui pouvait l'empêcher de regarder l'univers sans illusion aucune / Voltaire qui l'attire surtout par l'expression de ses traits et son humanisme passionné / Rousseau avec qui il a en commun son culte des sensations / Balzac grâce à qui lui est venue l'envie d'être romancier / Victor Hugo, même s'il ne le porte pas en grande estime / Guy de Maupassant / Anatole France, incorrigible païen comme Rabelais, Montaigne, Verlaine et Rousseau / Paul Verlaine son préféré avec sa musique de l'âme qui vit et respire par son imaginaire / Remy de Gourmont anarchiste spirituel qui fait des plaisirs le but ultime de tout être humain / ainsi que six auteurs anglo-saxons : William Blake, Byron, Emily Brontë, Joseph Conrad, Henry James, et Oscar Wilde. Émaillant ses essais d'allusions à bien d'autres auteurs, tel Rabelais (auquel il avait déjà consacré un essai en 1915 et à qui il consacrera un livre en 1948) et dans presque tous Nietzsche (philosophe qui l'avait un temps influencé), ainsi que d'expressions de Shakespeare et de la Bible.
     Malgré le siècle passé les propos de John Cowper Powys, rédigés avec passion et discernement, n'ont pas vieilli, qui nous commentent davantage la dimension philosophique et spirituelle que littéraire des auteurs dans un style nullement ennuyeux, mais fluide et vivant. Aussi nous, lecteurs du
XXIème siècle prenons-nous intérêt et plaisir à découvrir au fil des pages ce qu'il pensait des écrivains que nous connaissons. Quant à ceux que nous connaissons moins ou pas encore, nous ne sommes pas tentés de sauter les pages où il les évoque, sa manière de présenter ces derniers donnant grande envie d'ensuite les lire ou relire. 
Extraits

 

 

 

La vie secrète du fonctionnaire, d'Arnaud Friedmann (éd. Lattès sept. 2016)
lecture par Marie-Françoise 

      La quatrième de couverture indique qu'il s'agit de nouvelles qui brossent chacune le portrait d'un fonctionnaire différent, que son travail soit trop routinier, ou qu'il soit heurté aux exigences de réglementations ou de sa hiérarchie. Avec tendresse et humour, chacun est présenté de l'intérieur, par ses pensées qui vagabondent alors qu'il accomplit, ou non, sa tâche... L'écriture est rapide, sans fioritures, efficace, les chutes parfois déconcertantes. 
      Pourtant des ponts relient ces nouvelles par, à l'instar de certains personnages de La comédie humaine de Balzac,
le biais de quelques noms ou prénoms qui reviennent. Que le lecteur attentif découvre à mesure. Comme il découvre qu'il y a une part de passé commun à certains personnages. Il imagine alors à travers le non-dit, un roman sous-jacent. Un roman pas écrit. Peut-être parce qu'aux aux yeux de l'auteur, Arnaud Friedmann qu'on connaît déjà comme romancier, il eût été trop diffus, aurait comporté trop de personnages? À moins qu'il n'ait sciemment préféré que le lecteur, découvre ou pas, en ces nouvelles réunies sous forme de dix chapitres, grâce à ces quelques pistes, cette ténue trame romantique? 

lien vers la rencontre avec l'auteur du 21 avril 2017

 

 

Mémoires de l'Enclave, de Jean-Paul Goux
par Marie Holder:

      J'ai été enthousiasmée par Mémoires de l'Enclave, où Jean-Paul Goux est un peu tout: journaliste qui "enquête sur la mémoire collective et la culture ouvrière d'une région", pasticheur à la manière d'écrivains qu'il admire, sociologue, historien, mais surtout écrivain...
      "J'aime entendre des voix vivantes, dit-il... Il n'est pas nécessaire d'avoir en face de soi un homme vivant pour entendre une voix vivante. Sans quoi il n'y aurait pas de littérature. La littérature supplée à ce défaut qui fait une impossibilité à l'homme de se faire entendre partout et éternellement... Quelle voix vivante me racontera comment c'était [ à cet endroit, en ce lieu, en ce temps -là.....]". 
      Pour ces hommes et femmes réels de l'Enclave, vivants ou morts, il s'est fait "passeur de mémoire".

 

Les quartiers d'hiver (L'Embardée, Les hautes falaises, Le séjour à Chenecé), de Jean-Paul Goux (éd. Actes Sud)
par Marie-Françoise:

      C'est fou le nombre de passages de L'Embardée... qui évoquent des thèmes abordés au Café littéraire luxovien: silence, mères, pères, vieillesse, amitié, lumière, neige, ville, maison, immeubles, escaliers, balcon et ciels... 
      L'immeuble dénommé L'Embardée fut conçu par l'arrière-grand-père, habité par le grand-père, avec des pièces interdites à l'enfant qu'était le Simon des Hautes falaises. 
      Dans ce roman, il est encore question de plans, on y retrouve, comme dans
Les Jardins de Morgante, des descriptions semées de termes techniques, des longues phrases où le lecteur inattentif se perd... d'autant qu'ici dans la famille du narrateur, Simon, ils sont architectes depuis quatre générations, lui-même l'étant devenu après son père, son grand-père et son arrière-grand-père... Le texte devrait plaire aux gens de profession pour peu qu'ils aiment aussi la fiction... 
      Mais Simon ne prononce pas son prénom, le terme "incognito" revient à de nombreuses reprises dans ses propos, lorsque, adulte, il s'adresse à ses amis, tantôt à Clémence, tantôt à Charles pour leur dire sa ranc
œur... 
      Le roman ne décortique pas seulement des lieux, il le fait aussi et surtout du mal être du narrateur, Simon, dans ses rapports avec des parents qui l'ont mené à la "détestation",
le mot est très fort , de lui-même. Parents qui, après avoir secrètement débarrassé tout ce qui provenait de ses grands-pères, ont vendu L'Embardée, cet immeuble de famille auquel Simon était sentimentalement attaché... lui coupant ses racines... Car se trouvaient dans cet immeuble haussmannien les souvenirs (lettres, maquettes, photos... auxquels il croyait pouvoir avoir accès plus tard), de ses deux ancêtres admirés et aimés...

      Le Séjour à Chenecé, troisième volet de la trilogie Les quartiers d'hiver, se situe dans l'ancienne Abbaye, devenue maison de vacances de la famille Cheronné, celle du Bastien des Hautes falaises, celui qui était l'ami de Simon à qui il la décrivait longuement lorsqu'ils étaient écoliers puis lycéens à Paris. Ce roman-là tient plus du narratif, il est d'ailleurs intitulé "récit" et tient même du conte. Bien sûr il y a ici aussi, relevé de plans, ceux par exemple pour la restauration, d'après d'anciennes photos, du verger clos de murs, du "verger du Paradis"... que le lecteur se prend à crayonner lui-même sur un papier, dessinant l'emplacement des pommiers, des cerisiers... comme cet Alexis qui les y replante, et qui mène dans l'ancienne Abbaye une vie tranquille de rêveries, plus ou moins "œuvrantes", en solitaire, c'est son choix... lorsque entre deux périodes de vacances les autres n'y sont pas, qui perturbent.

 

 

Les secrets du cylindre, d'Isabelle Bruhl-Bastien (éd. du Citron Bleu 2015)
lecture par Marie :

      Le décès d'un être cher, une urne, des cendres à disperser, un chat de hasard psychopompe qui s'attache à vous. Voilà les ingrédients qui retiennent le lecteur dès le début de ce récit. D'autant plus si ce lecteur à un moment de sa vie s'est retrouvé avec la même donne...
      Parce qu'il ne s'est pas résolu de son vivant à révéler à sa fille des secrets de famille douloureux et qu'il se sent coupable, Jean, alors qu'en parfaite santé et bien des mois avant sa mort, le fait par l'intermédiaire d'indices et de lettres qu'il écrit et dissémine pour elle en un grand jeu de piste comme il lui en préparait lorsqu'elle était enfant. Lettres et indices qu'elle recueillera dans sa Franche-Comté natale, mais aussi en Alsace, en Normandie et jusque dans les Pyrénées. On ne peut s'empêcher de penser au Testament d'un excentrique de Jules Verne, mais ici il n'y a pas de compétition et la fortune à gagner n'est pas d'ordre matériel. Cette quête initiatique permettra à Julie, la fille de Jean, de se construire en tant que femme alors que, tournée depuis l'enfance vers les étoiles, elle n'était passionnée que par son travail scientifique d'astronome, et à lui-même, écrit-il au hasard de l'une de ses lettres posthumes, de réaliser sa propre thérapie.
      Il ressort de ces pages une plaisante histoire toute emplie de suspens, et d'émotion bien sûr. Qui cependant ne sombre pas dans le pathos mais éclaire sur le sens à donner à la Vie.
      Bref, ce presque conte philosophique procure un agréable moment de lecture. Le lecteur curieux restant en haleine jusqu'à la fin, surprenante, au-delà de tout ce qu'il pouvait imaginer.

 

 

Magnus, de Sylvie Germain (éd.Albin Michel 2005, puis folio Gallimard, Prix Goncourt des lycéens)
lecture par Brigitte G.

      "D'un homme à la mémoire lacunaire, longtemps plombée de mensonges puis gauchie par le temps, hantée d'incertitudes, et un jour soudainement portée à incandescence, quelle histoire peut-on écrire ?"
      Celle de Franz-Georg Dunkental, que l'on découvre d'abord petit garçon allemand, gravement malade, rendu amnésique par une forte fièvre. Sa mère lui réapprit sa langue et tout le reste, dont son passé qu'elle inventa pour qu'il ne connût pas sa véritable histoire. Mais d'un trou noir remontaient des bribes de souvenirs, par ombres fugitives. Mémoire! C'est un des thèmes principaux de ce livre: la mémoire perdue, faussée, fragmentée, celle qu'on travaille, qu'on interroge, la mémoire retrouvée, du moins une part infime mais essentielle.
      Il n'avait, dans sa solitude d'enfant unique, qu'un compagnon: Magnus, son ours en peluche dont il ne pouvait se séparer. Personnage à part entière, l'ourson est le seul témoin du vrai passé.
      Quant au père, un médecin nazi, l'auteure le tient d'emblée à distance du fils: par ses fréquentes absences, son indifférence, par sa fuite en vue d'échapper aux arrestations car nous sommes à la fin de la deuxième guerre mondiale. Malgré certaines scènes, ne craignez pas un énième livre de guerre, il s'agit plutôt des répercussions de celles-ci sur la vie de Franz-Georg.
      Les seuls moments d'éblouissement pour le garçon, venaient de la voix du père lorsqu'elle chantait. Les voix comptent beaucoup chez Sylvie Germain. Dès son premier roman ce sont elles qui génèrent, rendent ou enlèvent la vie. Cris, plaintes dans "Le livre des Nuits", chants, appels, langage d'arbres ou d'insectes, et cette "voix du souffleur" qui "murmure" en chacun de nous. On entend aussi la voix de personnes réelles ayant joué un rôle dans l'Histoire: celle de Martin Luther King par exemple.
      Avec une telle enfance, où Franz ne comprend pas ce qui se passe dans le présent, subit sans le connaître le poids du passé, où il doit s'adapter à bien des changements, on peut s'étonner de l'absence de troubles psychosomatiques (exceptée la fièvre du début) car le corps, lui, n'oublie pas les traumatismes. Manque sans doute la mémoire du corps.
      Autres thèmes: l'amour, avec "ses excès de désir", la mort, et il faut noter que les décès ne surviennent pas n'importe quand. "L' à -pic" de la mort dit Sylvie Germain, toujours en quête du mot juste. Ou plutôt du mouvement juste : "à-pic", "plomber", "se sangler de patience", "être irrigué d'espoir", tout cela nous fait sentir physiquement, concrètement, le sentiment éprouvé.
      Écrit à la manière d'un peintre, "Magnus" est riche de couleurs et de lumière, celle-ci étant travaillée de l'obscur au clair et inversement. Aux couleurs s'ajoutent les odeurs, sonorités, caresses.
      Et puis il y a la sensibilité qui transsude de l'
œuvre entière de Sylvie Germain, oeuvre attentive à ceux qui souffrent, qu'ils soient humains, animaux, végétaux et jusqu'aux choses ici avec l'ourson à l'oreille blessée, dont il faut prendre soin. Prédomine toutefois, la place accordée aux enfants.
     
Œuvre souvent inspirée de scènes bibliques, où le Mal, omniprésent, est contrebalancé par de bienveillantes rencontres et par un mysticisme qui apaise les souffrances, "leur donne sens" précise l'auteure. Les héros y sont généralement en quête de leur identité, ou la perdent tout à fait ("Hors Champ"). Ils changent souvent de nom et de lieu et on peut trouver, comme ici, des correspondances d'identité, plus ou moins grandes, entre certains personnages.
      Dans ce beau roman-là, un "moins" pour la fin, un "plus" pour la présentation, très originale.

 

 

La femme et le paysage, de Stefan Zweig
par Adéla:

      Il faut avoir vécu cette folie qui parfois vous empare les jours de canicule pour faire corps avec cette nouvelle de Stefan Zweig. Pour comprendre cet état dans lequel la chaleur plonge le narrateur et la jeune fille somnambulique. Un état d'exaltation que l'on éprouve dans son adolescence lorsque le corps aspire à une nudité et des extravagances qu'il pressent sans les connaître encore. Exaltation qui peut vous poursuivre, adulte, et même dans un âge avancé, dans la solitude partagée. Un état d'exacerbation dû à la chaleur qui se prolonge de jour en jour sans laisser de fraîcheur, qui plombe le paysage et aspire à l'orage. Le corps animal faisant corps avec le paysage aspirant lui aussi à son orage...
     "Je ne distinguais plus ma tension de celle de la nature, la mince membrane de perception qui me séparait d'elle était déchirée, il y avait la même nervosité crispée; et tandis que mon regard fiévreux plongeait dans la vallée, qui peu à peu se remplissait de lumières, je sentais chacune d'elles flamber en moi, les étoiles même brûlaient mon sang. C'était la même fièvre démesurée au-dedans comme au-dehors, et sous l'effet d'un douloureux sortilège, il me semblait que tout ce qui autour de moi s'enflait, pénétrait en moi pour y grandir et y brûler. C'était comme si dans les profondeurs de mon être brûlait le mystérieux noyau de vie inclus dans la moindre parcelle de chaque chose; je sentais tout dans un magique éveil de mes sens"
      Le hasard a voulu que je lise cette nouvelle précisément en plein été, dans les conditions de canicule et de touffeur dans lesquelles l'auteur place ses personnages, auteur qui sait si bien décrire les paysages et ses multiples atmosphères, fouiller les profondeurs et les facettes multiples des ressentis humains.

      

 

L' Étoile des amants, de Philippe Sollers (Ed.Gallimard2002)
lecture par Brigitte G.

 

      Voici un roman à la fois hédoniste, critique du monde moderne, poétique et taoïste. Roman particulier en cela qu'aucune histoire n'y est racontée, sauf la fuite de deux amants qui, pour échapper à l'étouffement de notre société bruyante, ultra médiatisée, qui nous épie et nous empêche, partent quelque temps sur l'île de la Cachette y goûter une vie naturelle selon les cinq sens : "Écoute, regarde, sens, touche, bois, respire!
      D'emblée, on décompresse. Pour le narrateur, le paradis terrestre existe, hors des villes et à condition de retrouver la liberté de nos désirs, de nos sensations. De retrouver aussi le sens du jeu : il y a des jeux de mots (plus ou moins bons), des jeux sexuels avec Maud dont il est amoureux, un besoin aussi pour l'homme libertin d'aller jouer ailleurs, mais plus globalement compte le sens du jeu venu de l'enfance, face à la vie. 
      Il importe, dans ce paradis, de faire renaître la poésie. Alors l'auteur extrait des vieux textes chinois, ainsi que des poèmes de Rimbaud, Pound, Holderlin et d'autres qui sont rarement cités (ce n'est pas le but et ce serait trop long), nombre de fragments qui s'enchaînent ici par séries et qu'on entendra, ou non, selon notre oreille. Ces "étincelles" sont à lire "lentement comme si vous faisiez une prière." 
      En voici certaines, que je ne cite pas toujours dans l'ordre :
       "Clarté, nous t'évoquons depuis le labyrinthe." Ou bien : "Pin contre le tronc noir de son ombre, et sur la colline troncs noirs d'ombre, les arbres ont fondu dans l'air." Ou bien : "Dans toute femme, plus ou moins, la tendresse perce à travers la hargne." (...) Ou bien : "Les graines de la mort traversent l'année." (...) Ou bien: "Car ils font une guerre sans pitié à la contemplation." (...) Ou bien: "Connaître les histoires, discerner le bien du mal, savoir à qui se fier." (...) Ou bien: "Le corps est à l'intérieur." Ou encore (très important): "La pudeur est inventive." 
      Après chaque série d'étincelles, Sollers reprend sa plume alerte, crue parfois mais aussi amoureuse et attentionnée : "Tu n'as pas froid?... Je t'aime." Plume dont le défaut récurrent est de se laisser emporter par des tourbillons d'énumérations. À l'inverse, Sollers use trop rarement de son talent pour la description, dites-le lui! Dommage aussi que Maud demeure effacée, dans l'ombre de l'auteur-narrateur qui, certes, parle d'elle, mais hormis dans les courts dialogues entre les amants, c'est la voix masculine qu'on entend. Maud donne juste l'impression de suivre le mouvement. 
      Quant à "l'étoile" des amants, c'est celle du Berger, à vrai dire la planète Vénus. 
     
Écoute encore, c'est quelqu'un d'autre : "Le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne." (...) Ou bien : "La toilette rouge de l'orage."
      (...)
       Et encore: "La joie de l'air soutient le paysage." (...) Et encore : "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels."
      Un livre à part, beau travail de compilation, à réserver toutefois aux amateurs de fragments. Un livre dans lequel on peut revenir se balader au hasard des séries, dans ces réservoirs d'oxygène grâce auxquels, si la magie opère, on sent notre respiration changer.

 

 

Les jardins de Morgante (éd. Payot 1989) & L'ombre s'allonge (éd. Actes Sud 2016), de Jean-Paul Goux 
par Marie-Françoise:

      J'ai commencé à lire Goux: Les jardins de Morgante d'abord, où l'on ne comprend pas au départ où l'auteur veut nous mener mais à travers lesquels on se laisse guider dans les divers labyrinthes que sont jardins, maisons et escaliers... Des descriptions très visuelles, sans qu'on parvienne pourtant vraiment à en visualiser le plan. Ensuite son dernier roman: L'ombre s'allonge. Pour les deux, une lente pérégrination des personnages dans les labyrinthes des lieux et du temps. 
      Jardin, ville, maison avec couloirs et pièces en enfilade, bibliothèque et livres, escaliers, fenêtre dans les combles cadrant sur la ville et ses ciels, lumière... Spectacle donné par l'encadrement de la fenêtre, que pour finir peignait Chaunes, l'ami des Jardins de Morgante, où se complaisait, Arnaud, celui de L'ombre s'allonge

      On retrouve dans ces deux romans le même caractère au personnage ami, les mêmes préoccupations de l'auteur, sa même façon d'avancer dans le livre par la voix des protagonistes qui cherchent à discerner en se remémorant les dits de leur ami, le pourquoi de son "exil", pour qualifier du même mot le suicide de l'un, le déménagement puis le brutal AVC de l'autre. 
      L'on pourrait appliquer à leur quête cet extrait d'une phrase du premier chapitre des Mémoires de l'Enclave (livre paru en 1986, que l'auteur à consacré à la mémoire collective ouvrière de la région de Sochaux-Montbéliard) : "dans le regret de ce qu'on n'a pas su saisir quand il était encore temps, et qui a disparu quand on l'a compris."... 

      La différence, c'est qu'entre temps, ils ont pris de l'âge, l'auteur aussi d'ailleurs, il s'est écoulé près de vingt-sept ans entre la parution des Jardins de Morgante  en 1989 et celle de L'ombre s'allonge en avril 2016... que la vieillesse est là, déjà...:
      "Déjà! me suis-je dit quand Vincent m'a prévenue (...) «Déjà!» À peine pouvait-on commencer à accepter comme un fait nécessaire, inscrit dans l'ordre immuable des choses, le déclin et la fin de ceux qui nous précédaient immédiatement, ceux de la génération d'avant, et voici que ça commence pour ceux qui sont de notre âge et que nous connaissons depuis toujours. Et puisque le temps est venu pour eux, déjà!, c'est que pour nous aussi il est temps de penser à la fin." 
      Les protagonistes de L'ombre s'allonge ont en somme rejoint l'âge de Morgante qui, au XVIe siècle après avoir fait édifier les jardins et la maison compliqués dont ceux (les protagonistes) des Jardins de Morgante ont à charge de relever les plans, finit par se retirer lui aussi près de la petite fenêtre sur la galerie la plus élevée de sa bibliothèque d'où il avait vue sur la ville et ses ciels... 

      Une écriture exigeante, labyrinthique aussi, surtout dans Les Jardins de Morgante. Que j'ai retrouvée plus à la portée du lecteur dans L'ombre s'allonge. Comme si c'était sa version "pour les nuls" (j'exagère) des Jardins... même si tout de même l'intrigue, bien qu'il n'y en ait pas, du moins les circonstances, diffèrent... dans la tentative de restituer les méandres de vie qui ont amené leur ami à son acte... 

      Il y a une suite et même deux aux Jardins de Morgante: La Commémoration (1995), puis La Maison forte (1999), que j'ai grande envie de lire, puisqu'ils constituent une trilogie intitulée Champs de fouilles... que j'y retrouverai la même écriture envoûtante, les mêmes préoccupations sans doute, et quelques éclaircissements peut-être sur le passé de Chaunes, sur le devenir des autres personnages.

 

 

 

L'Allée des Soupirs, de Raphaël Confiant (éd. Grasset 1994) 
lecture par Adéla:

L'Allée des Soupirs qui donne le titre à ce roman est le lieu où déambulent et se rencontrent les amoureux du quartier des Terres-Sainvilles de Fort-de-France en Martinique. L'auteur, dans le langage savoureux du français des Antilles, y relate une tranche de vie de l'histoire de son peuple: la révolte imprévisible qui sévit en décembre de 1959. Les événements narrés sont tragiques, comiques et grotesques à la fois. Entre autres personnages d'une grande diversité et hauts en couleurs, on retrouve la Philomène de Mamzelle Libellule
      Ce roman, touffu, est à l'image de ce que l'auteur fait affirmer par l'un de ses héros: 
     
 Je veux dire que tout un chacun ici est un héros possible de roman. Personne n'est insignifiant car la vie de chacun est comme redoublée par l'effet de grotesque. Il y a comme... comme un excès de vie en chaque être et il suffit de gratter légèrement le vernis du quotidien pour se rendre compte que chacun est le fruit d'une somme incroyable de déraisons, de légendes entremêlées, d'hérédités biologiques et sociales proprement inouïes. En Europe, nos vies sont et un sens plus simples. 
      Monsieur Jean s'esclaffant: 
      «Oh! Mais vous savez, vous n'avez pas fait une bien grande découverte. Il existe un proverbe créole qui soutient que le nègre est un siècle. 
      (...) 
     
(...) Il faudrait bâtir le roman créole à l'aide de pans inachevés. Donner à lire un monde hétéroclite, un peu sur le modèle de vos cases créoles. Regardez celles des Terres-Sainvilles ou du Morne Pichevin: deux feuilles de tôle ondulée ici, trois bouts de planche là, quelques briques hâtivement empilées surmontées d'une plaque de fibro-ciment, le tout colmaté par des feuilles de cocotier sèches ou de lattes de bois-ti-baume. 
      (...) 
     
(...) Il est important d'écrire des romans dans ce pays. Il est même urgent de s'y atteler car la vie d'ici ne débordera pas éternellement de trop-plein. Elle rejoindra, c'est fatal, le rythme européen, elle sera rattrapée par la logique cartésienne
      L'auteur, Raphaël Confiant, qui écrit aussi bien en créole qu'en français, militant de la cause créole dès les années 1970, s'y consacre en nous chantant la totalité du réel antillais, il s'intéresse aux quimboiseurs, aux djobeurs, aux coupeurs de canne, aux femmes de mauvaise vie, etc., brisant le cliché des îles paradisiaques.

 

 

L'amour et les forêts, d'Eric Reinhardt (éd. Gallimard 2014)
lecture par Marie:

      Je sors bouleversée de la lecture du roman d'Eric Reinhardt dont le titre L'amour et les forêts avait retenu mon attention sur le rayon de la bibliothèque. L'auteur est né à Nancy. Son roman se passe en partie à Metz, ma ville natale... 

      Écrit à partir d'une histoire vraie, je l'ai lu dans la tension, sans le lâcher ou presque. "C'est la vie de Bénédicte Ombredanne, qui vécut une folle journée de rébellion en réaction au harcèlement continuel de son mari. La plus belle journée de son existence, mais aussi le début de sa perte. Le récit poignant d'une émancipation féminine, un texte fascinant, où la volonté d'être libre se dresse contre l'avilissement." nous dit la quatrième de couverture. 

      Je l'ai lu comme une sorte de Route de Madison revisitée à l'ère d'Internet et des téléphones portables, avec en dramatique le soupçon du mari, son harcèlement, puis l'aveu du secret au lieu de rester dans le silence protecteur, d'où le désastre qui s'en suit... 

      J'y ai relevé quelques pensées de Bénédicte : 
      "Je préfère le profond, ce qui peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s'engloutir, de se dissimuler: l'amour et les forêts, la nuit, l'automne, exactement comme vous.
      "Il y a comme ça des jours où ce n'est pas seulement le présent qui semble se consumer, mais une période beaucoup plus vaste, un important morceau d'imaginaire et de promesses, comme si ce jour particulier était à la tête d'une armée de jours pareils et d'événements radieux, dont la prémonition fait advenir autour de soi un avenir d'une grande douceur, un palais temporel somptueux.

      Il y a peu de mentions de dates, mais elles sont importantes et d'ailleurs peu avant la fin du récit récapitulées par l'auteur lui-même à qui Bénédicte s'est confiée. Elles permettent d'apprécier et de remettre à sa place le tout dernier chapitre qui arrive comme un rêve post-mortem... Dans lequel il est question de chêne envahi par du lierre et des boules de gui. L'un bénéfique, l'autre néfaste à l'arbre qu'il fait mourir... Lequel symbolise le mari? Lequel l'amant? 

      C'est un livre dont je me souviendrai, un livre qui me parle, de désastres et de rêves... "Elle pensait à Christian à chaque instant de ses journées, elle y pensait comme à une île sublime et odorante, charnelle, sonore, dont les splendeurs s'intensifiaient à mesure que les jours s'écoulaient, et que s'amenuisait la possibilité qu'elle puisse jamais les retrouver, y retourner."

 

 

Le pauvre cœur des hommes, de Natsume Sõseki (1867-1916) (Ed.Gallimard, coll. Connaissance de l'Orient)
lecture par Brigitte G :

      Ce qui attire un lycéen japonais vers un homme d'âge mûr remarqué sur une plage, on ne le sait pas vraiment. Après que le hasard a aidé aux premières paroles, l'adolescent suit l'aîné, insiste à le revoir, jusqu'à en devenir peu à peu l'ami, le familier.
      L'homme en question, que l'étudiant appelle instinctivement "le Maître", est un ex-professeur qui a abandonné son métier et mène à Tokyo une existence oisive auprès de sa femme. Il semble s'interdire de vivre, caché du monde, comme en exil. Un fort sentiment de culpabilité pèse sur lui. Chaque mois, il se rend en pèlerinage sur la tombe d'un ami, mort jeune autrefois.
      Il y a un mystère dans la vie de ce professeur et l'on se doute que les faits qui ont transformé sa destinée, de même son caractère, ont à voir avec la mort de cet ami. Maintes questions posées par "l'étudiant" n'entament pas la réserve du Maître: celui-ci n'avoue rien à personne de ce qui le torture, pas même à sa femme qui aurait mérité de comprendre, au lieu de souffrir à cause de lui, en silence elle aussi. Mais ça n'est pas si simple d'avouer. Car au Japon les non-dits ont la vie dure. Et puis le Maître pensait sûrement préserver son épouse en se taisant. Pas très réussi!
      S'il a honte, le Maître est également blessé. Pour avoir été plusieurs fois trahi par le pauvre cœur des hommes, il a perdu confiance en son prochain. Pourtant, au fond de lui, il voudrait pouvoir croire "ne fût-ce qu'en une seule personne."
      Ainsi interroge-t-il l'étudiant : "Êtes-vous vraiment sincère, du plus profond de votre cœur?" Silence, trahison, sincérité forment ici un trio important.

      Pendant plusieurs années, de promenades en repas partagés, l'étudiant et le Maître conversent, l'un apprivoisant l'autre, l'autre transmettant au plus jeune un savoir d'expérience que le lycée ni l'Université ne peuvent lui apporter. Pessimiste, le Maître tente de mettre en garde l'étudiant contre les comportements humains.
      C'est l'opposition de deux âmes, l'une toute fraîche et pleine d'illusions, l'autre blasée, lucide d'avoir vécu, lourde d'une faute.

      Par-delà le secret du Maître, l'atmosphère même du roman tend au mystère: les personnages n'ont pas de nom seul le prénom de l' épouse sera vers la fin dévoilé. Il y a aussi cette mystérieuse attirance du lycéen pour cet homme plus âgé (certains y voient un désir homosexuel. Peut-être). Ne seront pas non plus précisées les études que le jeune homme poursuit.

      Curieuse construction de ce livre décousu, dont la deuxième partie, consacrée à la famille de l'étudiant, rompt brusquement avec la première : le jeune homme se rend à la campagne, au chevet de son père malade, tout en ne cessant de penser au Maître. L'occasion de parler des moeurs du Japon ancien et du Japon moderne, en cette période délicate de transition.

      Troisième volet d'une trilogie, mais qu'on peut lire indépendamment des deux autres, il s'agit d' un roman sans rythme ni action, dont l'écriture agit cependant sur vous. Classique elle l'est, cette écriture, avec beaucoup d'imparfaits du subjonctif, tout en restant légère et d'un ton volontairement monocorde: c'est un hypotenseur que ce style qui possède tel le voulait Sõseki dans ses dernières oeuvres la vertu d'apaiser. Sans avoir ressenti ce roman comme le chef-d'œuvre annoncé, il vaut néanmoins d'être lu. L'auteur sait nous attacher aux personnages, surtout au Maître, et quelque part en mon esprit, il y a cet homme et sa femme qui vivent retirés dans leur maison de Tokyo. Dommage... ils auraient pu y être heureux!

NB : Attention à ne pas lire la préface d'abord car elle révèle le dénouement.

 

 

Une part de ciel, de Claudie Gallay (éd. Actes Sud 2013)
lecture par Marie:

      Il y a beaucoup d'attentes dans ce livre de Claudie Gallay, dont la quatrième de couverture prévient que c'est un roman d'atmosphère, plein de non-dits.
      Attente par Gaby, Carole et Philippe, de leur père, Curtil, qui a leur a donné rendez-vous au Val-des-Seuls, sans qu'ils sachent exactement quand il arrivera ni même s'il viendra, tandis que c'est décembre, que le froid s'installe, puis, que la neige arrive  dans ce village de leur enfance de la Vanoise. 
      Attente par Gaby, de son homme récemment sorti de prison.
      Attente par Carole, que la servante de l'auberge d'en face secoue les draps au balcon afin de la prendre chaque matin en photo entre onze heures et midi. 
      Attente par La Baronne, que lui soit alloué un terrain pour les chiens qu'elle recueille en attendant qu'ils soient adoptés. 
      Attente par le vieux Sam, d'un acheteur pour son épicerie.
      Pour n'en citer que quelques unes. 
      Mais aussi, attente par le lecteur, qu'une idylle se noue entre Carole et Jean, homme qui la trouble depuis qu'elle est gamine.
      Peut être parce qu'aux yeux de l'auteur, une vie est faite d'attentes? Est une longue attente?
      Carole, que le père de ses filles a quittée, est enseignante remplaçante, vit aussi de traductions et sans doute d'installations photographiques. C'est la seule de la fratrie a avoir quitté le village. Celle qui ne ressemble pas aux autres. Elle ne reçoit pas leurs confidences. "Je me suis sentie à la marge. Qu'est-ce qui s'était passé? Est-ce qu'on a changé depuis nos six ans? Non, on ne change pas, ou peu. À peine."
      Elle est la narratrice au jour le jour, en des chapitres datés du lundi 3 décembre de son arrivée au jour de son départ, de sa façon de meubler ce temps d'attente indéterminé auprès de ceux du Val-des-Seuls. Qu'elle prolonge pourtant au-delà de Noël et du Nouvel An, même si elle a un travail de remplacement à la rentrée de janvier... Puisque Curtil n'est pas encore arrivé, qu'elle termine sa traduction en cours sur l'artiste Christo, c'est une limite qu'elle s'est donnée , et que, peu à peu, se bâtit tranquillement la tendresse fraternelle. Ils finissent par constater :
      "
C'est l'enfance... c'est ça qui manque.(…)
L'enfance merveilleuse, ces années qui donnent aux choses un goût si différent. C'était ça, exactement. Cette part précieuse et que le temps nous gratte jusqu'à l'os."

      Carole confie au fil du récit ses pensées sur la puissance de son propre regard, dont à présent elle craint d'user afin de laisser aux autres leur liberté de choix :
      "J'ai regardé ma mère.
      Elle s'était figée. Je l'ai vue hésiter. Alors je l'ai fixée encore. Elle n'était plus notre mère, elle était seulement la mienne. Mon regard la tenait, il l'obligeait. Empêchait le sien de se détourner
."
      "Pouvais-je utiliser ce regard encore une fois? Celui qui avait obligé ma mère? Pouvais-je forcer Jean à me choisir? Ce serait peut-être la chose la plus belle et la plus juste de ma vie."
      Elle rapporte aussi les paroles du vieux Sam :
      "Dans toutes les vies, il n'est question que de cela, l'amour, le manque, les interdits. Si tout se passe bien, on finit la conscience tranquille. Mais il est rare que tout se passe bien."
      De sorte que le lecteur se demande comment va se terminer ce livre de l'attente, entre arrivée et départ…

 

 

Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson (éd. Pocket 2011)
lecture par Marie-Françoise:

      C'est l'histoire d'un vieillard, encore alerte et ayant toute sa tête, qui se fait la malle le jour de ses cent ans en sautant par la fenêtre du premier étage de la maison de retraite où il a été placé et où il ne se plaît pas. De tout ce qui lui arrive d'incroyable. À commencer, et lui même n'en sait pas au juste la motivation, par son vol d'une valise dans la gare de la localité dont il veut s'éloigner au plus vite afin de ne pas être rattrapé. Et, d'enchaînements de circonstances en enchaînements de circonstances, à être poursuivi pour meurtre, lui et quelques amis de rencontre, de cavale... la valise s'étant révélée pleine de billets...
      Mais c'est aussi à travers ce récit, la grande Histoire revisitée. Depuis 1905, date de sa naissance, à 2005 date de sa fuite, puisque alternent avec les chapitres de sa présente cavale, ceux, rétrospectifs, de sa longue vie aventureuse et bien remplie, les hasards de l'existence et son inclination personnelle ayant fait qu'il devienne expert en explosifs... de sorte qu'il se retrouve au fil du temps sur les points chauds de la planète. Bien que la politique, la religion et toutes les idéologies en "isme" ne l'intéressent pas et l'ennuient, il jouera, presque par hasard, et pourvu qu'on lui accorde un bon repas et à boire... un rôle dans le cours de l'Histoire. Ainsi que l'ont fait avant lui d'autres héros, tout aussi imaginaires, dans le récit d'Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (en 1668), où le personnage, Simplicius Simplicissimus, traverse la guerre de Trente ans en vivant moult aventures; et celui de l'écrivain tchèque Jaroslav Hašek, dans son "Brave Soldat Chvéïk", roman satirique inachevé en quatre tomes parus entre 1921 et 1923, au long duquel celui-ci traverse la Grande guerre.
      L'auteur suédois Jonas Jonasson renoue donc ici avec le genre picaresque en nous proposant ce roman hilarant par son humour noir et décalé qui se poursuit sur quelques 506 pages à la lecture desquelles on ne s'ennuie jamais et qui nous présente en raccourci, à travers ses guerres et révolutions, ses chefs d'État, que son héros est amené à croiser, avec lesquels il sympathise ou pas, un temps plus ou moins long, un historique épique du XX ème siècle. À lire absolument.

 

 

Le cheval aveugle, de Kay Boyle (traduit de l'anglais par Robert Davreu) (éd.du Rocher 2008)
lecture par Marie-Françoise:

      Ce roman s'ouvre au tout début des grandes vacances, lorsque la mère et la fille vont se baigner à la rivière. On y remarque de suite leur impossibilité de communiquer. D'elles il est dit, et ce sont les premiers mots du livre : "La femme et la jeune fille...", la fille , Nan, n'osant se dévêtir devant la femme, comme si elles étaient étrangères l'une à l'autre…
       D'une écriture à la William Faulkner, dès les premières pages, on se délecte à la lecture de ce récit. De sorte que l'on trouve l'histoire trop courte de cette famille dans laquelle l'épouse, dont le caractère depuis les premiers temps de son mariage a bien changé, tient les rênes. Son mari, Candy, dont la vocation était d'être artiste peintre, dépendant pécuniairement d'elle, est un peu trop précieux et dandy pour le monde rural dans lequel ils vivent de l'élevage des chevaux. Ce n'est qu'ivre qu'il ose faire preuve d'actes quelque peu personnels et volontaires. Ainsi en est-il de l'achat d'un cheval, Brigand, qui se révèlera quelque temps après, aveugle. Cheval qu'il avait offert à leur fille, sachant que depuis longtemps elle souhaitait en posséder un. C'est à son père que Nan se confie le plus facilement... quant à l'ami qu'elle a rencontré à Londres,...  quant à son retour qu'elle souhaite là-bas à la fin des vacances.
       La mère intransigeante juge trop dangereux que Nan monte un cheval aveugle et veut le faire abattre. Nan parvient cependant à gagner du temps. Voulant prouver à ses parents que ce cheval n'est pas définitivement incapable de trouver un emploi, nuitamment, à l'insu de tous, sauf du palefrenier complice un peu forcé, avec amour et patience, elle va habituer Brigand à n'avoir plus peur de sa cécité, et pour finir parvenir à lui faire sauter des obstacles… Victoire qui donnerait une chance de vivre au cheval.
       Si, lorsque la mère en son absence ne fomentait l'exécution de Brigand par un vétérinaire.
À ce moment le père enfin se réveille et s'oppose à sa femme jusqu'au retour de Nan… Mais ce, hélas, sous l'effet de l'alcool. 
       Là s'arrête le récit, sans vraiment de chute. C'est au lecteur de décider si cette dernière scène sera déterminante pour l'avenir du cheval et celui de Nan. Si Nan parviendra à fléchir sa mère en montrant ce dont est capable son cheval? Ou si, au contraire, le caractère de la mère et celui du père
une sorte de raté, qui, comme le cheval, n'a pas vraiment trouvé son emploi dans la vie   n'ayant pas changés et la communication entre eux ne s'établissant toujours pas, la mère parviendra, tôt ou tard, à ses fins, gardant main mise sur le destin de chacun?

 

 

 

Hamlet, le prince impossible, d'Ismail Kadaré 
lecture par Adéla:

      Dans cet essai sur Hamlet, Ismail Kadaré peint une vaste fresque de tous les Hamlet possibles. Celui de Shakespeare écrit sur la base de l'ancienne chronique danoise de Saxo Grammaticus, lequel s'était lui-même basé sur d'anciennes sagas islandaises qui relatent des faits plus anciens encore (vers le IIe siècle ap. J.-C.), proches du théâtre antique grec, mais qui ne ressemble en rien à ceux-là. 
      Kadaré étudie les trois frères que sont pour lui Œdipe, Oreste, et Hamlet. Du vengeur au criminel, au tyran. Et pousse son étude jusqu'au Hamlet récent. Au Hamlet albanais, par le biais de la vendetta, de la dette de sang. En Albanie, dont Ismail Kadaré, est originaire, Hamlet a été mis en scène et joué sans discontinuer tout au long de la presque totalité du XXème siècle... 
      L'auteur étend son étude aux différents protagonistes du drame et leurs mobiles, et à Shakespeare, génie tel qu'on peut douter de son existence même, comme de celle d'autres auteurs antiques dont ne reste que l'
œuvre. Shakespeare, également acteur qui joua le rôle du Spectre.
      "Sur les remparts de la forteresse d'Elseneur, peu avant l'apparition du spectre se fait entendre la première réplique du drame: "Halte ! Montre ta face cachée !
      Bref, dans son étude fascinante, Ismail Kadaré explique pourquoi Hamlet, selon lui, est "un prince impossible"... 

 

 

Éléana, d'Anne Delsart  (éd.Edilivre 2015)
lecture par Marie-Françoise:

      Comme l'indique la quatrième de couverture, Anne Delsart, dans Éléana, évoque son cancer. Cependant, sur celui-ci, elle reste très discrète. Aussi,le lecteur ne doit-il pas craindre, comme les premières vingt pages pourraient le laisser présager, d'être submergé par une narration déprimante de ses états de corps et d'âme, et de ceux de son conjoint, au fur et à mesure de l'évolution de la maladie. 
      En fin de compte, on s'aperçoit n'y avoir appris pas grand chose de plus que ce que l'on savait déjà, en gros, sur le cancer. Par contre, sur les chevaux, on apprend beaucoup. 
      Car c'est avant tout un livre sur eux. Ou plutôt sur la relation privilégiée que l'auteure a avec ses chevaux. Ce sont eux, les héros de l'histoire. Anne/Éléana narre la façon dont elle se les est procurés après avoir toute son enfance et sa jeunesse rêvé d'en posséder. Son apprentissage tardif de l'équitation, du dressage, qui la mène, tout en combattant la maladie, à se classer troisième lors d'un concours hippique... Car il ne s'agit pas d'avoir des chevaux pour ne rien en faire. Il faut les faire travailler, les soigner, les panser, etc. Ce qui est très physique. Et Anne/Éléana est volontaire. Exit la maladie.
      Au cours de son récit, la narratrice n'aborde ni les aléas de sa vie professionnelle, ni sa vie domestique et familiale, ni ce qui se passe dans le vaste monde. Comme si son univers se bornait à sa vie avec ses amours: les chevaux. Comme si en permanence elle était avec eux. Et tout de même avec son époux aimé et aimant qui ne cesse de l'épauler dans son combat. Il est vrai que, confronté à cette sournoise maladie, le reste du monde et sa marche, perd beaucoup de son importance...
      On trouve dans Éléana certaines pages d'une écriture qu'on sent balbutiante et maladroite, des répétitions, à côté d'autres pages plus affirmées, plus enlevées. Comme celles où, dans la simplicité et sans emphase, elle fait part des sensations que lui procurent au fil des saisons la nature dont elle est très proche et l'affection que lui portent ses chevaux. 
      Des pages où elle emploie le plus souvent pour parler d'eux le vocabulaire hermétique de l'équitation. Que le lecteur lambda ne connaît pas... Qui à la longue peut rebuter, car l'auteure ne donne pas la clé, ou si rarement, des termes très très techniques employés. Mais, curieusement apprivoisé, le lecteur poursuit sa lecture sur des pages et des pages... Qu'Anne/Éléana a dû tirer du journal qu'elle confie tenir sur ses chevaux. 
      Et parvient pour finir à nous émouvoir. Ce qui donne à penser que, même si elle affirme avoir rédigé ce livre comme dérivatif à sa maladie, ce que l'on croit, elle aurait tout de même fini par écrire tôt ou tard sur les chevaux, tant est fort chez elle son amour pour eux. Tant ils sont toute sa vie.

Note: Il est possible de lire un extrait d'Éléana sur le site Édilivre

 

La mauvaise rencontre, de Philippe Grimbert (éd Grasset 2009)
lecture par Marie:

      C'est la question de nos manquements envers ceux qui nous aiment qui se pose ici, et de la culpabilité que nous en ressentons. Ce que nous n'avons pas fait pour eux, alors qu'ils l'attendaient. Ce que nous croyons avoir été de notre devoir de faire puisqu'ils nous aimaient et que nous les aimions et que pourtant nous n'avons pas fait. Manquements dont nous nous blâmons. Sentiment de culpabilité qui nous rend la vie difficile mais qui n'est peut-être que dans notre tête, car aucun être ne peut disposer à ce point d'un autre, même par amour ou amitié.
      Dans ce roman, Loup, le narrateur, est tiraillé par ses manquements. Manquements envers Nine, la tante qui l'a élevé comme une seconde mère, à l'amour exclusif de laquelle, devenu adolescent, il ne répondait que par l'indifférence. Manquement envers Gaby, vieille dame et grande amie à qui au moment ultime il n'a pas tenu sa promesse de lui tenir la main... Enfin et surtout, manquements envers Mando, son ami depuis le temps des bacs à sable devant lesquels ils se sont rencontrés...
      Manquements qui ont peut être rendu Mando fou, ou du moins contribué au développement de sa folie, car comme dit le Professeur, surnommé Psychopompe par les deux amis et dont Loup, grand adolescent, suit les séminaires : «On ne devient pas psychotique, on l'est». Folie morbide face à laquelle malgré ses tentatives pour l'en détourner, Loup sera impuissant. 
      L'auteur, Philippe Grimbert, est psychiatre et nous brosse ici un portrait émouvant de la folie, vue du dehors, vue par l'ami qui pour un peu, parce que son amitié est si forte qu'il s'en sent responsable, s'y laisserait entraîner...

 

L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables, de Philip K. Dick (J'ai lu 2012)
l
ecture par Adéla:

      On sait Philip K. Dick être au premier rang des auteurs de science-fiction. Mais il a écrit des romans plus classiques. "Confession d'un barjo", le seul paru de son vivant en témoigne. Les autres ont été édités à titre posthume. "L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables" paru en 1984 est l'un d'eux. Les lecteurs dont les romans de science-fiction ne sont pas la tasse de thé, pourront le lire sans crainte de faire ensuite des cauchemars, écrit simplement, sans effets spéciaux, on n'y retrouve pas l'aspect délirant d' "Ubik"… Et si son titre "L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables" paraît bizarre, c'est qu'il est du à la découverte extraordinaire dans le sol quelque peu raviné du petit village de Californie prénommé Carquinez où se situe le récit, d'un crâne à mâchoire proéminente uniquement garnie de molaires, qui rappelle celui d'un homme de Neandertal.
      Soupçon de racisme. Querelle de voisins. Vengeance. Scènes de ménage pouvant atteindre une rare violence entre époux qui pourtant s'aiment. Émancipation et travail de la femme. Arrivisme. Chômage. Ruine. Problèmes de pollution et d'assainissement de l'eau. Prospection immobilière. Valorisation de la région. Coups publicitaires et journalistiques. Fouilles. Enquête anthropologique. Voilà ce qui nourrit ce roman classique de Philip K. Dick.

      Le livre peut être abordé sous divers aspects:
      L'histoire des deux couples que forment, Walter et Sherry d'une part, Léo et Janet d'autre part: Walter Dombrosio voudrait tenir de force son épouse Sherry au foyer alors que celle-ci, issue d'un milieu plus élevé que lui a la capacité, la prestance, la volonté de travailler et ne veut pas d'enfant. Léo, agent immobilier, aimerait au contraire que son épouse Janet puisse l'épauler dans son travail. Elle l'a tenté un an ou deux sur sa demande, mais cela l'a rendue dépressive, elle a dû arrêter, depuis elle reste au foyer, s'en sent coupable, est portée sur l'alcool, mais admire son époux au-delà de tout.
     
L'histoire de l'agent immobilier qu'est Léo Runcible: Arriviste, il fait tout pour mettre la région en valeur et attirer de nouveaux habitants à Carquinez. Il se ruinera pour améliorer le réseau d'eau de cette petite ville rurale. Une eau de mauvaise qualité pour la consommation humaine à cause des fuites et des infiltrations. Fuites entraînant des ravinements qui mettent à jour outils et pointes de flèches des Indiens qui peuplaient autrefois cette région rurale. Infiltrations pouvant entraîner toutes sortes de maladies.
     
Y est menée une intéressante enquête anthropologique. Car, d'où viennent ce, puis ces crânes à malformation particulière de Néandertaliens, qu'a exhumé Léo ? 
     Enfin c'est une histoire de vengeances secrètes entre les voisins que sont Léo et Walter. Le comportement de Léo entraînant la perte d'emploi de Walter. Les manigances de Walter, menant Léo à la ruine.

      Mais pour connaître le déroulement de ce récit qui nous retient et dont les thèmes n'ont pas vieilli (à cette différence près que de nos jours les femmes qui ne travaillent pas sont exception alors qu'à l'époque où l'auteur a écrit son roman c'était l'inverse et qu'il allait de soi qu'elles restent à la maison s'occuper du foyer lorsque le mari pouvait seul subvenir aux besoins), lisez-le…

 

 

Ubik, de Philip K. Dick
lecture par Julie:

      On ne résume pas Ubik, il faut le lire.
      Lorsqu'il écrit ce récit quelque peu avant 1969, date du premier copyright de sa parution en Amérique, Philip K.Dick situe ses personnages dans le futur de 1992 où certaines personnes possèdent des dons de télépathie, de précognition, peuvent neutraliser les effets télépathiques de ceux qui voudraient s'immiscer dans les pensées des autres, percer leurs secrets, les influencer, etc. Et surtout à cette époque   future de 1992 imaginée par cet auteur, si l'on s'y prend à temps, les morts peuvent être conservés en "semi-vie" par congélation et il est possible aux vivants d'entrer en relation avec eux, de leur parler, de les écouter... Bref, d'empêcher ou tout au moins de reculer le moment de la mort totale, de les laisser vivre en état d'animation suspendue, de continuer à mener une pseudo-vie dans un univers non plus réel mais qu'ils rêvent.

      C'est sur cette base que Philip K.Dick à tramé ce roman de science-fiction, cette dystopie , pleine de rebondissements et de retournements inattendus de situation qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin. C'est en gros l'histoire d'un groupe d'une douzaine de personnes dotées des capacités psychiques ci-dessus évoquées, dont on suit surtout les péripéties et mésaventures auxquelles Joe Ship, le héros principal, est confronté, personnes qui voient les objets et leur environnement régresser de 1992 à 1939, veille de la seconde guerre mondiale.

      Mais qu'est "Ubik" dans tout cela? Le produit dont est faite la publicité en chaque tête de chapitre, qui se décline sous toutes les formes et dont il est fait mention toujours de l'utiliser conformément au mode d'emploi? Bière Ubik, café Ubik, sauce salade Ubik, médicament contre les maux d'estomac Ubik. lame de rasoir Ubik, revêtement de parquets plastique Ubik, société d'épargne et de crédit Ubik, crème revitalisante pour cheveux Ubik, déodorant Ubik, somnifère Ubik, crème à tartiner Ubik, soutien-gorge Ubik, sac plastique pour aliments Ubik, dentifrice Ubik, flocons de céréale Ubik... enfin, atomiseur Ubik
      Puissance de la persuasion. C'est lui qui permettra selon son usage ou non, la fin ou la continuité... Formé à partir du mot ubiquité il se définit lui-même:
      "Je suis Ubik. / Avant que l'Univers soit, je suis. / J'ai fait les soleils. / J'ai fait les mondes. / J'ai créé les êtres vivants et les lieux qu'ils habitent; je les y ai transportés, je les y ai placés. / Ils vont où je veux, ils font ce que je dis. / Je suis le mot et mon nom n'est jamais prononcé, le nom qui n'est connu de personne. / Je suis appelé Ubik mais ce n'est pas mon nom. / Je suis. / Je serai toujours."

      Il est à noter que, pour nous lecteurs de 2015 qui avons dépassé depuis plus de vingt ans l'année 1992, il est intéressant de voir ce qu'imaginait Philip K. Dick pour le futur. Il croyait aux voyages interplanétaires, à la colonisation de la lune et de mars. Il est vrai qu'on venait de marcher sur la lune. Il misait sur la cryogénie. Mais pas sur l'immense développement et la miniaturisation de l'ordinateur, et lorsque ses personnages s'en servent, c'est une grosse machine qui lorsqu'on l'interroge crache pour réponse des bandes perforées... Par contre il misait sur le développement de plus en plus fort des capacités et de la puissance de notre psychisme, de l'esprit.

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