Le Café Littéraire luxovien /le temps, l'éternité

       

      

... nous sommes les passagers d'un monde, et notre passage a la simplicité de l'écoulement d'un fleuve qui suit son cours. Le temps qui nous est donné est sobrement riche de journées qui s'accomplissent. Chaque matin on se lève pour aller vers le soir où se tenir digne de la venue du lendemain.

Cédric Morgan, Les sirènes du Pacifique

 

L'avenir ne l'intéressait pas; elle désirait l'éternité; l'éternité, c'est le temps qui s'est arrêté, qui s'est immobilisé; l'avenir rend l'éternité impossible; elle désirait annihiler l'avenir.

Milan Kundera, L'Ignorance

 

Certes, la présence du danger le réjouissait. Il espérait assouvir son étrange désir: se prouver à soi-même, par l'action, que le danger est une construction de l'esprit. Le problème de la mort ne l'agitait pas le moins du monde. La mort est une frontière naturelle comme une autre. Il la niait comme les autres. Il agissait exactement comme s'il ne pouvait pas mourir. Il passait sa vie à  collectionner les moyens de ne pas mourir et semblait attendre le moment où sa persévérance lui conférerait une sorte d'éternité.
       Le premier stade de l'éternité pour les hommes d'action est l'invincibilité. Sincèrement, ingénument, profondément, il se croyait invincible. Les alpinistes ne parlent jamais entre eux de ces problèmes de mort, de danger qui sont toujours supposés résolus...

Louis Lachenal et Gérard Herzog, Carnets  du vertige

 

J'ai dit que nous ne parlions pas du passé. Plus étrangement, nous n'évoquions jamais l'avenir. Ce qui allait advenir de nous, nous ne l'imaginions jamais: tous les plans sur la comète que se font les amants, les promesses auxquelles ils ne croient pas mais qui leur paraissent indispensables pourtant, tant qu'il dure, au présent qu'ils partagent. Peut-être était-ce sous l'effet d'une superstition banale et par peur que ce que nous en dirions le fasse aussitôt s'évanouir. Demain était assez. Le jour d'après recommencerait celui qui venait de finir. 

Philippe Forest, Crue

 

...ils étaient ivres, jeunes, ils avaient vingt ans... et ils se savaient immortels.

Thomas Wolfe

 

L'immortalité dont parle Goethe n'a, bien entendu, rien à voir avec la foi en l'immortalité de l'âme. Il s'agit d'une autre immortalité, profane, pour ceux qui restent après leur mort dans la mémoire de la postérité. Tout un chacun peut atteindre à cette immortalité, plus ou moins grande, plus ou moins longue, et dès l'adolescence chacun y pense. Petit garçon, j'allais en balade le dimanche dans un village morave dont le maire, disait-on, gardait dans son salon un cercueil ouvert à l'intérieur duquel, dans les moments d'euphorie où il se sentait exceptionnellement satisfait de lui-même, il s'allongeait en imaginant ses funérailles. Il n'a jamais rien vécu de plus beau que ces moments de rêverie au fond d'un cercueil: il habitait alors son immortalité.
       Face à l'immortalité, les gens ne sont pas égaux. Il faut distinguer la petite immortalité, souvenir d'un homme dans l'esprit de ceux qui l'ont connu (l'immortalité dont rêvait le maire du village morave), et la grande immortalité, souvenir d'un homme dans l'esprit de ceux qui ne l'ont pas connu. Il y a des carrières qui, d'emblée, confrontent un homme à la grande immortalité, incertaine il est vrai, voire improbable, mais incontestablement possible: ce sont les carrières d'artistes et d'hommes d'État.

Milan Kundera, L'Immortalité

 

Que Goethe ait pensé à l'immortalité, sa situation permet de la supposer. Mais se peut-il qu'une femme aussi jeune que Bettina, et aussi peu connue, ait eu la même pensée? Bien sûr. Dès l'enfance, on rêve d'immortalité. De plus, Bettina appartenait à la génération des Romantiques, éblouis par la mort dès l'instant où ils voyaient le jour. Novalis n'atteignit pas sa trentième année, mais malgré sa jeunesse rien, peut-être, ne l'a plus inspiré que la mort, la mort enchanteresse, la mort transmuée en alcool de poésie. Tous vivaient dans la transcendance, dans le dépassement de soi, les mains tendues vers le lointain, vers le terme de leur vie et même au-delà, vers l'immensité du non-être.

Milan Kundera, L'Immortalité

 

Parce que les dissemblances n'existent que tant que nous vivons, parlons, paradons, chacun récitant son rôle, et puis c'est fini: nous sommes tous égaux dans la position identique de la mort, si simple, si adaptée aux conditions requises par l'éternité.

 

Dino Buzzati, Général inconnu (nouvelle dans Le K)

 

       Celui qui a été ne peut plus ne pas avoir été. Désormais, ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir vécu est son viatique pour l'éternité.

Vladimir Jankélévitch

 

       Une fois que Génie a été partie, j'ai rangé mes cahiers sous le matelas et me suis assise par terre. Je n'ai pas eu besoin de fermer les yeux. Il faisait déjà noir, et l'obscurité suffisait à repousser les murs. J'ai alors imaginé ce que pouvait être la grande obscurité d'avant ma naissance, une éternité qui avait pris fin au moment où j'étais sortie du ventre de ma mère, et aussi une autre éternité qui allait naître après ma mort, et qui aurait pas de fin, celle-là. J'étais coincée entre ces deux éternités, à penser à la folie que c'était de sortir quelqu'un d'une éternité paisible pour le rendre conscient de la prochaine, tout ce temps passé à pas comprendre pourquoi on est au monde tous autant qu'on est, pourquoi on tient tant à la vie, à essayer de toujours repousser le grand mur de la mort, alors qu'il suffirait peut-être bien de l'escalader, ou de passer à travers pour plus se poser de questions. Parce que vivre, c'est précisément être coincé entre deux éternités, la première qu'on n'a jamais eu à choisir et la deuxième qui est l'œuvre de Dieu, à ce qu'on dit. 

Franck Bouysse, Né d'aucune femme

 

       ― Si nous avons été des anges, comment sommes-nous tombés plus bas ? 
       Comment, plus bas ? Mais qui te dit que c'est plus bas ?… qui peut savoir ce que j'ai été ? reprit Natacha avec conviction. L'âme étant immortelle, si ma destinée est de vivre éternellement dans l'avenir, je dois avoir vécu dans le passé, et j'ai donc aussi une éternité derrière moi. 

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome II

 

       «... Si je meurs, vous deviendrez tous immortels. C'est bien ce que l'homme a toujours voulu, n'est-ce pas? Être éternel. Mais je vous le dit, ce serait pure démence, tous les jours se ressembleraient, et pensez à l'écrasant fardeau de la mémoire! Songez-y! Ne négligez pas ce facteur!» 

Ray Bradbury, M. Pâles
(nouvelle dans: Train de nuit pour Babylone)

 

      Nous étions au début de l'automne, et, comme tout juste un an auparavant quand j'avais rendu visite à Naoko à Kyôto, l'après-midi était clair et lumineux. Les nuages étaient fins et blancs comme des os, et le ciel infiniment haut. Je pensai avec nostalgie que l'automne était de retour. Je le reconnaissais à l'odeur du vent, à l'éclat de la lumière, aux petites fleurs qui parsemaient les buissons, à une sonorité particulière. Chaque saison qui revenait m'éloignait un peu plus de ceux qui étaient morts. Kizuki avait toujours dix-sept ans, et Naoko vingt. Pour l'éternité. 

Haruki Murakami, La ballade de l'impossible

 

      J'ai beaucoup médité cette parole de Spinoza: «La jouissance du présent ne cesse d'étoffer le temps.» Toutes les joies et les œuvres de notre vie se poursuivent. D'autres joies viennent, dont notre cœur vibre, nous donnant le sentiment d'être pleinement vivant. Comment comprendre l'affirmation célèbre du philosophe: «Nous expérimentons que nous sommes éternels», sinon comme une expérience inouïe d'une éternité qui ne serait pas un au-delà dans le temps, mais un au-dedans de plénitude? 

Marie de Hennezel, La chaleur de nos cœur empêche nos corps de rouiller

 

      Qu'est-ce que la «longue vie»? Il est indéniable que l'esprit humain rêve d'éternité. Il aspire à une éternité de beauté, bien entendu, et certainement pas à une éternité de malheur. Tout en sachant cependant que toute beauté est fragile, et par là éphémère. N'y a-t-il pas là contradiction? La réponse dépend peut-être de la manière dont on perçoit l'éternité. Celle-ci serait-elle la plate répétition du même? En ce cas, il ne s'agit plus de vraie beauté, ni de vraie vie. Car, répétons-le: la vraie beauté est élan de l'Être vers la beauté et le renouvellement de cet élan; la vraie vie est élan de l'Être vers la vie et le renouvellement de cet élan. Une bonne éternité ne saurait être faite que d'instants saillants où la vie jaillit vers son plein pouvoir d'extase. Si cela est vrai, nous avons l'impression d'en connaître un bout, de cette éternité, puisque notre durée humaine est de même substance. N'est-elle pas faite également d'instants saillants où la vie s'élance vers l'Ouvert? En ce cas, nous faisons déjà partie de l'éternité, nous sommes dans l'éternité! D'aucuns trouveront peut-être cette vision par trop angélique? Réservons-la alors aux âmes naïves! 

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

 

      J'avais le temps de tout, je n'avais plus le temps de rien. Ce n'était pas mal. Au fond, la seule idole, le seul Dieu que je respecte étant le temps, il est bien évident que je ne peux me faire plaisir ou mal profondément que par rapport à lui. Je savais que ce peuplier durerait plus que moi, que ce foin, en revanche, serait fané avant moi; je savais que l'on m'attendait à la maison et aussi que j'aurais pu rester facilement une heure sous cet arbre. Je savais que toute hâte de ma part serait aussi imbécile que toute lenteur. Et cela pour la vie. Je savais tout. En sachant que cette science n'était rien. Rien qu'un moment privilégié. 

Françoise Sagan, Des bleus à l'âme

 

      Pétrarque croyait remplir la page de l'éternité. Il croyait que l'éternité du poème ne pouvait s'accomplir qu'au prix de la vie naturelle du poète. La force de vie du poète devait se métamorphoser en paroles. Pour dire la chose plus simplement, de même que Pétrarque transforma Laure en l'arbre à jamais vivant qui porte son nom ou vice versa, peut-être , de même le poète meurt et vit à la fois dans le poème qu'il écrit! Et par là même vit pour l'éternité!

John Hawkes, Autobiographie d'un cheval

 

      Et Garp découvrit que, quand on est occupé à écrire, tout semble être en rapport avec tout. Vienne se mourait, le zoo endommagé par la guerre n'avait pas été aussi bien reconstruit que les maisons où habitaient les gens; l'histoire d'une ville était pareille à l'histoire d'une famille on y trouve de l'intimité, voire même de l'affection, mais la mort finit toujours par séparer tout le monde. C'est la vigueur de la mémoire qui, seule, prête aux morts une vie éternelle; la tâche de l'écrivain est d'imaginer toutes choses de façon si personnelle que la fiction soit empreinte d'autant de vigueur que nos souvenirs personnels. 

John Irving, Le monde selon Garp

 

       Ne l'oublions pas: pour les autres mortels, pour presque tous, à la minute même où le corps se refroidit, leur existence, leur présence parmi nous s'efface à jamais. En revanche, pour celui que nous avons mis en bière, pour cet être rare, exceptionnel, au sein de notre époque désespérante, la mort n'est qu'une apparition fugitive, quasi inexistante. Ici le départ du monde des vivants n'est pas une fin, une conclusion brutale, c'est simplement une douce transition de la condition de mortel à celle d'immortel. Si nous pleurons aujourd'hui cette part périssable que fut son enveloppe charnelle, une autre part de lui-même, ce qu'il fut, son œuvre, demeure, impérissable. Nous tous dans cette pièce qui sommes encore en vie, qui respirons, parlons, écoutons, nous tous ici, nous sommes spirituellement mille fois moins vivants que ce mort immense dans l'étroitesse de son cercueil. 

Stefan Zweig, Discours sur le cercueil de Sigmund Freud
(dans le recueil "Hommes et destins")

 

      Et un jour où l'on refait le pavage de la grande-rue, l'instituteur, pour nous expliquer d'où proviennent les pavés de basalte, nous dessine au tableau avec des craies de couleur le Vogelsberg en volcan crachant le feu. Il a aussi une collection de pierres multicolores dans son cabinet d'histoire naturelle ― micaschiste, quartz rose et tourmaline. Sur une longue ligne nous écrivons les époques au cours desquelles elles se sont formées. Sur cette ligne, notre vie ne représenterait même pas un minuscule petit point. Et pourtant les heures de classe s'étirent autant que l'océan Pacifique et une éternité s'écoule jusqu'à ce que Moses Lion, qui presque tous les jours doit aller chercher du bois pour sa punition, remonte du bûcher avec sa corbeille pleine.

W.G. Sebald, Les Émigrants

 

      L'enfant était l'objet de tous les désirs, de toutes les nostalgies. On voulait non seulement avoir, mais être un enfant. Être immature, irresponsable à vie. Mais ce qu'on convoitait par-dessus tout dans l'enfance, c'était l'immortalité qui lui était inhérente. 

Fabienne Jacob, Les séances

 

      Sur le registre des naissances, un nom nous extirpait des limbes pour nous permettre d'occuper notre place ici-bas, et ce même nom, gravé au burin dans le marbre, suffisait à nous rappeler au bon souvenir de nos survivants. S'il existait un semblant d'éternité c'était forcément du côté du nom que ça devait se passer, point.

Philippe Grimbert, La mauvaise rencontre

 

      À part les légendes, rien n'est éternel, pas même les concessions à perpétuité. On peut acheter une concession pour quinze ans, trente ans, cinquante ans ou l'éternité. Sauf que l'éternité, il faut s'en méfier: si après une période de trente ans une concession perpétuelle a cessé d'être entretenue (aspect indécent et délabré) et qu'aucune inhumation n'a eu lieu depuis longtemps, la commune peut la récupérer; les restes seront alors placés dans un ossuaire au fond du cimetière. 

Valérie Perrin, Changer l'eau des fleurs

 

       ― Fais en sorte que ton nom soit glorieux. 
      Élève des temples aux dieux abandonnés. Bâtis des tombes éternelles. Empli ces tombes d'or et d'argent, de pierres précieuses, de linge, de mobilier. Ainsi tu traverseras les siècles. Les richesses résistent mieux que le cœur…(...)
      ― Tout glisse entre les doigts. L'existence leur échappe. Peut-être même l'éternité.

Andrée Chedid, Nefertiti et le rêve d'Akhnaton 

 

      Quand je mourrai, j'aimerais que tu brûles les négatifs, les diapositives et les photos. (...)
      Carliste protesta, mais Kincaid lui coupa la parole.
      C'est ma conception de la vie et de la mort, et c'est impossible à expliquer avec des mots. J'ai le sentiment que le temps et moi, nous sommes de vieux compagnons, que je ne suis qu'un voyageur de passage sur le grand chemin. Ma vie ne vaut pas plus que ce que j'en ai fait, et j'ai toujours estimé que la quête de l'immortalité était non seulement futile mais grotesque, comme les cercueils de luxe sont une tentative pathétique pour échapper au cycle de la décomposition.
      (...)
      Quand je mourrai, j'aimerai ne rien laisser derrière moi, aucune trace. Qu'il ne reste rien. Carliste, je suis comme ça, voilà, c'est ma vision des choses. 

Robert-James Waller, Retour à Madison

 

      Le soir qui venait épargnait encore les glaces où le ciel, face au balcon, jouait au rose et bleu; le parquet ne craquait pas sous les pas des fantômes, des Guarnari, Baldini, Sforza, qui venaient ici jadis bercer leurs loisirs, mais sous les morsures de cette heure humide où s'alourdissaient les senteurs et les regrets; Danthès n'arrivait pas à rompre avec les ombres. Cette grisaille glissait sur lui comme une gomme maternelle, l'aidait à exister moins, à s'atténuer; le monde matériel retournait à un état d'esquisse; ses clameurs finissaient dans la musique du silence; les grands rythmes respiratoires n'étaient plus qu'un souffle; la conscience glissait lentement au fil des moments oubliés par le Temps et dans une immobilité de l'instantané frappé d'éternel: celle de la longue chevelure noire d'Isis se muant en fleuve, sur le tableau de Clémentius Ghelrode, à Berne.

Romain Gary, Europa

 

      Elle est retrouvée.
      Quoi ? L'Éternité.
      C'est la mer allée
      Avec le soleil.

      Âme sentinelle,
      Murmurons l'aveu
      De la nuit si nulle
      Et du jour en feu.

      Des humains suffrages,
      Des communs élans
      Là tu te dégages
      Et voles selon.

 

      Puisque de vous seules,
      Braises de satin,
      Le Devoir s'exhale
      Sans qu'on dise : enfin.

      Là pas d'espérance,
      Nul orietur.
      Science avec patience,
      Le supplice est sûr.

      Elle est retrouvée.
      Quoi ? L'Éternité.
      C'est la mer allée
      Avec le soleil.

 

Arthur Rimbaud, "l'Éternité" 
(de mai 1872 12ème poème du recueil "Vers nouveaux"; 
3ème des quatre poèmes regroupés sous le titre "Fêtes de la patience")

      

      Je pris le volume et l'ouvris au hasard: la plupart des propos et des descriptions étaient trop difficiles pour moi, mais je tombai sur quelques lignes où des personnages, assis au bord du Nil (savais-je où situer le Nil sur la carte?), regardaient une barque à voile pourpre (savais-je ce qu'était la couleur pourpre?) avancer, poussée par le vent, vue au coucher du soleil sur le fond vert des palmeraies et le fond doux du désert. Je sentais que le soleil couchant avivait ce paysage; les personnages, dont peu m'importe le nom, regardaient «la barque passer». Un sentiment d'émerveillement m'envahit, si fort que je refermai le livre. La barque a continué à remonter le fleuve, consciemment ou inconsciemment, dans ma mémoire pendant quarante ans; le soleil rouge à descendre à travers la palmeraie ou sur la falaise, le Nil à couler vers le nord. J'allais un jour voir sur ce pont pleurer un homme à cheveux gris.

Marguerite Yourcenar, Quoi? L'Éternité

 

      Va falloir t'accrocher...
      Il a murmuré ça contre mon oreille et je me suis dit que c'était ma minute d'éternité, celle à laquelle tout le monde à droit, la part accordée par les anges, qu'on appelle ça du bonheur ou autrement n'avait pas d'importance, alors j'ai niché ma main dans la sienne, j'ai blotti l'autre sur son épaule, ma joue à frôlé sa joue, j'ai respiré à fond, entre le col et le visage, la fragrance intime de cet homme qui me troublait depuis que j'étais gamine, et j'ai décidé que le temps d'une danse j'allais être pleinement et parfaitement heureuse.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      Un soir d'été, sur une colline de Rome, devant une vieille église, j'aurai embrassé Béatrice. Les empires pourraient s'écrouler, les siècles allaient passer, tout allait changer dans le monde, jamais ce baiser ne serait aboli. Le pouvoir de l'homme est une chose admirable et qui ne connaît pas de limites: il choisit tout à coup des gestes insignifiants qui s'inscrivent dans l'éternité. 

Jean d'Ormesson, Un amour pour rien

 

      Il a oublié, oublié, mais il cherche. Il trouvera un jour. Ne sommes-nous pas tous très malheureux d'être étrangers à ce que nous aimons. Un visage nous donnerait l'éternité. Mais quel visage sur cette terre?

André Dhôtel, Le train du matin

 

      La reine : 
      Cesse de chercher à jamais de tes paupières baissées ton noble père dans la poussière. C'est le lot commun, tu le sais bien: tout ce qui est vivant doit mourir, et traverser la nature pour gagner l'éternité.

William Shakespeare, Hamlet

 

      Le vent soulève la poussière de la plaine pendant des jours, le ciel devient jaune, ligneux et les yeux s'emplissent d'échardes. Les termites ont mangé les livres que je gardais dans ma valise. À leur place j'ai trouvé de la bouillie, une farine sale. Dans cette terre, la matière est pressée de devenir poussière. Cela touche aussi le fer, les routes, les vêtements: ils se défont sous l'usure de soleil, du vent. Ces jours-là, je me frotte les yeux fatigués par la poussière, je les lubrifie de mes larmes. Il fallait qu'elle me tombe sur le dos par trombe pour que je m'en rendisse compte: la poussière qui s'élève comme une âme du sol est le stade final de toute la matière, c'est son infini. Dieu en pétrit Adam car elle est éternelle, comme son souffle. 

Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel

 

      Nous revenons alors à Magna sed Apta, tous deux attristés par ce déplorable accident, pour nous interroger sur ces merveilles, en parler, nous en étonner, pénétrés au plus profond de notre cœur par le sens obscur de quelque pouvoir vaste et mystérieux, latent dans le subconscient de l'homme inconnu et inimaginé jusqu'à présent, mais le reliant à l'Infini et à l'Éternel.

George Du Maurier, Peter Ibbetson

 

      En parlant de son corps qui vieillit et se dégrade, Zoé parle aussi d'elle, de l'image qu'elle a d'elle-même et de celle qu'elle voudrait offrir au regard des autres. en s'adressant aux dermatologues, Zoé leur demande, comme Dorian Gray au Diable, de la faire habiter un corps et une peau inaltérables, capables de masquer éternellement aux yeux de tous des failles psychiques, anciennes et secrètes. 

Sylvie Consoli, La tendresse (de la dermatologie à la psychologie)

 

      ...il ne faut surtout pas lutter contre le vieillissement, s'accrocher au passé, le retenir ou le reproduire. «Il faut être capable de se métamorphoser, de vivre la nouveauté en y mettant toutes nos forces. Le sentiment de tristesse qui naît de l'attachement à ce qui est perdu n'est pas bon et ne correspond pas au véritable sens de la vie», affirme Hermann Hesse. Car la vie va toujours vers du nouveau. C'est la logique même du vivant, une logique dont nous faisons tous l'expérience à travers les pertes qui jalonnent nos vies. Certes, la vieillesse nous oblige à des deuils, (...), certes nous assistons à la disparition de nos forces vitales, et de certaines facultés, mais, d'un autre côté, nos perceptions s'ouvrent à l'infini. 

Marie de Hennezel, La chaleur de nos cœur empêche nos corps de rouiller

 

      Il semble qu'aux origines, le miroir corresponde à la recherche concrète de ce double de nous-mêmes, de cet autre qui serait en quelque sorte l'âme, pour utiliser un vocabulaire qui nous est familier, de cet esprit qui agit en nous et qui se prolonge au-delà de notre condition terrestre; et par conséquent le premier acte du miroir, l'acte fondateur de la glace, ce serait un moyen de concilier le temps terrestre et ce temps céleste qui s'appelle l'éternité.

Claude Mettra, Au delà des portes du rêve 
(entretien avec Roger Dadoun sur l'anthropologie onirique de Géza Ròheim)

 

      Regardant la vieille, il a murmuré:  «Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?» Un ver de Racine. Alors Macha, dans un effort inespéré pour faire surgir de sa mémoire quelques mots de français appris à Saint Pétersbourg, parvient à former quelques phrases. L'homme lui répond. Il emploie des mots très simples, esquisse quelques gestes inachevés. Cela suffit à la vieille dame pour savoir que cet homme a perdu ce qui fait l'essence même de l'humanité: la conscience de l'espace et du temps. Il erre parmi les visions floues que lui renvoient ses yeux. Il est accoudé à cette table comme s'il ne devait plus y avoir ni d'avant ni d'après. Il est l'éternité aux pieds gelés, l'infini de l'âme qui déraisonne pour sonner juste.

Christelle Ravey, Étrennes de Russie

 

     Fidèle à sa logique binaire, il en vint à penser qu'il n'existait que deux familles d'esprits: ceux pour qui la réalité est lumière, vie, joie et ceux pour qui elle est mort, tombe, chaos; ceux qui, au fond du fond, voient le Christ et ceux qui, comme le Svidrigaïlov de Dostoïevski, se représentent l'éternité sous l'aspect d'une salle de bain malpropre, tendue de toiles d'araignées; ceux qui croient à l'amour et à la miséricorde infinis, malgré Auschwitz, et ceux qui savent l'horreur foncière de tout, malgré le bleu du ciel et les plaisirs de la vie.

Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts
- Philip K. Dick 1928-1982

 

      Jeudi matin précisément je me trouvais dans le jardin pour faire un brin de causette à un jeune chou frisé dans l'intention de stimuler sa croissance et l'encourager à se tenir prêt pour la prochaine potée quand, soupçonnant une présence importune dans mon dos, je me retourne. Planté raide comme un piquet entre un rang de scaroles et un carré de ciboulette, me fait face tout d'un coup une espèce de grande viande toute en nerfs, l'œil sec et l'air aussi avenant qu'une équation algébrique à trois inconnues. Je suis tombé sur une adventiste du septième jour à ce qu'il me semble (...) Mon illuminée m'entreprend aussitôt sur son obsession favorite: «Est-ce que vous savez que la seconde venue du Messie est imminente, possible peut-être avant l'apéro de midi?... S'il n'atterrit pas en catastrophe dans mes scaroles ni ne vient piétiner mon potager, je dis, ça sera aussi palpitant pour moi que le dernier France-Angleterre au parc des Princes». Avec des gens qui croient en l'au-delà et en la vie éternelle il faut savoir faire preuve d'une prudence de serpent; leur psychologie reste souvent infantile, leurs réactions incontrôlables et leur sens de l'humour ne dépasse guère celui des bœufs entre eux badinant dans leur étable. J'ai beau lui répéter que pour moi l'éternité est inutile, ma messagère du ciel pique soudain des deux genoux dans mes labours et, mains jointes, se lance à la hussarde dans une obsécration sans fin, suppliant son messie de me remettre dans le droit chemin. À l'entendre hurler de la sorte, je sentirais déjà furieusement le fagot, je suis à un cheveu qu'on me passe le san-benito, l'affaire est pliée d'avance: les flammes de l'enfer me réclament illico presto! Impossible bien sûr de zapper la donzelle pour échapper à sa ténébreuse publicité. Plus rouge de colère qu'une tomate farcie complètement transgénique, je me lance alors, seul au milieu de mes salades, dans un effréné cancan-pattes-en-l'air tout en vociférant des blasphèmes à faire fuir sainte Marguerite-Marie Alacoque, les bienheureuses ursulines de Valenciennes, la petite Thérèse de Lisieux et mon adventiste du septième jour avec, plus loin que Rueil-Malmaison et sa zone industrielle. Pfft!...

Pierre Autin-Grenier, L'Éternité est inutile

 

      Dans un vilain ramier caché dans un autel et envolé devant eux, ils avaient vu l'Esprit saint, parfaitement! Et à genoux tout le monde, Hosanna! La sainte guerre! Quel genre de bougre il faut être pour s'ébaudir à une pareille pantomime, que même les naïfs qui croient ferme aux géants de dix pieds de la foire Saint-Germain refuseraient de payer! Allez vous faire massacrer, on leur disait, c'est pour la bonne joie du Seigneur qui vous regarde, Il va goûter le parfum de vos tripes, le fumet de vos chairs grillées, Il vous bénit, et si vous pouviez souffrir, en plus, que ça produise de bons martyrs pour la légende, alors ce serait mieux, et vos enfants pareil, vaut mieux qu'ils meurent que d'être baptisés par des conventionnels; l'entêtement des curés à montrer cette voix, cette seule voix pour leurs ouailles, promesse de vie éternelle, ça inspirait, ça nous inspirait aussi, à notre manière parce que. Suffisait de demander, on était là pour leur rendre ce service, alors les fanatisés en prière à genoux, tu penses ce que ça te faisait! Ça faisait rire. La vie éternelle... À croire qu'ils étaient fatigués de celle-là, pourtant déjà bien assez longue, bien assez crevante, bien assez mauvaise. La vie éternelle; éternelle, tant que ça? À vos souhaits. Comment on fait? tu as juste à tirer la chevelure à toi, à relever le menton et à passer la baïonnette sous la gorge (...) 

Christian Chavassieux, La vie volée de Martin Sourire

 

      Malheureusement le Temps, qui apporte aux animaux et aux légumes épanouissement et déclin avec une ponctualité étonnante, n'a pas un effet aussi simple sur l'esprit humain. De plus, l'esprit humain métamorphose avec une égale bizarrerie le corps du temps. Une heure, dès qu'elle s'abrite dans le curieux habitacle de l'esprit humain, peut s'allonger jusqu'à durer cinquante ou cent fois ce qu'indique l'horloge; par ailleurs, une seconde peut suffire pour représenter avec précision une heure à la pendule que nous avons dans la tête. On ne connaît pas assez ce décalage extraordinaire entre le temps de l'horloge et le temps de l'esprit; il mériterait une enquête approfondie. Mais le biographe, dont les intérêts sont (...) strictement limités, doit se borner à cette simple remarque: quand un homme a atteint trente ans, comme c'était le cas d'Orlando, le temps consacré à penser devient excessivement long, et le temps consacré à l'action excessivement court. C'est pourquoi Orlando donnait ses ordres et réglait les affaires de ses vastes domaines en rien de temps. Mais, dès qu'il se retrouvait seul sur la colline au chêne, les secondes se mettaient à s'arrondir et à se gonfler comme si elles ne devaient jamais s'égrener. De plus, elles se gonflaient des objets les plus étrangement variés. Non seulement il se trouvait confronté à des problèmes qui ont laissé pantois les plus sages (Qu'est-ce que l'Amour? l'Amitié? la Vérité?) mais encore, à peine se mettait-il à y penser que tout son passé ― lequel lui semblait extrêmement long et varié ― se hâtait d'investir la seconde prête à s'égrener, la dilatait jusqu'à une demi-douzaine de fois sa taille naturelle, lui donnait mille teintes et la remplissait de tout le bric-à-brac de l'univers.
      C'est à ce genre de méditations (si c'est bien là le terme qui convient) qu'il consacra les mois et les années de sa vie. Il ne serait pas exagéré de dire qu'il avait trente ans au sortir du petit-déjeuner et qu'il en avait cinquante-cinq, au moins, quand il revenait chez lui pour dîner. Certaines semaines ajoutaient un siècle à son âge et d'autres pas plus de trois secondes, en comptant large. En fait, il n'est pas dans nos aptitudes d'estimer la longueur d'une vie humaine (de celle des animaux, nous ne nous hasarderons pas à en parler) car, pour peu que nous la trouvions interminable, quelque chose vient nous rappeler qu'elle est plus brève que la chute d'un pétale de rose sur le sol. Face aux deux forces qui, soit alternativement, soit (ce qui nous embrouille encore plus) simultanément, dominent nos pauvres cervelles, la brièveté et la durée, Orlando était tantôt sous l'influence de la déesse au pied d'éléphant, tantôt sous celle de l'autre, qui a des ailes de moucheron. La vie lui semblait d'une longueur prodigieuse et, pourtant, elle passait comme l'éclair. Toutefois, même lorsqu'elle s'étirait au maximum, que les instants se gonflaient à craquer et qu'il semblait errer seul dans de vastes déserts d'éternité, il ne trouvait pas le temps de défroisser pour les déchiffrer les parchemins couverts d'annotations que trente années de présence parmi les hommes et les femmes avaient roulés, bien serrés, dans son c
œur et dans sa tête.

Virginia Woolf, Orlando

 

      Il y avait une fois quelques morts assis en groupe dans les ténèbres, ils ne savaient où, peut-être nulle part; ils bavardaient pour passer l'éternité.

Pär Lagerkvist, Conte: Le sourire éternel

 

      Lan-ying, peut-être que si tu as accepté de revenir au monde et d'y rester encore, c'est dans le dessein de m'apprendre à dialoguer, enfin véritablement, avec toi, non seulement par le corps, mais par l'âme. Comme l'étranger, tu crois à l'âme, n'est-ce pas, cette chose qui ne se détériore ni ne pourrit, seule capable de défier le temps. Il y a tant de choses entre homme et femme qui n'ont pas été dites et qui ne veulent pas être dites. Ce qui est à dire est l'infini même que l'éternité n'épuisera pas. Peut-être qu'en ce monde, tu attends que je sois suffisamment dépouillé de l'intérieur, suffisamment prêt à ce dialogue avant de me faire signe?
      Lang-ying, peut-être qu'avec ta croyance en la réincarnation, tu ne veux pas gâcher la chance de l'autre vie. Que tu attends l'autre vie pour tout recommencer. Non, pas recommencer, ce n'est pas le mot, mais plutôt commencer à nouveau, ou plus exactement encore, commencer à neuf et autrement. Dans l'autre vie, on n'attendra pas la fin de vie pour se retrouver, on sera ensemble dès le début, dès le premier regard et le premier sourire, et on ne se quittera plus. Toute une vie à aimer d'amour en pleine connaissance de cause.

François Cheng, L'Éternité n'est pas de trop

 

      ― « Dites-moi maintenant, Orlando! combien de temps voudrez-vous d'elle quand vous l'aurez possédée?
     
L'éternité plus un jour.»
     
J'ajoutais:
«Voyez-vous, Esther, moi aussi, jeune, il m'aurait fallu, il me semblait, l'éternité plus un jour.
      ― Et pourquoi faire?
»
      Je ne répondais pas. Je songeais:
«Pour vivre mon amour avec
Élisabeth, pour vivre tout ce que les jours m'apporteraient, sous le signe de cet amour, d'espérance, de découverte, de liberté, de travaux et de luttes aussi à accomplir, enfin de victoires, de victoires pour nous, pour les autres, pour tous les autres, sur le monde, sur la part d'ombre que le monde nous paraissait encore receler alors que nous nous apprêtions à le conquérir, à l'éclairer de nos regards matinaux.»
      ― Un jour sans l'éternité, comme disait votre Rosalinde, c'est déjà beaucoup, reprenait Esther Zarev.
      Ma vie, l'amour, notre vie n'aura été que ce jour, ce seul jour sans l'éternité, sans même l'horizon de l'éternité puisque Dieu... Non, je mens (je vous mentais Esther Zarev, vous à qui nul ne pourra plus jamais mentir) ou plutôt, à la fois, j'attends encore (n'attendrai-je pas jusqu'à la fin?)
«l'
éternité plus un jour» ― ainsi, demain, après-demain, au déclin de l'ultime jour après l'éternité de l'attente, tout ce qui paraissait perdu, condamné, sera changé, sera retrouvé, sera sauvé ― et je sens que l'éternité de tendresse, de juste joie qui nous était promise, nous a été volée.
(...)
      L'
éternité plus un jour? Qu'aurait-il fait, Orlando, de ce jour après l'éternité? Qu'aurait-il pu faire, sinon revivre en pensée, en souvenir, en rêve, cette éternité qu'il avait déjà vécue, et ainsi ajouter en un jour une éternité à une éternité? Le jour du retour éternel, en somme.
      Esther, n'est-ce pas cela même que vous avez voulu pour moi? N'est-ce pas ce jour-là, précisément, que je suis en train de vivre depuis... des années, depuis que je revis, par fidélité à votre v
œux «l'éternité» de ma vie?

Georges-Emmanuel Clancier, L'Éternité plus un jour

 

      L'éternité n'est pas la fin de temps, venais-je de comprendre, mais le temps lui-même, le cœur du temps, le plus fragile battement de cils de l'instant, l'abîme d'un clin d'œil...

Marc Petit, Le nain géant

 

      Ralph montera toutes ces images au ralenti. Les visages sont plus beaux, au ralenti. L'éternité se dévoile un instant. On verra la main minuscule de Birdie se lover dans la grande patte de Rock. On verra la larme trop parfaite de Jane couler le long de son nez trop petit. On verra Nancy-Rose danser avec Leeland. On verra les gamins se jeter sur le gâteau. On verra des paumes taper dans mon dos, des bouches se coller à mes joues. On ne me verra pas enlacer ma femme. Cette image m'appartient. 

Yannick Grannec, Le bal mécanique

 

       Mais surtout, par les lumineuses journées d'été, toute la baie de Barmouth était revêtue d'un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle; il n'y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d'où n'émergeaient que les figures les plus fugitives; et singulièrement, je m'en souviens très bien, c'est l'évanescence des contours qui à l'époque, me donna le sentiment de l'éternité.

W.G. Sebald, Austerlitz

 

      Je comprends maintenant que j'étais devenu un demi-dieu bien au-dessus des besoins mesquins de hommes. Je sentais l'éternité ruisseler en moi. Qu'est-ce que l'éternité? En ce qui me concerne, l'éternité c'était jouer à cache-cache avec la garce, au bord du Souren, puis, les yeux clos, enfouir mon visage dans les plis de sa robe.

Sadegh Hedayat, La chouette aveugle

 

     J'ai sombré et sombré et sombré, l'eau s'infiltrait dans mes oreilles, ma bouche, jusqu'à ce que je la sente se refermer au-dessus de ma tête. Cela, me suis-je dit, c'est se noyer. Une éternité sembla se passer sous l'eau...

Virginia Woolf, Terrible tragédie dans la mare aux canards 
(récit de rêve écrit à dix-sept ans)

 

      La vie me paraît trop courte pour que nous la passions à entretenir notre animosité ou à enregistrer nos griefs. Inévitablement, tous tant que nous sommes, nous sommes accablés de défaites en ce monde; mais le jour viendra bientôt où, je crois, nous nous en déferons en nous défaisant de nos corps éphémères, où la déchéance et le péché se détacheront de nous en même temps que notre pesante enveloppe de chair, et où il ne nous restera que l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie et de la pensée, aussi pur qu'au jour où il a quitté le Créateur pour venir animer sa créature; il retournera d'où il est venu, peut-être pour être donné de nouveau à quelque être supérieur à l'homme, peut-être pour franchir les étapes de la transfiguration, depuis la pâleur de l'âme humaine jusqu'à l'éclat du séraphin! Jamais assurément il ne lui sera permis de dégénérer au contraire en descendant de l'homme au démon. Non, je ne puis croire cela; je professe une autre croyance, que nul ne m'enseigna jamais, que j'évoque rarement, mais qui fait ma joie et à laquelle je m'accroche, car elle offre l'espérance à tous; elle fait de l'éternité un repos, un vaste foyer, et non point une terreur et un abîme.

Charlotte Brontë, Jane Eyre

 

      Je ne sais si c'est une disposition qui m'est particulière, mais il est rare que je ne me sente pas presque heureuse quand je veille dans une chambre mortuaire, pourvu qu'il n'y ait pour partager ce devoir avec moi personne qui gémisse ou se désespère. J'y vois un repos que ni la terre ni l'enfer ne peuvent troubler; j'y trouve l'assurance d'un au-delà sans bornes et sans ombres l'Éternité enfin conquiseoù la vie est illimitée dans sa durée, l'amour dans son désintéressement, la joie dans sa plénitude.

Émily Brontë, Les Hauts de Hurle-Vent

 

      Je me demande là... même dans mon état, moite et grelotte, ce que peut foutre Achille avec ses cents millions par an?... cash! dans les derrières?... des petites morues? ou son cercueil?... il peut drôlement se le faire orner, marqueter, son super-cercueil!... capitonner tout soie bleu ciel festons résilles larmes d'argent... et pour sa tête? le polochon d'Éternité!... duvet d'or et roses pompons!... il sera mimi Chapelle ardente... éternel Achille! enfin son vilain œil clos!... son horrible sourire ravalé!... il sera regardable, mort.

Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre

 

      Tout ce qu'il y avait de beau et qui a disparu a sa place dans l'éternité, mais l'éternité est pour ainsi dire pour les autres.

Tarjei Vesaas, La barque le soir

 

      Il n'y avait, hélas! pas d'autre pouvoir supérieur que celui de l'art, et le Baron se rappelait que Goethe lui-même avait délégué à Faust sa créature Méphisto, pour lui donner une jeunesse éternelle, en échange d'une chose dont le maître de Weimar avait du reste le plus grand besoin pour nourrir son œuvre littéraire. Et c'était vrai que le Faust de Goethe n'avait point vieilli.

Romain Gary, Europa

 

      ...la composition équestre grandeur nature que, à la période post-révolutionnaire, Alexandre Évariste Fragonard, anatomiste et préparateur alors au sommet de sa gloire, a écorchée le plus artistement qui soit, si bien que, dans les couleurs du sang caillé, apparaissent parfaitement les fibres des muscles bandés du cavalier, mais aussi celles du cheval qui, pris de panique, part au galop, et aussi toutes les veines bleutées, tous les tendons et ligaments ocre-jaune. Fragonard, issu de la célèbre famille des parfumeurs provençaux, aurait ainsi préparé tout au long de sa vie active plus de trois mille cadavres et parties du corps, ce qui autorise à conclure qu'il a dû, lui qui était agnostique et ne croyait pas à l'immortalité de l'âme, rester penché nuit et jour sur la mort, entouré de l'odeur douceâtre de la décomposition, animé sans doute par l'espoir d'assurer au corps putrescible, par un procédé de vitrification et donc la transformation de sa substance éminemment corruptible en une prodigieuse matière hyaline, au moins une parcelle d'éternité.

W.G. Sebald, Austerlitz

 

 

      ― (...) Reliques de saint, reliques de mâle, reliques de vierges. Dans le presbytère du Mesnil, à deux pas de saint Jérôme, existe un très vieux livre, exposé à la vue de tous, où ces trois éléments se retrouvent, dans une sorte de recette de cuisine.
      ― Plutôt une médication, un remède, rectifia Danglard.
      ― Pour quel usage? demanda Mordent.
      ― Pour fabriquer la vie éternelle, avec des quantités de trucs. Chez le curé, le livre est ouvert à la page de cette recette. Il en est très fier, je pense qu'il le montre à tous ses visiteurs. De même le curé précédent, le père Raymond. La recette doit être connue jusqu'à trente paroisses à la ronde et depuis plusieurs générations.
      ― Pas ailleurs?
      ― Si, dit Danglard. L'ouvrage est célèbre, et surtout cette prescription. Il s'agit du De sanctis reliquis, dans son édition de 1663.
      ― Je ne connais pas, dit Estalère.
      Et ce que ne connaissait pas Estalère correspondait à l'ignorance de tous.
      ― Je n'aimerais pas avoir la vie éternelle, dit Retancourt à voix basse.
      ― Non? dit Veyrenc.
      ― Imagine qu'on vive éternellement. On n'aurait plus qu'à se coucher par terre en s'ennuyant à crever.
      ― Réjouissons-nous, madame.
      Le temps de vie s'enfuit comme un été,
      Mais il est moins cruel qu'un brin d'éternité.
      ― On peut le dire comme ça, approuva Retancourt.
      ― Si bien que cela vaudrait la peine d'analyser ce bouquin, c'est cela? dit Mordent.
      ― Je le crois, répondit Adamsberg. Veyrenc se souvient du texte de la recette.
      ― De la médication, corrigea une nouvelle fois Danglard.
      ― Allez-y, Veyrenc, mais allez-y doucement.
      ― Remède souverain pour le prolongement de la vie par la qualité qu'ont les reliques d'affaiblir les miasmes de la mort, préservé depuis les plus vrais procédés et purgé des erreurs anciennes.
     
― C'est le titre, traduisit Adamsberg. Dites-nous la suite, lieutenant.
      ― Cinq fois vient le temps de jeunesse quand il te faudra l'inverser, hors de la portée de son fil passe et repasse.
     
― Je ne comprends pas, dit Estalère, avec cette fois une véritable alarme dans la voix.
      ― Personne ne comprend vraiment, le rassura Adamsberg. Je pense qu'il s'agit de l'âge de la vie où il convient d'avaler le remède. Pas quand on est jeune.
      ― Très possible, approuva Danglard. Quand on a vu cinq fois le temps de sa jeunesse. Soit cinq fois quinze ans, si l'on choisit l'âge moyen du mariage au bas Moyen Âge en Occident. Ce qui nous donne soixante-quinze ans.
      ― Soit l'âge exact de l'ange de la mort aujourd'hui, dit Adamsberg avec lenteur.
      Il y eut un silence, (...)

Fred Vargas, Dans les bois éternels

 

      Ainsi, le jour venu, tes cendres: une moitié donnée en nourriture au frêne ainsi qu'à l'alisier, pour y monter s'épanouir à la lumière, contempler les saisons au jardin et la course du ciel au-dessus du pays, l'autre mêlée aux eaux ―non de l'étang, inutile de s'y attarder― mais de la cascade du déversoir, pour prendre l'éternel périple et aborder aux rivages les plus lointains de cette terre. Tu ne refuserais pas, s'il se pouvait, quelques échappées vers les planètes ―mais quand?― quelques grains oubliés, qui sait, dans une antique tabatière. Et une distance telle, qu'elle rétablirait le temps dans sa lenteur et dans son épaisseur! On peut rêver...

François-René Daillie, Les eaux du Pré-au-Loup

 

       Miss Marpell lit sur une tombe: 
      "Vivre dans le cœur de ceux qu'on laisse derrière soi n'est pas mourir"

Agatha Christie

 

      Elle n'avait aucun âge, elle avait le mien, que j'ignorerais si de temps à autre je n'en faisais le compte. Mais cette ignorance de l'âge, du mien, du sien, est non pas un néant, mais une durée, le tranquille écoulement du temps de soi. Elle était tous les âges ensemble, comme le sont les vrais gens, le passé qu'elle porte, le présent qu'elle danse, le futur dont elle ne se soucie pas.

Alexis Jenni, L'art français de la guerre

 

      Les livres et les routes demeurent mais les rencontres, les paroles, elles, sont éphémères. Et c'est cet éphémère que je venais chercher dans la pérennité géologique des chemins ou la mouvance des visages. Cet éphémère égrené dans le fil des jours et qui se mue ainsi en petites éternités, à chaque instant recommencées.

Jacques Lacarrière, Chemin faisant

 

      La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit ; elle s'épanche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle ici  Qui l'a amenée? quel pouvoir magique l'a installée sur ce trône de rêverie et de volupté? Qu'importe? la voilà, je la reconnais! Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice  Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admiration. À quel démon bienveillant dois-je d'être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums? Ô béatitude! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprême dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde! Non! il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! Le Temps a disparu, c'est l'Éternité qui règne, une Éternité de délices! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m'a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. Et puis un Spectre est entré. C'est un huissier qui vient me torture au nom de la loi ; une infâme concubine qui vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne ; ou bien le saute-ruisseau d'un directeur de journal qui réclame la suite du manuscrit. (…) Horreur! je me souviens! je me souviens! Oui ! ce taudis, ce séjour de l'éternel ennui, est bien le mien. (…) Oh! oui! le Temps a reparu; le Temps règne en souverain maintenant; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les Secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : "Je suis la Vie, l'insupportable, l'implacable Vie!" Il n'y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur. Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j'étais un bœuf, avec son double aiguillon. "Et hue donc! bourrique! Sue donc, esclave! Vis donc, damné!

Baudelaire, La chambre double (dans Petits poèmes en prose)

 

        Par ce récit d'outre-tombe, il imaginait le drame qui se déroule perpétuellement dans l'univers, et son cœur était plein de pitié. Tout saignant des maux innombrables dont ce qui vécut avait souffert avant lui, pilant sous le poids de ces vains efforts accumulés dans l'infini des temps, le zartog Sofr-Aï-Sr acquérait, lentement, douloureusement, l'intime conviction de l'éternel recommencement des choses.

Jules Verne, L'éternel Adam

 

      Sa femme sourit en dormant. 
      Pourquoi ? 
      Elle est immortelle. Elle a un fils. 
      Ton fils à toi aussi ! 
      Mais quel père en à vraiment conscience? Il n'en a pas porté le fardeau, il n'a pas souffert. Quel homme, à l'instar des femmes, s'est-il jamais couché la nuit et relevé le matin avec un enfant? Celles qui sont gentilles et souriantes détiennent cet incomparable mystère. Quelles horloges étranges et merveilleuses que les femmes! Elles font leur nid dans le Temps. Elle créent une chair résistante qui emprisonne l'éternité. Elles vivent à l'intérieur de ce présent, connaissent la vraie puissance et l'acceptent sans avoir besoin d'en parler. Pourquoi parler du Temps lorsqu'on est le Temps et qu'on le façonne, au fur et à mesure, universellement, en chaleur et en actes? Comme les hommes envient et haïssent souvent ces chaudes horloges, ces épouses qui savent qu'elles vivront éternellement! 

Ray Bradbury, La foire des ténèbres

 

      J'étais fascinée par ce crâne qui, tour à tour me renvoyait une image dérangeante de mort et aussi de scintillement.
      La mort ne me convient pas..., a dit le vieux Sam, mais l'immortalité non plus.
Il a pris mon assiette.
      Vous imaginez ce que serait une vie sans fin? Quel goût prendrait ce parmesan pourtant exceptionnel? Cette nécessité alors de supporter cela? L'éternité... Essayez seulement d'entrevoir cette idée quelques secondes, le temps que je serve les pâtes, vous verrez... Et après, vous me raconterez ce que vous avez fait cette semaine.
      Si j'avais à choisir, je crois que je l'accommoder avis plus volontiers d'une parcelle d'éternité.
      L'éternité ne se donne pas en parcelle c'est un tout. Comme Dieu.

Claudie Gallay, Une part de ciel

 

      Les taoïstes ne parlent-ils pas de l'âme? Les bouddhistes encore plus? Ils croient les uns comme les autres aussi que l'âme est impérissable... 
      Que les taoïstes croient que l'âme ne périt pas, c'est parce que, selon eux, après la mort de chacun, son âme réintègre la Voie. Comme la Voie dure toujours, l'âme non plus ne périt pas. Ça se comprend. N'empêche que chacun doit mourir. 
      Les bouddhistes, eux, croient en la réincarnation. Quand à nous, nous croyons que l'essence de chacun est son âme et que cette âme n'est pas subordonnée à son corps. Le corps peut mourir, pas l'âme. L'âme continue à vivre et, surtout, elle demeurera éternellement consciente de son être. 

François Cheng, L'éternité n'est pas de trop

 

      Elle tentait d'imaginer un monde d'où la mort serait exclue, ce monde-là deviendrait démentiel avec l'enchevêtrement des générations, l'encombrement, les haines perpétuées, la confusion, les détresses, les maladies sans limites, les conflits jamais dénoués, les temps jamais révolus... L'horreur d'une éternité parfaitement inhumaine. Peut-être que la vie même y perdrait son sens. «Dans sa sagesse la vie inventa la mort», se disait-elle.

Andrée Chedid, Le Message

 

      «Éternellement... sans jamais trouver le repos...» 
      Je n'y avais guère réfléchi jusque-là, mais il me semblait maintenant que je commençais à pressentir ce qu'était l'éternité. Qu'elle me dépouillait de ma vie. Qu'elle était la malédiction même, la damnation même, que c'était elle qui damnerait mon âme. 
      L'éternité... elle n'a rien à voir avec la vie, pensai-je; c'est le contraire de la vie, quelque chose d'illimité, d'infini, un royaume de la mort, dans lequel le vivant ne peut que jeter des regards épouvantés. Et j'y vivrais? Voilà ce qui m'étais réservé? «Éternellement...» C'était mon arrêt de mort, la punition la plus cruelle qu'on pût imaginer. 
      ― Ce dieu t'a enlevé toute joie de vivre, me murmurai-je à moi-même. 

Pär Lagerkvist, La Sibylle

 

      Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous serez mort: cela n'est rien en regard de lui. Vous serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en nourrice: 
      Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux, 
      La mort n'en restera pas moins éternelle.
[Lucrèce III, 1090-91] 

      Chiron refusa l'immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises par le Dieu même du temps et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l'homme, et plus pénible que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me [la nature] maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.

Michel Eyquem de Montaigne, Les essais Livre I chapitre 19 Philosopher, c'est apprendre à mourir (dans la traduction moderne de Guy de Pernon d'après le texte de l'édition de 1595)

 

      «Je veux qu'ils aiment les eaux vives des fontaines. Et la surface unie de l'orge verte recousue sur les craquelures de l'été. Je veux qu'ils glorifient le retour des saisons. Je veux qu'ils se nourrissent, pareils à des fruits qui s'achèvent, de silence et de lenteur. Je veux qu'ils pleurent longtemps leurs deuils et qu'ils honorent longtemps les morts, car l'héritage passe lentement d'une génération à l'autre et je ne veux pas qu'ils perdent leur miel sur le chemin. Je veux qu'ils soient semblables à la branche de l'olivier. Celle qui attend. Alors commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de Dieu qui vient comme un souffle essayer l'arbre. Il les conduit puis les ramène de l'aube à la nuit, de l'été à l'hiver, des moissons qui lèvent aux moissons engrangées, de la jeunesse à la vieillesse, puis de la vieillesse aux enfants nouveaux.
      Car ainsi que l'arbre, tu ne sais rien de l'homme si tu l'étales dans sa durée et le distribues dans ses différences. L'arbre n'est point semence, puis tige, puis tronc flexible, puis bois mort. Il ne faut point le diviser pour le connaître. L'arbre, c'est cette puissance qui lentement épouse le ciel. Ainsi de toi, mon petit d'homme. Dieu te fait naître, te fait grandir, te remplit successivement de désirs, de regrets, de joies et de souffrances, de colères et de pardons, puis Il te rentre en Lui. Cependant, tu n'es ni cet écolier, ni cet époux, ni cet enfant, ni ce vieillard. Tu es celui qui s'accomplit. Et si tu sais te découvrir branche balancée, bien accrochée à l'olivier, tu goûteras dans tes mouvements l'éternité. Et tout autour de toi se fera éternel. Éternelle la fontaine qui chante et a su abreuver tes pères, éternelle la lumière des yeux quand te sourira la bien-aimée, éternelle la fraîcheur des nuits. Le temps n'est plus un sablier qui use son sable, mais un moissonneur qui noue sa gerbe.»

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelles

 

      C'est dans l'éternité que, dès à présent, il faut vivre. Et c'est dès à présent qu'il faut vivre dans l'éternité. Qu'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette durée.

André Gide

 

      ...l'Univers doit, de nécessité physique ou psychologique (cela revient au même ici), posséder certaines propriétés correspondant aux exigences fonctionnelles d'une activité réfléchie: sans quoi c'est l'atonie, ou même le dégoût, qui montent à coup sûr dans la masse humaine neutralisant ou inversant toute vigueur propulsive au coeur de la Vie.
        (...) 
      La première de ces propriétés ou conditions (...) c'est que la Conscience, fleurie sur la Complexité, échappe, d'une manière ou d'une autre, à la décomposition dont rien ne saurait préserver, en fin de compte, la tige corporelle et planétaire qui la porte. À partir du moment où elle se pense, l'Évolution ne saurait plus s'accepter, ni s'auto-prolonger, que si elle se reconnaît irréversible, c'est-à-dire immortelle. Et en effet, vivre constamment et laborieusement penché sur l'avenir, ― fut-il celui d'une Noosphère, ― si finalement cet avenir se chiffre par un zéro, à quoi bon?

Pierre Teilhard de Chardin
Rebondissement humain de l'évolution et ses conséquences.

 

      À présent avec l'âge, mes yeux deviennent de plus en plus faibles, et souvent je reste de longues heures sans pouvoir travailler, vu qu'ils ne peuvent maîtriser que le nécessaire quotidien. C'est pour cela que j'ai un jardin, un jardin tessinois primitif avec de la vigne, des légumes, quelques fleurs. En été, j'y passe la moitié de la journée. J'y fais brûler un petit feu et m'agenouille dans les massifs. J'écoute les cloches des villages sonner dans la vallée et, dans ce petit univers naïvement campagnard, je ressens l'éternel et l'intime à l'égal de ce que je ressens quand je lis des poètes ou des philosophes.

Hermann Hesse, Lettre à Paul A. Brenner, automne 1942"

 

      ...la vérité c'est que j'étais convaincue que rien ne pressait, que j'avais tout le temps et qu'il serait toujours temps pour moi, plus tard, de faire ce relevé de la maison de Morgante pour lequel j'avais été engagée, la vérité c'est que, dès les premiers jours, nous nous étions coulés dans la masse d'une durée sans contours ni repères comme si, à Morgante, nous avions eu l'éternité devant nous.

 Jean-Paul Goux, Les jardins de Morgante

 

      «Pourquoi craindre la mort? Après tout, mourir c'est retourner au vaste néant qui a précédé notre naissance. Or, ce néant-là ne nous effraie pas. Pourquoi?» 

Raphaël Confiant, L'Allée des Soupirs"

 

      «Le temps n'est rien, notre époque n'a pas d'importance. Le présent n'est qu'une porte ouverte par laquelle l'avenir se précipite vers le passé. Le moment que nous appelons le présent n'existe plus à l'instant même où nous le nommons. Et qu'un monde soit habité au 19e siècle de l'ère chrétienne ou au 100e siècle avant ou après, c'est identique dans l'éternité.»

Camille Flammarion
(Astronome et fondateur de la Société Astronomique de France) 

 

      Telle était l' «épidémie» dont il m'avait parlé. Un grand vide existe qui appelle à lui toutes les choses vivantes. Elles disparaissent. On ignore où et ce que deviennent les êtres qui, un jour, s'évanouissent sans que rien ne reste de ce qu'ils ont été. Le trou s'ouvre que creuse le temps. Il aspire les hommes, et avale avec eux le monde dans lequel ils ont vécu. 

Philippe Forest, Crue

 

«Pour nous qui croyons en la physique, la distinction entre passé, présent et avenir, n'est qu'une formidable illusion.» 

Albert Einstein

 

      ― Si les hommes vivaient éternellement, s'ils ne disparaissaient jamais, s'ils pouvaient rester pour toujours dans ce monde, en bonne santé, sans vieillir, tu crois qu'ils se tritureraient les méninges pour réfléchir, comme nous le faisons maintenant? Nous, tu vois, on réfléchit sur tout, plus ou moins: philosophie, psychologie, logique. Religion, littérature. Est-ce que ces pensées, ces notions compliquées existeraient sur cette terre si la mort n'existait pas? Je me demande... 

Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort

 

Les derniers jours, il ne sort plus de chez lui. L'ultime paragraphe à sa maison d'édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l'insurmontable: «Je n'ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n'avais pas existé, ni vers quels rivages je l'aurais déplacé si j'avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparition altèrera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m'emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s'unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s'apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu'à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à l'immortalité.» 

Hervé Le Tellier, L'anomalie

 

Sa pensée recommençait à flotter entre la vie et la mort : 
       « L'amour, qu'est-ce que l'amour ? se disait-il. L'amour est la négation de la mort, l'amour c'est la vie ; tout ce que je comprends, je ne le comprends que par l'amour. Tout est là !… L'amour c'est Dieu, et mourir c'est le retour d'une parcelle d'amour, qui est moi, à la source générale et éternelle.» 

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix - Tome III

 

Quand on interroge aujourd'hui quelqu'un sur sa religion, il répond ― parce qu'il sait que c'est cette réponse qu'on attend de lui ― qu'il croit sans réserve en une puissance supérieure qui veille sur les vivants, favorise son destin à la façon d'une bonne étoile et lui garantit peut-être au-delà de la mort, quoi qu'il ait fait, la certitude bienheureuse d'une vie éternelle. Mais il ajoute aussitôt que cette puissance supérieure ne saurait en aucun cas se confondre avec le Dieu des chrétiens ― ni d'ailleurs avec aucun autre. En ce qui me concerne, c'est tout le contraire. Je suis convaincu que, de toutes les fictions mensongères que l'humanité a inventées au cours des siècles, le catholicisme constitue la plus complexe et la plus digne de respect. (...)
       Mais je ne pense pas un seul instant qu'il y ait un Dieu quelque part ou qu'existe une vie après la mort.

Philippe Forest, Tous les enfants sauf un

 

 Je détestais que Dieu Notre Seigneur laisse mourir ce fils dans d'atroces souffrances, et qu'à sa demande d'aide il ne daigne pas répondre. Oui, cette histoire me déprimait. Et la résurrection? Un corps horriblement martyrisé qui revenait à la vie? J'avais horreur des ressuscités, je n'en dormais pas de la nuit. À quoi bon faire l'expérience de la mort, si c'était ensuite pour retrouver la vie pour l'éternité? Et quel sens pouvait avoir la vie éternelle au milieu d'une foule de morts ressuscités? Était-ce vraiment une récompense? N'était-ce pas plutôt une condition terrible, intolérable? 

Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes

 

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