La
Bibliothèque des cœurs cabossés, de Katarina Bivald (éd.
Denoël 2015)
lecture
par Marie-Françoise:
"Recommandé par les lecteurs de Broken Wheel",
traduction littérale du titre "Läsarna i Broken Wheel
rekommenderar", de ce roman suédois, serait sans doute moins
attractif que "La bibliothèque des cœurs cabossés"
pour le public francophone des bibliothécaires auprès duquel il semble
faire un tabac.
Y sont cités, et parfois présentés
plus avant, une foultitude d'écrivains, de titres de livres et de
héros de romans qui font les délices des bibliovores qui peuvent
trouver là matière à alimenter leur propre bibliothèque ou
reconnaissent nombre de titres qu'ils ont déjà lus et appréciés.
Beaucoup de suédois évidemment puisque l'auteur, Katarina Bivald,
l'est.
Ce roman est peut-être pour l'auteur une
manière de recenser les ouvrages qui l'ont marquée. De nous les
conseiller en quelque sorte, à l'instar de son héroîne, Sara, qui
ouvre une librairie où elle classe les livres selon des rubriques à
elle particulières qui nous amusent au fur et à mesure que nous en
sont dévoilées les motivations. Entre autres: "Sexe, violence
et armes", "Vie dans les petites villes",
"Aucun mot inutile", "Erotic gay",
"Pour le vendredi soir et les grasses matinées du dimanche",
"Fins heureuses et autres mondes possibles", etc. Ce,
pour amener les habitants de Broken Wheel, petite ville moribonde d'un
peu plus de six cents âmes de l'Iowa en Amérique, qui ne lisent pas et
ne comprennent pas son engouement pour la lecture, à lire.
Sara, jeune femme suédoise est en effet
une lectrice invétérée, elle préfère la compagnie des livres à
celle des gens, ils sont sa passion, son refuge... elle en a toujours un
en main et peut lire des heures sans s'arrêter.
"Aucune
catastrophe majeure ne peut se produire tant qu'on a des livres et de
l'argent." décrète-t-elle au début du récit.
Philosophie qui lui sera profitable, car
en effet, au moment où débute le récit, Sara arrive à Broken Wheel
avec un permis de séjour de quelques mois pour y passer des vacances
chez Amy, une vieille dame avec qui elle correspond et échange livres
et amitié. Vieille dame qui, hélas, vient de décéder lorsque Sara
débarque. Retenue gracieusement par les habitants de Broken Wheel, qui
appréciaient Amy, et donc les ami(e)s d'Amy, elle se sent envers eux
redevable et c'est en échange de leur hospitalité et parce qu'Amy,
grande lectrice elle aussi, possédait une imposante bibliothèque
d'ouvrages de qualité, que Sara décide d'ouvrir une librairie afin de
leur faire partager son plus grand plaisir.
Ce roman est donc l'histoire de Sara
s'ouvrant aux habitants de Broken Wheel en les ouvrant aux livres.
Habitants qui feront tout pour tenter de la retenir définitivement dans
leur ville. C'est aussi l'histoire de sa relation avec Tom, celle de
Caroline et Josh, celle de Claire et Georges, celle d'Amy et John...
Relations savoureuses marquées par la peur de s'engager, le dilemme,
par orgueil ou préjugé. Les héros d'"Orgueil
et préjugés" de Jane Austen sont d'ailleurs plusieurs fois évoqués dans le
roman. Surtout dans sa seconde partie. En effet à ce moment le récit
bascule. Pratiquement plus de titres de romans ou de noms d'auteurs n'apparaissent
et Katarina Bivald s'attache à décrire l'évolution des relations des
différents couples: l'approche, les hésitations, les actes manqués,
les élans... Ce, après qu'elle eut cité le titre du film "Sur
la route de Madison" (tiré du roman éponyme de Robert-James Waller,
qui, tiens!, se passe lui aussi dans l'Iowa...)
Mais dans le roman de Katerine Bivald,
pas de pathos, pas vraiment de "Robert Kincaid sous la pluie"
capable de nous tirer des larmes. Et même si le lecteur se demande
jusqu'au bout si se noueront ou non leurs amours, si Sara restera à
Broken Wheel... il sent dès le début que l'issue, quelle qu'elle soit,
ne pourra être malheureuse, du moins, le ton léger du livre le lui
fait s'y attendre. Et puis, Sara prend les choses du bon côté qui cite
Candide de Voltaire: "Tout s'arrange pour le mieux dans le
meilleur des mondes, dit-elle à voix basse. Elle avait toujours trouvé
une certaine consolation dans le destin et les aventures de Candide.
Quoi qu'il lui arrive, Candide avait déjà connu pire."
PS.
Enfin, par
certains aspects ce roman peut se rapprocher de Quand
le destin s'emmêle,
d'Anna Jansson et du Club
des veuves qui aimaient la littérature érotique,
de Balli Kaur Jaswal.
Sanderling,
d'Anne
Delaflotte Mehdevi (éd.Gaïa
2013)
lecture par Julie:
Peut-on parler de dystopie pour ce roman ?
Probablement non, puisqu'il ne se passe
pas dans un lointain futur. Que les protagonistes, même si certains
périssent durant le temps du roman,
finalement y trouvent une sorte de renaissance. Que l'on devine que la
fin ne sera pas totalement sombre, que la lumière reviendra, puisque
les romans d'Anne Delaflotte Mehdevi ne se terminent jamais sur une note
pessimiste.
Pourtant, c'est bien d'un futur
imaginaire et noir qu'il s'agit. D'un futur plausible, d'un futur comme un
couperet en permanence suspendu, et qu'il n'est rien que l'homme puisse faire
pour l'éviter…
La nature s'y déchaîne comme elle
l'avait fait déjà dans un passé immémorial, quand déjà en avait
été modifié l'équilibre de la planète. Et plus récemment encore à une
moindre échelle. Ce qui inspira sans doute ce roman à l'auteur. Ici, les volcans islandais entrent en éruption avec une ampleur
inouïe
crachant une fumée de cendres qui assombrit l'Europe et une bonne
partie de l'hémisphère Nord pour longtemps, causent des catastrophes
sans nombre pour des mois et des mois. Réchauffement caniculaire,
pluies diluviennes, inondations, soleil occulté par un ciel plombé de
cendres, air irrespirable, poches de gaz qui éclatent, nuit perpétuelle,
modification du climat des autres continents, etc...
Le roman se passe dans la campagne
française, dans un milieu d'agriculteurs. Les personnages sont
attachants. Sont décrites leurs réactions pour contrer le fléau, imaginer et mettre au point une nouvelle façon de vivre, sous
une lumière artificielle, sans la nourriture habituelle, cultiver
autrement, abriter hommes et bêtes de l'atmosphère irrespirable,
développer de nouvelles technologies, se rapprocher humainement,
s'organiser ensemble, accueillir les réfugiés, se défendre aussi,
puisque inévitablement il y aura toujours des voleurs qui veulent
profiter du travail des autres au mépris de la vie.
Bref, c'est un roman très actuel que
nous propose Anne Delaflotte Mehdevi, où l'oiseau migrateur
"Sanderling", qui donne son titre au livre, fait le lien entre
les pays d'extrêmes froids où se réveillent les monstres volcaniques
d'une ligne de faille "comme si les deux plaques continentales
eurasienne et nord-américaine tiraient le tapis sous elles, ce qui fait
remonter le manteau terrestre" générateurs du ciel de cendres
et des calamités qui s'abattent, et le petit village de France où se
passe ce récit d'anticipation, cette "guerre" menée
contre la nature hostile, comme l'ont dû faire par le passé nos
ancêtres lointains, guerre pour la survie, possible seulement dans la
solidarité.
Le Bon
Vin de M. Weston, de Théodore Francis Powys
lecture par Marie
Il est des circonstances particulières
de la vie où le lecteur en boirait bien, et parfois même du plus vieux,
du vin de M. Weston... Mais qui est ce M. Weston? Et quelles sont les
vertus de son vin?
Ce
personnage est arrivé accompagné de son assistant à Folly Down, village imaginaire de la campagne
anglaise, avec ses cottages, ses haies, ses plaines vertes et ondulées,
la nuit du 20 novembre 1923 dans une camionnette portant l'inscription:
"Le Bon Vin de M. Weston". C'est donc un vendeur de vin, mais bien particulier puisqu'il
offrira aux hommes et femmes de
ce village, le temps d'une nuit durant laquelle le temps s'immobilisera,
un vin mystérieux.
"―
Je suis marchand de vin, dit-il dès qu'il fut assis. Je puis fournir un
très bon vin à des prix assez bas, je donne dix pour cent d'escompte
si l'on paie comptant. J'ai du vin nouveau.
―
Mais je crains, répondit M. Grobe, de préférer le vin vieux.
―
Ma firme, dit M. Weston, est établie depuis longtemps, et quand je
déclare que le vin que je vous offre est nouveau c'est seulement pour
opposer ce cru à notre vin le plus vieux et le plus fort, dont nous
avons pas mal de foudres en réserve, mais que nous ne livrons que sur
demande très spéciale.
―
Un vin noir d'un prix élevé, je suppose? dit M. Grobe.
―
Oui, un vin mortel, répondit M. Weston à voix basse
(...)
―
Ne soyez pas étonné de ma question, monsieur Weston, dit M. Grobe,
mais buvez-vous jamais de ce vin mortel dont vous parlez?
―
Le jour viendra où j'espère en boire, répondit gravement M. Weston,
mais quand je boirai mon vin mortel, ce sera la fin de ma firme."
Le
vin que propose M. Weston est en effet de deux sortes. Celui léger,
clair et suave, de l'Amour, et celui, noir, de la Mort. Selon leurs goûts
instinctifs et leurs mérites, les personnages du roman de Théodore
Powys, qui sont tout bons ou tout méchants, et dont la personnalité se révèle uniquement par leur sexualité, boiront le
premier réservé aux innocents et aux simples, ou le second réservé
à ceux qui méritent le plus d'être libérés de la souffrance, du
doute et du désespoir.
Car
M. Weston connaît les mauvaises passions des hommes et des femmes du
village, les terreurs bienfaisantes et les impulsions généreuses qui
cohabitent en eux. Il est Dieu, venu sous la forme d'un personnage en
chair et en os s'informer de l'état actuel de sa création. Il la
contemple avec un sentiment de culpabilité, car c'est une création
dégradée. Il se demande: "Où ai-je commis une erreur?".
Mais
le vin qu'il offre ne peut amender les défauts, il peut juste les
rendre plus tolérables, moins préjudiciables. Ce vin n'est pas celui
du salut, mais celui du réconfort.
"M.
Grobe but un autre verre. Il se rejeta en arrière dans son fauteuil. Le
vin de M. Weston lui montrait la vérité du monde.
―
Les vivants devraient être heureux, pensa-t-il, bien que rien ne dure
très longtemps. Ils s'agitent et languissent, et pourquoi s'agiter et
languir quand on peut acheter le Bon Vin de M. Weston à si peu de
frais? Mais les pauvres et les simples le connaissent. Le secret est
dévoilé. Car, comment pourraient-ils autrement travailler avec tant de
satisfaction, comment pourraient-ils supporter tout le labeur de leur
vie? Le peuple achète le Vin de M. Weston."
"―
J'ai apporté un autre vin, dit-il, que vous me ferez plaisir de boire.
Je ne donne ce vin qu'à ceux que j'aime, mais quand vous l'aurez bu,
vous n'aurez plus jamais de chagrin.
M. Grobe se versa un verre de vin. Il but
avec contentement et parut tomber dans un profond sommeil. Mais bientôt
il eut un soupir de bonheur et cessa de respirer."
Ce roman, qui on le voit, évolue dans un climat surnaturel empreint
d'une poétique irréalité et de l'angoisse métaphysique qui pousse
l'homme vers sa résolution des contradictions qui le déchirent (il faut savoir que l'auteur, Théodore Francis Powys, bien que fils de
pasteur, remettait en question l'orthodoxie anglicane et que son
problème était de garder une admiration grandissante pour Jésus
proportionnelle à son aversion grandissante pour Dieu),
reste pourtant dans les limites de la crédibilité, il a, de plus, la
qualité d'être distrayant et facile à lire.
NB. Je me suis inspirée
pour rédiger cette note de lecture de l'introduction au roman par
Ronald Blythe, de la préface par son traducteur Henri Fluchère, ainsi
que de l'article
de Gilbert Sigaux paru dans le N° 29 de la revue: La Lettre powysienne.
La
relieuse du gué, d'Anne Delaflotte Mehdevi
(éd.Gaïa
2008)
lecture par Marie-Françoise
C'est une bien belle histoire, et sage, que "La Relieuse du
gué", presque un conte, comme ceux de notre enfance qui se
terminaient bien.
Il y est question de reliure bien
sûr, le titre l'indique. La narratrice, à l'instar d'Anne
Delaflotte Mehdevi, pratique le métier de relieur après avoir suivi
des études de droit et de diplomatie. Au fil des pages, nous en est
fait une sorte d'apologie, la narratrice décrivant minutieusement sa
technique et les différentes étapes de travail de son métier d'art,
mais aussi tout ce qu'apporte d'apaisement le lent, minutieux et
attentif travail des mains qu'elle effectue avec délectation.
Il y est question d'un ouvrage ancien sans texte autre que ce que narrent
de page en page les croquis et aquarelles d'un antique lieu de culte
gallo-romain qu'un mystérieux visiteur, peu loquace, beau et jeune, la
trentaine, mais souffrant, lui a confié à la restauration un beau
matin d'orage.
Un homme qui ne la laisse pas
indifférente. On peut oser l'expression de "coup de foudre"...
car la relieuse en tombe amoureuse, même si elle ne l'a
vu que quelques minutes... et qu'elle apprend peu après sa mort
brutale, accidentelle, sans qu'il porte rien sur lui qui permette de
l'identifier. "Tous ces regrets, pour quelques minutes
partagées sur un pas-de-porte. Qu'est-ce que cela aurait été, si
j'avais eu le temps de l'aimer!" "Non, je ne raffolais pas des
cadavres. Pour qu'il me charme je n'avais pas attendu qu'il meure. Dieu,
ou qui voudra, sait que je n'aurais pas eu peur de perdre un amant
rêvé, que je l'aurais bien essayé pour de vrai."
Commence alors pour elle une quête, car
scrupuleuse, le travail ayant été en partie payé d'avance, elle veut
l'effectuer jusqu'au bout et rendre le livre rénové à la famille de
cet homme qu'elle aurait pu aimer...
Son enquête discrète, elle la mène
parallèlement à l'avancée lente et patiente de ses travaux de
restauration qu'elle nous narre dans le menu en alternance avec le
récit de ses recherches. "Je découpai pour le livre du fanum
deux cartons fins aux mesures des deux contre-plats. Ils viendraient
renforcer l'intérieur des couvertures trop souples, je les encollai,
mis sous presse.
La restauration de la couverture du beau livre était terminée.
Restaient à les ajuster au bloc cousu de dessins."
Une enquête qui s'avèrera pleine d'intrigue
et de mystère, pour laquelle elle aura le soutien des voisins de sa
ruelle, eux aussi artisans. Une occasion pour elle de décrire la vie de
tous les jours, les relations humaines savoureuses entre voisins,
plus ou moins amicales. Boulanger, cordonnier, horloger-bijoutier, maire,
quincaillière, épicière... Et même d'archéologues.
Mais ce qui frappe dans ce roman, dès la
première page, c'est qu'il est empli de sensations. Celles qu'apporte
le vent, l'odeur de la forêt, le bord de l'eau, le brûlé aussi, la
foudre et l'incendie, la musique, l'ombre et la lumière, le toucher du papier, la colle, le
cuir, le café et les chouquettes...
Et qu'il soit ponctué d'extraits de Cyrano
de Bergerac. Pourquoi? À cause du quiproquo de Roxane qui tombe
amoureuse des paroles soufflées par un autre que celui qui les prononce? À
cause du double ?
Bref, une histoire bâtie autour du
thème de Cyrano et de la reliure, qu'on a plaisir à lire,
dont on pressent l'issue heureuse. Un livre qu'on aimerait voir
porté à l'écran, sobrement. Oui, le lecteur aimerait voir les images animées
de la relieuse en action, travaillant sous sa lampe, éclairant au
profane qu'il est les termes techniques des gestes qu'elle décrit.
Escorter la
mer, de Jacques Moulin
(éd.
Empreintes 2005)
lecture par
Marie-Françoise:
Recueil de 103 pages de Jacques Moulin, poète,
initiateur et animateur à l'Université ouverte de Besançon, ville où il vit, des "Jeudis de la poésie",
manifestation devenue aujourd'hui "Les poètes du jeudi".
De page en page y déferlent des poèmes,
courts ou longs. La lecture est difficile de leur écriture
particulière. Peu à peu se perdent les marques de ponctuation, restent
les majuscules, les points d'interrogation, et que ceux qui sont
essentiels des mots qui construisent
les phrases. L'auteur emploie des idiomes,
tourne ses paroles comme les gens du pays de Caux dont il est originaire,
où il a ses racines. Des racines ancrées dans la mer et dans la terre. La mer,
c'est la mère, à qui l'auteur dédie ce recueil, tout ce qui est
liquide à l'intérieur d'elle, cause problème de santé. La falaise
verticale, c'est le père, ce qui s'érode, le jardin, la valleuse, la mort…
"Passage du père hors des maisons auprès des fins au bout des
terres du grand jardin qui reprend ronces un phare est là pour le
redire le phare est croix qu'il porte haut à bout de quai il est la
croix qui va au bout donjon perdu sur mornes pierres jardin perdu sous
l'eau des pentes
Je cherche lieu dessus la pente
Ma mère y croit dit retrouver mais c'est perdu c'est plus d'années
qu'un Christ mort qui la sépare d'avec mon père et le sentier qui part
quand la valleuse tombe
Mon père est mort de la violence du monde
Mort pour mourir au pied de la mer "
Dans ce recueil, qu'on déchiffre comme un récit qui ne se dévoilerait
comme
une plage de galets
qu'après le passage, le travail, de la vague, Jacques Moulin chante en
des pages graves, et d'autres où il s'amuse, son pays de Caux, sa beauté, sa dureté, les oiseaux, son enfance, ses
parents, son prénom, son nom, le passé, le devenir et les phares…
"Le phare est lumière d'en haut lumière étendue sur l'enfance
et sa matrice." Tout un pays qu'il garde en lui, même s'il vit
depuis des décennies dans un tout autre paysage:
"J'ai troqué
mes phares contre trois pylônes. Trois pylônes pour l'info comme on
dit météo. Petite pluie d'amers sur les collines d'ici mes
presqu'îles d'avant-falaises fausses côtes à reprendre avec un fort
veillant au grain des jours."
Une
fenêtre au hasard, de Pia Petersen (éd.
Actes Sud 2005)
lecture par Marie :
Une femme attend que quelque chose se passe... Elle souffre de solitude
et fixe une fenêtre dans l'immeuble en face de chez elle. Une fenêtre
vide depuis trois ans. D'un appartement soudain occupé. Par un homme
qui vit seul lui aussi, qu'elle observe à la dérobée avec des
jumelles.
La femme s'exprime à la première
personne, elle est timide et se sent insuffisante, coupable. Le lecteur
ne saura jamais son prénom. Le temps d'un été caniculaire les
paragraphes où elle dit au présent ses pensées, ses faits et gestes, ―
de plus
en plus indiscrets pour connaître cet inconnu que, rêveuse et privée
de tendresse elle s'est prise à aimer, ce qui change sa vie et la rend
heureuse même si elle n'ose pas l'aborder
―,
alternent avec ceux du vécu du nouvel arrivant, narrés à la
troisième personne, au passé. Il craint la fin du monde annoncée
depuis peu imminente. Ce qui change sa vision de la vie et de son
métier. Il vit seul par choix, parce qu'il n'a encore jamais éprouvé
de véritable amour. Depuis son emménagement, curieusement, il se sent
épié, ce qui l'irrite, l'inquiète. La vie de la femme est toute
rivée à celle de l'homme derrière la fenêtre. Elle a découvert son
prénom, Luca, son métier, cameraman, enfin presque. Il leur arrive de
se croiser... Le lecteur espère que peu à peu ils
oseront s'aborder, se parler, sortir de leur réserve.
Mais arrivé au trois quart du livre, le
lecteur se dit qu'il serait trop beau que leur histoire se termine
bien... Que ce serait un conte de fée… Et voudrait presque arrêter
là sa lecture pour ne pas connaître la fin au cas où elle serait
tragique, mais ne peut pas lâcher le livre, tant est poignante cette
quête d'amour, et navrante cette honte de se manifester à l'autre, de
le déranger, de le choquer... Il est sur des charbons en espérant
jusqu'au bout une fin heureuse, car Luca ne reste pas indifférent à
cette femme qu'il perçoit triste, fragile et gentille.
Bref, une très belle écriture, sobre et
lumineuse, sans dialogue, pour une très belle et très prenante
histoire d'amour, comme il en existe, dans le secret des êtres.
La
peau de l'ours, de Joy Sorman (éd.
Gallimard 2014)
lecture par Marie :
En notre vingt et unième siècle commençant, qui verra peut-être la disparition
de l'ours même si son espèce est à présent protégée et qu'on tente de
le réintroduire dans les Pyrénées, Joy
Sorman, s'attache à nous le présenter sous tous les aspects où nous
le connaissons captif. Ce, sous le couvert d'un récit qui tient du fantastique
autant que du réel.
Du fantastique, puisque ce récit part de
l'ancienne croyance de l'ours mâle sexuellement attiré par les femmes
qu'il enlevait et violait, engendrant des êtres mi-hommes, mi-ours. Croyance qui fut à
l'origine de nombreuses
légendes et de contes. C'est le motif du premier chapitre du livre qui narre les
conditions de la naissance du personnage principal né d'une femme et
d'un ours.
Enlevé à sa mère, il sera vendu et revendu plusieurs fois. Déchiré
entre sa condition d'homme et d'ours, il nous conte lui-même dès le
chapitre deux, et de façon linéaire, les divers états et
conditions malheureuses dans lesquelles il vécut après avoir
abandonné tout traits humains. Cet emploi de la première personne
permet au lecteur de se mettre "dans sa peau".
Du réel, parce que le choix de ce personnage hybride doté de pensée,
capable d'analyse et de jugement, à la frontière entre
humanité et bestialité, permet à l'auteur de nous brosser les vies
qu'offrent les hommes aux ours qui ne vivent plus dans leur milieu
naturel. En effet, son personnage appartiendra, tour à tour, à un montreur d'ours, à un organisateur de
combats d'animaux sauvages, fera partie d'une ménagerie de cirque et
côtoiera d'autres créatures extraordinaires ―
monstres humains qui
l'attirent ―,
avec
lesquelles il se liera, pour finir
ours de zoo.
Où la boucle bouclée, n'ayant plus
qu'à végéter dans un enclos, et rien à faire qui le rapprocherait,
peu ou prou, d'une activité et d'une pensée d'humain, et les croyances
disant aussi l'attirance des femmes pour les ours, il fera une rencontre
décisive… une autre croyance voulant aussi que la mort de l'ours soit
par lui consentie.
Molière
à la campagne, de Emmanuelle Delacomptée
(éd.
Lattès 2014)
lecture
par Adéla :
Voici un petit livre qui devrait intéresser, entre autres, les enseignants. Il retrace
les difficultés rencontrées par une jeune professeur qui débute dans
un collège de province. Des problèmes de discipline face à des
élèves ruraux qui de nos jours sont devenus aussi difficiles que ceux
des villes : inattentifs, impolis, chahuteurs, violents, même si par
moments ils peuvent être attachants. Le laxisme de nombreux parents. La distance qui l'éloigne des
siens et du lieu où elle donne ses cours de celui de sa formation
parallèle en IUFM, pas toujours facile à joindre, source de fatigue.
Des absurdités rencontrées quant à la formation théorique qu'elle y
reçoit, trop abstraite et pas assez axée sur la pédagogie,
difficilement applicable sur le terrain. La hantise de l'inspection.
Son parcours "héroïque" est
narré à la première personne, au présent, en de courts chapitres rendus très vivants par de
nombreux dialogues, et surtout
énormément d'humour, ce qui rend cet ouvrage comique et attrayant.
C'est aussi un témoignage qui montre aux enseignants qui n'osent pas
avouer leurs problèmes de discipline qu'ils ne sont pas seuls dans ce
cas, les encourage à garder espoir. Car même si l'auteur
s'est à présent tournée vers l'édition où elle est lectrice, elle a exercé
neuf ans en collège et précise dans une interview pour la presse que
si elle a changé d'activité c'est: «Non
par dépit ou découragement, mais par envie de changer, de travailler
avec des adultes, d'entrer dans un monde d'où je peux aussi me faire
virer. J'adore enseigner. Je n'exclue pas d'y revenir, forte d'une autre
expérience. »
Le Best-seller
de la rentrée littéraire, d'Olivier Larizza
(éd. Andersen, sept 2014)
lecture par Marie-Françoise
Olivier Larizza a
réussi la performance d'écrire et de publier Le Best-seller de la
rentrée littéraire dans la collection humour aux toutes récentes éditions
Andersen.
L'illustration de couverture, un bichon maltais penché sur une
archaïque machine à écrire, portant chemise à fleurs, bob et lunettes
d'intellectuel méditant devant une page blanche, donne déjà le ton de
l'œuvre. L'ouvrage "sorte de satire des mœurs littéraires à
la française, où, bien qu'il s'agisse de fiction, nombre d'épisodes
ont été inspirés par des situations réelles et la plupart des
citations attribuées à des écrivains illustres sont vraies et
vérifiables" indique le préambule du premier chapitre
intitulé Le jeu de l'amour et du bas art.
N'allez pas croire cependant que cet humour soit de bas étage, même si
par moments…
Olivier Larizza montre ici qu'il maîtrise tous les registres
d'écriture. Pour comprendre son humour et ses propos, il faut un
minimum de connaissances littéraires, de même que pour distinguer le
réel du fictif, inextricablement mêlés. Olivier Larizza nous conte
les tentatives rocambolesques d'Octave Carezza, (tiens ! tiens !),
écrivain à plein temps qui rêve d'écrire un best-seller et de
trouver l'amour. Ses aventures dévoilent le monde littéraire, ses mœurs
et sa faune : l'écrivain et ses confrères, mais aussi concurrents,
l'éditeur, les lecteurs ou plutôt les lectrices… bref, sur un ton
humoristique irrésistible, les questions fondamentales qui
l'assaillent, l'accablent, les problèmes de l'écriture, de
l'édition... Mettant pour faire effet, au même niveau dans le texte
préoccupations de l'esprit et préoccupations bassement matérielles:
"Mes transitions rhétoriques laissaient à désirer et mes
ressorts narratifs étaient aussi fatigués que ceux de mon matelas".
Prenant les choses au pied de la lettre : "«Il ne faut pas
attendre l'inspiration, mais la pourchasser avec un gourdin»
disait Jack London", et l'auteur de courir dans une grande
surface pour en acheter un… Ce qui donne des chapitres succulents,
plein d'imbroglios et de jeux de mots qu'Olivier Larizza manie avec un
art consommé.
Ils parsèment ce Best-seller dans lequel il n'hésite pas au
chapitre Pour qui qu'on sonne le glas ?, à glisser son nom dans
la liste des écrivains suicidés:
"―
«Les plus grands naissent posthumes», disait Nietzsche (…)
―
Et alors ?
―
Je ne serai considéré comme un grand écrivain que le jour où j'aurai
passé l'arme à gauche. Mais pas de n'importe quelle manière. Tu as
remarqué? Rien ne grandit autant un auteur que le meurtre de
lui-même. L'idéal, c'est de se supprimer dans la fleur de l'âge,
comme John Kennedy Toole ou Jack London: ça crée le mythe. Je vais
donc me suicider. Et tu ferais bien d'en faire autant.
―
Plutôt crever !"
L'on pense au prix Goncourt 2010 dans lequel l'auteur s'était fait
sauvagement assassiner dans son ouvrage, auteur à qui, entre autres
personnages, Olivier Larizza lance des piques, alors que lui-même
écrit depuis de nombreuses années et rêve d'être reconnu. Il le
mérite d'ailleurs, nous avons vu dans Le
choix des âmes,
écrit sur un tout autre registre, qu'il peut égaler les plus grands.
Alors, envie de
rire? même d'éclater de rire? n'hésitez pas à vous plonger dans la
lecture de ce Best-seller de la rentrée littéraire que l'auteur
semble s'être fortement "éclaté" à écrire. Il n'est que
de parcourir les titres des chapitres de la Table (dite : de
cuisine) à la fin du livre pour avoir une idée de ce à quoi vous
aurez droit et vous mettre l'eau à la bouche:
Le jeu de l'amour et du bas art,
Le petit marchand de prose,
À la recherche de l'inspiration perdue,
L'édition sentimentale,
Absalon, Absalon !,
Le dernier interview de Bernard Pinot-Noir: "Comment j'ai inventé la
rentrée littéraire",
Kindle et Kobo dans un bateau,
Pour qui qu'on sonne le glas ?,
Une lectrice nommée désir,
Les fleurs du mail.
Remonter la
Marne, de Jean-Paul Kauffmann (éd.
Fayard
2013)
lecture
par Adéla:
Chacun effectue son pèlerinage, suit son propre chemin.
Jean-Paul Kauffmann le fait en "remontant" la Marne qu'il a
décidé d'explorer à pied depuis Charenton-le-Pont, où elle se jette
dans la Seine, jusqu'à sa source à Balesmes sur le plateau de Langres.
Vers le passé donc. Il écrit:
"Aller
dans le sens inverse du courant est un choix qui d'emblée s'est imposé
à moi, je n'ai pas songé un seul instant à partir de sa source. Le
fleuve qui s'écoule est tellement associé à la direction du temps ―
à l'instar de la flèche qui indique un sens irréversible ―
que je me demande si l'idée d'aller à contre-courant ne traduit pas le
désir inconscient de revenir en arrière, au début."
Son récit ne s'appesantit pas sur les douleurs physiques ni sur le
contenu de son sac à dos:
"Mon
sac à dos est lourd mais c'est une carapace qui m'est devenue presque
nécessaire."
Et si ce sac ne contient pas de carte à
consulter qui lui serait inutile, il contient par contre un ouvrage de
Julien Blain intitulé : Voyage égoïste et pittoresque le long de
la Marne. Julien Blain est un voyageur des champs de bataille, son
récit est un témoignage, souvent déconcertant, qui est peut-être à
l'origine du propre projet de Jean-Paul Kaufmann.
Aussi, l'auteur d'évoquer, dans de très nombreuses pages, longuement,
la guerre de 14, au fil des ponts à tenir et des batailles qui se sont
déroulées, non dans leur ordre chronologique mais dans celui de sa
lente avancée le long de la rivière buttoir qu'est la Marne, limite
naturelle, à préserver depuis toujours.
Jean-Paul Kauffmann évoque les villes et paysages, la campagne qui
donne son nom à la Champagne, la Marne, bien sûr qui y coule, sous
tous ses aspects et lumières, son hydrologie, mais aussi les personnes rencontrées
dans ces régions que la rivière traverse, tantôt humide, tantôt
sèche ou "pouilleuse", tantôt favorable à la vigne qui
donne le célèbre vin pétillant dont il nous parle longuement, et
qu'il boit bien souvent au cours de sa remontée, trinquant amicalement
avec les gens de rencontre que le journaliste qu'il est n'hésite pas à
aborder.
"Quand
on vient en voiture de Paris pour se rendre à Épernay ou à Aÿ,
prendre la route du vignoble qui sinue à travers les coteaux est le
meilleur avant-propos pour comprendre et aimer ce vin qui a noué un
lien intime et singulier avec la rivière. Sans la Marne, pas de
champagne. Celui-ci a failli s'appeler « vin d'Aÿ »."
Des personnages croisés, il nous parle. Ceux du présent, dont les
"conjurateurs" des villages qui meurent peu à peu,
voyant leurs bureaux de poste, médecins, petits commerces,
stations-service, peu à peu disparaître, mais qui "tiennent"
malgré tout, tel le Maître des Eaux avec lequel il aura le privilège,
―
parenthèse
dans sa marche
―,
de descendre en embarcation la rivière. Ceux du passé aussi, liés à
tel ou tel lieu, telle ou telle ville, de près ou de plus loin, par
leur vie ou leur œuvre: Bossuet, La Fontaine, Simenon et Maigret, Napoléon,
Saint Exupéry, Breton, pour n'en citer que quelques-uns...
Il
est amené à brosser une fresque de la folie lors de son étape à
Saint-Dizier, où dans l'hôpital psychiatrique de l'île des Dévotes
ont séjourné, probablement dans le même temps, Jules Blain, comme
soldat traumatisé par la guerre, mais aussi André Breton, affecté là
comme médecin en juillet 1916. André Breton, le père du surréalisme,
qui a compris qu'il n'existait pas de frontière entre folie et non
folie et a confié: «Ce séjour a sans doute eu une influence décisive
sur le déroulement de ma pensée ».
À Saint-Dizier, Jean-Paul Kauffmann découvre
et tente de comprendre la grande œuvre d'art-thérapie réalisée en
mosaïque par les malades du docteur Dell'Vallin et les soignants: La
Nef des fous.
Il s’interroge : "Et si
j’avais accompli tout ce voyage pour me retrouver un jour en compagnie
de ce médecin, face à cette Nef des fous qui s’enracine dans la
Marne à l’endroit même où s’arrêta André breton ?"
Bref,
Remonter la Marne avec Jean-Paul Kauffmann, qui a obtenu le prix
de la langue française en 2009 pour l'ensemble de son œuvre, n'est
nullement lassant. S'il est agréable, ce n’est pas pour autant un
voyage superficiel. Jean-Paul Kauffmann y approfondit toute chose. Avec
lui, on revisite l'histoire, la géographie, la littérature, les arts,
fait une leçon d'œnologie, de psychiatrie, entre autres... mais il
insiste aussi sur la persévérance et l'humanité des habitants des
rives de la Marne qui l’ont accueilli tout au long de son parcours.
La carte et le
territoire, de Michel Houellebecq
lecture par Marie-Françoise
Jed Martin, artiste plasticien, dont la côte monte, a peint le portrait
de Houellebecq pour remercier le célèbre écrivain d'avoir bien voulu
écrire le texte de son catalogue d'exposition. Quelques temps après,
on retrouve l'écrivain sauvagement assassiné. Les policiers pataugent
jusqu'à ce que Jed appelé sur le lieu du crime constate la disparition
de son tableau de la résidence de l'écrivain à qui il l'avait offert…
Voilà pour la trame de l'histoire qui se
décompose en cinq parties :
―
une sorte de prologue qui présente Jed et la condition dans laquelle il
se trouve lorsqu'il prépare son exposition,
―
la Première partie, ainsi nommée, retrace la situation familiale de
Jed depuis l'enfance et son parcours jusqu'à ce qu'il devienne un
artiste connu,
―
la Deuxième partie au cours de laquelle Jed est en contact avec
Houellebecq,
―
la Troisième consiste en l'enquête policière,
―
enfin un long épilogue nous dépeint les trente à quarante dernières
années de vie de Jed retiré dans la Creuse.
Mais le livre, bien écrit, bien mené et qui se lit avec facilité, est
bien autre chose:
Si l'œuvre
d'Annie Ernaux, Les
Années
parue en 2008, était une vaste rétrospective de ce qui toucha les
filles et femmes de la génération des années 1940 à nos jours, les
situant dans l'Histoire et le temps, La carte et le territoire de
Michel Houellebecq, paru en 2010, est un vaste panorama du monde actuel.
Le roman est en effet prétexte au
narrateur impersonnel d'aborder absolument tous les sujets du plus
futile au plus sérieux, de façon souvent ironique, portant ou non un
jugement. Ainsi sont évoqués le chauffe-eau qui tombe en panne, les
friches industrielles, l'architecture, l'atelier d'artiste,
l'insécurité, le vieillissement, la photographie, la peinture, les
courses au supermarché, l'incinération, l'enterrement, la bourse, le
marché de l'art, les milieux artistiques, la cuisine, les prêtres, les
hôtels, la famille, les aéroports, les compagnies aériennes, les
présidents américains, les animaux, les radiateurs, les immigrants, le
milieu policier, le libéralisme, la littérature française, les
produits industriels, les produits culturels, la très grande
bibliothèque, l'obsolescence, les peintres, l'aménagement des villes,
les fondateurs des systèmes informatique, le travail humain, le cancer,
la déchéance, la croyance en Dieu, la prière, le suicide, fumer,
Wikipédia, les élections, les animateurs télé, la scène de crime,
le divorce, la stérilité masculine, les chiens, les infos
télévisées, les seins siliconés, les SMS et les mails, la
médiocrité du monde, les mobiles des crimes, l'euthanasie, la
retraite, la crise financière, la valeur refuge, la France profonde
rattrapée par la facilité du mode de vie moderne, etc, etc.
Le roman est aussi, et c'est sans doute ce qui touche au plus profond
l'auteur Michel Houellebecq, qui n'hésite pas à se mettre à mort dans
cette fiction, une réflexion sur la relation père/fils, la vieillesse,
la dégradation, la désolation, l'anéantissement, le triomphe de la
seule vie végétale. En cela l'auteur voit loin et rejoint le constat
de son autre roman La
possibilité d'une île.
Quelques lignes extraites du roman La carte et le territoire
pour éclairer cette constatation :
―
le fils est la mort du père c'est certain mais pour le grand-père le
petit-fils est une sorte de renaissance ou de revanche
―
c'est sans doute par compassion qu'on suppose chez les personnes âgées
une gourmandise particulièrement vive, parce qu'on souhaite se
persuader qu'il leur reste au moins ça, alors que dans la plupart des
cas les jouissances gustatives s'éteignent irrémédiablement, comme
tout le reste.
―
au sein d'une espèce sociale l'individu n'est guère qu'une fiction
brève.
―
C'est peu de chose, en général, une vie humaine, ça peut se résumer
à un nombre d'événements restreints
―
le vieillissement, en particulier le vieillissement apparent, n'est
nullement un processus continu, on peut plutôt caractériser la vie
comme une succession de paliers, séparés par des chutes brusques.
Lorsque nous rencontrons quelqu'un que nous avons perdu de vue depuis
des années, nous avons parfois l'impression qu'il a pris un coup de
vieux ; nous avons parfois, au contraire, l'impression qu'il n'a pas
changé. Impression fallacieuse ―
la dégradation, secrète, se fraye d'abord un chemin à travers
l'intérieur de l'organisme, avant d'éclater au grand jour.
―
ce sentiment funèbre et doux du vieillard dont tous les amis sont
déjà morts, dont la vie est essentiellement terminée, qui appartient
en quelque sorte déjà au passé et qui sent à son tour la mort
s'approcher, qui la voit comme une sœur, comme une amie, comme la
promesse d'un retour à la maison natale.
―
à mesure que les forces de sa grand-mère devenue veuve déclinaient,
qu'elle se rapprochait d'une attente d'abord résignée puis impatiente
de la mort
Versant
animal, de Jean-Christophe Bailly
lecture par
Marie-Claude H. :
Un livre difficile, à la fois philosophique et poétique; je n'ai pas
tout compris, sauf "cette pensée d'un autre monde",
"cette solitude et ce lien", quelque chose souvent
éprouvé dans le regard d'un animal familier (pour moi, mes
chats!).
Êtres à la fois si proches et si
lointains, c'est assez bouleversant; c'est un livre qui agrandit la vie,
qui ouvre sur un "outre-monde".
P.S.
La définition de l'animal dans le code civil d'avril 2014, est plus
respectueuse de l'animal. Il y est passé de "bien meuble" à
"être vivant doué de sensibilité".
La
femme au chat, de Muriel Cerf
lecture par Marie:
Elle, Cora Baxter, est écrivain, a une chatte noire, Pupe, et une mère
suisse allemande septuagénaire richissime qui possède au cap d'Antibes
une villa merveilleuse de douze pièces avec péristyle dorique. Lui,
William Monet, est issu d'une famille ordinaire qui possède un F2 à
Saint-Brévin-les-Pins en Loire Atlantique. Ils se sont rencontrés dans
une maison d'édition alors que Lui, faisait une crise d'épilepsie
devant le scintillement de son ordinateur. Ils se sont mariés et Elle,
fille de la ville, l'a suivi avec sa chatte pour vivre dans un village
de banlieue où il possède une bâtisse de meulière. Depuis il est
s'est fait licencié, est au chômage, mais, bricoleur dans l'âme il ne
cesse de réparer et améliorer toute chose à la maison, et il s'y
entend très bien. Elle, ne fait qu'écrire, ses manuscrits s'entassent.
Lui, fait divinement la cuisine. Il bégaie et louche légèrement, mais
il est blond, a une beauté et une anatomie d'acteur et elle l'aime.
Lui, a refusé de grandir, n'a même pas le permis de conduire, il
cultive de l'herbe entre ses framboisiers. Elle, dialogue avec sa
chatte, sa démone, qui lui inspire ferveur, passion et déférence et
dont elle connaît les mœurs et le caractère sur le bout des doigts.
Tout va bien, même si l'argent manque au
ménage «car au chômeur et à la femme de lettre, l'argent manque
forcément» jusqu'au jour où, Lui, achète dans un élevage de
renom un chiot, qui est un yorkshire-terrier, Precious Malcolm, dont il
devient inséparable…
C'est Cora, qui d'un bout à l'autre de
ce roman nous livre, dans une langue riche au style particulier, ses
propres pensées qui vont et viennent du présent au passé, à sa mère,
à William, à la chatte et au chiot… Peu à peu lui apparaissent, de
William, des aspects qui lui deviennent insupportables : «Bref,
c'est (William, le chiot) eux ou moi, me dis-je dans mes moments de
mutinerie où, à un bâillement rose de William, vient de répondre,
tout aussi imprudent, celui de Precious M. qu'il aura toiletté. Eux ou
moi, me répété-je après les bâillements et quand je viens de poser
mon stylo, dans ces moments qui sont aussi ceux de la possession
démoniaque, assortie de la concentration fanatique qu'on connaît aux
chats qui, à l'heure de l'affût, sont des tempêtes pétrifiées.»
Et resurgissent en elle des aspirations
qu'elle ne peut satisfaire en menant la vie de retraite campagnarde que
lui offre William. Aura-t-elle le courage de tout bouleverser ou, par
paresse, ravalera-t-elle «une salive douce-amère comme l'est tout
un avenir étouffé de concessions»" ?
Mademoiselle
de Maupin, de Théophile Gautier
par Marie-Françoise
Voilà un long roman publié en 1835 que le lecteur de notre XXIe
siècle n'a plus la patience de lire. Déjà en son temps il ne fut pas un succès
de librairie, et à notre époque au style rapide, aux phrases courtes
et concises, sans superflu, on se lasse vite, même si elles sont
écrites dans une belle langue, des longues descriptions de personnages, des analyses
de sentiments et de motivations qui s'étendent sur des pages et des
pages. Ce n'est
que passé le milieu du livre que le roman acquiert un peu de
vie. Et encore.
Le fait que la très belle Mademoiselle de Maupin se soit déguisée en
homme dont elle a la témérité et la force et mène incognito parmi ceux-ci une vie d'homme, ―
cheval, escrime, duels, orgies ―,
pour connaître toutes leurs facettes et leurs secrets avant de faire
son choix, est source de méprises, d'amours entre femmes, entre hommes.
On y trouve le thème de la pièce de Shakespeare, "Comme il vous
plaira", que d'ailleurs les personnages désœuvrés et à l'abri du besoin
se prennent un moment à jouer, ce qui confirmera le véritable sexe du
faux Théodore au soupçonneux Chevalier d'Albert qui, à sa propre
honte, s'en est épris.
De nos jours cela ne poserait plus de
problèmes...
Si dans la
première partie du roman d'Albert exprime de façon plutôt misogyne, sous forme de
lettre interminable à son ami, sa conception de l'amour et le genre de
beauté qu'il
recherche, la deuxième n'épargne pas les hommes et leurs défauts,
défend les qualités des femmes, cette fois sous la plume de Théodore/Madeleine
de Maupin qui narre
ses aventures galantes à son amie d'enfance.
On sait que Théophile Gautier aurait voulu
être artiste et peintre avant d'embrasser la vocation littéraire,
qu'il était critique d'art. Le roman permet
de nous en rendre compte presque à chaque page. Déjà dans sa longue
préface, l'auteur fait part de sa conception de l'art pour l'art : indépendant et
inutile, l'art ne vise que le beau. Et dans le roman lui-même il
n'est guère de moments où ne soit fait l'éloge de la
beauté et allusion à la peinture, la sculpture, la poésie, etc. Aujourd'hui
ces longues digressions nous paraissent inutiles au récit, embarrasser
des pages que l'on est tenté de sauter. Elles permettent cependant à
l'auteur de nous exposer, au cœur
même du roman, sa
conception de l'amour, de la beauté, de l'art, de l'écriture aussi, et
de nous faire part de ses faiblesses qu'on peut lire
sous la plume de d'Albert :
"Jusqu'à présent je n'ai rien
fait, et j'ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon
cerveau, ce qui est toute la différence de l'homme de talent à l'homme
de génie ; c'est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot ;
je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon cœur
à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute d'issue. ―
Je ne puis rien produire, non par stérilité, mais par surabondance ;
mes idées poussent si drues et si serrées qu'elles s'étouffent et ne
peuvent mûrir. ―
Jamais l'exécution, si rapide et si fougueuse qu'elle soit, n'atteindra
à une pareille vélocité: ―
quand j'écris une phrase, la pensée qu'elle rend est déjà aussi loin
de moi que si un siècle se fût écoulé au lieu d'une seconde, et
souvent il m'arrive d'y mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée
qui l'a remplacée dans ma tête. (…)
je suis un poète et un peintre ! ―
J'ai eu d'aussi belles idées que nul poète du monde ; j'ai crée des
types aussi purs, aussi divins que ce que l'on admire le plus dans les
maîtres. ―
Je les vois là, devant moi, aussi nets, aussi distincts que s'ils
étaient peints réellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma
tête et y mettre un verre pour qu'on y regardât, ce serait la plus
merveilleuse galerie de tableaux que l'on eût jamais vue. Aucun roi de
la terre ne peut se vanter d'en posséder une pareille. ―
Il y a des Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs
qui soient à Anvers ; mes Raphaëls sont de la plus belle conservation,
et ses madones n'ont pas de plus gracieux sourires ; Buonarotti ne tord
pas un muscle d'une façon plus fière et plus terrible ; le soleil de
Venise brille sur cette toile comme si elle était signée Paulus
Cagliari ; les ténèbres de Rembrandt lui-même s'entassent au fond de
ce cadre où tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière ;
les tableaux qui sont dans la manière qui m'est propre ne seraient
assurément dédaignés de qui que ce soit. "
Le
choix des âmes, d'Olivier Larizza
(éd.
Anne Carrière 2008)
lecture par Adéla:
C'est le premier roman consacré au haut lieu de la Grande Guerre qu'est
le Vieil-Armand en Alsace. Éperon rocheux pyramidal dans le
massif des Vosges surnommé HWK, forteresse stratégique âprement
disputée, il fut l'année 1915 le lieu d'assauts inutiles et meurtriers,
essuya d'intenses bombardements.
Si l'on compte par dizaines de milliers
les soldats qui y sont morts, ils étaient autant d'êtres individuels
à souffrir de cet enfer. Beaucoup écrivaient, ce qui les aidait à
tenir.
Ce roman paru en 2008, ―
dont l'auteur n'est pas un de ces vétérans, mais un de nos
contemporains qui a seulement quelques
années de plus que son personnage au moment où il entreprend d'en
écrire l'histoire ―
se présente comme le carnet de la vie de tranchées de l'un d'eux,
Gaspard Just, dont on ne saura le nom qu'en toute fin du récit tant les soldats du front n'étaient que numéros matricules,
chair à canon.
Gaspard, donc, a pris la plume pour survivre et se veut écrivain.
Pour lui, il n'y a pas de fatalité, car
même s'il semble que non, "On a toujours le choix", on peut provoquer son destin…
Rester ou partir. Rester solidaire de ses camarades..., trahir..., ou fuir
l'horreur…
Que choisira Gaspard ? Partagé qu'il est
entre le désir de retrouver Nantes sa ville natale où vivent sa famille et sa fiancée
enceinte, et celui de ne pas perdre Louis, frère d'arme, avec qui il a
noué une amitié profonde.
Dans une écriture moderne, rapide, sans
longueurs, qui ne lasse jamais mais captive au contraire, l'auteur nous
dévoile le cœur humain et ses secrets, l'amitié, l'amour, à travers
un récit original et bouleversant qui n'exclut rien des horreurs de la
guerre.
Bref, c'est un roman qui n'a rien à envier aux
plus grands déjà parus sur la guerre de 14, un vrai bonheur de
lecture, à lire absolument.
Sundborn ou les
jours de lumière, de Philippe Delerm
lecture par Marie :
Ce roman évoque la petite communauté de peintres scandinaves qui à la
fin du XIXè éclairaient leurs toiles de la lumière particulière vantée par les
impressionnistes. Ils sont venus la trouver en Île-de-France à
Grez-sur-Loing, mais elle existe aussi à Skagen au Dannemark et
Sundborn en Suède.
C'est dans ces lieux que se situe le
récit imaginé par Philippe Delerm. Il y place les peintres réels que
sont Carl Larsson et sa femme Karin, Soren et Marie Kroyer, Michael
et Anna Ancher, Christian Krohg, Monet et l'écrivain August Strindberg,
et d'autres personnages imaginaires comme Ulrick Tercier le narrateur
exempt de soucis financiers et peut-être Julia dont ce dernier
s'éprend.
Une Julia qui refuse les compromissions
de l'existence, qui se veut peintre avant tout, rien d'autre que peindre ne
pouvant lui apporter le bonheur, la joie et l'intensité de vie que
semblent éprouver les autres et qu'ils rendent dans leurs toiles.
Quant à Ulrick, s'il est accepté par
cette communauté, il ne peint pas, reste dans l'observation, vit dans
l'ombre de leur harmonie et écrit sur eux des articles. Au lecteur que
nous sommes il rend la lumière, les atmosphères, les paysages, la mer,
le sable, les personnages, leurs attitudes, leurs costumes, les
intérieurs, les instants de la vie, ce, par petites touches légères
et sensibles, à la Delerm ―
on a parfois une impression de déjà lu: " l'odeur des
pommes ", "l'écossage des petits pois"…
En fait au fil des pages, le lecteur se
rend compte que le narrateur nous dit la vie de ces peintres et leur
joie de vivre, leur harmonie dans la lumière, la remise en question du
bonheur, leurs heurts et cassures, en interprétant des toiles que
l'auteur Philippe Delerm regarde, dans lesquelles il s'est plongé. On
en reconnaît quelques-unes. On reconnaît à travers les lieux,
atmosphères et attitudes évoquées, ceux et celles des peintures, et
le lecteur regrette de n'avoir pas en vis-à-vis dans le livre même,
les images des toiles inspiratrices des scènes décrites… ou à
défaut de trouver en fin d'ouvrage leur liste. Mais l'auteur ne
dévoile rien.
C'est
au lecteur de les chercher dans les ouvrages d'art, de visiter Internet,
les musées*,
l'intérêt de ce roman résidant plus en ce
qu'il nous conduit à découvrir ce mouvement de peinture scandinave des
années 1900 ―
même si en France elle ne fut guère reconnue, elle influença
les Suédois jusque dans la façon de décorer leurs intérieurs ―,
qu'en
l'histoire d'amour impossible imaginée entre Julia éprise d'absolu et
Ulrick. Celle-ci n'est peut-être en fin de compte qu'artifice pour
attirer et retenir le
regard du lecteur sur les toiles.
*
A noter du 7 mars au 7 juin 2014 l'exposition
au Petit
Palais à Paris de
cent vingt œuvres
de "Carl
Larsson, l'imagier de la Suède".
Jeanne
en juillet, d'Arnaud Friedmann
(éd.
de la Boucle)
lecture
par Marie-Françoise
Curieuse future mère que cette Marie enceinte de ce qu'elle croit être
une fille qu'elle appelle Jeanne dont elle devrait accoucher le 17
juillet et qui se refuse à tout contrôle prénatal après que le
médecin lui eût révélé son état et cette date présumée
d'accouchement.
Curieuse façon de passer son dernier
mois de gestation pour Marie qui se clôt dans l'appartement luxueux de Marc, son compagnon, en
proie à des réminiscences de son passé que l'on apprend par bribes:
Sa nostalgie pour son ancien ami Renaud. Comment elle a connu Marc, son
actuel compagnon, dont elle attend Jeanne. Son enfance et son père qui
les a abandonnées, elle et sa mère, lequel versait régulièrement une
pension alimentaire et qu'elle allait épier dans sa grande propriété
avec piscine.
Curieuse attente que celle de son
accouchement qui ne vient pas, le terme arrivé, puis le terme
dépassé, dans la touffeur d'été, en marchant dans les rues de Paris,
en se liant avec une inconnue Magdalena, en étant suivie dans la rue
par un personnage inquiétant sur lequel elle se retourne, à qui elle
s'adresse, se montrant nue derrière sa baie vitrée et faisant monter
chez elle le jeune architecte qui travaille dans l'immeuble d'en
face.
On suppose tout de même qu'elle tient
bien le ménage, l'appartement, puisque le linge de Marc est correctement rangé en
piles bien alignées lorsque ce jeune homme fouille les placards…
On suppose que ses divagations ne sont
que d'après-midi trop longues d'oisiveté à passer en attendant Jeanne
qui ne se décide pas à naître. Qu'elle ne veut pas faire naître
puisqu'elle ne contacte pas l'hôpital pour faire provoquer
l'accouchement, même une fois le mois d'août arrivé…
Qu'en sera-t-il d'elle? Qui perd pied,
qui se sent condamnée par tous, par Marc, par Renaud, par son père,
par l'inconnu de la rue, par Magdalena, par le jeune architecte, et par
tous les autres, tous les autres, elle ne sait plus où elle en est, se
sent mauvaise mère.
Seule Jeanne pourrait l'aider, Jeanne
dont on finit par se demander si Marie en est vraiment enceinte où si
elle l'a imaginée pour tenter de conjurer le passé, d'effacer ses
angoisses, de réinventer l'avenir… puisque certains ne la trouvent
pas si grosse…
Un récit de plus en plus inquiétant.
Qu'on suit au fil du temps qui passe lequel donne titres aux chapitres
et dévoile l'introspection psychologique de Marie, ses doutes, ses
fantasmes. Un récit dont on attend la chute qui ne vient pas, comme
Jeanne qui ne naît pas, sans qu'on sache vraiment ce que veut Marie...
Cueillez-moi
jolis messieurs, de Bessora
par Adéla
Le
roman se passe à Paris. Deux femmes en sont les protagonistes, une
blanche prénommée Claire, une africaine prénommée Juliette. Elles
ont fait connaissance sur le Pont Neuf lorsque Claire a sauvé Juliette
suicidaire in extremis de la noyade.
Claire, professeur de lettres, est
divorcée, elle a un fils, a le souci de plaire et de séduire, a eu une
relation après son divorce qui l'a rendue séropositive sans que le
sida soit déclaré. Une maladie qu'elle ne veut pas voir en face,
qu'elle cache à tous.
Juliette, "démon femelle", qui
déborde de vitalité est écrivain. Son compagnon est décédé, mais
elle lui reste fidèle, ne se résout pas à le "quitter" et
termine ses journées en s'adressant à lui: «Dors bien, Luc. Finis
ton assiette de pissenlits. Et prends soin de toi. Je te laisse un
paquet de tabac et ton papier à rouler préféré.». Après de
hautes études et un travail dans l'administration pendant un temps,
elle a décidé de vivre librement, sans travailler. Elle passe
d'appartement en appartement dont elle est expulsée, et s'est tout
naturellement, après son sauvetage, retrouvée chez Claire qui lui a
trouvé un petit emploi d'atelier d'écriture avec les élèves dans son
lycée.
Le narrateur prend la voix tantôt de
Claire, tantôt de Juliette, pour conter les heurts entre ces deux
femmes de caractères si opposés, qui cohabitent difficilement et qui
pourtant ne se passent pas l'une de l'autre. Les cheminements de l'une,
vraiment malade mais refusant de l'être, et de l'autre, qui, à
l'inverse, débordant de santé et de vitalité, mais hypochondriaque
souffre de maladies imaginaires lorsqu'elle est contrariée: foi,
lymphome comme celui dont est mort Luc, urticaire géante.
L'histoire de Juliette c'est la galère,
relatée avec humour et ironie, des marginaux refoulés de logement en
logement faute de revenus. Très inventive et faussaire, trouvera-t-elle
un appartement où vivre avec ses deux filles dont l'une est
épileptique?
L'histoire de Claire c'est le problème
des personnes aisées mais malades qui, dès lors, se refoulent elles-mêmes. Acceptera-t-elle sa maladie? Acceptera-t-elle de se soigner
préventivement comme le lui conseille son docteur? Trouvera-t-elle un
homme qui puisse lui convenir, sans craindre de le contaminer?
Loli
le temps venu, de Pierrette Fleutiaux (éd.
Odile Jacob, sept. 2013)
lecture par Marie-Françoise
Chargé d'anecdotes, de réflexions, d'émotions,
et d'interrogations, voici un petit livre qui devrait enchanter les grands-mères. Parce qu'une
grand-mère ressent, plus que les parents pris dans l'immédiateté de leur vie effrénée, que les instants de cette
merveille qu'est un nouveau-né en perpétuel développement sont
uniques et éphémères, qu'il lui faut le contempler tout son saoul, tenter de les
graver en soi. Son statu de grand-mère, précisément, le lui permet, elle a acquis un certain recul, elle est plus disponible, elle
n'est pas en permanence responsable du petit enfant, sauf lorsqu'on le
lui confie. Elle pressent aussi des dangers, proches ou lointains,
auxquels les jeunes parents ne pensent
pas forcément. Elle sait aussi qu'une grand-mère ne dure pas toujours…
Pierrette Fleutiaux dans son ouvrage, tout d'observations de sa
petite fille tardivement venue, qu'elle appelle Loli, et
qu'elle n'attendait plus, se laisse ravir par elle : " Pour
l'instant, rien, absolument rien, ne me paraît aussi intéressant
qu'observer Loli, la contempler, être avec elle ".
Pour graver ces instants, la grand-mère moderne utilise les
possibilités que lui offre son téléphone portable : photos et vidéos
numériques. L'écriture aussi: elle tient un journal des progrès de
l'enfant, y note ses réflexions quant au développement progressif de
ses facultés, l'observation de son petit corps devant lequel elle
s'émerveille, son acheminement vers la station debout, ses premiers
pas, ses premiers babillements avant le langage…
En les reliant au lent progrès que fit l'être humain depuis ses
origines dans l'échelle des générations, en se demandant souvent, à
présent qu'elle-même en est par sa propre chair, un jalon, ce que
sera, ce que ressentira, ce que pensera, et comment vivra, dans les temps
très lointains à venir, la future descendante de Loli ? Et sera-t-elle
heureuse ? Car un nouveau-né nous prolonge, en étant autre, en étant
lui… et à travers lui, la Vie s'obstine. La vie qui sera sienne…
mais quelle ?
Temps de chien,
de Patrice Nganang
par Adélà
Le narrateur, un chien, Mbudjak, nous conte ses boires et ses déboires,
avec ses congénères, avec son maître ―
fonctionnaire déchu à présent devenu vendeur de bière―,
avec sa maîtresse, avec leur fils unique, avec les clients qui
fréquentent le bistrot de son maître : "Le client est Roi",
avec les gens du quartier Madagascar de Yaoundé au Cameroun où il vit
et erre, avec ceux du marché d'un quartier éloigné où il se perd un
temps.
Dans ces quartiers très peuplés,
Mbudjak, humaniste et renifleur, observe tout des hommes et femmes qui
s'y ennuient, riches ou pauvres, buveurs, bavards, qui suscitent et
colportent des rumeurs. Il observe le mal que celles-ci provoquent chez
ceux-là, prêts à s'enflammer, prêts à la bagarre pour le moindre
motif. Lui-même essayant de se conserver au milieu sans trop de mal…
La situation économique empirant, il
assiste au lent changement de ces habitants qui, de subissant muets sans
s'impliquer qu'ils sont, deviennent des hommes qui s'expriment,
s'insurgent, en une savoureuse langue métissée qui mêle le français,
l'anglais, le franglais, le camfranglais et le bamileké.
Grâce au chien et ses récits
multiples, non dénués de sagesse, d'humour, de dérision, Patrice
Nganang, l'auteur, né en 1970 à Yaoundé au Cameron, peut évoquer dans
une oeuvre fictive la période de la fin des années 1987 début des
années 1990, qui vient de voir Biya mis au pouvoir, Biya que les gens
des bas-fonds de Yaoundé n'aiment pas, de même qu'ils n'aiment pas les
fonctionnaires. C'est pourquoi le patron du bistrot est toujours un peu
en décalé et sur ses gardes… Mbudjak, lui, peut se faufiler partout
et assistera à des révoltes, des répressions, des affrontements…
Amkoullel,
l'enfant Peul, de Amadou Hampâté Bâ
lecture
par Adéla
C'est l'histoire du parcours de l'auteur lui-même jusqu'à l'âge
adulte. Il commence par évoquer ses ancêtres puisque "En
Afrique traditionnelle, l'individu est inséparable de sa lignée, qui
continue à travers lui et dont il est le prolongement."
La
première partie du livre précise donc ses origines peul d'éleveurs de
troupeaux qui se sont sédentarisés. Il
connaît l'histoire de sa
famille liée aux événements historiques, parfois tragiques qui
traversèrent son pays, le Mali, au cours du XIXe
siècle, par les récits oraux
qu'en font les griottes et griots les soirs lors des veillées où se
rassemblent amis et voisinage dont ne sont pas exclus les enfants. La
première partie du livre est donc consacrée à sa vie avant la
sienne...
Puis, Amadou, appelé Amkoullel dans son
enfance et son adolescence, narre
avec humour bien des épisodes de sa vie. Son éducation, ses
apprentissages. Le rôle primordial de sa mère, commerçante dans
l'âme qui ne cessera de l'aider tout au long de ses revers de
chance.
Comment fils d'Hampâté qui aurait dû être chef, il n'a pu le devenir,
celui-ci ayant échappé par miracle d'un massacre visant à éliminer
toute sa lignée et vivant dans la clandestinité comme simple boucher.
Comment ensuite, adopté par le chef qui justement avait ordonné
l'anéantissement de sa famille, il n'a encore pu le
devenir, ce dernier ayant été emprisonné par les Blancs, les
coloniaux. Comment il a vécu, heureux, tantôt dans le clan de son vrai
père, tantôt avec sa mère chez son père adoptif, en exil. La façon de vivre des
enfants et des jeunes du Mali, les groupements qu'ils créent entre eux, avec chefs et
sous-chefs, etc., à l'image des adultes, avec leur aide et leur
soutien. Ce qui leur apprend la vie en société, la tolérance et
l'humanité.
Comment enfin il accepte d'aller à l'école
française des Blancs, contrairement à tous les enfants de Bandiagara,
sa ville, en disant:
"―Interprète, dis au commandant que j'ai manqué deux fois
d'être chef: une fois en tant que fils d'Hampâté et une fois en tant
que fils de Tidjani. Or, ce dernier m'a dit que la chance se présente
toujours trois fois avant de se détourner définitivement. Le
commandant me donne ma troisième chance de devenir chef, je ne voudrais
pas la rater comme j'ai raté les deux premières. C'est pourquoi je
veux aller à l'école."
Grâce à quoi, Amadou Hampâté Bâ,
grand dépositaire d'une civilisation orale en pleine mutation peut nous
transmettre par écrit dans un savoureux français les récits de son
initiation, de sa formation, de ses aventures vécues, non exemptes de
frasques, dans des pages qui se lisent comme un roman.
Tohu,
d'Éric Vuillard
lecture par Marie
Curieux titre que cette moitié du mot "tohu-bohu" qui
signifie: confusion, grand désordre. Et curieux livre en effet que ce Tohu*
d'Éric Vuillard d'où se dégage une impression étrange. Y sont
mêlés confusément des récits de rêves et de pensées qui
vagabondent à l'entrée du sommeil autour du thème de "l'être",
de notre interrogation sur ce qu'il est dans la longue lignée des
générations. Dans leur empreinte dans notre corps, dans nos pensées
qui ont pris corps dans un langage, avant le langage. Homme, femme,
bêtes, engendrement, minéral, végétal, passé, futur, sensualité,
destruction, angoisse, et dans cette multiplicité où il est une
énigme, l'homme qui avance, seul…
Un livre quête qu'il faut lire très
lentement, qui fait penser parfois par son rythme à La montagne de
l'âme de Gao Xingjian. Un livre qui est une longue, longue
réflexion, dont voici quelques phrases:
"la langue est un organe vivant
qui se met à vibrer"
"Peut-être certains êtres que nous
rencontrons dans la vie ordinaire sans y prendre garde sont comme les
étoiles que nous voyons, leur lumière nous parvient lorsqu'ils sont
déjà morts depuis des millénaires."
"C'est la matière qui est
l'éternité passive, la semence morte de mes gestes."
"J'ai des ancêtres par milliers […]
je ne sais pas où mes ancêtres s'arrêtent, je ne sais pas si cela a
une fin, je ne sais pas s'il existe dans le temps un point fixe avant
lequel je n'aurais pas d'ancêtres, je ne sais pas si mes ancêtres
s'arrêtent avec les hommes ou avant les hommes, je ne sais pas où
s'arrêtent les hommes, je ne sais pas si j'ai des ancêtres avant les
hommes."
"Dieu ne sait pas ce qu'il est. Il
dort plongé dans un sommeil sans rêves pour l'éternité. Il allume un
grand feu qui le brûle mais ne le réveille pas."
"L'acte de détruire est le plus
proche de l'acte de procréer. "
"Les rêves sont parfois plus
puissants et plus vrais que ma vie réelle, ils forment une ceinture
d'images et
c'est comme si brusquement ma vie trouvait durant mes rêves un souci
d'elle-même plus grand."
"Durant des heures de marche je ne
sais pas pourquoi je ne cherche rien et je cherche pourtant quelque
chose.
Je ne sais pas, lui dis-je, je ne sais pas ce que je cherche, il n'y a
pas de mots pour le dire, il n'y a pas d'image pour le voir, c'est une
morsure profonde qui me déchire et dont je veux guérir. C'est une
blessure très ancienne qui ravive et fait à nouveau souffrir."
"Dans le sommeil, plus rien ne
m'appartient, dit-il, plus rien n'est à moi quand je dors. Je voudrais
pénétrer tout éveillé dans le sommeil, ―
comme si j'allais vivant dans la mort. C'est pourquoi je veille si tard,
comme si la fatigue pouvait me guider, comme si une fatigue extrême
pouvait permettre à l'homme éveillé de visiter l'homme endormi."
* «
J'ai disloqué le mot "tohu-bohu" afin de fêler un peu le
langage et de faire sentir la violence dont il est question dans le
livre à propos de la filiation, de la pensée, de la sexualité...»,
précise l'auteur
après lecture de cette note. Cette violence en effet est ressentie dans bien des
pages. En témoignent les extraits: "L'acte de détruire est le plus
proche de l'acte de procréer", et "c'est une
morsure profonde qui me déchire" sus cités dans
la note.
La
bataille d'Occident, d'Éric Vuillard
(éd.
Actes Sud 2012)
lecture
par M-F
C'est le récit de la seconde guerre mondiale. Ses prémices, son
déclanchement embrouillé, ses acteurs, ses combats meurtriers, la
retraite, les tranchées, les factures qu'elle laisse…
Cent ans déjà, ou peu s'en faut… Mais
qui d'entre-nous n'eut un ascendant qui la vécut, n'en est revenu avec
des séquelles, des handicaps physiques, moraux… Ou n'en est pas
revenu laissant des veuves et des orphelins, pupilles de la nation
marqués à vie…
"Et leurs plus vives blessures
rappellent que l'horizon brûle toujours, que la folie secoue toutes les
distances et remue toutes les terres. Car chacun vit mille morts, mille
amputations dans sa chair, tirs de mortier qui emportent les cimes,
chenille aplatissant tout ce qui l'outrepasse. C'est qu'il existe de
grands affrontements sans peuple, les grandes exterminations de soi. Cœurs
qui s'automutilent dans la joie froide des faux devoirs. Arcs de vie
distendus, blessés dans leur misère. Sur les fonds de nos grottes, de
nos chambres d'enfant, nous explosons les tubes de couleur. Nous sentons
l'ardeur insoumise, vertige, ascension, éclairs, chevaux de Przewalski
! Mais d'autres luttes réelles viennent occuper nos mains, nos bouches,
nos jambes, d'autres pragmatismes viennent arracher l'acanthe à nos
fronts, les pinceaux à nos mains."
Massacre le plus stupide de l'Histoire de
l'Humanité a-t-on dit de cette guerre de 1914-18. On le peut de toutes
les guerres.
"Ainsi l'argent et le sang
toujours s'échangent et se versent ―limite,
terme, mort―,
régissant le Nombre et le Temps."
Absurdité de notre condition, parce qu'
"Aux commencements, il y a un lit
où sont enchaînés l'un à l'autre un homme et une femme. Et puis des
enfants grouillent autour du lit, de tout petits enfants qui ont soif et
faim. Alors, on fait avec des orties de la soupe, avec du feu un
théâtre, avec de la neige Dieu.
C'est tout ce qu'on sait faire."
Lire La bataille d'Occident, c'est
réviser, ou apprendre, une période de notre Histoire, à travers un
récit bien vivant et pas rébarbatif, à la manière historique,
politique et polémique d'Éric Vuillard,
La
Maison de Petrodava, de Constantin Virgil Gheorghiu
lecture par Marie
Le roman se situe au début du XXème siècle, à Petrodava, ville tout
près du ciel et éloignée de tout, au milieu des rochers sur le versant oriental et aride
des Carpates où les habitants mènent la vie rude,
difficile et dangereuse des montagnards.
L'histoire que narre Constantin
Virgil Gheorghiu «n'est pas une œuvre de fiction pure,
annonce-t-il en exergue du roman, mais ―plutôt―
une chronique du monde d'où je viens ». C'est celle de deux femmes
: Roxana et sa fille Stella de la famille Roco, des
éleveurs de purs sang célèbres dans toute la région qui ne vivent
que par et pour leurs chevaux.
Ces femmes, enfants de la montagne, ont un
tempérament fort, elles sont dures comme ses rocs, violentes comme ses
torrents. Exigeantes et intransigeantes, droites et verticales. Fières,
elles n'acceptent pas ce qui dévie de la ligne droite, la trahison,
l'infidélité.
Roxana laissera son mari qui l'a
trompée, l'instituteur
Lucian Apostol venu de la plaine, dans la neige,
devant sa porte close, blessé par ses chevaux. On le retrouvera mort au
matin.
Sa fille Stella, plus douce et plus sensible apparemment, sauvera
le sien, un Prince russe fragile, en le défendant contre les
assaillants bolchevicks. Si courageusement qu'elle deviendra une
héroïne nationale, même s'il mourra tout de même de ses
blessures sans que leur amour ait pu être consommé. Après un temps
passé sur la côte d'Azur avec la mère de son Prince russe décédé
qui s'est prise d'affection pour elle, Stella rencontrera le grand amour
de sa vie. Elle tombera éperdument amoureuse, après l'avoir vu quatre fois
sans même lui adresser la parole, d'un homme pour qui elle
était prête à tout, un Dieu pour elle. Mais elle devra se résigner en le
découvrant prêtre, ne pouvant lutter contre Dieu auquel il s'est
voué. Son second époux, sera un soldat, Michel Basarab qui, après une
grave blessure, tout brillant lieutenant qu'il soit, préfère après sa
convalescence quitter l'état militaire pour vivre "à pas
humains" et mener une vie de campagnard. Il ne demandera pas mieux
que de suivre Stella sur les rudes hauteurs de Petrodava. Mais là, il refusera
de s'occuper des chevaux. Préfèrera élever des abeilles. Qui ne sont
aux yeux des gens de Petrodava que de
vulgaires "mouches". Mais des
mouches qui sentiront en lui la maladie secrète qui l'infecte et le
piqueront par nuées. Contre cette maladie il n'a pu aller se
soigner à la ville, puisque Stella, qui sait interpréter le
comportement des abeilles comme elle sait interpréter celui des
chevaux, l'a soupçonné de la tromper et lui a fait une scène horrible
et sanglante en abattant devant lui avec acharnement les chevaux que par
sa violente réaction elle a blessés aux pattes en les forçant à franchir le plus infranchissable des torrents.
Michel en perdra
la raison. Devra être interné. Lorsque Stella apprendra enfin de la bouche
du médecin de l'hospice la raison des déplacements secrets de son mari
il sera trop tard. Trop tard car elle a été infectée et que
l'enfant qu'elle porte depuis quatre mois naîtrait handicapé,
monstrueux… Elle pourrait se soigner, guérir, se faire extirper
l'enfant comme le lui conseille le médecin et sa
mère. Mais, trop dure, elle, qui a su tuer sans hésitation ses
chevaux pour qu'ils ne mènent pas une vie d'éclopés, se jettera nue
dans le torrent glacé et écumant d'hiver. Forte et fière elle ne se
laissera pas couler, mais nagera face au courant, combattant jusqu'à la fin pour donner à son enfant qu'elle aime le plus beau des tombeaux,
son corps.
Une fin poignante par son intransigeance
même, pour cette femme si exigeante envers elle-même pour son enfant...
Rebecca,
de Daphne Du Maurier
lecture par Marie:
On ressort tout étourdi de ce roman sentimental gothique (qui a
donné lieu au film éponyme d'Alfred Hitchcock), lu en le dévorant de bout en bout tant
on est tenu en haleine par de multiples retournements de situation. À l'issue, on éprouve même le besoin de se replonger dans
les toutes premières pages du récit, pour vérifier que les
personnages, la jeune femme dont on ne connaîtra jamais le nom, qui s'exprime à la première personne, et son
compagnon, qui mènent à présent, dans un hôtel impersonnel, une vie
calme en évitant d'évoquer le passé, les souvenirs pénibles, sont bien
les mêmes que ceux, dressés en fin de livre, devant le spectacle de leur manoir
en feu.
Ce sont les mêmes, oui, mais ils ont
tant évolué. Au cours du livre, la jeune femme a vécu une série d'épreuves qui
l'on fait devenir mâture. D'enfantine, timide et gênée devant les
étrangers, cette toute jeune fille de compagnie, pas même jolie et qui ronge ses
ongles, pleine d'ardents espoirs et paralysée par une gaucherie
désespérée en même temps qu'habitée par un immense désir de plaire
qu'elle était, est devenue une femme sans autre désir que celui
d'oublier, de mener une vie sans mélodrame : "Le bonheur n'est
pas un objet à posséder, c'est une qualité de pensée, un état
d'âme." Lui, Maxim de Winter, son époux d'une quarantaine
d'années, a fini, enfin, par lui confier ce
qui le tourmentait, par ne plus vivre pour l'image de marque de son château, d'ailleurs
à présent parti en fumée. De fort qu'il
semblait face à elle, il est devenu faible. C'est elle à présent qui
le protège, qui distrait ses pensées du retour toujours possible des
fantômes du macabre passé.
Au cours du récit, qui pourtant commence
comme un conte de fée puisque la jeune fille pauvre épouse M. de
Winter, propriétaire du domaine de Manderley, le lecteur, en même temps que les
protagonistes, passe de l'inquiétude à la peur, à l'épouvante, au
rassérènement qui ne dure jamais. Il y a procès et enquête
policière lorsque l'on découvre que l'ancienne épouse de M. de Winter,
Rebecca, morte noyée l'année précédente, ne le fut pas par simple
accident en mer déchaînée comme on le croyait… Rebecca, la si
aimée de tous et pleine de qualités, qui tout au long du roman ne
cesse de hanter la pensée de la narratrice, de Maxim de Winter, de la gouvernante
rébarbative du château, de rendre leur bonheur impossible…
apparaît sous un autre jour, à la fin, elle aussi.
" ―
Et ce n'est pas cette chambre-ci seulement, dit-elle. Il y a
plusieurs pièces comme ça dans la maison. Le petit salon, le hall,
même le petit vestiaire. Je la sens partout. Vous aussi n'est-ce pas?
Elle se tut. Elle continuait à épier mon regard. «Vous
croyez qu'elle peut nous voir en ce moment en train de parler
ensemble?» demanda-t-elle lentement.
«Vous croyez que les morts reviennent et regardent les vivants?»"
L'errance
du sanglier, de Patrick Samuel (éd.
Tensing 2012)
lecture par M-F:
Étrange roman que celui-ci, l'on se demande une fois le livre
refermé où son auteur a voulu nous mener. Mais le narrateur auteur ne
prévenait-il pas en citant Montaigne dans le premier chapitre: "…je
savais bien ce que je fuyais mais non pas ce que je cherchais".
D'où l'errance.
Ce narrateur ne nous dit pas grand-chose de lui-même, ―
le lecteur apprend au détour de l'un ou l'autre paragraphe qu'il a une
fille Alma, qu'il a eu une idylle au Japon en 1974 avec une dénommée
Takako, que son épouse est Syrienne
―,
ni ce qu'il fuit, lui qui "une fois arrivé à l'âge mûr à la
tête d'une immense fortune, qui devait tout au hasard et rien à mon labeur, et assez vert
encore pour parcourir le monde tout en désespérant de pouvoir jamais
le comprendre" a décidé de voyager.
Son errance est prétexte à évoquer, ―
dans des villes qui donnent leurs titres aux sept chapitres de
l'ouvrage: Florence, Jakarta, Dakar et Beyrouth, Lampedusa, Sienne,
Antella et Bornéo, Naples et Mino, où il a séjourné des décennies
plus tôt en tant que diplomate ―,
des personnages rencontrés, car il n'est pas seul à errer.
Ces personnages sont vrais ou imaginaires: mondains que n'épargne pas
ce revenu des choses, mais aussi émigrés. L'on découvre ainsi les
histoires croisées de Babacar Diagne (émigré sénégalais clandestin),
de Clappique le
jeune (fils du Baron Clappique, personnage d'André Malraux), d'Eugène
Raspelière (homme d'affaires), de Mégara Papazoglou (scénariste grecque, elle aussi
émigrée), de Giacoma, de Sylvano Graboto dit Gros Nez
Rouge… L'on peut y suivre aussi la fameuse course du palio à Sienne,
perturbée, l'année où le narrateur y séjourne, par un énorme
sanglier. Sanglier dont il est question à un moment ou à un autre dans
chaque chapitre sous tous ses aspects. Gastronomiques lorsqu'il est
proposé à la dégustation, où animal vivant, d'élevage ou sauvage
portant les noms des espèces différentes donnés à la race porcine des
pays où séjourne le narrateur, sanglier que l'on chasse enfin,
sanglier personnage devenu.
Les écrivains confient souvent qu'au cours de l'écriture d'un roman,
ils se laissent entraîner par leurs personnages. Ici, c'est le sanglier
qui semble mener la danse, qui, au fil des chapitres, devient de plus en
plus formidable et quelque peu surnaturel.
Et l'on en vient à se demander inversement si l'auteur, Patrick Samuel ―
serait-il né sous le signe astrologique chinois du sanglier ? ―,
n'a pas mis en scène ses personnages pour nous conter cette histoire fantasque issue de son
imagination.
Il semble en tout cas s'être bien amusé
en écrivant ce livre non dénué d'humour qui mêle réalité et fantastique dans des pages
émaillées de références culturelles qu'il faut savoir déchiffrer,
culinaires, littéraires ou cinématographiques. Des pages écrites dans
un style irréprochable par ce haut fonctionnaire chargé de la
terminologie et de la néologie, qui sait encore employer, sans que cela
paraisse pesant à la lecture, le mode subjonctif dans de longues et
amples phrases qu'on a plaisir à lire, mais qui sollicitent tout de
même une certaine disponibilité et l'attention du lecteur.
L'errance
du sanglier, de Patrick Samuel
lecture à la lumière de Moby Dick, par Marie-Françoise
Après que l'auteur ait
confié lors d'une rencontre
que s'il commence son récit par "Appelez-moi Samuel",
c'est moins pour mettre en résonance son propre nom avec celui du
narrateur, qu'en clin d'œil au célèbre roman Moby Dick, qui
commence par "Appelez-moi Ismaël"... j'ai été tentée
de lire dans son intégralité l'œuvre d'Hermann Melville, d'en faire le parallèle.
Samuel, parce qu'il est riche et libéré des soucis
pécuniaires, a décidé de voyager de par le vaste monde, Italie,
Afrique, Asie... Ismaël, parce qu'au contraire
il est sans ressources, a décidé de s'embarquer comme simple matelot
à bord d'un baleinier. Ce qui bien sûr le fait voyager sur la mer et
les océans, mais ne varie guère les paysages ni les personnes qui
l'environnent puisque les baleiniers partent en mer souvent pour trois
années consécutives sans toucher terre.
Le Samuel de L'errance du sanglier
est plutôt observateur qu'acteur, c'est aussi un peu le cas d'Ismaël
qui ne peut prendre de décisions personnelles puisqu'il n'est que simple matelot, mais dans les temps forts de la pêche et
du danger, il s'implique forcément dans l'action.
S'il y a des récits de vie dans L'errance
du sanglier, comme celui de Babacar Diagne ou de Mégara, mère de
Clappique le jeune, on en trouve également dans Moby Dick, celle de
Queerqueg par exemple.
L'animal qui mène la danse dans L'errance,
est le sanglier, sur lequel on apprend, grâce au récit de Patrick
Samuel, qui s'est énormément documenté sur lui, beaucoup de choses.
Dans Moby Dick, c'est un cachalot géant, que le capitaine Achab
poursuit à travers tous les océans. L'on y apprend tout,
absolument tout, sur la baleine et les cachalots, leurs différentes
espèces, leur mode de vie, leur chasse, les ressources et la nourriture
qu'on en tire, etc.
Et si la formidable Moby Dick est
blanche, l'animal de L'errance du sanglier finit par prendre
lui aussi une dimension quelque peu fantastique, et blanche. Et le
personnage de Gros Nez Rouge s'y révèle, à
l'instar du capitaine Achab à la jambe emportée par Moby Dick dont il
veut se venger, être un chasseur blessé:
"Grand chasseur de sangliers,
ce dernier souffrait d'une raideur et d'une claudication de la jambe
droite, séquelles d'une chute provoquée par la charge d'un mâle à la
taille énorme, au moins trois cents cinquante kilos prétendait-il, et
aux soies couleur d'argent rencontré à la nuit tombée dans un champ
d'oliviers quelques années auparavant. Beaucoup pensaient alors que ce
pelage extraordinaire n'était qu'un simple effet des rayons de la lune,
mais retrouver l'animal et l'abattre était devenu chez Grosso Naso
Rosso une obsession qui le minait."
Les
Temps ébréchés, de Thomas
Sandoz
(Grasset ,avril
2013)
lecture par Marie-Françoise
Les temps ébréchés sont ceux des sons qui se morcèlent puis
reprennent, comme d'une musique syncopée, qu'entend Blanche, l'héroïne
au nom de valeur de note de
ce roman; Blanche, jeune femme atteinte d'une
maladie dégénérative soudaine qui peu à peu la rend sourde.
Un récit à lire au ralenti, comme on déchiffre une
partition. Il est construit en huit chapitres
intitulés: la bécarre - si bécarre - do - sol - do - ré - mi
bémol - ré. De quelle partition cet enchaînement est-il le
début ou la fin, parmi les innombrables citées dans le récit ?
Des partitions qu'achète et collectionne
avec ferveur la malade qui a décidé d'apprendre le solfège afin de
les déchiffrer, les apprendre et les entendre mentalement, jusqu'à ce qu'elles collent
à son vécu quotidien, remplacent le silence qui s'installe…
"Elle gagne le grand parc public
qui ceint l'université. Les pièces du jeu d'échec géant ont été
remises à disposition des passants. Un peu plus loin, les feuilles
mortes qui couvraient le carré de la boccia ont été ramenées en tas,
le gravier ensuite méthodiquement ratissé. Les boules se tamponnent à
pleine vitesse, mais sans le moindre bruit. Elle manque également les
hurlements d'une enfant tombée d'une statue sur laquelle son père
l'avait juchée pour la photographier."
On retrouve le style propre
à Thomas Sandoz, et même si le ton et l'atmosphère du récit, comme
ceux de ses précédents ouvrages est encore noir, ―
Blanche
peu à peu devient sourde, ne reconnaît plus le son de sa propre voix, éprouve des
vertiges, des céphalées, risque les accidents, son corps se modifie,
se boursoufle sous les médicaments, elle s'isole de plus en plus,
commence à commettre des erreurs dans son travail dont elle est plus ou
moins reléguée jusqu'à être mise en invalidité ―,
cette fois, une certaine quiétude finit par sourdre grâce à la musique que Blanche, de part la puissance de sa
volonté, parvient à entendre mentalement après avoir emmagasiné le plus
de sons possible avant d'être complètement sourde.
Ainsi, "Blanche
enfante une nouvelle vie à sa mesure. Sa palette déborde de fragments
qu'elle peut appliquer à sa guise. Elle qui aimait les chants et les
orgues, elle qui découvrait enfin les chœurs et les orchestres, elle
n'a donc pas tout perdu."
Bref,
un roman que les musicophiles devraient apprécier, parce qu'eux,
entendront tous les airs qui accompagnent Blanche, entendront les partitions que le
lecteur qui ne l'est pas aimerait découvrir et entendre au fur et à mesure
des pages. Un roman qui ne manque pas de nous faire penser à Beethoven,
le célèbre musicien
qui, surmontant à force de volonté les épreuves d'une vie marquée par
la surdité qui commença à le frapper dès l'âge de 26 ans, continua de composer
et composa des symphonies merveilleuses qu'il n'entendait que dans sa
tête.
La
puissance discrète du hasard, de Denis
Grozdanovitch
(éd.
Denoël 2013)
lecture par Marie-Françoise:
J'avais terminé de résoudre depuis quelques minutes la grille
journalière des mots croisés du Monde lorsque, me replongeant dans ma
lecture en cours, à savoir le dernier ouvrage de Denis Grozdanovitch, La
puissance discrète du hasard, surgissait à peine le premier
paragraphe abordé le nom de Kant, dont je venais d'inscrire dans la
grille les quatre lettres qui répondaient à la définition de :
philosophe allemand.
Coïncidence sans importance. Mais il en
est de plus troublantes parmi toutes celles, inaperçues, qui nous
entourent et qu'il faut être dans un état d'esprit particulier pour
remarquer.
Coïncidences, hasard, découvertes
inattendues, rencontres singulières, mirages, rêves qui croisent la
réalité, c'est le propos de ce livre de Denis Grozdanovitch au titre
révélateur.
Un livre, on le devine, plein
d'anecdotes, de courts récits, mais aussi de réflexions appuyées de
très nombreux extraits d'auteurs (écrivains, poètes, philosophes,
scientifiques, etc.), toujours amenés de manière savoureuse, comme par
jeu, avec humour, beaucoup d'érudition, mais dont n'est pas exempte
l'émotion, la profondeur… comme cet auteur en a l'art et l'habitude.
D'une idée à l'autre, qui comme par
hasard surgit au fil des pages, il y aborde des sujets comme la
sérendipité (art des trouvailles inopinées), l'happenstance (don
d'être au bon endroit au bon moment), le lâcher-prise (secret de
certains champions, grands scientifiques et autres joueurs d'échec), la
stérilité dans laquelle nous plonge le monde de la technique et du
trop de raison raisonnante, l'esprit synthétique chinois, l'approche
féminine du monde, l'effet placebo, notre place dans le monde, celle
des animaux et des plantes aussi... Il dédie d'ailleurs cet ouvrage à
son "fidèle compagnon d'écriture, le chat Ricardo, aux
martins-pêcheurs roboratifs des bords de l'Yonne, ainsi qu'à tous les
animaux intercesseurs".
Bref, Denis Grozdanovitch nous y propose
un art de vivre dans une certaine désinvolture, de savourer les petits
plaisirs de la vie, de rester joueur, tout en étant réceptifs aux
clins d'œil du hasard, qui, discrètement, mène le monde.
Il
pleuvait des oiseaux, de Jocelyne Saucier
(éd. XYZ 2011)
lecture par Marie-Françoise:
Écrit en français par Jocelyne Saucier, romancière québécoise, son titre étrange, Il
pleuvait des oiseaux, fait penser tout de suite, à cause des canadairs dont on connaît
l'usage, aux grands feux qui
sévissent là-bas, la seule calamité qui puisse les faire pleuvoir…
Parce que le Café littéraire luxovien du 31 mai 2013 abordera la
littérature canadienne, parce que le roman a obtenu en 2012 le Prix des cinq continents de
la francophonie dont le jury comptait le prix Nobel Jean-Marie Le
Clézio, parce que son titre est évocateur
de drame et d'incendie… mais aussi de beaucoup de tendresse, je me
suis plongée dans sa lecture.
Ce roman conte l'histoire de personnages
étranges. Des rescapés des Grands feux qui ont ravagé
le nord de l'Ontario au début du XXème siècle, à présent des vieillards,
qu'une photographe
traque sur sa pellicule en vue d'une exposition. Ils sont discrets, se
sont volontairement exilés du monde au fond de la forêt, chacun
"dans sa cabane à regarder le temps passer, sans autre
occupation que celle d'y vivre." "Le grand âge lui apparaissait
[à
la photographe] comme l'ultime refuge de la liberté,
là où on se défait de ses attaches et où on laisse son esprit aller
là où il veut."
L'un de ces vieillards, personnage de
légende dont on n'a jamais très bien su le prénom tant il en a
porté, ayant été aperçu dans beaucoup d'endroits différents lors de
l'incendie, mais décédé de sa belle mort à 93 ans, isolé dans sa
cabane au fond de la forêt où il avait, dans le silence de centaines
de peintures où se mêlent ses visions d'errant dans les décombres
brûlants à la recherche de ses deux amoureuses, retracé ses jours
vécus dans l'incendie. Noirceur teintée de lumière… parce
qu'il n'avait pas de mots pour dire le désastre, la douleur et les morts, son
errance, sa recherche... parce qu'aussi "Il n'y a rien de plus
beau qu'un amour impossible".
Deux autres personnages du roman découvrent
l'amour en leur âge très avancé, la tendresse de
l'amour de fin de vie, sa beauté, sa douceur, son feu calme… quand les jours sont comptés. "Le silence vaut
mieux que le bavardage, surtout quand il est question de bonheur et
qu'il est fragile./ Le bonheur a besoin simplement qu'on y
consente."
Bref, Il pleuvait des oiseaux, est
un superbe récit, empreint de romantisme, de réalisme et d'histoire à la fois,
ainsi que d'art. C'est une
leçon de vie, de liberté et de mort acceptée et voulue au sein de la nature
quand le temps est venu, que nous propose Jocelyne Saucier. On le devine,
il se lit comme une quête, celle de la photographe prise d'amitié pour
les vieillards qu'elle photographie, et qui cherche, dans les traits de
leur visage et à l'écoute de leur silence, à retracer leur vécu des
Grands Feux.
Rodmoor, de
John Cowper Powys
(éd.Seuil, 1992
―
Rodmoor,
A Romance 1916)
par
Jacqueline
Peltier:
Ce
roman, très sombre, fut écrit un an après Wood and Stone.
L'histoire est centrée sur la personne d'Adrian Sorio, premier d'une
longue série de personnages que l'on pourrait appeler 'Powys- héros-',
un homme exalté qui connut de graves problèmes psychologiques, au
point d'avoir été interné un certain temps aux Etats-Unis. Il
rencontre à Londres une jeune fille, Nance, dont il s'éprend et qu'il
suit à Rodmoor, un village au bord de la mer du nord, cette mer qui
donne une tonalité sinistre au roman. Là, Adrian va être attiré par
une autre jeune femme androgyne et anormale, et malgré tous les efforts
de Nance pour le reconquérir, Adrian liera son sort à celui de la
dangereuse rivale.
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un extrait
Wolf Solent,
de John
Cowper Powys (éd. Gallimard,
nrf, 1967― Wolf
Solent 1929)
par Jacqueline
Peltier:
Wolf
Solent, le personnage principal du livre, venu de Londres dans le Dorset
remplir les fonctions de secrétaire auprès de Mr. Urquhart, un squire
au caractère étrange, déplaisant. Il a embauché Wolf pour l'aider à
écrire une chronique "rabelaisienne" du Dorset, qui en
raconterait surtout des anecdotes scandaleuses, des histoires
scabreuses. Or ce que Wolf Solent chérit le plus au monde est ce qu'il
nomme secrètement sa 'mythologie', l'idée que son âme est engagée
dans une lutte cosmique entre le bien et le mal. Il va devoir confronter
cette 'mythologie' aux gens et aux réalités cotoyées. Deux femmes
vont l'attirer, l'une, Gerda, qui représente les forces de la vie
sensuelle, l'autre, Christie, la vie éthérée de l'esprit. Le récit
nous montre cette confrontation entre l'imaginaire de Wolf et la
réalité. Et ce qui en résulte.
Lire
un extrait
Les Enchantements de
Glastonbury, de
John Cowper Powys (éd. Biblos,
1975
―
A
Glastonbury Romance, 1932 )
par Jacqueline
Peltier:
Ce
grand roman se déroule surtout à Glastonbury, ville ancienne au passé
légendaire, chrétien et pré-chrétien. Nous y trouvons une
cinquantaine de personnages qui vont tous jouer un rôle important dans
l'histoire... Cette œuvre polyphonique s'ouvre dans le Norfolk sur la
lecture du testament de William Crow, un chanoine fort riche, qui a déshérité
sa famille pour laisser sa fortune à Johnny Geard, un homme d'église
qui lui a tenu compagnie dans ses dernières années. Johnny Geard est
lourd, laid, vêtu de façon négligée, mais il possède néanmoins une
vitalité animale hors du commun, une personnalité charismatique si
forte qu'elle avait fasciné le vieil ecclésiastique. Devenu maire de
Glastonbury, Geard, qui se déclare chantre d'une nouvelle religion
proche de l'évangélisme et du revivalisme, décide de rétablir les
jeux moyenâgeux de la Passion, comme on peut encore les voir
aujourd'hui en Allemagne. Autour de lui vont se déchaîner beaucoup de
forces contradictoires, hostiles les unes aux autres. Philip Crow, le
petit-fils du chanoine, personnage ambitieux, symbole d'un capitalisme
effréné et sans scrupules, va se trouver aux prises avec toutes sortes
de volontés adverses, communistes, mystiques, occultes... Comme souvent
chez Powys, un personnage a les traits et les attitudes psychologiques
de l'auteur lui-même. C'est ici John Crow, homme intelligent mais
sceptique, qui va s'efforcer, sans y croire, de seconder les projets du
maire....
Lire
un extrait
Comme je l'entends,
de
John Cowper Powys (éd.
Seuil, 1989 ―
After
My Fashion, 1919(publié seulement en 1980))
par Jacqueline
Peltier:
À
dire vrai, ce roman n'est pas 'posthume'. Ecrit pendant la première
guerre, il ne fut découvert que bien longtemps après que John Cowper
l'ait eu présenté à des éditeurs américains, qui le refusèrent. Or
il n'est pas sans intérêt, ne serait-ce que parce c'est le seul roman
de Powys qui a l'originalité de se passer en partie dans le sud-est de
l'Angleterre, en partie à New York, et également parce que Powys y
fait une large part à 'Elise Angel' qui n'est autre que la grande
danseuse Isadora Duncan qu'il connut fort bien. L'histoire tourne donc
autour de Richard Storm, qui est poète et a vécu à Paris où il a
rencontré Elise qui est devenue sa maîtresse. Revenu en Angleterre il
va faire la connaissance d'un peintre, Robert Canyot, fiancé à Nelly,
une jeune fille que Richard va épouser, puis quittera pour la danseuse.
Powys montre aussi son intérêt pour ce qui se passait dans la jeune
Russie communiste, et introduit un certain Ivan, qui pourrait bien être
le poète Essenine, qu'Isadora Duncan épousera en 1922. Comme je
l'entends n'est encore que l'œuvre d'un écrivain débutant, mais
quel!
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un extrait
Grâce
à Gabriel, d'Arnaud Friedmann
(Les éd
de la Boucle, 2012)
par Marie-Françoise
À part Jean-Marie, stable et patient, sur lequel son épouse peut
compter et qui voudrait qu'ils adoptent un enfant pour qu'elle retrouve
goût et joie de vivre, et leur fils Jacques, l'auteur, Arnaud Friedmann
met en lumière des personnages guère satisfaits de la vie qu'ils
mènent, des personnages en attente, ou qui cherchent des sensations
extrêmes.
Michèle,
l'épouse dépressive, pressent les malheurs: "Elle devine que
c'est en train d'arriver, ce qu'elle attendait depuis longtemps. Le
retard de sa fille ouvre sur ce qu'elle n'espérait plus. De la
nouveauté qui provient de l'extérieur, dont elle n'est pas
responsable."
Leur fille Émilie, adolescente, rêve de
vivre quelque chose, mais: "Ça n'arrivera pas. Ça n'arrivera
plus. Elle finira dans les bois sans qu'aucun garçon l'ait embrassé
jamais. […] Ça ressemble à un film et elle aime ça malgré tout,
crever en héroïne comme les actrices américaines qui sont si belles
et s'enfuient dans des forêts, que des monstres rattrapent et que des
jeunes premiers sauvent, sauvent à temps, juste à temps."
Jérémie,
l'assassin d'Émilie, qui laisse ses impulsions le dominer: "C'était
mieux que de ne pas exister, cette détestation autour de lui."
Sonia,
l'amie de Jérémie, qui voudrait un enfant de lui: "Rien ne se
produit jamais comme on l'espère. […] Elle partage la présence de la
fille allongée sur leur carrelage, elle accueille ce crime chez eux. La
vie commence enfin à ressembler à un film." Un peu plus tard
en faisant l'amour avec lui près du cadavre qu'ils font brûler: "Elle
ferme les yeux. Elle n'entend plus le feu. Elle espère que si c'est un
garçon, il ressemblera à son père; qu'il aura ce don de plaire aux
femmes."
Mais
ce drame, au
lieu d'anéantir la vie de Michèle, va la sauver. Par une ténacité
dont on ne l'aurait jamais crue capable, va lui rendre la vie plus douce
puisqu'elle décide d'accepter d'adopter un enfant, mais pas n'importe
lequel, celui né de Sonia et Jérémie.
Suivent
vingt ans d'une histoire d'amour maternel et filial entre elle et
Gabriel, qui, par son angélisme lui fait renoncer à ses projets de
vengeance. Projets qui pourtant reviennent la tarauder régulièrement, de même
que la pensée de sa fille morte, jamais oubliée, à qui chaque jour
elle rend visite au columbarium.
Un
récit envoûtant, à lire absolument, même s'il paraît
invraisemblable, même s'il paraît un fait divers poussé à l'extrême par
l'auteur. Il est narré sans concession dans une remarquable écriture
et montre, outre les zones d'ombre et les pensées inavouables de
l'être humain, que le caractère acquis par l'éducation, par le vécu heureux et
les soins attentifs d'une famille aimante, stable, qui fait tout pour l'avenir
de l'enfant, se laisse malgré tout
rattraper par le fond héréditaire duquel on ne peut totalement
échapper.
Lire
le premier chapitre
Le
troisième anneau, de Costas Taktsis
par Marie
Le livre s'ouvre et se ferme sur une grande colère. Celle de Nina
envers sa fille : "Non, non et non, je ne la supporte plus!...
Quel fléau, mon Dieu, m'as-tu envoyé là? Qu'ai-je fait pour mériter
un pareil châtiment? Jusqu'à quand va-t-il falloir l'endurer, voir
chaque jour sa figure et entendre sa voix, jusqu'à quand? Ne se
trouvera-t-il pas quelques imbécile pour l'épouser et me débarrasser
de ce monstre que son père m'a sûrement légué pour se venger de moi?
Que la terre engloutisse tous ceux qui m'ont empêchée d'avorter."
Entre temps, c'est toute une vie qui se
déroule, celle de Nina et des siens, entrecroisée avec celle de son
amie Ekavi, qui lui conte la sienne. Nous est dévoilée la vie d'une
famille de la petite bourgeoisie grecque dans les temps d'avant guerre,
de guerre, d'occupation et de maquis, puis d'après guerre. Une vie
fertile en évènements, souvent tragiques, qui pourraient chacun donner
lieu à un roman avec une intrigue de A à Z et une chute, mais qui,
dans la vie réelle, ainsi qu'elle est contée ici par l'auteur masculin
Costas Taktsis ― qui
se met si bien dans la peau des femmes ―,
s'imbriquent et s'entrecroisent sans fin dans un quotidien, non pas
banal, mais qui s'égrène avec le sentiment d'injustice ressenti,
d'inéluctabilité aussi, sans laisser le loisir de s'arrêter, comme
dans toute vie qui se déroule sur la trame du temps et de l'Histoire, ―
ici celle de la Grèce contemporaine. Temps qui fait tout… passer.
"Je la laissai pleurer. Quand
nous nous levâmes pour continuer notre chemin, son visage avait perdu
de sa dureté. Elle oubliera, pensai-je, qu'elle le veuille ou non. Le
temps est le meilleur des médecins. Quand mon père mourut, je pensais
que je ne m'habituerais jamais à sa perte et puis, deux ou trois mois
plus tard, je me sentais parfois comme s'il n'avait jamais existé."
Carnivores
domestiques, d'Erwann Créac'h
par Adéla:
L'auteur est vétérinaire de formation, métier qu'il a abandonné pour
se réorienter vers le théâtre.
Les quelques dix-huit récits d'interventions d'urgence,
dans tous les milieux possibles: d'aisés à marginaux en passant par
miséreux, étrangers et gens du voyage, etc., d'un vétérinaire parisien, qu'il narre à la
première personne sont cependant annoncés comme fictifs et le fruit de
son imagination singulière.
Pourquoi se décide-t-on à prendre un
animal pour compagnon, auquel on s'attachera forcément, quand on sait
que les vies des chiens, des chats sont sept fois plus brèves que
celles des hommes ?
Incombe au vétérinaire appelé dans les cas
extrêmes, cruels et criminels parfois, d'atténuer, d'abréger la souffrance des
bêtes, de les euthanasier s'il ne peut malgré tous ses efforts, les
soigner.
Mais pour le vétérinaire ce n'est pas
le plus difficile :
"Non, il ne sait pas qu'il va
mourir. Le passage de la vie à la mort n'est qu'une douce pente vers un
repos. La mort frôle la vie. La vie s'en va sans un cri. Finalement, la
mort des bêtes ne me chagrinait pas. Cette mort-là, en fait, ne me
faisait plus rien. C'était la tristesse des gens bien sûr."
"les plus souffrants n'ont ni poils ni plumes." Comme
dans toute perte, la douleur est pour ceux qui restent…
Aussi, bien souvent, au-delà des animaux
le vétérinaire ne voit plus que leur maître, la nuit qui les attend,
si au lieu que ce ne soit qu'un petit rien du tout, il doit leur
annoncer le pire.
Dans les récits d'Erwann Créac'h, on est confronté chaque
fois à la souffrance et il
est rare que ce pire n'advienne pas. On sait en commençant chaque récit que
l'issue, sauf quasiment miracle, il en est, heureusement, sera fatale.
C'est un livre dur, un
livre sans concession, sans guère de note d'humour pour remonter le
moral. Mais on ne peut s'empêcher d'en poursuivre la lecture, parce qu'il
nous apprend bien des choses sur les animaux domestiques, leur
psychologie et celle de leurs maîtres que le vétérinaire s'efforce
d'aider avec une grande humanité. Enfin parce que soi-même on cherche
à reconnaître l'animal qui fut, qui est, le sien, parce que soi-même
on a été, est, ou sera dévoré de chagrin...
Arbres de vie,
de Brigitte Müller
par M-F
Sans éditeur, sans imprimeur et sans date de parution, en cette fin
d'année 2012 /début 2013, Brigitte Müller, parce qu'elle est
persuadée que notre santé et notre survie sont intimement liées à
celle des arbres avec lesquels, par ailleurs, nous avons beaucoup de
points communs, nous donne à méditer sur ses œuvres picturales ornées
de citations sur les arbres qu'elle a extraites de la Bible.
Mais attention, rien de gnan-gnan dans ce
livre d'artiste, rien de prétentieux non plus. De belles peintures, tout en couleurs, à la limite de
l'abstrait et du figuratif, vision revisitée des arbres, de leur
texture, de leur port, de leur vie. Des textes exempts du poids pesant
de toute interprétation ou propagande religieuse. Le tout
harmonieusement mêlé sur fond teinté aspect papier à dessin pur
chiffon, glacé. Bref un agréable moment à passer en compagnie d'un
bel ouvrage.
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