Le Café Littéraire luxovien /  Des lectures (5)

 

Table des lectures
Prix Marcel Aymé
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D.I.C.I.A.L.A, de Frank Morzuch (éd artothem, 2012)
lecture par Marie-Françoise

      Publié à l'occasion d'une exposition de Frank Morzuch à Autrey-les-Gray intitulée D.I.C.I.A.L.A, présentant ses œuvres depuis celles, figuratives, sculptées à même les billes de bois telles Songe (1986), Cavalier ou Mobile (1988), jusqu'à Vénus et Mars (2012), conceptuelle, en passant par ses étapes de recherches sur Dürer, les carrés magiques et les nombres inspirateurs d'installations, de déplacement sur le terrain, de trompe-l'œil visibles d'un seul point de vue ou selon l'éclairage, telles Filets, Travée (1991), Actes (1992), Question d'échelles (1998), Sceau de Saturne (2000), ce livre rédigé par l'artiste lui-même va cependant au-delà du simple catalogue d'exposition, puisqu'il fait en même temps le récit de sa démarche singulière, de son questionnement et de ses croisements troublants avec une part de sa vie privée. L'auteur qualifie lui-même son ouvrage de "récit/catalogue" dans ses remerciements.

     Frank Morzuch y retrace et démontre en effet, au pas à pas, avec tous ses détours, de manière claire, littéraire, voire poétique et précise à la fois, douze années de recherches. Comment il "rencontra" Dürer, en vint à s'intéresser à sa "Melencolia" et aux nombres qui régentent l'espace, aux nombres comme moyen de langage, à ne s'attacher plus qu'à faire surgir en œuvrant, la "présence", l'Esprit, qui habite la matière, la gouverne, abandonnant ainsi le figuratif : «J'épure, retranche, n'ajoutant rien à ce qui existe déjà ». Nous confiant ce qui déclancha cette rupture. «Ce jour-là, j'ai rompu avec la figuration. Lorsqu'on m'interroge à ce propos, je ne peux que répondre : J'ai perdu mon innocence». Préoccupé depuis à «faire se condenser l'espace en un tissu qui donne à voir le flux qui le traverse».

      Attention et silence, sentiment d'infinie acceptation, même si par ailleurs révolté, se dégagent de l'œuvre et de l'homme tel qu'il nous apparaît après la lecture de ce livre étayé de très nombreuses photographies couleur. Photographies de son travail sur les nombres et de ses sculptures. Photographies prises lors de la réalisation d'installations, de séjours en résidence d'artiste, comme à Ouagadougou dernièrement. Et même, photographie de son fils Vivien. Et s'il se permet d'évoquer la perte de ce fils  «parti de son plein gré, vivre sa vie au péril de sa mort», c'est qu'elle croisa son œuvre dans ses rêves qui la nourrissent, avec le sentiment de Frank qu'«On n'échappe pas à sa destinée».

PS. Outre du texte, des photos et vidéos du travail de Frank Morzuch sont visibles sur son site:
      
www.frankmorzuch.com

 

 

Séraphita, d'Honoré de Balzac
par Henry Miller dans Les livres de ma vie :

      J'ai lu Séraphita pour la première fois en français, à une époque où je connaissais très mal cette langue. L'homme qui me mit ce livre entre les mains employa cette habile stratégie dont j'ai parlé plus haut: il ne me dit presque rien sur ce livre excepté qu'il était fait pour moi. Venant de lui, cela suffisait à me stimuler. C'était, en effet, un livre "pour moi". Il vint exactement au bon moment dans ma vie et il eut l'effet désiré. Depuis, j'ai si je puis m'exprimer ainsi, "expérimenté" l'effet de ce livre en le donnant à des gens qui n'étaient pas préparés pour le lire. J'ai beaucoup appris dans ces expériences. Séraphita est un de ces livres, et ils sont rares, qui font leur chemin sans aide. Ou bien il "convertit" le lecteur, ou bien il l'ennuie et le dégoûte. La propagande ne pourra rien faire pour accroître le nombre de ses lecteurs. En fait, sa vertu réside en ce que jamais à aucun moment il ne sera vraiment lu, sinon par quelques élus. Il est vrai qu'au début de sa carrière, il a connu une grande vogue. Ne connaissons-nous pas tous cette exclamation du jeune étudiant viennois qui, accostant Balzac dans la rue, demanda la permission de baiser la main qui avait écrit Séraphita? Les vogues, cependant, meurent vite, et c'est heureux car c'est après seulement qu'un livre commence son vrai voyage sur la route de l'immortalité.

Séraphita, d'Honoré de Balzac
par Julie :

      Il est des coïncidences, ou résonances, étranges. La lecture de Les livres de ma vie d'Henry Miller m'a incitée à me plonger dans celle, méconnue, de Séraphita de Balzac, ce, juste après avoir visionné les émissions consacrées à La magie du cosmos diffusées par Arte.
      Faisant partie des études philosophiques de la comédie humaine, Séraphita est habituellement présenté comme un roman plongeant dans le fantastique et le surnaturel dans lequel Balzac aborde le thème de l'androgynie ramené au mythe antique de la perfection humaine.
      Pourtant, lu à la lueur des nouvelles théories de la physique présentées par Brian Greene dans La magie du cosmos, ce roman s'avère recéler dans sa quatrième partie intitulée Les nuées du sanctuaire, un versant quasiment scientifique que l'on pourrait rapprocher de ces théories qui tentent à démontrer, du moins pour ce que j'en ai cru comprendre, que le flux du temps est une illusion, que passé, présent et futur coexistent, qu'il y a de plus en plus de désordre, qu'il y a intrication entre certaines particules, même éloignées, que la majeure partie de la matière n'est que du rien, du vide, qu'il y aurait des univers parallèles dans lesquels nous existerions aussi mais dans d'autres versions de nous-mêmes… …
      Relativité, entropie, mécanique quantique, multivers… pressentis aux frontières de la physique avec lyrisme par Balzac, son roman baignant entre Science et Esprit, univers physique et univers moral, de quoi rêver.

 

 

Stabat Mater, de Xavier Bazot  (éd. Serpent à plumes 1999)
l
ecture par Marie-Françoise:

      Le narrateur oscille entre le refus d'avoir à se fixer en fondant une famille de quelque façon que ce soit et  le bonheur de la paternité perdue. Il abhorre les liens qu'implique une naissance par peur  de perdre sa liberté et l'assouvissement de ses plaisirs, mais pas seulement: "Criminel l'acte d'engendrer puisque sciemment, transmettant le traumatisme, passé, de notre expulsion, léguant l'horreur, future, de notre agonie, nous créons des condamnés à mort, infortunés les parents qui ne voient pas périr leur enfant, s'éteignent dans l'incertitude, heureux ceux qui ont pu s'assurer que sa vie entière a traversé exempte d'affliction cette vallée de larmes, que sa fin a été douce, sans effroi ni géhenne; que les soutienne la conviction d'avoir donné, grâce à son passage ici-bas, la vie éternelle à l'âme dont ils ont facilité la courte incarnation, que les conforte l'idée qu'ils pourront, dans cinquante ans, comme si on appuyait sur un bouton, à l'évocation du petit cadavre s'écrouler en sanglots avec la même fraîcheur qu'au premier jour."
      Tout au long du livre, le narrateur évoque un deuil qui ne se fait pas. Celui d'un nourrisson, Théodore, perdu à quelques mois. 
      Lui et Assunta, la mère,
avec laquelle il finit  par vivre tout de même "Je ne puis endurer longtemps l'absence du regard d'autrui puisque j'intègre plus vite que prévu la masse des handicapés qui, en vue de surmonter leur peur de ne savoir exister sans témoins, ne se séparent pas de leur mère, se collent à un époux, se munissent d'enfants" , revoient tout le temps leur enfant qui le peu de temps qu'il a vécu a su donner des joies, apporter le bonheur. 
      Théodore les accompagne, avec lui ils continuent à vivre: "
À une soirée chez des gens tu es venu avec nous, tu es défunt c'est entendu, mais tu n'es pas figé", ils en font des rêves d'une fascinante réalité… "Nous guettons un signe de ta part, alors que ce signe, ce fut ton passage."
     Stabat Mater est aussi un livre sur l'avortement. Avant la naissance de Théodore, celui d'un premier fils pas désiré. Après le décès de Théodore, celui, thérapeutique, d'une enfant qui aurait été anormale, laquelle, même si elle n'aura pas d'état civil, le père baptise Angeline, et qu'ils confient à son frère Théodore…
      Stabat Mater se traduit par "debout mère", mentalement le lecteur y associe le mot dolorosa, car si c'est le père qui exprime par écrit, relate leur chemin de croix, la mère, Assunta, est là, douloureuse, qui donne la vie et se voit perdre ses enfants les uns après les autres. Et si Xavier Bazot n'y associe pas ce mot, sans doute est-ce parce que son Stabat Mater se termine par une ouverture, une re-naissance possible, absolution pour les crimes commis, car tout au long du livre plane le sentiment religieux de la culpabilité du narrateur, de la culpabilité de leur couple.
      Ce petit livre de quelques 105 pages aérées, intenses, est à lire très lentement, puis à relire, le père de Théodore narrant hors chronologie les souvenirs et les pensées qui viennent à sa conscience, et nous laissant à la fin sur une énigme.
      L'auteur, Xavier Bazot, comme dans ses autres ouvrages, de Chronique d'un cirque dans le désert à Camps volants, donne son propre prénom, Xavier, au narrateur. Fiction ou expérience douloureuse personnelle ? 

 

 

Supplément à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger
lecture par Adéla:

      À la page 82 de l'édition de ce récit paru chez P.O.L., on lit :
      "Résumons. Une femme contrefait une autre écrite par elle-même à partir d'une autre (ça, on l'apprend plus tard), jouant autre chose qu'un simple rôle, jouant non pas son propre rôle, mais une projection de soi dans une autre interprétée par soi-même à partir d'une autre."
      Le livre de Nathalie Léger, c'est tout à fait cela, elle l'y résume bien en ces quelques lignes. Mais pour les comprendre, il faut le lire attentivement, discerner à chaque paragraphe quelle est la femme qui parle ou que Nathalie Léger fait parler.
      Elle s'y interroge sur la femme qu'était l'actrice Barbara Loden, qui à partir d'un fait divers, a réalisé une fiction où elle a interprète à la fois Alma (la paumée, dénommée Wanda dans son film, qui, condamnée à vingt ans de prison pour avoir été complice d'un braqueur abattu par la police sur les lieux de son méfait, en remerciait ses juges), et elle-même. Le livre est un jeu de miroir entre trois femmes: Alma/Wanda, Barbara Loden et Nathalie Léger, et derrière Nathalie, sa mère. Nathalie se glissant dans leur peau.
      Une façon pour elle, comme pour Barbara, d'être entendue?:
      "D'Élia Kazan, Barbara dit au magazine FILM, en juillet 1971: «Il m'a appris que le plus important était de ne pas être silencieux. Je l'étais, ne disant jamais un mot, toujours silencieuse. Et maintenant, qu'est-ce qu'il reste à faire? Il m'a dit qu'il faut être entendu. Vous devez être entendu pour chaque chose que vous faites. C'est pour ça que j'ai fait Wanda. C'est une façon de confirmer ma propre existence.»"
      Un livre qui ne laisse pas indifférentes les femmes blessées, trahies, abandonnées, atteintes de la tristesse d'exister sans qu'on sache pourquoi et qui ne savent pas dire non, un livre qui obtint le prix du livre Inter cet été 2012.
      Et Nathalie Léger de glisser dans ses pages, puisqu'il faut bien finir par en sortir: "Je préfère ce que dit Céline: quand on est arrivé au bout de tout et que le chagrin lui-même ne répond plus, alors il faut revenir en arrière parmi les autres, n'importe lesquels."

 

 

 

Les canards boiteux, de Pierre Pelot
lecture par Julie

      Le roman se passe dans les années soixante-dix, non loin du Lac Vert dans les Vosges, s'étend sur quelques mois. Il narre, pour Laurent, dont les parents sont décédés alors qu'enfant et qui avait passé ses jeunes années dans ces lieux, sa tentative avec Sylvia, la parisienne, de Retour à la Nature, à la vie sauvage, en essayant de vivre de leurs propres moyens. Laurent tout en écrivant, Sylvia en s'adonnant à la glaise, à la peinture sur soie, etc. Mais pour Laurent, c'est en même temps, un moyen de se "planquer", chez Théo vieil ami de toujours.
      "On avait toutes sortes d'ouvrages à ce sujet, toutes sortes de manuels du parfait sauvage heureux. C'était possible, on disait, on le voulait… Dis-moi ce qui nous manquait, Théo ! Il nous manquait la connaissance de ce pays nouveau sur lequel on avait mis le pied sans le savoir, mais on aurait pu l'acquérir, pas vrai ? Cette connaissance que je possédais un peu, moi, germée ici… Il nous manquait la force… Seulement, je n'ai rien reconnu, Théo, je n'ai rien retrouvé, sinon les tentacules que l'autre monde a lancé jusqu'ici…"
      Pour Théo, très respectueux des lois, qui vit en solitaire dans ces montagnes depuis que la guerre lui a enlevé son épouse et ses enfants, il s'agit de protéger des braconniers les faucons pèlerins qui nichent dans la paroi rocheuse du cirque de l'ancien glacier. Ceux-ci viennent en effet chaque année prendre les petits au nid, les destinant à la fauconnerie pour la chasse en Allemagne.
      Théo gagnera Laurent à sa cause, c'est ce qui réunira les deux hommes et retiendra Laurent dans les montagnes, même une fois Sylvia repartie en plein coeur du trop rude hiver.
      Le roman, paru dans une publication jeunesse, s'adresse à tous. Les hippies des années soixante-dix, avec leurs illusions, leur désappointement, s'y reconnaissent aisément. Les activistes pour la protection de la nature et des animaux en voie de disparition aussi. La vie en solitaire, à l'écart de tout, la vie rude en montagne, en pleine nature, ses moments de félicité, de désarrois, égrenée de souvenirs, y est décrite dans de belles pages. L'action aussi, qui galvanise.
      Le roman se termine sur une note optimiste, juste après la "bagarre" avec les braconniers. L'issue redonnant la joie de vivre aux deux hommes.
      "La nuit était belle, douce. Comme un lit, une gangue. Elle ne finirait jamais. C'était une nuit remplie d'odeurs, riche et superbe d'indifférence tout à la fois. Une nuit… retrouvée, comme celles d'avant, comme celles-là qui planaient dans les chants des grillons et qu'il écoutait vibrer, l'œil ouvert, le souffle suspendu, depuis le lit de son enfance."
      Cette vie, l'auteur du roman, Pierre Pelot lui-même, l'aime et la mène. Rien d'étonnant que ses descriptions soient si belles et si justes.

par Michèle Larrère : 

Il me reste encore quelques pages à lire dans Les canards boiteux, dont j'apprécie les descriptions détaillées en tous domaines tout en regrettant la situation en flash back très à la mode dans les années 70 qui m'agace à chaque rencontre. 
       J'ai aussi remarqué une grande similitude descriptive de l'atmosphère campagnarde avec un important passage dans Anna Karénine que je relis depuis deux mois (667 pages tout de même) Pierre Pelot devait bien aimer Tolstoï.

 

 

 

Rocambole, de Pierre Alexis Ponson du Terrail
lecture par Marie

      C'est une immense saga où il est beaucoup question d'orphelines et d'enfants spoliés de leur fortune, d'héritages à restituer. Ce thème étant décliné de multiples façons.
      On y trouve usurpations d'identité par le crime, complots machiavéliques, déguisements, vengeances, viols. Des créatures bienfaisantes et d'autres malfaisantes, des crapules parfois frappées par le repentir, mettant ensuite autant d'énergie à faire le bien qu'ils en mettaient à faire le mal. Vision romantique du bien et du mal.
      Cela se passe au XIXème siècle, à l'époque de Ponson du Terrail lui-même, dans les années 186.. Les lieux vont de Paris, à Londres, et jusqu'en Inde. On se retrouve dans des auberges plus ou moins bien famées, des hôtels particuliers des maisons à locataires, des châteaux, le bagne même…
      Les personnages sont de la haute société. D'autres, issus des milieux les plus sordides et crapuleux. Ils sont redresseurs de torts ou voleurs de toute sorte, du chiffonnier au banquier spolieur de fortune, on y trouve aussi vicomtes, barons, femmes de haute naissance, grisettes et femmes légères, etc. Il y a des duels pour un rien, pour l'honneur, ou pour tuer, des empoisonnements dont on revient ou pas, des déguisements, des rebondissements incroyables.
      Rocambole est, à l'origine, un de ces enfants de vile espèce. Frappé par la grâce, il s'acharnera ensuite à faire le bien. En espérant sa rédemption. En savoir la raison nécessite de lire plusieurs volumes, car il n'entre pas tout de suite en scène. Bien d'autres personnages, on l'a dit, hommes et femmes, gravitent autour de lui, qui ont juré sa mort ou lui sont dévoués corps et âme. Que l'on retrouve peu ou prou, de tome en tome.
     Très populaires à leur sortie en feuilleton, solidement structurés, mais pas retenus parmi les œuvres à caractère littéraire, ses romans sont jugés d'une écriture facile. On les lit facilement en effet et l'on ne s'ennuie pas dans les quelques trente et un volumes qui composent la série des Rocambole. Série qui aurait pu ne jamais finir, car l'œuvre s'arrête en pleine action alors qu'on attendait la suite, si l'auteur n'avait été contraint par la guerre de l'interrompre, de s'enfuir, puis, avant à l'âge de 42 ans n'était décédé de mort naturelle.
      Bref c'est une œuvre dont la lecture est un passe temps agréable pour qui cherche à s'extraire de ses soucis. Les multiples intrigues(*), qui se développent de tome en tome sur des milliers de pages sont tellement prenantes qu'on oublie de penser à son propre désarrois. Enfin, cette lecture permet d'apprendre l'origine de l'adjectif rocambolesque et son sens. Il nous vient de Ponson du Terrail, même si son œuvre n'est guère prônée et plus lue. Libre de droits, on la trouve cependant en livre électronique téléchargeable sur Internet.

* Un moyen de s'extraire du cycle de ces histoires rocambolesques qui n'en finissent pas: quelques trente pages avant la fin d'un tome, Ponson du Terrail lance les jalons d'une nouvelle intrigue alors que l'autre est pratiquement déjà démêlée et heureusement aboutie, il suffit d'interrompre sa lecture à ce moment intermédiaire qu'avec l'habitude on repère facilement, pour ne pas s'engager au point de souhaiter connaître la suite qui fait partie du volume suivant.

 

 

Nous, enfants de la tradition, de Gaston-Paul Effa. (Ed. Anne Carrière, 2008)
Lecture par Brigitte G.

      Dans la vie, si l'on se demande souvent "Comment faire?", on peut aussi se marteler l'esprit de la question inverse "Comment se défaire?" D'une douleur, d'un lien, d'une dépendance, etc. C'est de son destin même dont voudrait s'affranchir Osele, car sur lui pèse la lourde charge de la "tradition": celle qui, en Afrique (mais également chez les Antillais…), contraint chaque enfant aîné à subvenir sa vie durant aux besoins de sa famille d'origine. Laquelle famille compte ici 33 enfants, nés d'un même père et de ses deux épouses, vous imaginez! Ajoutez à cela la prise en charge de frais pour la communauté!
      C'est tout le cheminement vers la désobéissance d'Osele à la tradition que raconte ce livre.
      Là-bas, ce genre de révolte est inimaginable. Pourtant, on sait d'emblée qu'il y parviendra.

      Osele n'était pas vraiment l'aîné mais le septième enfant. Cependant, pour diverses raisons, il a été élu "l'aîné" et le chef du village à l'âge de douze ans. Dès lors, pour le petit camerounais de la tribu des Fangs-bêtis, animistes et fétichistes, les jeux d'enfant s'arrêtent.

      On vient d'abord le chercher pour le très douloureux rituel d'initiation (c'est la première étape de la tradition):
      «J'aurais tout donné pour pouvoir pleurer dans les bras de ma mère. Je frissonnais. Je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage maternel, qui n'apparaîtrait plus ce soir à mes côtés. J'aurais voulu mourir.»
      La deuxième étape consiste à séparer l'enfant ou l'adolescent (ici vers 15 ans) de sa famille pour l'envoyer étudier en France en vue d'obtenir une situation. Osele est exilé en Alsace, chez les Jésuites car on veut faire de lui un prêtre. Nouveau pays, nouvelles culture et religion: comme une seconde initiation, dit Osele. Heureusement, comme un nouveau père aussi en la personne du révérend, qui lui enseigne la botanique. Osele refusera d'être prêtre, deviendra ingénieur et épousera une française, Hélène. Ensemble, ils auront deux enfants.
      La troisième étape dure en principe toute la vie: l'aîné doit adresser en Afrique les trois quarts de son salaire. Hélène finira par ne plus supporter cette situation et quittera son mari. Sur cette rupture commence le livre.

      Seul désormais, logé au foyer des immigrés, Osele s'interroge : n'est-il pas exploité au-delà des besoins? Et pourquoi son frère, pourtant si riche, n'a-t-il pas lui aussi la charge de la famille africaine?
      De tentative en tentative, Osele trouvera le courage de se libérer définitivement. Mais il lui faudra pour cela une motivation plus forte que tout! Une motivation ainsi qu'un moyen de réussir. Quelles seront ces deux forces qui l'aideront à se rebeller? À vous de le découvrir!

      Dans un style clair et souvent poétique, où les questions, les appositions, les énumérations foisonnent (comme la longue liste des superstitions de sa tribu), l'auteur nous plonge au cœur de la culture africaine, enracinée dans les contes, les légendes. La religion y est perçue dans la Nature même, laquelle dicte sa loi, sous un éternel regard, celui de la lune.
      Il y a un rythme aussi dans ce livre qui est marqué par les sonneries du téléphone.
      Mais c'est l'histoire surtout, construite par allers-retours entre présent et passé, qui porte en elle toute la force prégnante, terriblement émouvante de ce roman écrit en très brefs chapitres, sauf celui consacré au rituel d'initiation, un peu plus long et qui constitue, à mon sens, le temps fort du livre.

      Roman autobiographique à quelques détails près: dans la vie, G.P Effa n'est pas ingénieur comme le narrateur mais prof de philo à Strasbourg, et écrivain donc. Par-delà sa propre expérience racontée, son exemple, espère-t-il, pourra encourager d'autres aînés à déposer leur fardeau. C'est aussi en leur nom qu'il veut témoigner, d'où ce titre pluriel : «Nous, enfants de la tradition».

 

 

Villa Amalia, de Pascal Quignard
lecture par Adéla

      Étrange vie que celle de l'héroïne de ce roman, Ann Hidden. Semée de fuites, de départs et de pertes: compagnons, maisons, amies, ami. Dans l'impossibilité de se fixer, elle n'hésite pas à tout quitter, froidement.
      Mais la musique... 
      Celle dans laquelle elle baigne depuis toute petite et qui naît sous les doigts de la pianiste qu'elle est. En œuvres brèves et précaires. 
      "pour la musique, je ne dirai pas que j'ai éprouvé, jadis, quand j'étais enfant, un coup de foudre.
Ça a été plus terrible et j'étais encore beaucoup trop petite pour que ce soit une vocation. C'est très proche d'une sensation de vertige (...) C'était comme dans l'angoisse.
      Celle des vagues du bord de mer devant laquelle elle aime rester longtemps, où elle aime nager jusqu'à l'extrême limite de ses forces. 
      Celle d'autres compositeurs qu'elle arrange à sa manière, rend plus concise... 
      Celle du silence qui surgit. 
      "Ce qui faisait le propre des pièces d'Ann Hidden consistait en leur interruption subite. Il n'y avait pas de fin mais un brusque silence qui semblait impréparé et surgir au pire moment, au moment le plus douloureux, au moment où on attendait le plus la suite."
      Une musique, comme sa vie, de brusques interruptions...

 

 

Sous un chemin d'étoiles, Carnet de route du Puy-en-Velay à Compostelle, de Jeanne Parat-Didier (éd. Graine d'auteur, 2011)
lecture par M- Françoise:

      "Une accalmie, et nous partons pour «cruz de ferro», croix de fer se situant à 1504 mètres d'altitude. La coutume est que chaque pèlerin y apporte «sa pierre», la pierre de son jardin. La mienne est petite, car il fallait la porter jusque là…"
      Faut-il voir
un moyen moderne d'apporter sa pierre, de marquer son passage dans le fait que de nos jours tant de personnes qui ont "fait" Compostelle , éprouvent le besoin de rédiger un carnet de route, et surtout ensuite de le publier, ouvrage qui s'ajoute à ceux déjà existants?

      Le livre de Jeanne, comme sa pierre, petite, est sans prétention. Y sont relatées les choses marquantes dont elle s'est souvenue quelque cinq ans après lorsqu'elle en a décidé la rédaction. Pudique et discrète, on y ressent qu'elle ne s'est pas lancée sac au dos sur le chemin pour effectuer un quelconque exploit sportif, ni par ferveur religieuse, mais parce que "les enfants partis, une rupture difficile, un désir d'ailleurs, pour mieux vivre et aller à l'essentiel, un besoin d'espaces nouveaux…" Elle trouvera en Espagne "car nous n'avons pas la possibilité, comme en France, de réserver notre hébergement : l'aventure au quotidien. Je rentre maintenant dans le peuple des vagabonds."

      Cet ouvrage, Jeanne l'a écrit et composé dans la patience, comme elle a marché, en tentant de "relier nature, culture et histoire", de s'y relier aussi. Ainsi par exemple, lorsqu'émerveillée par l'Aubrac, ce territoire loin de tout, que traversent les drailles de transhumance et les chemins de pèlerinage d'Auvergne, elle ressent la phrase d'Henri Pourrat: «Jamais je n'ai eu ailleurs un tel sentiment d'être au milieu de l'air.» 
      Le chemin est envol du corps et de l'esprit.
      Le chemin est aussi douleur. Celle qu'éprouve tout marcheur au long cours, par tout temps, sur toutes sortes de dénivelés, de chemins ou de routes. Aux pieds, aux genoux, au dos… lorsque le corps physique se rappelle à l'esprit, réclame des soins.
      Le chemin est aussi rencontre. Celle des autres et de soi. Partage.

      Et dans son carnet qui se parcourt sans ennui, Jeanne qui aime rêver sous les étoiles, partage avec nous, étape par étape, date par date, le chemin qui fut le sien durant une dizaine de semaines étalées sur quatre années consécutives. Chemin qui pourrait devenir le nôtre, qui sait, si l'on osait?

 

 

Quand j'en aurai fini avec toi, de Jean-Philippe Bernié (éd. La Courte Échelle)
lecture par Marie-Françoise :

      "S'il arrive que dans notre vie professionnelle ou personnelle nous souhaiterions voir disparaître un adversaire coriace ou un partenaire encombrant, l'occasion de réaliser ce désir se présente rarement. Lorsqu'en ce lundi 15 février, Claire Lanriel se réveilla à six heures trente du matin, elle ignorait qu'exactement trois semaines plus tard cette occasion lui serait offerte."
      À cause de cet incipit, jusqu'au bout du roman, qui se déroule en effet exactement en trois semaines, le lecteur reste en haleine. Car sur lequel de ces deux plans, professionnel ou personnel, cette prédiction se réalisera-t-elle ?

      Interfèrent dans le récit, les deux versants de la vie de Claire Lanriel, personnage principal.
      Professionnellement, elle est professeur chercheur et brigue le poste de directeur départemental de l'université scientifique Richelieu (laquelle est purement imaginée par l'auteur), à Montréal. Altière, décidée, froide et calculatrice en voulant toujours plus, Claire Lanriel n'aime pas qu'on lui résiste et veut tout mener, tout organiser, n'hésite pas à mettre à son profit les retombées du travail de ses collègues et étudiants, à faire des fautes professionnelles. Les personnages nombreux qui gravitent autour d'elle, étudiants, collègues, chercheurs, ont tous lieu de s'en plaindre et appréhendent qu'au départ imminent du directeur actuel, elle prenne sa place. L'un d'eux l'a prévenue d'un ton calme: "Un jour, professeure Lanriel, quelqu'un vous fera la peau." Même, un corbeau y va de lettres anonymes.
      Sur le plan familial Claire, divorcée, est propriétaire en indivision avec sa fille et sa belle-sœur, épouse de son frère décédé, qu'elle déteste et voudrait évincer , d'un chalet dans les collines des Cantons-de-l'Est.
      Pour se détendre, elle fréquente un bar branché, le bar d'escorte à clientèle féminine où elle retrouve l'un ou l'autre prostitué.
      Les seuls êtres pour lesquels elle semble éprouver quelque compassion: son chat Twiddlekat, Simone et Edward le vieux couple de voisins du chalet des Cantons-de-l'Est qui l'a élevée.
      Lorsqu'on retrouvera dans la neige le corps du directeur du département de l'université, on se demandera quelle est la part de Claire dans ce décès, et ce qui adviendra.

      Le roman, annoncé comme premier d'une série de thriller, est bien mené, dans une écriture rapide, claire et précise, sans fioriture, sans épanchement de sentiments, avec une rigueur quasi scientifique, en accord avec la froideur qui émane du personnage de Claire Lanriel. L'auteur, Jean-Philippe Bernié, nous y dévoile les dessous et les luttes de pouvoir dans le milieu universitaire qu'il connaît bien pour avoir poursuivi des recherches à l'Université McGill après avoir obtenu un doctorat en génie chimique. Pourtant, sous la cuirasse que Claire Lanriel s'est faite, on devine une déchirure. Peut-être d'enfance, peut-être ravivée par la perte de son frère qu'elle aimait ?

 

 

Les routes de poussière, de Rosetta Loy
lecture par Marie

      C’est l’histoire d’une famille du Monferrato, de la fin de l’ère napoléonienne aux premières années de l’unité de l’Italie.
      Dans une langue qui ne s’attarde pas à développer les sentiments intérieurs des personnages, Rosetta Loy présente des êtres qui passent. Ils naissent, peuplent, meurent ou s’éloignent d’une maison qui demeure. 
      Cette maison, construite par le grand-père, le Gran Masten, à la fin du XVIIIe siècle, fut agrandie par ajouts successifs au fur et à mesure de l’accroissement de la famille à laquelle sont attachés des serviteurs fidèles. 
      Dans cette maison, in fine, on retrouve Gavriel et Luìs, les deux petits-fils du Gran Masten, assis au coin du feu, âgés. Ils vivent désormais seuls et silencieux dans la maison qui "craque comme un vaisseau en rade". 
      Mais entre temps, il y a eu l’amour, la guerre, les enfants et la mort. Des hommes qui travaillent la terre, partent guerroyer ou étudier. Bravent les épidémies, la sécheresse et les inondations. Et surtout des femmes, la Fantine et la Maria, la Bastianina, la Thérèse et l’Antonia, la Piulott, la Louison et la Limasa, même la cousine Monette… Qui, dans ce pays où poussent les mûriers et où l'on élève les vers à soie, tissent inlassablement tout au long du texte d’invisibles liens avec leurs travaux d’aiguille. Broderie, couture, tricot… Y mêlent leurs rêves inassouvis, hantés parfois par la présence des décédés qui apeurent ou confortent les vivants. 
      Pour ces êtres simples, le merveilleux fait partie de la vie.
      Ils avancent sur les routes poussiéreuses d’été, le sentier de settembrines couvert de feuilles l’automne, la neige de l’hiver. Leurs caractères nous sont dévoilés par leurs actes au quotidien, par leur comportement au cœur d’événements parfois tragiques, poignants.  

 

 

 

La possibilité d'une île, de Michel Houellebecq
par Adéla

      C'est avec émotion que l'on referme ce roman de Michel Houellebecq.
Mon corps m'appartenait pour un bref laps de temps; je n'atteindrais jamais l'objectif assigné. Le futur était vide; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J'étais, je n'étais plus. La vie était réelle.
      Et pourtant, pour en arriver là, il a fallu passer par le récit de vie qu'a écrit Daniel1, scénariste à notre XXIe siècle commençant, de films à l'humour choquant mêlant sexe et violence outrancières. Puis de Daniel24 et de Daniel25, qui sont ses clones, deux mille années après, et mènent, à son contraire, une vie de routine solitaire uniquement entrecoupée d'échanges intellectuels.

      Je ne saurais dire si l'écriture de ce roman nécessitait tant de pages à caractère sexuel, d'obscénités pornographiques, la description d'orgies… Peut-être pour montrer le côté animal de l'homme lorsqu'il est préoccupé uniquement de la satisfaction de son désir charnel. Ce à quoi semble tendre notre société actuelle. Jouissance physique que Daniel1 place au plus haut point et qu'il aurait voulu poursuivre éternellement… Or, en vieillissant, la femme n'est plus désirable, l'homme voit baisser sa virilité… Souffrance de l'amour lorsqu'il n'est que cela. Et parce qu'y manque l'amour. Celui avec un grand A, celui exposé par Aristophane dans son Banquet :
      «Quand donc un homme, qu'il soit porté sur les garçons ou sur les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sont saisis; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un de l'autre; car il ne semble pas que ce soit uniquement le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie de l'autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle ne peut dire, mais qu'elle devine, et laisse deviner.» «Et la raison en est que notre ancienne nature était telle que nous formions un tout complet. C'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour.» 
C'est ce livre qui avait intoxiqué l'humanité occidentale, puis l'humanité dans son ensemble, qui avait inspiré le dégoût de sa condition d'animal rationnel, qui avait introduit en elle un rêve dont elle avait mis plus de deux millénaires à essayer de se défaire, sans jamais y parvenir totalement
.
      L'amour, un rêve, un désir de l'inatteignable, mais une source de souffrances. Dont se passerait bien l'humanité, comme elle se passerait bien aussi des douleurs physiques et de la mort.
      Dans ce roman, une secte, celle des
Élohim promet l'immortalité. En supprimant l'enfantement d'êtres sources de charge et de tracas, au final destinés eux aussi à souffrir, elle va modifier l'espèce en faisant naître directement les hommes dans un corps d'adulte. C'est sous cette forme idéale qu'ils atteindront à l'immortalité, non pas dans l'au-delà, mais grâce aux gènes, par clonages à partir de l'ADN de ses adeptes après que, devenus trop vieux, ils aient pris leur "départ volontaire". Ainsi de Daniel1 naîtront Daniel2, puis 3, etc. ... jusqu'à Daniel25, avec ses mêmes gènes et quelque chose de sa mémoire. Ils mèneront une vie solitaire, non plus assouvie à la reproduction de l'espèce, mais uniquement intellectuelle, les échanges avec les autres, clones eux aussi d'anciens humains, ne seront plus d'ordre physique, mais via claviers d'ordinateurs, leur vie sera lisse, exempte de toute souffrance… 
      Mais infiniment monotone.
      Le bonheur ainsi est-il possible? C'est la question de ce livre. Peut-on abolir par les progrès techniques, biologiques, génétiques, les écueils de la vie, les souffrances dues aux désirs inassouvis? Peut-on abolir le désir? Et l'absence de tout désir est-elle souhaitable?
      Est-il possible d'atteindre à l'unité? De tout simplement "vivre" sans pensée. D'une vie toute primitive telle qu'éclose à la surface des eaux dans les tous premiers temps?
      Et l'amour, où tout est facile,
      Où tout est donné dans l'instant ;
      Il existe au milieu du temps
      La possibilité d'une île.

      Bref un livre puissant, qu'il faudrait lire, malgré les réserves évoquées ci-dessus, un constat de notre déterminisme et du désir de l'humanité d'en sortir. 

 

 

Un rêve de verticalité, de Françoise Ascal
lecture par Marie-Françoise

      Écrit par Françoise Ascal au cours d'un séjour de neuf mois en résidence de poésie au Parc culturel de Rentilly en Seine et Marne, au milieu de la nature, et d'arbres qu'elle a photographiés, qui lui ont donné envie de relire Bachelard, ce recueil est nourri de méditations notées au fil des quatre saisons que dura son "séjour, dégagé de la glu du quotidien qui poisse les mains, qu'on le veuille ou non, qu'on sache ou non que rien ne se passe loin de lui/hors de lui. "
      Des réflexions nées des phrases du poète, philosophe, épistémologue, licencié en mathématiques, professeur de physique-chimie, puis de philosophie qu'était le rêveur Bachelard. Sur ce qu'est devenue sa "Terre-Mère", envers laquelle les rôles se sont inversés, puisque c'est nous à présent qui devons veiller sur elle. Des réflexions sur notre être au sein de la nature défigurée d'aujourd'hui, où pour les jeunes, grandis dans des maisons sans greniers et sans caves "Les abribus sont devenus leurs cabanes, leurs "coins du monde"".
      Et d'interrogations sur notre être à venir:
      "De plus en plus dessaisis de nous-mêmes, de notre destin, nous sentons confusément que les vieux parapets sautent. Qu'en est-il de ces fameuses "lois éternelles" qui ont prévalu durant des millénaires en construisant dans nos inconscients une cosmogonie rassurante?
Post-humain, trans-humains, cyborgs, avatars, clones, intelligence artificielle…
Réalité augmentée, disent les scientifiques.
Fortement augmentée, oui. En automatismes, en simplifications, en réductions de conscience.
"
      Avec Un Rêve de verticalité, c'est à une retraite méditative, aux accents poétiques, en rien ennuyeuse, que nous convie
Françoise Ascal,  et à cette occasion de redécouvrir Bachelard à travers ses pensées…

 

 

Les années, d'Annie Ernaux
par Marie-Françoise

      Paru en 2008, c'est un livre qui se lit très facilement, de la première phrase : "Toutes les images disparaîtront", à la dernière : "Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais".

      À partir de photos où elle se revoit à différents âges de sa vie, sans jamais employer le "Je", mais on sait que c'est elle, et de notes accumulées au fil des ans Annie Ernaux élabore une vaste fresque en forme d'énumération chronologique, à l'imparfait toujours, en phrases rapides, des objets, des découvertes, de l'Histoire, des événements, des tabous, du vécu, des aspirations… individuels mais aussi communs à toutes les filles de la génération des années 1940 à nos jours.
      Une fresque où chacune se retrouve. Même si elle n'a pas vécu exactement les mêmes choses, elle y a tout au moins été confrontée. Une remémoration qui nous remet dans l'air du temps de toutes ces années passées aux détails oubliés. Et qui nous donne le vertige, parce que ce que l'on a vécu individuellement, ou pensé, "on"
pour reprendre le pronom, avec tout ce qu'il a d'impersonnel, qu'Annie Ernaux emploie le plus souvent dans cette œuvre s'aperçoit qu'il l'a été par toutes les autres en même temps et que rien en somme de ce que nous avons vécu n'est vraiment individuel ni du à notre volonté propre. Un peu comme dans l'air vibrent et se meuvent à l'unisson une multitude de moucherons distincts comme s'ils ne formaient qu'un seul corps. Les Années nous donne la sensation de notre peu, de notre presque rien au regard de l'ensemble de la société, de l'humanité, de l'espèce humaine et de son évolution, de ses progrès d'adaptation au monde.
      Un livre à lire absolument. Mais un résumé de notre vie qui restera daté et que ne pourront sans doute pas vraiment comprendre les femmes des générations suivantes, ni les hommes de la même. Bref, ce que souhaitait l'auteur, une simple trace.

 

 

Premier roman, de Mazarine Pingeot
lecture par Adéla:

      Ce livre, en dehors de l'intrigue qui se noue entre les principaux protagonistes, Agathe et Victor, jeunes étudiants sans soucis pécuniaires préparant leur thèse tout en menant leurs amours et relations privilégiées dans des soirées "de plaisir des sens, déploiement forcené d'énergie, rires, boissons, rencontres incongrues, extravagantes, amitiés réelles, excitations artificielles", même, et peut-être parce que déjà ils ont souffert de la vie et éprouvent parfois le besoin de solitude et de ressourcement, semble être un hymne au vin et aux diverses boissons alcoolisées en ce qu'ils rendent chaleureuses les relations humaines, favorisent les plaisirs, encouragent et aident à passer les moments difficiles.
      L'alcool apparaît en effet dans ce livre à tout bout de champ, ou plutôt de chapitres, il y en a trente six, courts. Les personnages de Mazarine ne peuvent s'en passer, à tout moment on y prend un apéritif, apporte une bouteille pour un dîner intime au coin du feu, en débouche plusieurs en une soirée à deux, voire seul(e), se rend dans des cafés, des bars, il coule à flot lors des soirées, etc. Même un séjour à l'hôpital est prétexte à l'évoquer : "la nourriture à l'hôpital était infecte ; son père lui apportait en douce des gâteaux, et du fromage qui, sans vin, en perdait son goût". 
      Pour le reste, une fois accepté le milieu aisé, la haute société, le récit est mené dans une langue maîtrisée par la jeune auteur de vingt trois ans, normalienne agrégée de philosophie, à travers l'analyse des sentiments et des actes, des événements de vie de ses personnages entre eux liés par quelques règles : "vivre sans tabou ce qu'il semble important de vivre, ne pas faire souffrir l'autre mais ne rien s'interdire, mener le maximum d'existences possibles et parallèles. Parce qu'ils s'aimaient, ils avaient le droit de s'offrir mutuellement la liberté".
      Au lecteur de déterminer, à travers le récit de Mazarine, si cela est possible.

 

 

La neige gelée ne permettait que de tout petits pas, de Christian Garcin
lecture par Marie

      Nous éprouvons tous, je crois, à un moment ou à un autre le désir de l’ailleurs. D’une vie différente, de planter là ce qui fait, ceux qui font notre vie.
      Et il suffirait de peu à ces moments, d’un geste décisif, impulsif ?,  pour faire de nous un assassin, un disparu sans laisser de trace, un divorcé, un suicidé…
      Certains franchissent cette frontière, cette barrière ?. D’autres resteront en deçà du seuil approché de très près, en pensée, laissant passer l’instant ou fuir était possible avec un peu de volonté, de courage. Car il s’agit de fuite, sous ses multiples aspects, dans les neuf nouvelles qui constituent ce livre de Christian Garcin, fuite désirée d’éternels mal à l'aise en somme. 
      Les héros, ou anti-héros ?, de l’auteur, pacifiques et sociables, préfèrent vivre sans heurts, ne savent s’imposer. Leur protestation est muette, comme leur bonheur parfois.
Ce sont ces instants intérieurs où l'on tait l'essentiel, que traque Christian Garcin, et qu'il nous livre, le plus souvent, dans l'intimité du "Je". 

 

 

Nagasaki, d’Éric Faye (éd. Stock 2010) 
lecture par Marie-Françoise:

      La plupart des récits d’Éric Faye se situent à la limite du réel et du fantastique. Et Nagasaki ne manque pas à la règle. On retrouve en effet dans la première partie du roman l’atmosphère d’étrangeté dans laquelle l’auteur est coutumier de plonger ses personnages. On pense au Horla de Maupassant lorsque Shimura, le narrateur célibataire quinquagénaire et ordonné, relate et traque les disparitions inexpliquées de victuailles dans son frigidaire, les objets déplacés, signes d’une présence invisible, obsédante, dans sa maison. On pense à sa folie possible. Les bateaux  sont présents également, que le narrateur voit par sa fenêtre, du chantier naval de Nagasaki où se passe ce récit. Mais à l’époque où il se situe dans le temps, la nôtre, résolument moderne, les moyens de surveillance à distance ne manquent pas pour prouver qu’il y a réellement intrus qui s’insinue dans sa cuisine...
      Et l’on se dit dans un premier temps que, ma foi, le titre n’a rien à voir avec la bombe nucléaire, que cette histoire pourrait aussi bien se passer n'importe où une mésaventure tirée d'ailleurs d'un fait divers rapporté par plusieurs journaux japonais, indique au lecteur une note au début de l'ouvrage , jusqu’à ce que des décombres des deux protagonistes, le narrateur qui ne se sent plus chez lui dans sa propre maison et la personne clandestine installée puis condamnée pour ce délit, narratrice à son tour, qui ne s’y sentait que trop bien, surgisse le lien avec le passé douloureux.

 

 

Des yeux dans les arbres, de Barbara Kingsolver (traduit de l'américain par Guillemette Belleteste)
lecture pas Adéla:

     C'est l'histoire d'une famille de six personnes, la mère, soumise et qui n'a pas vraiment de " vie à elle ", les filles de seize, quatorze et cinq ans et le père, missionnaire baptiste qu'elles doivent suivre dans un village du Congo belge… 
      La mère et le plus souvent les quatre filles, dont deux jumelles extrêmement intelligentes, s'expriment tour à tour et font progresser le récit, de 1959 à 1986. Depuis les préparatifs et le voyage en avion d'Amérique vers l'Afrique, l'atterrissage et le dépaysement brutal. La vie parmi les autochtones sous les préceptes du père, sa rigueur, son autorité, les Écritures… Elles disent leur étonnement, leurs difficultés à s'adapter, leurs découvertes du pays, des noirs, selon leur âge, leur caractère, leurs aspirations, leur naïveté, leur duplicité, leurs récriminations secrètes, leurs sentiments envers leurs sœurs, leur mère, le père, désir de susciter son intérêt, ou au contraire opposition, rébellion latente. C'est parfois cocasse, plein d'ironie, irrévérencieux.
      Dès le premier livre (il y en a VII), on se délecte de ce qui va leur arriver. En bien ? En mal ? Malgré l'humour, on pressent une issue poignante, si ce n'est tragique. Il faut avancer dans le récit pour savoir. Les personnages se débattront contre les épidémies, les inondations, les bêtes féroces, la sécheresse, les plantes vénéneuses, les fourmis, les serpents, la famine…
      Mais la vie doit continuer. Peu à peu filles et mère se rebellent contre ce père imbu de son autorité, qui ne pense que religion et versets de la Bible et qu'à amener à son Église les congolais de ce village perdu, et pour ce, s'oppose au chef du village et à son sorcier, alors qu'elles, mère et filles, se débattent pour trouver de quoi se nourrir, de quoi le nourrir. Lui qui ne fait que son travail de missionnaire et lit la Bible… Lui qui n'a pas voulu rentrer en Amérique comme on le leur conseillait lors de la déclaration d'Indépendance et des événements cruels qui ont suivi…
      Car leur histoire individuelle croise celle du Congo qui deviendra Zaïre. La révolution. La mise au pouvoir de Mobutu après l'assassinat de Lumumba. Événements et considérations politiques qui sont plus longuement évoqués dans la seconde moitié du livre, lorsque les filles sont adultes, que la mère a pris du recul.
      Le titre anglais: The Poisonwood Bible dit l'importance de la Bible et son rôle négatif pour cette famille. Le titre français, Les yeux dans les arbres, rappelle les passages poétiques où s'expriment la mère, proche de la nature, des arbres, de la forêt et de ses occupants, et la plus jeune des filles, la petite dernière, dans le chapitre qui clôt l'ouvrage.
      Bref, un gros roman de 672 pages, plein d'humour, touchant et savoureux dans lequel se plonger, entièrement.

 

 

L'arbre sur la rivière, de Pierre Bergounioux
lecture par Marie-Françoise:

      Si la vie est un long fleuve tranquille qui se répète à l'infini, on pourrait dire que ce qui va survenir dans celle des quatre amis du livre de Pierre Bergounioux, d'abord garçons de huit ou dix ans, puis adolescents, puis apprentis ou étudiants, puis à vingt ans au seuil de la vie active, était inscrit dans le spectacle qui se déroulait année après année au-dessous d'eux perchés pour pêcher entre ciel et terre sur l'aulne qu'ils avaient découvert surplombant de ses branches la rivière : les arbres déracinés avec les grandes pluies et les tempêtes qui flottaient, puis emportés par le courant se fracassaient sur la pile du pont, s'échouaient sur la rive de sable et de galets, se desséchaient et perdaient leur écorce, blanchissaient…
      Animés comme ces arbres flottants du rêve de s'en aller à vau l'eau, de voir au-delà du pont, d'aller jusqu'à la mer qui sait, ils construiront un radeau. Voudraient partir ensemble.
      Mais la vie n'est pas que vacances, n'est pas que jours de congé permettant de lire des récits d'explorateurs à la bibliothèque ou de se retrouver sur leur arbre. Au fil des ans, de leur croissance, de leur éloignement, pour études apprentissage ou service militaire, ces moments se feront de plus en plus rares, et l'arbre penchera de plus en plus dangereusement sur la rivière…
      À travers le récit de l'un des quatre amis, Pierre Bergounioux nous plonge dans leur silence contemplatif et nécessaire à l'attention de leur pêche, de leur quête, dans leur concentration des heures durant, dans leur symbiose commune avec cet arbre enraciné au bord de l'eau, sur lequel ils se perchent de plus en plus haut. Son écriture est au plus proche de leurs visions, de leur immédiat ressenti, de leur émerveillement, de ce qu'ils disent, souvent à demi-mot, de leurs arrêts brusques de pensées seulement suggérées. Sa lecture demande patience et lenteur et travail au lecteur, elle ne permet en aucun cas la distraction. Elle s'accélère avec le temps et l'urgence, comme celui de la vie qui passe de plus en plus vite, les blesse, ne leur laisse plus le temps d'accomplir leurs rêves au ralenti, comme ils le faisaient en arrêt sur image perchés sur leur arbre… Parviendront-ils à le quitter, à se quitter ? Car c'est d'amitié aussi qu'il s'agit.

 

 

Le Quatuor d'Alexandrie, de Lawrence Durrell
lecture par Marie:

      Dans la postface des quatre volumes intitulés Justine, Balthazar, Mountolive et Clea formant ce Quatuor de près de mille pages paru à la Pochothèque on peut lire sous la plume de Christine Savinel:
      "Sous leurs voiles épais ou légers, derrière leurs masques changeants, les personnages du Quatuor offrent l'image d'une identité fuyante et d'une extériorité constante. Le titre finalement choisi pour l'ensemble de ces quatre livres le dit déjà par deux fois: le Quatuor représente ici la sélection de quatre voix, qui, paradoxalement, devront rester quatre, tout en n'en faisant qu'une. Et Alexandrie, creuset d'appartenances ethniques et religieuses disparates, est une terre d'exil dont l'extériorité même constitue la forte identité.
      Autre visage d'extériorité et de multiplicité, la biographie de Lawrence Durrell tend des miroirs séduisants.
"
      Et Christine Savinel de faire le parallèle entre Lawrence et ses personnages, Lawrence et son livre, Lawrence et les terres étrangères. Lawrence et Alexandrie. Lawrence Durrell à l'attitude ambivalente et souvent très critique à l'égard de son pays d'origine (né en Inde il était de nationalité anglaise, est décédé à Sommières en Provence où il s'était installé après avoir vécu en Angleterre, à Corfou, en Grèce, en Egypte, à Alexandrie, à Rhodes, en Argentine, en Yougoslavie, à Chypres... ). Et si elle emploie le mot "miroir", ce n'est pas par hasard tant Le Quatuor en est truffé. Que de fois ils sont présents dans ses pages! Que de fois les miroirs servent de révélateurs aux personnages! À celui qui s'y interroge, plus ou moins longuement, à celui qui y surprend un reflet jusqu'alors inconnu de lui-même ou de l'autre. Même l'eau y est miroir. Le livre entier est construit sur cet effet de facettes, l'histoire et la vérité de chacun n'étant révélée au narrateur et au lecteur que par les yeux, la voix de l'autre, des autres. "Que puis-je affirmer que je sais de lui? Je me rends compte que ce que les autres savent de nous se réduit à un seul aspect, particulier, de notre caractère. Nous ne présentons qu'une face de notre prisme, différente pour chacun." 
      Le nom de celui qui narre à la première personne dans le premier volume intitulé Justine, L.G. Darley (un nom aux mêmes initiales que l'auteur), n'est révélé que dans le second, Balthazar, toujours à la première personne. On retrouve à nouveau la première personne dans le quatrième, Clea, après que la première personne eût été délaissée au profit de l'impersonnel dans le troisième "Mountolive". Volumes au cours desquels le récit du narrateur, sa vision personnelle, ses interrogations, sont enrichies de la voix des autres, de leurs lettres, d'extraits de leurs livres lorsqu'ils sont aussi écrivains, de leurs commentaires à ses propres écrits sur ses relations avec Justine et Melissa, et font peu à peu connaître au narrateur lui-même, et au lecteur, les motivations ambiguës de de chacun. Outre Darley, le narrateur, Justine, Balthazar, Mountolive et Clea, qui donnent leur titre aux différents volumes, on dénombre quelques 20 autres personnages principaux. Ils sont en poste à Alexandrie dans les milieux de l'ambassade, de la Carrière, ou font partie des artistes étrangers établis dans la ville (avec maintes allusions aux textes de Cavafy, le poète d'Alexandrie), ou appartiennent aux ethnies de la région d'Alexandrie à l'époque où éclate puis sévit la guerre jusqu'à son achèvement. Ils sont en proie à des intrigues diplomatiques, à des soulèvements, à des amours qui se font, se défont, se mêlent, véritables ou illusoires.
      Bref, l'ensemble donne un livre foisonnant, un livre de la blessure et de la perte, de la solitude aussi, où les personnages qui se cherchent ne seraient pas ce qu'ils sont sans le regard, sans la voix des autres. Et surtout sans Alexandrie, la Ville, personnage à elle seule, qui les attire, joue de son influence sur eux et dont pour finir il leur faudra se libérer. Une Alexandrie que Durrell  connaît jusqu'au tréfonds et nous conte dans tous ses états et sous toutes ses facettes.
      "La ville, habitée par ces souvenirs qui me restent, ne plonge pas seulement dans le passé de notre Histoire, étayée par les grands noms qui marquent chaque station de la chronique, mais se déploie aussi en arrière et en avant du temps présent en quelque sorte dans le dédale de ses croyances et de ses races contemporaines; les centaines de petites sphères enfantées par la religion ou le savoir qui s'agglutinent mollement comme des cellules pour former cette grosse méduse déployée qu'est l'Alexandrie d'aujourd'hui. Ainsi unies, fortuitement, de par la volonté de la ville, isolées sur un promontoire schisteux dominant la mer, sans autre rempart que le miroir lunaire de Mareotis, le lac salé, et, au-delà, l'infinitude d'un désert déchiqueté (maintenant doucement caressé par les souffles du printemps, plissé en dunes de satin, informe et magnifique comme un champ de nuages), les communautés se perpétuent et communiquent les Turcs avec les Juifs, les Arabes, les Coptes et les Syriens avec les Arméniens, les Italiens et les Grecs. La brise incessante des transactions commerciales ondule de l'une à l'autre comme un frisson qui parcourt un champ de blé; les cérémonies, les mariages et les pactes les unissent et les divisent. Même les noms des arrêts de trams antiques véhicules bringuebalant dans leur rails ensablés évoquent les noms oubliés de leurs ancêtres, et les noms des premiers capitaines qui débarquèrent sur cette côte, d'Alexandre à Amr, les pères de cette anarchie de la chair et de la fièvre, de l'amour vénal et du mysticisme."

 

 

La Quadrature de l'arbre, de Frank Morzuch (Néo éditions)
lecture par Marie-Françoise

      Paru en octobre 2010, à l'occasion de l'exposition La Quadrature de l'arbre par cinq artistes* à Épinal, cet album de 135 pages, d'une belle et irréprochable présentation et surtout grâce à la qualité du texte qui l'accompagne, va au-delà du simple catalogue.
      Comme le titre le laisse supposer, ces artistes ont présenté des œuvres (sculptures, photos, peintures, tracés, installations, etc.) qui ont rapport au bois, aux arbres, dans ce qu'ils ont de vivant, d'intelligent, et si l'on peut dire, de "mesurable".
      Le nombre en effet, fait partie intégrante de la matière, de l'univers et du vivant, dont l'arbre... et nous. Frank Morzuch, l'un de ces exposants, artiste contemporain, mais aussi auteur amoureux de la nature, des chiffres, des symboles et des signes nous le démontre progressivement tout au long du texte dont il accompagne les œuvres. Point chez lui de langage hermétique, ce qui est avancé est mis à la portée du lecteur, les termes et notions inconnus sont expliqués de façon claire et poétique à la fois. C'est là le grand attrait du livre qui retient l'attention dès les premières pages. Pour peu que le lecteur accepte de se plonger lentement dans la lecture du texte de Frank Morzuch et des œuvres d'artiste en regard qui, non pas, voisinent, mais se soutiennent l'un l'autre, l'une l'autre, et prennent sens. Des pages au cours desquelles l'auteur relie d'une manière saisissante l'harmonie des proportions, de "La Proportion", qui existe dans la nature et le vivant, découverte par les anciens (homme de Vitruve, suite de Fibonacci, nombre d'Or, théorème de Pythagore… et plus récentes fractales, algorithmes des arborescences), le fluide nourricier que sont sang et sève, hémoglobine et chlorophylle, et la fragilité aussi… aux œuvres de ces artistes contemporains, qui sont, par elle, également traversé(e)s.
      Des nombres, oui, mais comme l'écrit Frank Morzuch: «Quand on aime on ne compte pas»,  «La théorie du chaos n'en est encore qu'à ses débuts, or cette proportion qu'on ne peut définir exactement par un nombre entier se retrouve dans le règne végétal comme dans le règne animal dont l'homme se veut le couronnement. On a beau la récuser, quoi qu'on en dise, notre appréhension de l'espace passe forcément par le corps. Maîtriser cette proportion, c'est trouver l'équilibre qui établit d'instinct le rapport entre les choses : condition sine qua non, pour se libérer de la fastidieuse servitude des poids et des mesures, et donner des ailes à l'espace et au temps. Tout le travail d'un artiste, quelle que soit sa discipline, n'a d'autre but que cela. La beauté, la sagesse sont à ce prix, entre raison et folie, équilibre et déséquilibre, entre calme et mouvement, jamais tout à fait l'un et jamais tout à fait l'autre
      Bref, un ouvrage d'une belle maîtrise, d'un bel équilibre, qui séduit le lecteur en mêlant mathématique, poésie, sciences naturelles, histoire, philosophie et art.

*Marc Gerenton, Daniel Nicod, Monika Kulicka, Sylvain Pregaldiny et Frank Morzuch

 

 

Le château des destins croisés, d’Italo Calvino
lecture par Adéla :

      Pour qui ne connaît pas les tarots, ce livre d’Italo Calvino est une excellente initiation. Non qu’il nous apprenne les règles de ce jeu de société ou les méthodes de tirage de celui dit, divinatoire. Mais parce qu’il nous fait découvrir les cartes qui le composent, leurs noms et leurs possibles significations.

      Italo Calvino fait accompagner son texte des figurines des cartes, arcanes, qui sont décrites au fur et à mesure des récits de personnes qui se trouvent réunies autour d’une table sur laquelle est éparpillé un jeu de tarot. D’abord un jeu du XVème siècle peint par Bonifacio Bembo pour les ducs de Milan dans la première partie du livre intitulée Le château des destins croisés, puis l’Ancien Tarot de Marseille imprimé en 1761, le plus diffusé aujourd’hui, dans la seconde partie intitulée La Taverne des destins croisés.

      Par on ne sait quel charme, les convives, tant ceux du châteaux que ceux de la taverne, et le narrateur lui-même qui en fait partie, ne peuvent s’exprimer oralement, et c’est par la lecture interprétative des cartes qu’ils désignent que le narrateur prend peu à peu connaissance de leur passé.
      Et cette interprétation varie selon la disposition des cartes sur la table, selon l’ordre retenu par le convive qui raconte, muettement. Mais aussi selon le comportement qu’a ce convive autour de la table, qui fait présumer de son caractère. Influe sur la façon d’interpréter les cartes, la première désignée qui le représente, puis toutes les autres à la suite qui lui servent à raconter sa vie. Et serviront aux autres convives, dans une approche différente à raconter la leur. D’où leurs destins croisés.

      Ainsi de l’indécis : «L’un de nous retourne une carte et la prend, il la regarde comme s’il se regardait dans un petit miroir. Et de fait, le Cavalier de Coupe, on dirait tout à fait lui. Ce n’est pas seulement dans le visage, anxieux, les yeux exorbités, et les cheveux longs qui tombent sur les épaules, tout blanchis, qu’on note la ressemblance mais aussi dans ces mains qu’il remue sur la table comme s’il ne savait pas où les mettre, et qui là dans l’image tiennent, la droite une coupe trop grosse en équilibre sur la paume, la gauche à peine du bout des doigts les rênes. Une allure incertaine qui se communique même au cheval: il semble qu’il ait du mal à bien poser ses sabots sur une terre toute remuée.» 
      Toujours au sujet de l’indécis: «l’arcane que selon les pays on appelle L’Amour, ou l’Amoureux, ou encore Les Amants, fait songer à une peine de cœur qui l’aurait poussé à se lever au milieu d’un banquet, pour prendre l’air dans la forêt. Ou carrément à déserter le festin de ses propres noces, à se faire le jour même de son mariage, oiseau des bois.
      Peut-être y a-t-il deux femmes dans sa vie, et lui ne sait pas choisir. C’est ainsi précisément que le représente l’image : blond encore, entre les deux rivales, l’une qui lui attrape l’épaule tout en le fixant d’un œil accaparateur, l’autre qui le frôle en un mouvement languide de toute sa personne, tandis qu’il ne sait pas de quel côté se tourner. Chaque fois qu’il va décider laquelle lui convient comme épouse, il se convainc qu’il peut très bien renoncer à l’autre: et de la même façon il se console de perdre celle-là chaque fois qu’il pense préférer celle-ci. L’unique point ferme dans ce va-et-vient d’idées, c’est qu’il peut se passer tout aussi bien de l’une que de l’autre, puisque son choix a toujours un revers, c’est-à-dire implique un renoncement, et par conséquent il n’y a pas de différence entre choisir et renoncer

      Mais il n’y a pas que l’indécis à conter son histoire, au fil des pages se découvrent d’autres personnages: l’ingrat, l’alchimiste qui vendit son âme, l’épouse damnée, le voleur de tombes, le fou d’amour, Astolphe sur la lune, le guerrier survivant, etc…, et bien sûr, le narrateur lui-même.

      Ce fut un tour de force pour Italo Calvino que d'écrire ces histoires, ces études pourrait-on dire, de ce qui advient à chacun selon son caractère et ses rencontres. Elles sont contées de façon romanesque et attrayante  à partir du support des 78 figures du jeu de tarot et de leurs significations possibles, qui permettent de multiples combinaisons, de multiples histoires croisées, telle est la contrainte que l’auteur, adepte de l’Ou.li.po s’était donné. Un exercice qu’il ne mena à bout que difficilement après des années de travail. Cela se ressent dans la seconde partie du livre, lorsque s'éloignant un moment du jeu de tarot pour faire intervenir des œuvres picturales, le narrateur, celui qui écrit, fait son propre récit.

      De cet ensemble intéressant, traduit de l’italien en français par Jean Thibaudeau et Italo Calvino lui-même, qu’on lit très attentivement en se référant sans cesse aux figures en marge des pages, il ressort pour le lecteur que, peut-être, la divination par le tarot, les destins annoncés, relèvent tout simplement de l’art du taromancien qui interprète les arcanes tirées, mais, et parce que cette interprétation peut être multiple, relèvent également de sa connaissance des caractères humains, de la psychologie, qui lui permet d’orienter cette interprétation selon l’apparence et le comportement de celui qui se fait tirer les cartes….

 

 

 

Le labyrinthe du monde, de Marguerite Yourcenar
lecture par Marie-Françoise:

Tome I - Souvenirs pieux
      La mode étant depuis Proust à se pencher sur son enfance pour faire resurgir le passé, on pourrait croire d’après le titre, Souvenirs pieux, que le livre de Marguerite Yourcenar, dont la mère est morte quasi à la naissance, est largement autobiographique. Il n’en est rien.
      Elle s’interroge sur ses ancêtres, l’exergue d’ailleurs l’annonce :
 « Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ?  Koan Zen»

      Et elle s’y tient. Passé le chapitre relatant l’accouchement difficile de sa mère et le décès de celle-ci, dont elle ne peut avoir connaissance que par ouïe dire, elle décline sa généalogie, en remontant jusqu’à 1366, imaginant ce qu’elle peut de ses ancêtres, de leur vie, de leur caractère, à partir de traces écrites ou d’événements connus. 
      Elle étoffe ceux-ci de réflexions plus personnelles lorsqu’elle arrive à ses grands-oncles, dont l’un Octave Pirmez était écrivain. Elle s’attarde aussi largement sur la vie de sa mère Fernande qu’elle n’a pas connue mais qui, avoue-t-elle sans état d’âme, ne lui a jamais manqué. 
      Pour chaque ancêtre elle rappelle le Souvenir Pieux, image de piété qu’on insérait dans les livres de messe. Ces images étaient accompagnées sur le recto d’une ou plusieurs prières, au verso d’une exhortation à se souvenir devant Dieu du défunt ou de la défunte, suivi de quelques citations tirées des Écritures ou d’ouvrages de dévotion, et quelques oraisons jaculatoires.
      Si elle s’attache à ses ancêtres, c’est qu’elle les porte dans ses gènes bien sûr. Mais au-delà de l’anecdotique, elle inclue leur petite histoire dans le contexte de leur époque, dans la grande Histoire, avec de temps à autre des comparaisons, des raccourcis foudroyants entre les mœurs d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, donnant à son livre une dimension universelle.

Tome II - Archives du Nord  
      Dans Souvenirs pieux, Marguerite Yourcenar, après avoir décrit sa naissance et le décès de sa mère qu’elle ne connut pas, évoque la branche maternelle à partir de documents de famille, de recherches généalogiques et de renseignements sur la façon de vivre de l’époque.
      Dans Archives du Nord, du nom de l’institution de ce département, elle suit la même démarche, s’attachant cette fois à la branche paternelle. On ne s’étonne plus que dans ces deux volumes elle soit remontée si loin dans les siècles et la nuit des temps lorsqu’elle nous apprend que son grand-père et son demi-frère étaient passionnés de généalogie. Née de Crayencour, elle ne tire pourtant pas vanité de ses origines: «C’est bien de toute une province que nous héritons, de tout un monde, l’angle à la pointe duquel nous nous trouvons bée derrière nous à l’infini.»

      D’eux, elle tient probablement cette préoccupation. Le goût d’écrire également. Car côté paternel, comme côté maternel, on écrivait. Son grand-père avait effectué quelques notations au sujet de sa famille et certains épisodes de sa vie. Il avait également tenu un album de ses voyages. Son père, lui, avait écrit quelques beaux vers et tenu des carnets. 
      Les grands traits de la vie de son grand-père, et de son père, elle les détenait de la propre bouche de ce dernier. Du moins ce qu’il a bien voulu lui dire. C’est à partir de ces souvenirs qu’elle reconstitue :
«Michel évoquait parfois des fragments quasi picaresques de sa vie, ou mentionnait sa présence dans des circonstances insolites ou curieuses que cet amateur du spectacle du monde se plaisait à relater, mais l’idée de se dépeindre ou de s’expliquer profusément ne lui venait pas. Ce qu’il a expérimenté, pensé, subi ou aimé est resté au fond.»

      Le commun des mortels n’imagine guère aujourd’hui ces familles immensément riches au point de vivre sans travailler, de suivre des études sans nécessité alimentaire future, de vivre de leurs rentes ou des revenus de leurs terres. Et pourtant il en fut et il en est encore. Marguerite, dite Yourcenar, n’eut pas de soucis d’ordre pécuniaire ; elle put se consacrer à la littérature. Cette aisance, elle la dévoile en fin d’ouvrage. 
      Parlera-t-elle davantage de sa propre existence dans Quoi ? L’éternité, troisième volume de sa trilogie Le labyrinthe du monde ? On en doute lorsqu’on lit la phrase qui clôt Archives du Nord : « Le reste est peut-être moins important qu’on ne croit.» Ce qui nous conduit à relire l’exergue tiré de l’Iliade : 
« – Fils du magnanime Tydée, pourquoi t’informes-tu de ta lignée ? Il en est des races des hommes comme de celles des feuilles.»

Tome III - Quoi ? L’Éternité  
      On se demandait si dans le troisième volume du Labyrinthe du Monde, Marguerite Yourcenar s’étendrait enfin un peu plus sur elle-même. Elle aurait eu tout lieu de le faire puisque cette fois elle aborde l’époque où elle était née et nous amène jusque vers 1918 et sa quinzième année.
      Elle n’évoque que rarement des souvenirs propres et très particuliers, «miettes de l’enfance», et s’attache surtout, à peindre d’autres facettes, à relater d’autres moments de la vie de personnages qui nous sont à présent familiers: Michel, son père, Jeanne la grande amie de sa mère décédée, à qui en quelque sorte cette dernière la confia : « nous nous sommes promis réciproquement, au cas ou un accident nous arriverait, de veiller sur nos enfants.», la relation particulière entre ces deux «parents», Ego l’époux slave de Jeanne, et quelques autres... 
      L’on peut à juste titre parler de personnages, elle-même d’ailleurs emploie le terme, car ceux-ci, par le prisme de son écriture, sortent de l’anecdote familiale, et ont aux yeux du lecteur la dimension de véritables héros de roman.  
Et c’est peut-être lorsque, à partir d’évènements et de confidences, elle fouille, analyse, déduit les sentiments qui animèrent, bouleversèrent, guidèrent ces personnes chères, que Marguerite dévoile le plus d’elle-même. Elle indique: «Ces quelques informations pressurées jusqu’à la dernière goutte de suc…». Car pour pressurer ainsi qu’elle le fait tout au long de Quoi ? L’Éternité, comme déjà dans Souvenirs pieux et dans Archives du Nord, et tirer matière à trois ouvrages qui finissent par prendre plus forme de roman que de chronique, il faut bien connaître tous les ressorts des humains. Sa grande culture classique et ce qu’elle a pu apprendre par ses lectures n’ont pas dû y suffire, il a bien fallu qu’elle-même ait vécu d’analogues expériences, ressenti les sentiments qu’elle décrit. Peu importe alors si elle nous confie peu sur sa propre personne, elle est sans doute passée par les joies, les peines et les tourments qu’elle prête si bien aux autres.
      Eut-elle eu le loisir de se laisser grandir qu’on en aurait peut-être su un peu plus sur la jeune fille, puis la femme. Elle souhaitait en effet s’étendre jusque vers 1939 et le décès de Michel et de Jeanne. Le temps lui a manqué pour achever sa fresque, qui, en même temps que l’histoire particulière de sa famille, est celle des hommes et des femmes de son siècle et de son milieu à travers l’Europe.

 

La saison de mon contentement, de Pierrette Fleutiaux
par Bernadette L.

      J'ai commencé La saison de mon contentement de Pierrette Fleutiaux
et je me régale, c'est très bien écrit et son analyse de la condition
de la femme est très vraie et en même temps il y a beaucoup d'humour.

 

L’expédition, de Pierrette Fleutiaux
lecture par Marie-Françoise

      L’expédition, c’est à l’île de Pâques qu’elle a lieu. Une île chargée de mystères avec ses grands Moai de pierre tournant le dos au Pacifique, où l’auteur, Pierrette Fleutiaux, a séjourné. Elle fut impressionnée et séduite au point d’en faire le sujet, et, annonce-t-elle en exergue, le personnage central de ce roman. Pierrette Fleutiaux a lu et apprécié les récits de La Pérouse, grand explorateur humaniste du XVIIIéme siècle qui, l'un des premiers explora l'île. Mais aussi ceux de Cook, Thor Heyerdahl, Loti, Poe, Melville, Verne, etc. L’expédition qu’elle nous conte à travers le récit d’Angèle Lapérierre, sa Commandante, a lieu à notre époque, en 1997. On se rend sur l’île en avion, on est doté d’un matériel moderne, ordinateur portable, modem, 4X4, etc. On s’y lie avec des autochtones aussi énigmatiques que leur île, avec les touristes et les membres d’une expédition cinématographique.

      À part étudier l’île, le but de l’expédition d’Angèle Lapérierre, qui en est l’instigatrice, est incertain : « Nous étions venus dans l’île les mains nues, pour ainsi dire. Nous nous étions livrés à elle, elle nous conduisait au gré de sa mystérieuse volonté, nos manœuvres ne pouvaient qu’être erratiques et hasardeuses, les buts que nous poursuivions se dévoilaient au fur et à mesure, et le terme ultime de l’expédition nous restait inconnu. » Nous, c’est Angèle Lapérierre, ainsi que deux chercheuses, Charlotte Délépine chargée de l’ordinateur et du tracé topographique, Monica Martinière, de la partie botanique, et Olivier Banks, du matériel et de l’intendance. S’y joindra Flora Dentreville, qui, pour la parution ultérieure du texte proposé à nous, lecteurs, ajoute en italique ses propres remarques ou corrections au récit d’Angèle. Flora jouant ici le rôle du personnage à part que l’on retrouve souvent dans les œuvres de Pierrette Fleutiaux, personnage auquel, d’habitude, le narrateur s’adresse en écrivant son récit pour le prendre à témoin, mais aussi se justifier dans son travail d'écrivain.

      Le récit d’Angèle est mêlé de références aux anciens navigateurs explorateurs qui sans cesse surgissent dans sa pensée, comme s’il y avait des sautes dans le temps. Des télescopages parfois se produisent, qui révèlent sa faille intime : «Mon mari que j’avais laissé le soir dans sa chambre d’hôpital, n’y était plus le lendemain à mon retour. À la place de son lit, je ne voyais qu’une blancheur trouble d’où son corps et tout l’appareillage qui le gardait en vie avait disparu. Toujours, par la suite, les brouillards m’ont causé d’affreux serrements de cœur.»  

      L’expédition se déroule en somme comme toute vie humaine. Parmi ses membres, il y a ceux qui trouvent leur voie, ceux qui se perdent ou disparaissent comme dans un brouillard. Mais dont on sait qu’ils continuent d’être. «Cette nuit, sur les mini-tombes, j’ai vu un rosier. Madame Lescure avait raison, nos morts sont autour de nous.» Même constat que dans «La Toussaint» de Bergounioux, que dans « Il n’y a personne dans les tombes » de Taillandier…

      N’allez pas croire pour autant que le roman de Pierrette Fleutiaux soit triste. Bien au contraire, souvent, il est cocasse, car jamais, au grand jamais, la narratrice ne cède au pathos. Les mauvais coups du sort, et il y en a toujours dans quelque voyage ou expédition que l’on fasse, si bien préparés soient-ils, sont ici rapportés avec humour, on fait avec, il font d’ailleurs partie de l’aventure.

      Bref, c'est un beau et plaisant voyage dans lequel le lecteur se laisse embarquer sans réserve car Pierrette Fleutiaux, pour nous initier à l' île de Pâques, nous donne à lire une aventure très vivante et pleine de fantaisie émaillée de réflexions sur la civilisation, le destin des femmes, les rapports des sexes. Une fantaisie à laquelle, après avoir lu Nous sommes éternels ou les Amants imparfaits on ne s’attendait pas de sa part. L’expédition est, de ses œuvres, sa préférée, peut-être justement à cause de cette fantaisie mêlée au mystère et du plaisir qu’elle a, n’en doutons pas, pris à l’écrire. De sorte que le dénouement de cette expédition, œuvre de fiction, dont le récit est découpé en quinze parties présentées comme l'étaient les relations de voyage de La Pérouse avec de longs titres de chapitres résumant leur contenu et des bilans de fin de journée, ne saurait être pessimiste.

 

 

Cher amour, de Bernard Giraudeau
lecture par Marie :

      Roman, est-il indiqué sous le titre. Peut-être, mais surtout récits et états d'âme du voyageur, comédien, acteur, réalisateur qu'est Bernard Giraudeau, écrivain.
      Des récits qu'il adresse à la dame de ses pensées, la mystérieuse Madame T… son Cher amour. Expression qui donne son titre au livre, puisque l'amour sous-tend toute vie, et que s'il est absent il nous faut l'inventer. Un peu comme le personnage de Giono, Angelo, dont son auteur disait qu' "il est amoureux de l'Amour". 
      Un amour rêvé durant ses voyages et reportages au Brésil, au Chili, aux Philippines, à Djibouti, au Cambodge...  où il ne cesse de filmer quand il peut. Un amour rêvé durant ses périodes de retour, lorsqu'il prépare ses spectacles, monte sur scène. Un amour rêvé puisque au milieu de ses multiples activités bien tangibles, cette Madame T., il ne peut jamais la rencontrer physiquement. On finit par s'en étonner. Mais un amour qui permet de vivre au delà, qui permet de survivre, dans sa tête.
      Ce rêve mêlé au quotidien hors du commun de l'auteur nous donne des pages où règne une atmosphère d'irréel réel, un type d'écriture varié qui fait parfois penser à celle de
La Montagne de l'âme de Gao Xingjian. Bernard Giraudeau est exigeant, il recherche la perfection en tout, il le dit, mais son écriture n'en est pas pour autant pédante, il se met à portée, comme l'acteur qu'il est doit se mettre à portée du public. Il se fait conteur de légendes, rapporteur de l'histoire et des lieux. De la vie, poignante souvent, étendant ses réflexions au-delà des préoccupations du simple touriste consommateur, même si parfois il déplore n'y être que spectateur avec sa caméra au poing, n'y pouvoir rien changer.
      Séducteur aussi, car enfin, cette femme à qui il s'adresse, cette femme qui l'accompagne sans cesse dans ses pensées, où qu'il soit, quoi qu'il fasse, lui dit-il, il cherche à la séduire. Mais cette femme, au fil des pages, nous apparaît de moins en moins tangible, de plus en plus imaginaire, toujours absente et attendue, même qualifiée d'inconnue, tant que l'on se demande si ce n'est pas tout simplement à ses, à sa lectrice future qu'il s'adresse. Et qu'elle n'est tout simplement qu'un procédé littéraire qui justifie l'appellation de roman pour ces souvenirs… 
      Jusqu'à la fin qui nous détrompe. Car cette madame T. est pour lui quelque chose de bien plus fort encore. Un appel, vers qui, vers quoi ? Une échappatoire à la douleur, à quoi d'autre? Le livre est paru en 2009 et l'auteur est décédé en juillet 2010 après dix ans d'un cancer qu'il évoque pudiquement dans ses pages…
      Au cours de ses voyages il lui est arrivé évidemment de visiter des cimetières, récents ou de lieux très anciens, il les a relatés dans Cher amour, mais jamais il ne s'y est attardé : 
      "Tu aimes l'aventure, me dit-il, voyager est ton chant. Il y a une route qui traverse l'Amazonie, avec de grands cimetières.
      Non merci. Cette forêt démesurée qui est le tombeau de Maufrais, Fawcett et de milliers d'autres, des curieux, des conquérants mais aussi des affamés, des assoiffés de pierres précieuses et de pépites ? Non. Je pille avec l'impatience de partager. (…) Si l'imprévu génère du bonheur, un moment d'éternité, oui, mais pas si je dois finir amoureusement enlacé jusqu'à la mort par un anaconda
."
      Bref, des pages pleines de vie et de partage. Avec son inconnue, avec nous.

 

 

 

La Toussaint, de Pierre Bergounioux
lecture par Marie-Françoise

      Sur le thème du Café littéraire luxovien d'octobre, "Les cimetières dits par les écrivains", je viens de terminer de lire le troisième tome de La grande intrigue de François Taillandier et d'entamer La Toussaint, de Pierre Bergounioux. 
      Ce dernier ouvrage est à lire très lentement, à cause du poids de chaque mot... L'auteur exprime le regret de n'avoir pas pu communiquer avec son grand-père maternel du Quercy dont il se sentait proche, parce qu'il était trop petit d'abord, puis lorsqu'il eut atteint l'âge de raison, parce que ce dernier n'était plus : "Grand père était trop loin lorsque j'ai débarqué. Il ne pouvait pas plus s'attarder que je ne pouvais me hâter, à l'autre bout, pour le rejoindre, atteindre l'instant particulier, sous le figuier, où il m'attendait. J'aurais vidé mon sac et lui le sien." Quant à son père, il est mélancolique de naissance, comme tous ceux de sa lignée dans leur coin de Corrèze. On imagine là-dessous, peut-être à tort, un secret de famille ou un non dit qui en plus de la contrée rend le père dépressif. L'enfant peu à peu se heurte à la limite des grandes personnes que tout petit il croyait sans taches et à qui il croyait que rien n'était impossible. Il constate que nous sommes faits de ceux qui nous ont précédés. Ceux des deux lignées. Que nous sommes faits de leur inexprimé, de ce qu'ils auraient voulu vivre et n'ont pas vécu. Qu'ils vivent encore à travers nous. Adolescent, il rencontrera les livres : "On réussit parfois à passer la porte, à gagner l'heure qu'il est. Et ça, c'est grâce à des gens qu'on n'a pas connus, des étrangers qui ont vécu il y a longtemps, qui n'ont pas de visage. Le vertige dont on est pris quand on voit, qu'on lit, ils ont dû l'éprouver." et "Si l'occasion se présente de visiter l'endroit où ils reposent, on n'hésitera pas. On fera le détour, à l'encontre de ce qu'ils nous ont appris, au nom de la vieille croyance
ceux qui furent sont enfouis sous la terre alors que ce n'est pas vrai. C'est dedans, là où l'on est, où que l'on soit, qu'ils se tiennent." 
      François Taillandier, la mélancolie en moins, nous délivre le même message dans son tome trois de La grande intrigue : Il n'y a personne dans les tombes.

 

 

Le mec de la tombe d'à côté, de Katarina Mazetti
lecture par Marie :

      C'est l'histoire d'un "Choc de cultures" à travers deux êtres.
      Elle, après ses études est employée à la bibliothèque de la ville.
      Lui, a repris la ferme de ses parents sans poursuivre ses études malgré ses capacités.
      Elle, mène une vie terne et aseptisée au milieu des livres.
      Lui, n'a pas assez de ses deux bras pour mener seul sa ferme, s'occuper de ses vaches qui requièrent des soins journaliers. Depuis que sa mère n'est plus, manque à la ferme une présence une main d'œuvre
féminine pour l'aider, cuisiner, s'occuper du ménage et la ferme s'encrasse.
      Ils se sont rencontrés au cimetière.
      Elle, venait sur la pierre tombale sobre et nue de son époux décédé accidentellement.
      Lui, juste à côté, sur celle voyante de ses parents qu'il orne de multiples plantations.
      Elle ne correspond pas à ce qu'il lui faudrait pour la ferme et ne sait même pas cuisiner.
      Lui, ne lit pas autre chose que le journal local.
      Pourtant ils sont attirés l'un vers l'autre. Irrésistiblement. Par un appel de la nature,ils  se sentent faits l'un pour l'autre.
      Mais ils sont têtus tous les deux. Incompatibles.
      Elle ne veut pas abandonner son emploi.
      Ni lui sa ferme.
      Le récit alterne avec leurs deux voix. De chapitre en chapitre chacun fait la relation de ses pensées et des faits comme il les vit.
      Lequel aura le dernier mot ? Parviendront-ils à s'accorder ?
      Traduit du suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus, cela se passe en Suède, mais pourrait aussi bien se passer partout ailleurs où il y a des villes et des fermes. C'est au-delà d'une simple histoire d'amour avec ses heurts. C'est la vie d'aujourd'hui, des fermes qui se meurent, des fermiers qui s'endettent pour se moderniser et sont ainsi liés à leur terre. De la vie à la ville, des loisirs "Culturels", du vouloir manger et se vêtir "bio" sans vouloir mettre soi-même la main à la pâte.
      Le  style est très vivant, agréable. Le récit captive, plein d'humour il fait sourire souvent et émeut cependant.

 

 

Un nuage de poussières, auteur anonyme 
lecture par Adéla :

      Ce curieux petit livre est arrivé cet été 2010 au courrier du Café Littéraire luxovien.
      D'une sobre et excellente présentation. Format 14cmx19cm. Couverture forte cartonnée, ivoire très pâle, avec une illustration couleur où apparaît un homme en vêtement de travail debout sur un trottoir dirigeant une lance de kärcher sur le bas d'un mur orné d'une fresque d'animaux paléolithiques. À l'intérieur, 130 pages de papier couché blanc, sur lesquelles, dans une agréable mise en page on trouve, imprimés dans un beau caractère, des textes relativement courts en regard de très nombreuses images couleur très bien reproduites. Sans indication d'auteur(s) ni d'éditeur, de date de parution ni d'aucune autre mention légale. Sans prix non plus.
      Sans prix…
      Il a dû cependant coûter cher à son auteur, ou au mécène (est-ce que cela existe encore ?) qui a financé son auteur, ses auteurs devrais-je dire, puisqu'il est indiqué que "les peintures sont de multiples graffeurs". Ces artistes anonymes
rares sont ceux qui signent qui peignent à la bombe le plus souvent, sur les murs, les édifices, les ponts, les poubelles, les voitures, les panneaux, etc., ou dessinent de façon éphémère à la craie sur les trottoirs des rues… Des œuvres d'art cependant. On reconnaît des murs, distingue des parpaings sous jacents aux peintures qui ont été photographiées. Par qui ? on ne le sait pas non plus. Peut-être l'auteur tout simplement.
      Le livre s'ouvre et se ferme sur des cris. De haine pour commencer, de peur pour terminer. Qui dérangent et inciteraient, si l'on ne persévérait, à rejeter l'ouvrage, le mettre à la poubelle, l'abandonner dans quelque lieu public, ou le donner pour s'en débarrasser. Ce qui est d'ailleurs sa destination première, c'est indiqué sur la quatrième de couverture. Par ironie? Oui et non. Ce livre en effet, une fois né de parents anonymes, doit passer de main en main, suivre sa vie propre et s'abîmer à cette vie, comme les personnages évoqués dans les instantanés que sont chacun des textes, chacune des images…
      Des textes écrits de main de maître par leur auteur qu'on aurait pu prendre tout d'abord pour un amateur. Intenses dans leur sobriété. Souvent poignants au second degré. Jamais choquants malgré les sujets abordés. Humains, de cette humanité marginale qui peuple les rues, avec ses souffrances et ses joies. Simples. Beaux. Ils sont d'un écrivain.
      Le livre mérite d'être lu, d'être vu. En nous l'envoyant, son auteur d'on ne sait où,
les cachets actuels de la poste n'indiquent plus les lieux d'envoi a peut-être voulu nous mettre au pied du mur. Qu'il en soit remercié. Nous ferons circuler son ouvrage, qu'il partage(ait)* par ailleurs sur Internet le plus gratuitement du monde. Mais nous le conserverons précieusement, tant la démarche, peu commune, de son auteur nous touche.
      Il est
(était*) possible de trouver Un nuage de poussière en version électronique sur le site Calaméo.*  Allez-y, cela ne coûte rien. C'est de l'art pour tous. Comme le pratiquaient nos ancêtres lointains sur les parois de leurs cavernes. Nos ancêtres retournés en poussière, notre destination à chacun… celle aussi de nos œuvres… au bout du compte.

*Le livre paru en été 2010 n'y est à présent plus disponible. Dommage! Sous le même titre on peut lire autre chose, toujours d'un auteur anonyme... Le même ? 

 

 

Des phrases courtes, ma chérie, de Pierrette Fleutiaux
Lecture par Marie-Françoise:

      "Je ne crois pas que la femme dont je parle soit ma mère, ni que le "je" que j'emploie soit moi. Au fur et à mesure que j'écris, une configuration prend corps, plus forte que moi et mes souvenirs, je m'aperçois bientôt que c'est elle qui domine, je ne peux m'empêcher de lui obéir. Inexorablement déjà : gommages, surimpression, traits chargés ou effacés. J'utilise ma mère, comme j'ai utilisé bien d'autres gens de ma vie, les lieux et paysages, et moi-même.
      Ce n'est pas la vérité de ma mère que je poursuis.
"
      Écrit Pierrette Fleutiaux au détour d'un chapitre. Pourtant, elle atteint la vérité de tant de mères devenues fille de leur propre fille en leur âge trop grand, trop vieux, en leur vie trop longue, trop difficile et douloureuse, jusqu'à l'extrême instant de délivrance, qu'elles appréhendent et qu'elles attendent. L'une comme l'autre… d'une certaine façon.
      Même si elle se défend d'écrire pour "les gens", même si donc elle "construit", Pierrette Fleutiaux apporte un témoignage, une expérience qu'elle partage, et sans le vouloir un soutien aux lecteurs, et surtout lectrices, plus jeunes, qui se reconnaissent dans leur épreuve face au parent devenu dépendant, accaparant, tyrannique d'une certaine façon, tant il se sent abandonné, que ce parent soit en maison de retraite, comme dans le cas de ce livre, ou maintenu à domicile.
      Un livre découpé en chapitres développés en phrases simples et claires, sans fioritures, à partir de mots qui en sont les titres : Recherches, Directeur, Collier, Peau, Coiffeuse, Gymnastique, Salle à manger, Penderie, Dames, Chemise, etc. Des mots, on le voit, très concrets, de la vie de tous les jours, de cette vie qui se poursuit, tenace encore et si fragile. Des mots suffisamment puissants pour faire surgir les souvenirs et les pensées, puisque l'auteur écrit son récit bien des années après cette époque.
      Un livre à rapprocher de tous ceux, poignants,
écrits sur les mères. Parce qu'une mère, quelle qu'elle soit, est unique.

 

 

Même en terre, de Thomas Sandoz (éd. d'autre part)
lecture par Marie-Françoise

     Jardinier dans le cimetière d'une grande ville, il est affecté au secteur des enfants. Tout en soignant leurs tombes il leur parle, leur promet de s'occuper d'eux, toujours, de ne pas les abandonner, jamais. Il leur donne à chacun un nom de fleur sauf au petit Jean qui le hante. 
      Ces nourrissons ou très jeunes enfants, ces innocents, sont morts de différentes manières. Il sait ou imagine leur histoire. Pour lui, toujours les adultes sont coupables, de négligence, de violence, d'oubli…
      Il leur apporte des fleurs, de menus cadeaux, songe à leur bien-être mais aussi à leur éducation. Bref, il les fait vivre.
      Le temps de dix chapitres, un par fleur, un par enfant, de Primevère en février à Chrysanthème en novembre, le lecteur, au fil des mois, découvre l'histoire de celui qui n'a pas de nom dans le livre et pourquoi il est tant attaché aux enfants.
      Un livre écrit dans une belle et sobre langue. Un livre qui se lit lentement, comme on se recueille sur chaque tombe, en parcourant dans le silence les allées d'un cimetière avec sa verdure, ses arbustes, sa terre, son ciel et… ses fleurs. 
      Un livre pour que les parents, toujours, soient attentifs à leurs enfants. Un livre pour que le deuil se fasse... ou pas ?

 

 

Mamzelle Libellule, de Raphaël Confiant
lecture par Marie :

      L'histoire d'Adelise commence dans un jardin du Gros-Morne en Martinique. Dans ce jardin, enfant, puis adolescente, Adelise se rend dès qu'elle a une miette de temps. Elle y retrouve un arbre avec lequel elle a de grands causers. Un arbre qu'elle embrasse et serre contre sa poitrine, dont elle caresse avec passion les nervures quand bien même elles lui écorchent les lèvres, dont elle mange les petites fleurs blanches au goût un peu acre. À l'insu de sa mère qui lui a interdit de rapporter à la maison ces fleurs du diable.
      Un arbre, son arbre, le grand amour de sa vie. Un arbre dont elle devra s'éloigner lorsque sa mère lui fera quitter l'enfer des champs de cannes et l'enverra vivre chez une tante à Fort-de-France, pour lui donner la chance d'une vie meilleure. Un arbre dont elle ne connaîtra le nom et les effets dans son corps que bien plus tard…
      À travers l'histoire d'Adelise on découvre la vie rude des travailleurs des champs de cannes dans les campagnes et celle des habitants des cases des quartiers pauvres qui entourent Fort-de-France. Dont le Morne-Pichevin où vit la tante et où l'on accède par quarante-quatre marches. La vie du peuple créole avec son courage, ses misères et ses joies, mais aussi ses mouvements sanglants de rébellion contre les blancs-France, dans les années 1950-1960. Aimé Césaire en est le maire.
      Dans l'alternance du récit au passé par le narrateur et de celui, propre, d'Adelise, on sent qu'au fond d'elle-même, indocile, courageuse et amoureuse de la vie, elle mène la barque (et pour un peu, écrit le livre…), fascinée à la fin par l'image de la France et de sa vie meilleure.
      Ce livre, très vivant, est traduit du créole par son propre auteur, Raphaël Confiant. Il est émaillé de termes et expressions antillaises, épicées, savoureuses, qui sont pour les lecteurs de métropole un régal, allié au courage et à l'optimisme qu'il montre de ceux qui ne baissent pas les bras.

 

 

Nefertiti et le rêve d'Akhnaton, d'Andrée Chedid
lecture par Marie-Françoise:

            À la lumière des récentes découvertes génétiques sur l'ADN de Toutankhamon qui le révèlent être le fils d'Akhenaton et, non pas de son épouse Nefertiti ni d'une épouse secondaire de celui-ci, mais de sa propre sœur, il est intéressant de relire ce roman d'Andrée Chedid paru en 1974.

      L'histoire que l'auteur, née au Caire en 1920, nous livre ici est imaginée d'après ce que l'on savait alors d'Akhenaton, jeune pharaon épris de nature et de liberté en rébellion contre le tout puissant clergé d'Amon-Rê, il aurait décidé de créer loin de la vallée thébaine, un royaume idéal, et dédaignant Amon, dieu dynastique, pour se dédier tout entier à Aton, le glorieux disque solaire, allant jusqu'à instituer une sorte de monothéisme, il choisit comme lieu, Tell el-Amarna, qui durant dix-sept ans fut le centre rayonnant de l'Egypte. Tell el-Amarna,   dénommée la Ville d'Horizon dans le roman d'Andrée Chedid, fut arasée par les successeurs de ce roi hérétique. Andrée Chedid en fait écrire l'histoire pour la postérité par un scribe, qui alterne dans ses écrits le présent et le passé, les paroles que lui dicte sa maîtresse, Nefertiti, et sa propre mémoire. Andrée Chedid prévient sous le stylet du scribe :
      "J'écris pour que l'histoire d'Akhnaton et de Nefertiti
étrange, déjà lointaine, pourtant si proche des hommes soit copiée, recopiée, rapportée, retranscrite. (…) Même si cette histoire dérive en cours de route, je ne m'en inquiète plus ; il en restera toujours, je crois, un écho. Un appel, un espoir, que chacun peut entendre".
      "Est-ce que j'invente? Les émotions, les mots que je dis ne sont-ils parfois que les miens, ceux d'un esprit que l'imagination débauche? (…) ma substance se glisse presque malgré moi dans l'événement entre les signes. À toi, lecteur, de trier, de démêler l'écheveau." car l'auteur sait qu'elle ne peut tout connaître et que son récit ne peut être vrai.
      On s'y interroge sur les dieux qui pullulaient dans l'Egypte ancienne, et sur celui, unique, que voulait mettre en place Akhnaton. "Après deux ou trois tentatives, Aton apparaît. Il n'a pas de visage, il vient de l'horizon. Est-ce un dieu, je me le demande ? Peut-être n'est-il rien d'autre que nous-même? Un nous-même mystérieux, plus accompli. Un simple disque solaire allait le représenter." Sur la trace vivante que laissent les hommes : "Même pour un bref instant, cette trace vivante, plantée dans la terre, avec ses creux et ses reliefs, me procurait une joie intense. Une conviction obscure m'habitait : la victoire aveugle de la mer n'était qu'apparente, tandis que le sillage humain
vulnérable, éphémère se prolonge à l'infini." Sur les siècles traversés par les momies de ces illustres personnages jusqu'à aujourd'hui où l'on découvre, malgré eux, leur plus intime histoire, tenue secrète dans les écrits des scribes, dans les peintures qui illustrent leur vie, qui ne nous révèlent que ce qu'ils ont bien voulu: "Fais en sorte que ton nom soit glorieux. Élève des temples aux dieux abandonnés. Bâtis des tombes éternelles. Emplis ces tombes d'or et d'argent, de pierres précieuses, de linge, de mobilier. Ainsi tu traverseras les siècles. Les richesses résistent mieux que le cœur…"
      Bourbastos, le scribe, y constate que le jeune "Akhnaton vit dans un univers de femmes, entouré par sa mère et ses sœurs. Aucun militaire ne préside à son éducation." Le lecteur peut penser que Nefertiti s'illusionnait sur son époux lorsque Andrée Chedid lui fait dicter à son scribe: "Même en public, Akhnaton joue avec ses filles. Il fait grimper Meret sur ses épaules ; il attache Meket à une gazelle qui trotte à nos côtés ; il tient la petite Ankhès dans ses bras. Il les embrasse sans se lasser. Sans doute regrette-t-il de n'avoir jamais eu de fils ; mais jamais il ne songea à s'en plaindre, à me le reprocher, à chercher d'autres épouses."
       Dans ce cas, le livre d'André Chedid n'a pas vieilli, car Nefertiti a-t-elle su qu'Akhnaton était le père de Touthankhamon?

 

 

Le cœur cousu, de Carole Martinez (Gallimard 2007)
lecture par Martine Mouhot :

      C'est un premier roman et quel roman ! Carole Martinez dépose son manuscrit inachevé chez Gallimard, et quelques temps plus tard, alors qu'elle va chercher ses enfants à l'école, son portable sonne ! C'est Jean-marie Laclavetine, membre du comité de lecture de Gallimard : "Ecrivez la suite, vous êtes une conteuse née!" Et bientôt le livre va obtenir 8 prix alors que la critique n'en a pas touché un mot à sa sortie.

      Est-elle sorcière, magicienne, cette Frasquita la couturière qui donne vie à ce qu'elle dessine avec ses aiguilles et ses fils ?
      N'est-elle pas la plus rayonnante quand elle s'avance dans sa longue robe blanche aux fleurs brodées qui se fanent sous le regard envieux des autres pour épouser, José, celui qui va finir par la mettre en jeu dans un combat de coq. Et les enfants de Frasquita et de José, si particuliers : Anita la muette, Angela née dans un nuage de duvet, Pedro à la tignasse rouge, Martirio, et Clara l'enfant soleil. Et Soledad, qui écrit toute cette histoire. Quelle étrange famille, cette famille Carasco! Quelles rencontres, les uns et les autres, vont-ils être amenés à faire tout au long de cette traversée de l'Espagne à l'Algérie?

      Laissez-vous porter par cette histoire, qui réveille en vous, le merveilleux des contes de votre enfance! Cette Carole Martinez, avec ses mots vous inonde d'images que vous serez loin d'oublier!
      "Écoutez, mes sœurs!
      Écoutez cette rumeur qui emplit la nuit!
      Écoutez... le bruit des mères!
      Des choses sacrées se murmurent dans l'ombre des cuisines. Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs d'épices, magie et recette se côtoient.
      Les douleurs muettes de nos mères leur ont bâillonné le cœur. Leurs plaintes sont passées dans les soupes : larmes de lait, de sang, larmes épicées, saveurs salées, sucrées. Onctueuses larmes au palais des hommes!
"


 

Les Disparus, de Daniel Mendelsohn 
(traduit de l'anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina. Ed. Flammarion, 650 p., 26 €)
lecture par Martine Mouhot :

      C'est son grand-père Aby qui raconte au petit Daniel l'histoire de son immigration aux Etats-Unis, ou l'anecdote du bateau pour New York qu'il faillit rater à cause de l'examen des cheveux, si longs, de ses sœurs. C'est lui qui, par ses histoires, éveille l'intérêt de l'enfant sur la famille Jaeger, mais étrangement Aby ne dit mot de son frère Schmiel à qui Daniel ressemble tant. Ce que l'on sait de Schmiel "c'est que le frère de mon grand-père, avec sa femme et ses quatre filles superbes avait été tué par les nazis". À la mort du grand-père, on retrouve des lettres de Schmiel, dans son portefeuille. ….et D.Mendelsohn commence à s'interroger sérieusement sur "les disparus". "Dans un foyer, il y en a toujours un pour s'intéresser à ses origines" écrit-il.
      Pour retrouver la trace de la famille de Shmiel, Mendelsohn a visité l'ancienne Bolechow, en Ukraine, le fief des Jaeger. Puis, avec une caméra vidéo, il est allé à Sydney, dans un paradis de surfers, où une poignée de rescapés nés à Bolechow ont trouvé asile. Enfin, il y eut des voyages en Israël, en Suède, au Danemark, entrecoupés de retours à New York, où il se lia d'amitié avec Frances Begley pour recueillir, encore, la mémoire de ces vieux Juifs avant qu'elle meure avec eux. "J'ai quarante-sept ans, j'appartiens à la dernière génération d'auteurs qui ont pu compulser des témoignages vivants sur l'Holocauste. Nous vivons une époque charnière, après laquelle l'histoire de la Shoah résidera uniquement dans les livres."

      Mendelsohn a mis 5 ans à enquêter, mais son livre ne peut être catalogué uniquement comme un énième travail sur la Shoah, c'est avant tout un livre sur l'histoire de sa famille, traversée par la Shoah.
      Comme toute recherche généalogique, il peut y avoir un côté thriller mais c'est là, que Mendelsohn dépasse ce côté recherche, en nous faisant part de ses réflexions sur la vie, les relations entre frères, les êtres humains dans des conditions extrêmes, le bien et le mal, l'histoire de l'Europe à travers celle des juifs et des moments surprenants, parfois cocasses en utilisant des passages de la Bible, pour essayer de comprendre.
      Tout cela avec beaucoup de respect et d'humanité pour les personnes qu'il rencontre, se gardant de juger…
      Voilà un très grand livre, de ceux qui vous aident à vivre mieux… et qui soulèvent de nombreuses pistes de réflexion.

 

 

Corniche Kennedy, de Maylis de Kerangal (éd. Verticales. 180 pages)
lecture par Martine Mouhot :

      La Corniche Kennedy, après Malmousque, c'est à Marseille, le lieu où dès l'arrivée des beaux jours, les jeunes se rassemblent sur ce bout de caillasse, leur territoire, sous la fameuse corniche qui court le long de la côte. Petites bandes venues des quartiers Nord, en bus ou en scooter.
     
Maylis de Kerangal présente la petite bande avec une telle précision dans les descriptions que l'on plonge dans ce temps de l'adolescence défis, esbroufe, corps en mutation, langue et où on se mesure au grand plongeon du haut des rochers.
      "Ça discute sec, ça rigole, ça s'esclaffe et ça chantonne, ça mange des frites mayonnaise, des beignets, ça boit du Coca, ça commente les magazines, ça se crème le dos, ça se paluche, ça fume, ça prend ses aises, ça se croit chez soi."
      Tout cela se passe sous les yeux de Suzanne, qui vit dans une des belles maisons, mais sous les yeux aussi de Sylvestre Opéra, le flic planté avec ses jumelles dans le commissariat qui surplombe la corniche. Le flic chargé par son supérieur le Jockey d'éradiquer les bravades de cette insupportable bande de jeunes. Un flic dont les enquêtes se déroulent en arrière plan, trafic de drogue, prostitution, nourrisson retrouvé dans une poubelle...
      Suzanne, après une tentative de vol de téléphone portable, va devoir payer en sautant des rochers.
      Tout ce manège des jeunes devient insupportable au pouvoir. Le maire décrète la chasse aux jeunes, fait verbaliser, on installe des caméras…. Le ton monte de chaque côté, de provocations en provocations.

      Par des phrases longues mais précises, un rythme rapide, Maylis de Kerangal ajuste une chorégraphie âpre et sensuelle. À lire pour passer un bon moment !

 

 

La double vie d'Anna Song, de Minh Tran Huy
lecture par Bernadette Bresson:

      Il s'agit du deuxième roman de Minh Tran Huy née en région parisienne de parents d'origine vietnamienne. Elle est journaliste et rédacteur en chef adjoint du Magazine littéraire.

      L'héroïne du roman, Anna, est une pianiste d'origine vietnamienne qui a été un enfant prodige du piano. Son histoire est racontée par son mari, Paul. Il raconte leur enfance. Lui, orphelin, et elle, élevés tous les deux par leurs grand-mères, des personnes très importantes pour l'un et l'autre. Mais ils vont être séparés quand Anna partira avec sa famille aux Etats-Unis étudier la musique dans une très grande école.
       En l'absence de son amour et en attendant qu'Anna revienne un jour, il "vivote". De son côté, elle est atteinte d'une maladie paralysante à une main et est renvoyée de son école ; elle ne pourra pas devenir la grande pianiste qu'elle promettait d'être. 
      Anna revient en France et rejoint Paul au moment où sa grand-mère meurt. Paul raconte alors tout ce qu'il va faire afin de l'aider à vivre à nouveau pour et par la musique :  un traitement sera trouvé et sa paralysie guérira, Anna pourra à nouveau jouer du piano. Il raconte leur vie amoureuse avec une sorte de mélancolie, d'autant plus que le sort s'acharnant sur Anna, elle est atteinte d'un cancer et ne peut plus jouer en public. 
      Pendant sa maladie et jusqu'à sa mort, son mari produira cent deux CD qu'Anna enregistrera dans son propre studio aménagé dans leur maison et qu'il enverra aux critiques musicaux et aux journalistes. 
      L'histoire racontée par Paul est entrecoupée d'extraits de journaux et magazines qui s'extasient sur le talent d'Anna. Mais, au fur et à mesure, on découvre une autre réalité : les journalistes révèlent que les CD sont des faux, que Paul a pillé les meilleurs morceaux de pianistes reconnus dont il a fait une compilation sous le nom d'Anna Song !! Le scandale éclate. Paul dans son récit explique qu'il a fait tout cela par amour pour Anna... 
    Je ne vous en dis pas plus car la vraie histoire d'Anna Song ne s'arrête pas là. Paul n'a pas encore tout raconté.

      Ce roman est inspiré d'une histoire vraie, celle de Joyce Hatto, pianiste britannique décédée en 2006, dont le mari est actuellement accusé d'avoir "piraté" des œuvres de musiciens. Le récit de Paul nous plonge dans une belle histoire d'amour et les articles de journaux datés nous ancrent dans la réalité et rendent l'histoire encore plus vraisemblable. 
      L'histoire est très bien menée avec l'alternance du récit de Paul et des articles de journaux qui nous font découvrir chacun leur part de la vérité, chaque chapitre apportant des éléments nouveaux. Le roman est très bien écrit, dans un style fluide et simple, il est facile à lire.

      Minh Tran Huy en profite pour parler du pays d'origine de ses parents où son héroïne va faire un voyage, elle insère des éléments autobiographiques qui concernent surtout la vie de ses grands-parents et des contes vietnamiens.
      

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